C’est en 1979 que sort sur les écrans de cinéma le film de Ridley Scott : Alien le 8èmepassager qui met en scène le récit classique de l’invasion extra-terrestre avec néanmoins une différence considérable : pour naître et apparaître ‘‘l’alien’’ doit préalablement vivre une gestation au sein même d’un corps humain ; de sorte que cette altérité maximale à l’humanité - l’alien - ne doit paradoxalement sacondition d’existence qu’à l’humain. Il y a dans ce film une scène qui condense toute l’horreur de ce nouveau venu - de l’alien - dans la galerie des monstres stellaires, la voici approximativement décrite.
Autour d’une table se retrouve l’ensemble d’un équipage de spationaute pour festoyer et se détendre de l’angoissante aventure qu’ils viennent de vivre. En effet, l’un d’entre eux au cours de l’exploration d’un vaisseau abandonné fut attaqué par un corps étranger, qui dissolva la vitre de son casque, et trouva encrage dans la bouche même de l’homme. Une fois reconduit précipitamment sur le vaisseau-mère, l’animal sembla au bout de quelques jours lâcher sa prise humaine, se laissant mourir. Rien de grave en apparence n’avait affecté le système vital de cet homme agressé puisqu’il retrouva ses collègues plein de vie, et qu’il dévorait à présent auprès d’eux un plat de pâtes, ne retenant ni sa joie ni son appétit.
C’est alors que l’horreur survint. Aux milieux des rires et d’une chaleur humaine non feinte, commença à se faire entendre un toussotement, qui très vite se mua en étouffement, laissant toute l’assemblée sans voix. L’incompréhension en quelques secondes se lisait sur chacun des visages. Mais les évènements ne laissèrent pas le temps à ce sentiment de s’installer. L’homme qui tout à l’heure était jovial était à présent en train de vomir sur cette table qui les réunissait tous. Tremblant de toutes ces chairs, contractant chacun de ses muscles à la façon d’une gestation tragique, il se renversa sur le dos et prenant appui sur la table, arquait sa colonne sous le rythme d’intense contraction abdominale. Le ventre se déchira, laissant apparaître au milieu des viscères la tête ensanglantée d’une larve-alien qui prit le temps d’observer la cohorte d’humains qui l’entourait avant de s’enfuir. Chaque visage plein de stupeur et de terreur semblait pétrifié d’un regard de méduse, comme si chacun avait vu la mort à l’œuvre.
Si la peine a été prise de décrire cette scène de façon quelque peu fastidieuse c’est que cette première apparition de l’alien constitue la matrice de l’ensemble des relations que ce monstre d’une altérité endotique produit dans le champ d’existence de l’humain. Pour le dire simplement : l’alien fait des trous. C’est une véritable machine ou dispositif à perforer les multiples remparts constituant l’architecture du ‘‘chez soi’’ (de l’enveloppe corporelle aux maisons spatiales que sont les vaisseaux). De sorte qu’il produit constamment autour de lui (c’est-à-dire dans le règne humain) des zones poreuses, où chaque mur, chaque enceinte, chaque limite ou frontière se restructure sous la forme d’un lieu de passage, de transit, écosystème liminaire adéquat à la forme de vie de l’alien (qui requiert un eikosde transition, de métamorphose et de mutation).
Dans la scène décrite plus haut, l’alien s’installe à la frontière entre le corps humain et son extérieur ; et sitôt qu’il advient ou qu’il apparaît il rend cette frontière instable : il la fissure ou la déchire de toutes parts, éviscérant chacune de ses victimes et offrant en pâture, sous le regard des autres extérieurs, une intériorité. Ainsi, cet étrange étranger déchire l’intériorité et l’expose à l’extériorité, il extime l’intime, plaçant tous les témoins en position de voyeuriste incestueux, permettant la transgression de ce qui ne devait pas être vu.
C’est à partir de ce début de réflexion sur le lieu propre ou l’écosystème spécifique à l’alien, en un mot : sur son « Monde » où prend forme la singularité de ce monstre, que l’on peut tenter d’expliquer certaines des caractéristiques qui le texture : comme la nature corrosive de son sang, la vitesse de ses déplacements, voir l’ubiquité de sa présence, ou encore, certains traits mêmes de sa physionomie, ou de sa gestation…
Symboliquement, le sang représente beaucoup de l’identité de l’animal à qui il appartient dans la tradition occidentale : il est l’analogue d’un miroir de l’âme, quand il n’est pas plus simplement l’âme elle-même. Aussi aurions-nous été surpris de voir qu’un tel monstre ne voit pas inscrit dans la nature même de son sang son fonctionnement profond, son ADN comportemental. Et de fait, le sang de l’alien n’est qu’une répétition de sa fonction plus générale. Chaque goutte de ce liquide visqueux est un acide si puissant qu’il ronge les parois les plus épaisses, déchirants le corps métallique du vaisseau, façonnant ainsi une nouvelle architecture qui s’apparente bien davantage à un labyrinthe - lieu de perdition par désorientation - qu’à un espace familier. Le sang ici travaille à dissoudre les murs protecteurs, les enceintes sacrées et immunes, hybridant le plein avec du vide, générant tant de seuils dans l’architecture du vaisseau que ce dernier apparaît bientôt comme un simple gigantesque seuil - ou le déploiement d’un monde liminaire, entièrement interstitiel, abîmant le regard humain dans une (inter-)dimension fractale.
