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A propos de l'article de Jean-Pierre Faye publié dans le quotidien "Le Monde"



L’article de Faye sur le nazisme de Heidegger est indiscutable. Tout ce qu’il énonce dans le quotidien Le Monde, et notamment sur la prise de position politique de certains intellectuels allemands, a été longuement analysé dans l’œuvre de Lacoue Labarthe ainsi que dans maints textes de Lyotard qui sont ici repris sans ne donner lieu pourtant à aucune référence ni citer aucune convergence.

Il y a comme dit chez Heidegger la mise en perspective d’un chantier et d’un conducteur qui mène à l’Etre et qui se nomme Führer, lequel cependant -outre la signification politique- comporte une signification électrique qui n'est pas plus heureuse. Un mot qui n’a rien d’humain dans la direction qu’il impulse en tant que processus technique, processus dont la présence est à la fois extérieure et intérieure à tout ce qui est redevable de la sphère du mondain. Le mondain est politique quand l’ontologie ne saurait l’être, d’aucune façon. Jamais l’ontologie comme telle ne sera politique du point de vue de l’ontologie fondamentale même si un conducteur (comme un berger) semble invoqué. Il faudrait donc interroger ce point de façon précise. Mais ce n’est là qu’un aspect assez secondaire de l’argument. Les difficultés du texte de Faye, trop court, consistent à amalgamer perpétuellement ce qui est exprimé selon des personnalités tout de même très différentes dont les déclarations sont totalement effrayantes mais dont l’amalgame ici est tel qu’on ne sait plus qui parle, Hitler, Goebbels, Schmitt, Junger, Heidegger, Mussolini pourquoi pas… Faye oubliant un peu de localiser les propos. Ce qui affecte du reste le registre de sa propre prose, difficile à distinguer de Lacoue-Labarthe, de Lyotard dans un mugissement océanique qui est celui de la mouette satisfaite de sa prise. La grande affaire, l’invention et la création imaginatives de Faye, tiennent au concept de « Déconstruction ». Alors voyons de plus près.

L'idée serait que nous utiliserions désormais ce mot de Derrida partout, depuis plusieurs décennies tout en ignorant son origine, celle du concept d’Abbauung qui viendrait remplacer chez Heidegger celui d’Ausseinandersetzung marquant, par ce changement de vocable, l’adhésion bien réelle au parti Nazi dont personne en effet ne doute. Or en réalité, ce fait avéré n’a rien à voir avec le concept de déconstruction qui est un concept français avant tout, sans aucune commune étymologie avec Abbauen. Abbauen c’est « découvrir », comme lorsqu’on découvre le toit des nombreuses tuiles qui le composent. C’est encore démolir, défaire, détruire, déblayer, avec toujours l’idée d’un « chantier », d’un maître d’œuvre dont justement Derrida ne cesse de dénoncer la part trop architecturale et comme Egyptienne.  Bauen, c’est bâtir bien plus que construire sachant que l’idée française de construction et de « struction » (Jean-Luc Nancy) concerne la notion de structure et non de bâtiment (Bau).

Pour ce qui est de la naissance de l’idée de déconstruction chez Derrida, elle n’a rien à voir avec Heidegger dans un premier temps. Elle s’origine dans l’explication que Derrida engage avec le structuralisme en France. La déconstruction est un désassemblage des structures qui s’adossent encore à des partages qui ne sont pas structurels et qui, précisément, restent Heideggeriens : notamment l’idée de « fond », de « profondeur » opposée à  la surface. Une profondeur en laquelle le signifiant scelle un sens dont la circulation demeure inscrite dans des apologies du fond, soumises à l’accomplissement herméneutique du dionysiaque au détriment d’Apollon, tout un réseau de sens, une hiérarchie Nietzschéenne que Derrida commence à déconstruire avec Eperons notamment.

Il y a donc dans  la lecture de Faye une tentative forcenée d’inscrire la déconstruction de Derrida dans l’Abbauen de Heidegger sans qu’il n’y ait absolument aucun lien dans l’histoire des deux idées. La déconstruction de Derrida concerne un processus textile, plastique, qui ne dérive pas de la langue Allemande. Au point que Derrida ne cesse de dire que le mot est intraduisible dans d’autres langues que celle du français et qu’il faut inventer pour lui un fil dans l’opération d'une traduction inventive (en d'autres langues). Déconstruire renvoie souvent, dans le vocabulaire de Derrida, à une entreprise de démantèlement. Le dé « mantèle »ment n’est pas une Abbauung, il connote plutôt l’idée de manteau, de doublure, de fils multiples, d’effilochage prolifique et disséminant à partir des essais comme Voiles, Fichusetc. Un lexique de « déstructuration » en lequel s’indiquent des poches, comme pour le manteau de Pascal, avec partout des cartes postales, des papiers en marge que ne connaissent pas les bâtiments, sans réelle doublure, sans possibilité de rendre réversible les murs. On ne les retournerait pas avec la même plasticité que le manteau. Les murs restent pris plutôt dans des "fors" dont Derrida cherche à faire revenir fort justement les spectres emmurés vivants.

Jean-Clet Martin 

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