« Ce film pourrait être décrit lui-même, dans sa thématique et dans son opération, comme une greffe généralisée : en particulier dans le corps des sujets (…) Le mot greffe s'entend à peine. Mais il pourrait lui aussi nommer ou allégoriser l'opération du film, en son devenir organique (…) chaque greffon, dans le film, peut prétendre – visiblement, silencieusement – à la même autorité théorique. Qu'il perd aussitôt dans une mise en abyme généralisée »[1]
« Il y a entre l'écriture déconstructrice et le cinéma un lien essentiel : couper, coller, composer, monter des textes et des citations »[2]
Sorti en salle en mai 2012, le long métrage Prometheus - en tant que 5ème épisode -,pourrait être sérieusement pensé comme une déconstruction de la série Alien ; de sa chair, de son histoire, de son mythe (au sens de Barthes[3]) et de son langage. Une écriture cinématographique, ou « archi-écriture » (Derrida) qui dépose radicalement le discours, la mise en scène, les décors, dialogues, images et qui prend à contre-pied - non sans déchaîner de violentes réactions -, de nombreux fans fanatiques, maints fidèles regardeurs, connaisseurs avisés, et même de simples spectateurs. Un contre-monde ou une contre-aventure, une contre-suite. Prometheus comme entrelacé, entretissé dans la clôture cinématographique de la série : « ce qui est pris dans la clôture délimitée, nous dit en effet Derrida, peut continuer indéfiniment »[4]. Ridley Scott, le réalisateur qui, non content d'avoir été le créateur de l'intrigue, lui qui a mis en scène le premier opus (Alien, le 8ème passager, huis-clos claustrophobique se déroulant quasi-entièrement dans un vaisseau en plein espace et qui doit beaucoup au travail plastique de HR. Giger), a entrepris de déconstruire tout ce monde qui s'est développé depuis 1979, date de sortie du premier épisode : il nous plonge au cœur du mouvement déconstructif tant par la forme du film que par son fond, tant par son processus de création cinématographique que par les images portées à notre regard. Se dévoile sous nos yeux étonnés quelque chose de semblable à une déconstruction mise en film, en images, en scène, une émancipation vis à vis du dogme qu'il est possible de ressentir, de percevoir, différemment que par les textes théoriques, conceptuels, du philosophe. Et non pas un cinéma qui appliquerait à l'image la déconstruction philosophique derridienne, mais un long métrage qui, pendant qu'il se fait, sur tous les plans et singulièrement, touche au démantèlement. Un cinéma de science fiction similaire à des blocs de sensation, à des développements pluriels, à une contre-méthode alienologique que la quadrilogie en devenir (si on laisse de coté les deux suites Alien vs Predator) selon les cinéastes James Cameron (Alien, le retour), David Fincher (Alien3) et Jean-Pierre Jeunet (Alien, la résurrection)) ne sont pas parvenus à effectuer et que ces derniers n'ont d'ailleurs sûrement pas imaginée – aucune empreinte ne le laisse en tout cas présager).
Voyez ce qu'en dit Arthur Max, le directeur artistique de Prometheus et fidèle assistant de Scott : « Il voulait le renouveler le plus possible (…), il souhaitait explorer les possibilités qu'offrait le parti-pris éventuel de déconstruire Alien (…) C'était ça le challenge : comment revenir aux sources »[5]. Et c'est par un long travail à partir des archives de la série, conservées à la bibliothèque des Arts et Sciences du Film, que Scott et son équipe ont créé ce long métrage qui fut annoncé, pour brouiller les pistes, comme une préquelle, mais qui s'est construit comme un projet autonome, et ce, par un processus d'interprétation, de lecture herméneutique, de démontage puis de fixation détournée : « c'était comme si une idée en fertilisait une autre puis que la ‘pollinisation’ continuait »[6]. Donc Scott fait retour au monde d'Alien, différemment, en en partagent l'ADN. Il fit s’absenter le récit, en le répétant autrement : une véritable relecture critique (qui aura très prochainement des suites, comme il est annoncé et comme la structure le laisse présager). Le sous-titre présent sur l'affiche est, sur ce point, sans ambiguïté : double jeu entre le tissu du film et sa construction -« La recherche de nos origines pourrait mener à notre fin ». Conception tout en petites différences, remuées parfois d'imperceptibles variations qui ont surpris plus d'un pieux fidèle spectateur, amateur de linéarité, d'immobilité et défenseurs des grands pans de la fable qu'il ne faudrait en aucun cas, selon eux, selon la loi du genre, trafiquer. Mais comme le dit David, androïde qui occupe une place centrale dans cette contre-aventure : « great things have small beginnings »...