A l’intérieur de ce nouvel espace non-humain, aucune distance ne semble avoir d’importance : un point très éloignée peut s’avérer en fait très proche puisque l’espace humain, qui est construit à partir de la perspective et selon la géométrie euclidienne, est un espace tant déstructuré par l’effet de l’alien qu’ici il n’opère plus. Il n’y a aucune étanchéité des portes et des cloisons dans l’univers de l’alien, ce qui provoque l’insoutenable expérience chez les humains d’être dans une proximité imminenteà la mort ou au réel. Finalement, l’Alien est toujours déjà là, comme un a priorià l’existence. Et c’est cette condition phénoménologique, qui le place au plus près de chacun des membres de l’équipage, qui le rend si véloce et ubique. Cheminant dans les espaces transitionnels entre un dehors et un dedans, il se déplace comme sur une ligne de démarcation entre deux lieux ; se situant à la fois dans chacun des lieux, il ne rencontre jamais le délai du déplacement d’un lieu à l’autre. L’intérieur n’est jamais à atteindre pas plus que l’extérieur d’ailleurs, puisqu’il est déjà (dans) l’un et l’autre – telle une figuration de la téléportation.
On retrouve cette combinaison de l’intérieur et de l’extérieur dans certains traits de l’anatomie de ce monstre imaginaire. La langue qui est - selon l’usage humain - un organe interne va devenir pour l’Alien un appendice soudainement extérieur qui ne va travailler qu’à perforer les différentes zones d’intimité de l’humain. La cohérence de cet être-limite(ou liminaire) est telle que lorsque sa langue apparaît comme un appendice extérieur, elle apparaît également trouée, puisqu’une petite bouche dentée termine son extrémité. Une bouche dont on peut imaginer qu’elle possède à son tour une langue, elle-même trouée, comme la mise en abîme d’un corps piégé dans un espace fractal. Ainsi, dans l’univers-Alien, toute extériorité semble trouée vers une intériorité, tout surgissement s’alterne en effondrement, ce qui rend impossible la partition du monde en deux espaces distincts, stables, hétérogènes et imperméables.
Enfin, il est à noter que pour pondre son œuf dans le corps d’un homme la larve alien trouve encrage dans la bouche même de l’homme, c’est-à-dire, comme le rappelle Jacques Derrida, dans le « système de bordure, à la limite du dehors et du dedans [qu’est] l’orifice buccal »[1], ce qui, une fois de plus, caractérise l’alien comme un être liminaire, qui ne vit ou ne survit primitivement que dans la dimension interstitielle intérieur/extérieur de l’humaine condition. Par survie donc, l’alien s’emploiera à dés-anthropoïser le Monde, à ré-architecturer les couloirs de l’espace-temps de façon fractale et ubique ou téléportative, jusqu’au point de faire de la liminarité une condition structurante de l’écologie alienne, jusqu’au point où la liminarité devient un transcendantal.
Raphaël Bessis
De formation philosophique et anthropologique, actuellement psychologue clinicien, Raphaël Bessis conduit une recherche sur la notion de frontière, qu’il pense à l’aide de Mandelbrot (physique des fractales), de Winnicott (espaces transitionnels), de Turner (espaces liminaires) et de Francis Hallé (structures réticulaires propres aux végétaux) afin de décrire la topologie, la psychologie et l’anthropologie réticulaire des singularités au sein de la mondialisation. Il a publié : Dialogue avec Marc Augé, autour d’une anthropologie de la mondialisation (L’Harmattan, 2004).
De formation philosophique et anthropologique, actuellement psychologue clinicien, Raphaël Bessis conduit une recherche sur la notion de frontière, qu’il pense à l’aide de Mandelbrot (physique des fractales), de Winnicott (espaces transitionnels), de Turner (espaces liminaires) et de Francis Hallé (structures réticulaires propres aux végétaux) afin de décrire la topologie, la psychologie et l’anthropologie réticulaire des singularités au sein de la mondialisation. Il a publié : Dialogue avec Marc Augé, autour d’une anthropologie de la mondialisation (L’Harmattan, 2004).
[1] Jacques Derrida, « Fors » in Nicolas Abraham et Maria Torok, Le verbier de l’homme aux loups (1976), Ed. Flammarion, 1999, p. 56