Le paysage n’est pas une chose, ni une substance. Il suffirait de se déplacer de quelques mètres pour que les arbres, leur feuillage, se redistribuent sous d’autres ensembles, d’autres regroupements et découpages. Rien de moins physique qu’un paysage comme sait le peintre. Mais il est des paysages qui ne sont pas même de couleurs, de lignes, de tons. Des paysages dont la matière est tissée de mots. Grandeur des planches sérigraphiques de Riou, à cet égard, puisqu’elles accompagnent les mots, en dérivent pour leur conférer l’image. Ce sont des relevés de l’écrit, s'inspirant des mots et non pas des objets. On peut s’en rendre compte notamment dans les textes de Jules Verne, illustrés en pleine page par l’image : un réseau de lignes parallèles, en noir et blanc, plus ou moins serrées, qui donnent aux personnages une consistance vaporeuse, posés en un paysage abstrait, secondaire. Tout y est gravé par Pannemaker obtenant des formes extrêmement irréelles. On dirait l’esprit linéaire des premiers téléviseurs, un balayage que ce procédé devance et annonce de manière fortuite. Mais, par rapport à la gravure, on sent bien que le texte est plus abstrait encore que le maillage géométrique des illustrations. Il n’y a qu’à lire pour s’approcher de cette trame nouvelle :
« Le regard pouvait errer jusqu’aux petites montagnes qui fermaient la vallée. Avec leurs formes étranges, leur profils noyés dans une brume trompeuse, elles ressemblaient à des animaux gigantesques, dignes des temps antédiluviens ».
Cette évocation de Jules Vernes ne saurait contenir aucun saurien. Elle est elle-même trompeuse ou pour le moins fantomatique. Elle n’a de cesse que d’activer une technique très particulière : celle de l’accumulation, de la liste de noms qui peuplent tous ces paysages : noms de minéraux, de faunes, de flores, d’insectes, d’oiseaux ou de poissons qui créent une granulosité, une densité « écranique » pour les figures de la narration. Sans traits, sans couleurs véritables, il ne reste que des empilements, des accumulations formidables dont la suite, la redondance, le remplissage finissent par faire image. Tout une matière où le Latin, le Grec, l’Espagnol, les dialectes Incas autant que Maoris se mêlent au dépaysement de notre langue. On nous rétorquera peut-être que l’exemple de Jule Verne n’est pas heureux quand le fil de l’intrigue reste soumis à des actions peu plausibles, trop farfelues, nous éloignant du réalisme dont la spéculation littéraire est censée ouvrir l’absolu par l’éclat d’une cuillère ou la traversée d’une chambre, mouvements « inframinces » dont la seule aventure s’achèvera devant la fenêtre épaisse qui ne se traverse pas, donne sur le jour incertain, sur l’herbe, le gazon comme autant d’aplats dépeuplés... Et il apparaît sans conteste que la littérature contemporaine est en effet passée dans le grain, dans la granulosité d’un réel peuplé de personnages faibles, de mouvements en poussière redonnant, à l’espace clos d’un drap, l’infini nappage de ses plis. Histoire d’éventails, de boléros, de tapisseries… Nous sommes donc aujourd’hui conviés à des aventures très différentes selon un intérêt que ne connaissait pas « l’époque du grand roman », engoncée dans des mouvements épiques et moralisateurs, détournée par les caractères et le jeu des vertus. Or il nous semble cependant que l’épique n’a rien perdu de son piquant et que l’épopée aussi pourra revenir vers l’enfer, dans le vertige de personnages, de héros dont les mouvements constituent une véritable incursion transcendantale, une expérimentation risquée de ce que les mots offrent en tant que matière de l’action.
Nous l’expérimentons certainement au cinéma quand la science-fiction montre par exemple la dérive du Nostromo dans « Alien », un nom parti du roman de Conrad. Mais les récits de Jules Verne déjà nous font dériver dans les tourbillons de la langue. Les enfants du capitaine Grant nous font voyager le long d’un parchemin, comme si le par/chemin était le chemin... Il s’agit d’un voyage extraordinaire. Non pas par les contrées qu’il traverse, par la géographie physique dont il serait le copiste, mais parce que tout l’itinéraire débute par des mots, cherche à joindre les mots tracés sur trois papiers, en trois langues différentes, enfermés en une bouteille retrouvée, jetée à la mer par le capitaine Grant. Alors les paysages viennent d’entre les mots. Ils ne sont plus colorisés, de couleur, ni même de noir et blanc… Toute l’épopée n’est plus rien d’autre que l’aventure d’une traduction, celle qui passe d’un feuillet à l’autre contenus en cette bouteille à la mer, la plupart des signes ayant été rongés par l’eau et le sel, laissant ainsi s’isoler quelques rescapés dont les places, sur la version anglaise, n’occupent pas la même occurrence que sur celles en Allemand ou en Français, autrement rongées. Comment traduire ces feuillets, élucider le recouvrement des trois papiers et faire le voyage, remplir les mots qui manquent de sorte qu’en effet tout se ventile selon les aléas de l’interprétation ? Il faut que les personnages eux-mêmes fassent le voyage entre les mots, qu’ils les relient par leurs déplacements : « Ah, précieux document, il faut avouer que tu es tombé entre les mains de gens bien perspicaces ». Les mots ravagés sont ici comme les faces d’un coup de dés. Un coup qui jamais ne joindra les pièces de l’intrigue, le déchiffrement de l’énigme relevant d’un savant fou (Paganel) « envoyé mettons par la Providence » et qui prend place à bord par erreur, par distraction autant que par caprice. On comprendra désormais en quoi tient l’opération extraordinaire de « ce très curieux Jules Verne », suivant l’expression de Mallarmé[1].