Tout commence en 2089, un couple de scientifiques, de chercheurs/archéologues (Elisabeth Shaw et Charlie Holloway) pense avoir obtenu les preuves que la Terre aurait reçu la visite d'extra-terrestres préalablement à l'émergence de la vie (les énigmatiques premières images du film iraient dans ce sens). Ils découvrent en effet de multiples peintures murales ou fresques anciennes au sein des lieux de vie d'une multitude de civilisations qui représentent la même scène selon d'infimes variations : un géant (un titan) au milieu des hommes qui pointe une constellation de planètes. Alors, en 2093, étant parvenus à convaincre un puissant industriel milliardaire sur le point de mourir (Peter Weyland), les deux scientifiques participent à une expédition financée, non sans une arrière pensée, par la société du riche mécène, et à destination d'une planète qui correspond, par sa localisation, aux formes des peintures retrouvées. Une équipe d'une dizaine de professionnels (biologiste, géologue, généticien, équipage, etc. et un androïde (David) sous la direction de la fille du milliardaire, Meredith Vickers) est ainsi expédiée à bord du vaisseau amiral Prometheus à la rencontre de ceux qui ont été nommés les « Ingénieurs »etqui, selon les intuitions de Shaw et Holloway, auraient créé la vie sur Terre (à savoir nous, les humains). Hybris, force démesurée et vieille tentation folle des hommes à se mesurer aux « dieux » puis tenter de s'élever au-dessus d'eux. Le voyage va durer plusieurs années-lumières (l'équipage survivant, sous la protection du robot, en état de biostase), et l'aventure connaîtra de multiples rebondissements - notamment la rencontre de créatures monstrueuses aux cotés des Ingénieurs. Ce n'est pas à une analyse du contenu du film que le présent texte s'essaiera, à une critique cinématographique, mais bien plutôt à l'exploration de cette appareil à effets philosophiques qui n'a que peu d'antécédents, d’ancêtres, dans l'histoire du cinéma dit de « science fiction », sinon, peut être, par la trilogie Matrix. Voici en tout cas comment Elie During se propose de penser, après Deleuze (relève de la célèbre et dévoyée notion de « pop'philosophie ») le travail philosophique possible à partir d'un tel genre de cinéma :
« Les philosophes, c'est bien connu, ont vocation à s'occuper de tout. Même de la boue, du poil et de la crasse, s'entendait dire le jeune Socrate. Même d'un film de science fiction, pourrait on ajouter aujourd'hui (…) Travailler cette pâte et la faire lever (…) en apportant une compétence, un savoir-faireplutôt qu'un savoir ex cathedra (…) l'âge n'est plus à la « pop » mais à la « techno » et le romantisme des flux cède effectivement le pas aux machines (…) s'intéresser en priorité au fonctionnement et aux opérations de la « machine » totale du film, plutôt qu'à son contenu philosophique explicite ou implicite »[7]
C'est que Prometheus est envahi de philosophèmes, de problématiques philosophiques communes et, disons, grand public. Comme si Scott et son équipe de scénaristes (dont le principal représentant travaillait déjà pour la série Lost... ce qui voudra dire, pour les connaisseurs, qu'une question n’amène pas de réponse mais bien plutôt en ouvre une dizaine de nouvelles...) avaient voulu déplacer le plus d'idées possibles, le plus de lignes de pensées imaginables – certes, sous convention hollywoodienne, il ne faut bien entendu pas s'en cacher : un film dont le divertissement est la source première. Mais il serait idiot de s’y arrêter, de se braquer avec mépris, adoptant une position de surplomb ou un discours d'expertise, de critique journalistique ou théoricienne devant des critères d'excellence artistique. Il importe de montrer bien mieux que quelque chose circule, de l'intensité, une certaine puissance en laquelle s'actualise quelque idée. Et c'est le cas avec Prometheus dont le plan conceptuel s'entrouvre pour accueillir, de manière immanente et novatrice, des outils dont dispose le philosophe. Ainsi, nous savons que le long métrage fait partie d'un ensemble plus vaste de produits commerciaux dont le marketing, le matraquage publicitaire est la norme quasi-première (cf le marketing viral mis en place avant la sortie en salle : 3 clips publicitaires qui furent autant d'ante-scriptum au film ; une ancienne station de métro scénographiée entièrement ; diverses annonces contradictoires, etc.). Car iI ne s'agit pas d'un blockbuster philosophique ou d'un film philosophique, mais d'un blockbuster tout court, d'un film de science-fiction à complexion théorique branchée sur des scènes d'action, de combats sanguins, sanguinaires, sur des images parfois « gores », des décors d'anticipations, du suspens haletant, des images sciences-fictionnelles et de l’horreur. Or ce patchwork de références peut encore agir pour nous comme un élément catalyseur constitué de câbles qu'il devient possible de connecter en réseau - en nexus. Les interférences avec la mythologie (mythes de Prométhée, de Pandore) ; la politique (problématiques éthiques des manipulations génétiques, du mode d'existence des objets techniques) ; la théologie (de nombreuses scènes ou dialogues insistent sur notre rapport à l'au-delà : le crucifix de Shaw prend une place importante tout au long du film, le dialogue entre le commandant et son lieutenant à propos d'une futur rencontre au paradis, la problématique du créationnisme, etc.) ; la psychanalyse (cf. sur ce point l'article de Zizek « Troubles avec le réel : Lacan spectateur de Alien » au sein de l'ouvrage « Comment lire Lacan ») ; la philosophie (on peut rapprocher les idées du film du « complexe de Prométhée » (Bachelard) ou de la « honte prométhéenne » (Anders)) ; les sciences, le cinéma (son histoire : par exemple, le respect et l'admiration voué par Scott à 2001, l'odyssée de l'espace et à Star Wars se ressent foncièrement[8]), la métaphysique, ou des interférences plus personnelles, agissent comme à l’intérieur d'un appareil à fréquences machiniques. Nous avons bien affaire à une technologie philosophique en raccord avec notre temps, ce début de 3ème millénaire, mais, toutefois, il ne s'agira pas pour autant de penser une hypothétique métaphysique d'Alienà l'image des ridicules ouvrages pseudo-intellos-branchés, très mauvais, pauvres, qui se perdent dans un sérieux trop kitsch ou bien trop vil et qui fleurissent à longueur et à hauteur d’étalages (« Métaphysique des zombies » ou « Philosophie des séries TV » en sont deux exemples impressionnants). Il s’agit bien davantage de cheminer en compagnie des effets de pensée émis à haute vitesse. En conséquence, voyager dans l'espace au coté de Derrida à la recherche du monstre de la différance, se brancher sur Prometheus (Alien) selon une philosophie en train de se faire signalera un programme bien plus avisé. Ce n'est pas un hypothétique contenu philosophique qui nous intéresse mais l’activité qui passe, les séries et autres boucles qui se croisent et qui opèrent à même les images, le mouvement, les scènes ou la mise en scène. Oui, on dira « technophilosophie ». Introduire des extra-terrestres, des titans, des monstres et leurs métamorphoses chez Derrida, des greffes, des machines bio-mécaniques, des organismes génétiquement modifiés, des virus, du sang, de l'action, des combats, des armes magiques et des meurtres dans la déconstruction sera tout ce qui nous intéresse ici – sans effets d'annonce : « On croyait connaître Alien »[9].