Les personnages, leurs actions, se laissent totalement porter par les mots, par les parchemins que superposent les mains de Glenarvan… comme se rencontrent des plaques tectoniques. Et ils vont franchir des continents, traverser les océans avec un bateau ( qui n’est finalement que papier) avec pour unique but de remplir le vide des mots, les blancs mangés par la mer, non sans longer une unique ligne géométrique, abstraite, celle qui est indiquée sur le parchemin par le 37eparallèle, cercle sur lequel est perdu le capitaine Grant. Au fil du voyage, au fil des déceptions et des rencontres, que la lecture de ces signes a occasionnées, les mots creux se réorganisent et l’interprétation en exhume les fantômes, engendrant des paysages et des mondes. Tout ici sort des mots comme d’un jeu que Paganel compare au labyrinthe. « Ils venaient de ressaisir les fils de ce labyrinthe dans lequel ils se croyaient égarés. Une nouvelle espérance (une nouvelle lecture) s’élevait sur les ruines de leur projets écroulés ». Aussi, de l’absence réelle de formes, de l’absence de figures, on n’obtiendra rien que des listes, des fusions de langues et de particules sonores pour fabriquer l’écran de nos représentations, un procédé qui culminera de manière obsessionnelle dans Vingt mille lieues sous les mersconférant aux nomenclatures de la zoologie et de la minéralogie une fonction quasi-poïétique.
En attendant, il faut le dire, « Paganel dans toute cette succession d’aventures fâcheuses, ne pensait qu’à son document faussement interprété. Il en retournait les mots pour leur arracher un nouveau sens et demeurait plongé dans les abîmes de l’interprétation », réfléchissant aux combinaisons du parchemin tout en écrivant une lettre sous la dictée de Clenarvan avec, à côté de lui, un journal, plié en deux, laissant voir la moitié des titres en majuscules, cachant les deux dernières syllabes : « Aland, Aland, Aland… ». Un chassé-croisé de signes dont les uns proviennent de la bouteille jetée à la mer par le Capitaine Grand, les autres de la dictée de Clenarvan et les derniers d’une manchette d’un quotidien de Zealand… Et toujours l’épopée se prolonge emportée par un destin qui est celui de l’interprétation. « Or, repris Paganel, au moment où j’écrivais, le journal gisait à terre, et plié de telle façon que deux syllabes de son titre apparaissaient seulement. Ces deux syllabes étaient aland. Quelle illumination se fit dans mon esprit ! Alandétait précisément un mot du document anglais, un mot que nous avions traduit jusqu’alors par « à terre » et qui devait être la terminaison du nom propre de Zealand (…). Cette interprétation m’avait échappé, et savez-vous pourquoi ? Parce que mes recherches s’exerçaient naturellement sur le document français, plus complet que les autres, et où manque ce mot important ».
Il faut donc tout reprendre, relancer le voyage entre les mots, par des aventures extraordinaires, fantastiques, qui sont à peine de ce monde puisqu’elles ne figurent que dans l’interstice de la traduction. Depuis cet interstice, les personnages iront tracer de nouvelles lignes, emportés par un nouveau raccord, de moins en moins faible, de plus en plus nécessaire. Mais leur bateau de papier, le Duncan, trouvera-t-il trace du Capitaine Grant quelque part en Nouvelle Zélande ? L’ajustement des mots ne sera-t-il pas pour toujours déporté par le hasard[2] ? « Paganel s’arrêta. Son interprétation était admissible. Mais précisément parce qu’elle paraissait aussi vraisemblable que les précédentes, elle pouvait être tout aussi fausse »… Nulle vérité, tout est erreur dans les mots et dans les cartes sur lesquelles les îles n’ont pas la même dénomination lorsqu’elles sont relevées sur des mappes anglaises. Alors tout cela, toute cette histoire est écrite, écrite comme le tatouage Maori que Paganel ramène de cette aventure inexistante, tatouage d’un Kiwi lui déchirant le cœur. Etonnant monsieur Jules Verne…
JCM