Les 4 précédents épisodes sont donc, avec ce long métrage, déconstruits : « de la manière la plus fidèle, la plus intérieure, mais en même temps depuis un certains dehors (…) inqualifiable, innommable, déterminer ce que cette histoire a pu dissimuler ou interdire, se faisant histoire par cette répression quelque part intéressée »[10]. Des éléments sont extraits, et l'opération consiste ensuite à les greffer au sein de constructions nouvelles. Tout devient mouvement vortexique, chute dangereuse et difficile. Ainsi, certains lambeaux sont aisément repérables : l’androïde joue au basket-ball durant le voyage spatial à l'image de Ripley dans le 4ème opus de la série ; la forme des Aliens et leurs différentes métamorphoses, ibidem ; le vaisseau en forme de fer à cheval réapparaît différemment, comme dans le premier film ; le Jockey de l'espace du premier et le siège sur lequel il est installé sont ici greffés ; etc. D'autres, beaucoup plus difficiles d'accès, nécessitent un travail d'investigation à pilotage derridien. Car Ridley Scott revient sur les films, foncièrement sur le premier, et il y fait sa propre lecture. Lecture singulière qui apporte nombre de suppléments (au sens que Derrida donne à ce concept), une écriture filmique « à la fois insistante et elliptique, imprimant (…) jusqu'à ses ratures (…) s'entourant ou s'embarrassant de tant de précautions, de références, de notes, de citations, de collages, de suppléments »[11]. Or, une lecture n'est intéressante que si elle est personnelle et ne répète pas ce qui a été dit, montré, vu. Le corpus traditionnel d'Alien s'en trouve déplacé, bougé – comme si il effaçait son premier opus, Scott absente sa paternité. Un (auto)parricide dont on voit bien qu'il est réalisé contre l'idée d'achèvement de la série, de son histoire. L'auteur a pris les fans à contre-jour. A vrai dire, il a surpris beaucoup d'aficionados de la première heure – les forums du net en tremblent encore -, des spectateurs que l'on pourrait qualifier d'orthodoxe, d'un conformisme dont la maîtrise transcendantale n'est que le revers pervers. Ils souhaitaient (souhaiteraient) un Alien identique, au présent, qui n'aurait pas remué sinon grâce aux avancées technologiques, à la nouvelle petite histoire sans surprise exposée (qui était encore, par exemple, pris d'effroi par le monstre dans la 4ème aventure ?), c'est à dire un Alien qui continue tout droit suivant le chemin tracé et balisé : un respect de la règle, de la coutume. Les alienophiles dégradés ont véhiculé une image pure, naturelle et éternelle – mythique -, de l'univers, du monde du monstre que les différents cinéastes suivants n'ont su ré-inventer : « car la fin même des mythes suggèrent et miment une économie universelle qui a fixé une fois pour toutes les hiérarchies des possessions (…) la fin même des mythes, c'est d'immobiliser le monde »[12]. C'est qu'à l'image de la texture, des corps, des objets, le film possède une forme organique, fait de greffes, de suppléments, et, tout cela opére sur le film original, sur l'origine qui sédimente des traces, ou archi-traces selon la pensée de Derrida. Ridley-Scott : « Tout au long de l'histoire du cinéma, l'art et la technologie ont été utilisés de concert pour créer des choses connues ou inconnues (…) créer un monde d'images et d'objets qui accroît et dépasse les frontières de la science contemporaine, tout en remettant en question la validité des croyances que nous tenions pour acquises »[13]. En fait, avec Prometheus, l'opération cinématographique est celle d'un greffon généralisé, de boutures qui enveloppent son fonctionnement dysfonctionnant, dont le mouvement infini n'a ni commencement ni fin absolue : une logique du ni/ni, de l'ou bien... ou bien.
« L'avenir ne peut s'anticiper que dans la forme du danger absolu. Il est ce qui rompt absolument avec la normalité constituée et ne peut donc s'annoncer, seprésenter, que sous l'espèce de la monstruosité »[14]
Les discours, les monstres viennent du coté de Derrida, et le philosophe atterrit sur la planète LV 422. Le dehors devenant le dedans : plus d'identité (fanatique) mais du supplément, ‘Autre’ et ‘manque’ venant s'y ajouter. Scott ne se réfère pas seulement aux films précédents, il entame, entaille, circonscrit, circoncise (à l'aide des surpuissantes griffes du monstre ?). Rien ne renvoie qu'à lui-même, à une circulation infinie dont le vaisseau spatial devient une belle image. Une régénération du corps de la série : il s'agit ainsi d'un long métrage bâtard ! Étrange, inquiétant d'étrangeté. Manipulation génétique qui se trouve au cœur de l'histoire en mutation et qui se construit sous nos yeux interloqués. Tels, par exemple, ces sortes de jarres (œufs ?) où un liquide de couleur noire, visqueux, de formes gluantes, apparaît, et qui fonctionnerait en donnant de la vie aux choses, du mouvement, de la circulation vitale. Les métamorphoses étant omniprésentes, semblables à des manipulations génétiques hors la loi. Alors, les Ingénieurs, cette civilisation que l'on découvre et qui aurait semble-t-il greffé la vie sur Terre s'élève en pharmakon pour l'homme, bien et mal à la fois, potion et poison, dedans et dehors, création et destruction de l'animal humain. Un long métrage morcelé, décentré et qui bouscule la règle, c'est à dire le logos traditionnel et la logique du est, de la présence pleine, pure, identique à elle-même. Scott filme ici à coup de marteau : il tympanise l'alienologie (logocentrique) qui se disait voix de la vérité : « une mosaïque d'éclats, une espèce de dur marteau cosmique, d'une lourdeur défigurée, et qui retombait sans cesse comme un front dans l'espace »[15]. Une rare réussite cinématographique, tout contre Blade Runner, par rapport aux bien trop constants rutabagas dont il nous a depuis habitué. Ce qui est doublement fort, c'est que Scott (Prometheus, les images) déconstruit lui-même sa construction génétique, le dogme qu'il a étendu, sa position de père d'Alien en quelque sorte... Il filme de biais, une écriture cinématographique bifax, biface, faite d'un double jeu. Les grandes thèses, formes, discours, idées de la série sont déconstruites par des inscriptions, des images graphitées (cf le langage particulier des ‘Ingénieurs’ sur les parois du vaisseau : des fresques faites d'une langue, de pictogrammes nouveaux). Tout fait écho, par supplémentations, aux 4 précédents épisodes. Même le premier film n'est pas le premier germe qui porte en puissance tous les autres. Sarah Kofman : « Rapport en miroir, en abîme, sans fond. A une histoire linéaire est substituée une histoire labyrinthique, sans fil d'Ariane simple. Sans racine, l'arbre derridien est fantastique »[16]. Prometheus, pourrait-on risquer, affirme par les images en mouvement qu'il propage, le jeu de la différance. Bif et dissymétrie : renversement de la plate hiérarchie puis réinscription de nouvelles marques (des marques semblables à celles présentes sur le corps de Shaw durant l'opération robotisée ?). Une logique singulière, à la marge, toujours critique. Besoin d'un jeu qui amène construction/déconstruction, des images ajoutées : un processus d'effacement et d'annulation procédant par marques nouvelles, images différentes qui bissent l'inaccessible originel. Toujours Sarah Kofman : « Pour Derrida, chaque terme est un germe, une réserve sémantique et spermatique, germe qui prolifère en se divisant » (cf la scène d'amour entre Shaw et Holloway, où ce dernier infecté par le germe d'une créature, le transmet de corps à corps). On dira alors que pour Scott, chaque image est un embryon, des images qui elles-mêmes nous parlent de germe, de sperme, de création, d'organes, de cellules, etc. : « Et tout l'espace trembla comme un sexe que le globe du ciel ardent saccageait »[17]. Des divisions dont le rythme rappelle l’expansion puis la mort des cellules vivantes que lesIngénieurs (et les humains) tentent de contrôler. Une politique de la nature dangereuse, des manipulations génétiques risquées, toujours au bord du vide, du désastre, de la catastrophe (fente entre deux strophes cinématographiques) dont les Aliens, les monstres constituent le côté sombre.
La réalisation ne s'attaque pas à la série d'une manière frontale, mais de biais, au contraire de la présence infiniment trop pure des 3 épisodes qui ont suivi l'ouverture de 1979. De multiples écarts soutiennent la différance. Une pluralité de détours, de délais, de réserves, la recherche et le suivi des traces déposées en suspens. Et tout renvoie au « double originaire » (Derrida), à l'origine qui se différencie, illocalisable, toujours en devenir : circulation faite de répétitions constamment sur le retour. L’autorité des précédents films mise à mal, leurs fortes voix, dogmatiques, biaisées de coté. C'est à l'image du mode d’existence de ces créatures monstrueuses : elles se métamorphoses sans cesse et se servent, en parasite, des corps étrangers pour évoluer, vivre leur singularité propre. On appelle cela des créatures xénomorphes (endoparaistes extraterrestres), des formes étrangères dont le sang est constitué d'un acide moléculaire ultra-corrosif (à l'image de l'encre de Derrida ?). Leurs corps, en perpétuelle mutation, offrent une multitude de formes (du Facehugger (aggripeur de visage) au chesbuster (exploseur de poitrine)jusqu'aux différentes évolutions de l'adulte qui dépendent de l’hôte envahi, du maître déconstruit). Des monstres au sens très aiguisés qui sont ajustés aux combats, à la lutte minoritaire adaptée aux multiples environnements : des machines de guerre. Mâchoires bio-mécaniques surpuissantes, griffes géantes acérées, secondes mâchoires qui se détachent à l'image de certains requins, queue surpuissante utilisée tant comme arme que comme outil, etc : « Vraiment oui ! vieux monstre, je t'aime ! »[18]. En effet, leur faculté d'adaptation et de transformation physique et biologique (corporelle), leur intelligence sur-dévelopée en font des êtres d'une puissance phénoménale, très difficile à contrer (des corps-machine déconstructeurs en quelque sorte !).
« Un vent murmurant agite toutes ces larves perdues et que la nuit ramasse en de miroitantes images »[19]
En somme, Ridley Scott re-lit (relie) la saga Alien, il semble supplémenter l'origine par une sollicitation, une fécondation de la quadrilogie en devenir. Les traces mises à jours, grammes ou archi-traces, étant arrachées à la logique d'identité de la série, au schéma traditionnel : « la trace devient l'origine de l'origine (…) l'origine n'a pas disparue (…) elle n'a jamais constituée qu'un retour par une non-origine »[20]. Il y a quelque chose dans Prometheus comme une indécidabilité derridienne, un excédant par rapport à la maîtrise : un suspens, des points de suspension, des problématiques pointées, locales. Scott prête attention à des choses qui semblent occuper une place secondaire, peu entrevues et il en déplace les hiérarchies ; des choses rejetées, des petits détails qui prennent une grande importance, de multiples questions à analyser, à écrire. Le travail au niveau des archives a été pour cela déterminant. C'est le rebut, la part maudite, le déchet qui intéresse ici le réalisateur, tout ce qui a été écarté : dossiers préparatoires, story-boards non retenus, scénarios oubliés, dessins réprouvés, etc. ; des notes perdues, des petits paragraphes barrés, des images ou des scènes soi-disant sans importance, donc annulées. Il fait par exemple place à des idées du plasticien HR. Giger perdus dans les innombrables dossiers de préparation des films précédents. Ainsi, fragments par fragments – ce que l'on pourrait peut être appeler une écriture filmique du désastre-, les raccords, faux-raccords, les samplings, le montage prennent une importance décisive. Tout cela donne une bouteille à la mer faite de déplacements, de collages, de compositions flottantes : un film de l'écart, de l’écartèlement, de la mise à l'écart par du catastrophique et du monstrueux. Mais ce double jeu de Scott le rend (pour le moment ?) foncièrement perdant (d'une manière relative, le film ayant été vu par des millions de gens en rapportant des millions de dollars de bénéfice) et auprès des fans, et auprès des producteurs (les décideurs et financeurs) selon les immenses attentes qu'avait fait naître son retour, après Blade Runner, au cinéma SF. Il n'y a ainsi aucune réponses fermées dans le film - ce qui lui a été absolument reproché -, mais de multiples points de fuite toujours en circulation ouverte et qui déclenchent un interminable travail à faire : une œuvre en train de se faire et à faire (cf. sur ce point la pensée de Souriau). Certains se sont autorisés un listing de soi-disant incohérences, mais ce fut un travail vain, creux, car aucune réponse définitive n’est à chercher ici. Il faut plutôt localiser, circonscrire la fuite mais tout en la laissant fuir, localiser l'inexistant à l'image d'une chasse inversée, où la bête est traquée mais non tirée (ce que tout le long métrage se trouve être). Là est le risque, le danger, le dur et infernal labeur : Enfer ![21] C'est donc un geste de monstration, de monstration des monstres, où ces derniers s’autonomisent (cristallisation du temps, entre l'actuel et le virtuel), bêtes bio-mécaniques, machiniques, malgré leurs concepteurs. On pourrait appeler cela une alienologie différante. Badiou : « la déconstruction, en réalité, ça consiste à restreindre les opérations discursives de telle sorte que l’espace de fuite soit localisable comme dans une cartographie (…) au fond, c'est l'ensemble des opérations qui peuvent obtenir une certaine restriction de l'espace de fuite, ou de l'espace où se tient le point de fuite »[22]. Et Derrida serait le philosophe qui risque ses « pups » (robots sphériques qui sont lancés dans une scène du film afin de sonder l'intérieur de la construction) à travers les écrits des penseurs de la tradition métaphysique et aidé en cela par les poètes, les photographes, les peintres, les artistes, tous les penseurs, or, précisément, d'une manière peu importante, par les cinéastes – ce qu'il faut bien interroger, mettre en branle[23]... Parce que comme l'eût dit en passant le philosophe, « l'évolution technique (ordinateur, internet, images de synthèses) entretient une demande de déconstruction inégalée »[24]. Enfin, importer de la violence et des monstres sanguinaires, sauvages, impitoyables, de terribles combats, des meurtres atroces et des troncs explosés chez Derrida pourrait paraître incongru face à cet homme de paix, pacifiste convaincu et si raffiné dans son écriture... mais la violence des métaphysiques dogmatiques et idéalistes, des traditions et des scolastiques, la violence de sa grammatologie ont en fin de compte été, dès le commencement de la déconstruction, en son sein, fortement pensées, tissées dans le corps organique des textes : étrange et inquiétant monstre de la différance...
[1] Jacques Derrida, « Lettres sur un aveugle » in« Tourner les mots, Au bord d'un film » ; il s'agit de l'ouvrage écrit avec Safaa Fathy comme un contre-journal, entre la réalisatrice et l'acteur principal (le sujet de ce documentaire), en marge du film « D'ailleurs, Derrida »
[2] « Le cinéma et ses fantômes » ; interview de Derrida pour les Cahiers du cinéma, avril 2001
[3] « Le mythe est un système de communication, c'est un message (…) le mythe ne saurait être un objet, un concept, ou une idée ; c'est un mode de signification, c'est une forme (…) en société bourgeoise : le mythe est une parole dépolitisée (…) » (« Le mythe aujourd'hui » in« Mythologies »)
[4] « Positions »
[5] « Prometheus, l'univers du film », Mark Salisbury
[6] Propos de Arthur Max in« Prometheus, l'univers du film »
[7] Introduction à l'ouvrage collectif « Matrix, machine philosophique »
[8] « Les vrais premiers grands anciens furent évidement 2001, qui fut la quintessence de tout, puis La guerre des étoiles de Georges Lucas, le premier Star Wars, que j'ai trouvé plutôt merveilleux et qui a été déterminant au même titre que le film de Stanley » (Promtheus, l'univers du film »
[9] Propos de Arthur Max in « Prometheus, l'univers du film »
[10] Jacques Derrida, « Positions »
[11] Jacques Derrida, « Positions »
[12] Roland Barthes, « Le mythe aujourd'hui » in« Mythologies »
[13] Préface à « Prometheus, l'univers du film »
[14] Jacques Derrida, « De la grammatologie »
[15] Antonin Artaud, « L'Ombilic des Limbes »
[16] « Lectures de Derrida »
[17] Antonin Artaud, « L'Ombilic des Limbes »
[18] Charles Baudelaire, « Le monstre »
[19] Antonin Artaud, « L'automate personnel » in « L'art et la mort »
[20] Jacques Derrida, « De la grammatologie »
[21] Cf sur ce point le beau livre nocturne de Jean-Clet Martin intitulé « Enfer de la philosophie »
[22] « La localisation de l'inexistant », conférence donnée à l'ENS en hommage à Derrida et reprise in« Petit panthéon portatif »
[23] Derrida n'a que très peu écrit sur et autour du cinéma, et ce, malgré l’intérêt qu'il portait à cette manière d'écrire avec l'image. Grand spectateur de film, il ne s'en est guère muni pour son travail philosophique, même si 3 films (documentaires) ont été réalisés sur sa personne, sur sa vie et son travail. Acteur principal pour ces 3 films mais acteur aussi dans la fiction Ghost Dance : « le cinéma est le seul grand art populaire » (« L'écriture et la différence ») ; « le cinéma imprime sur l'écran, dans l'esprit, dans le corps et dans le désir des spectateurs l'immédiateté d'émotions et d'oppositions spectrales » (« Foi et savoir ») ; « pour comprendre le cinéma, il faut penser ensemble le fantôme et le capital, ce dernier étant lui-même une chose spectrale » (« Positions ») (...)
[24] « Le cinéma et ses fantômes »