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L'Alien des Aliens / Frédéric Neyrat

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Hors-bord. - On pense souvent l’étranger – sa position, son essence, sa singularité - sur fond d’une communauté de semblables, d’individus raccordés par quelque trait identitaire. L’étranger est alors autre par rapport aux mêmes qui s’en distinguent, l’excluent, l’exterminent, etc. Mais la série des Alienpropose une manière différente de considérer ce rapport : ce sont les autres entre eux qui diffèrent, et parfois se rapprochent, se mêlent. Les autres, toujours et encore les autres, sans que l’identité ne soit jamais qu’un effet de bord. Au commencement, il y a le hors-bord, tous les êtres hors-bord : êtres venus d’ailleurs, mais aussi androïdes, et – qui encore ? Qui n’est pas étranger ? Quand tout s’étrange, tout ne revient-il pas finalement au même ? A moins qu’un alien des aliens ne vienne indéfiniment perturber ce risque.

Xénomorphes. – De prime abord, le terme d’« alien » semble s’appliquer à l’être que le second et le troisième opus nommeront « xenomorph ». Le terme est intéressant : il signifie forme étrangère ; quant au fond de cette forme, il demeure problématique : qu’est-ce qu’une vie au sang acide, sachant vivre dans des espaces inhabitables, pondant dans des grottes obscures…
Le xénomorphe est d’abord rencontré sous la forme d’un signal, que le vaisseau spatial Nostromo, dans les premières minutes du premier opus, reçoit d’un satellite alors que les passagers du vaisseau sont artificiellement endormis. Ce signal active les machines dans un monde sans vie – il éveille le vaisseau de mouvements inorganiques. Et cet éveil se passe sans les êtres humains : il s’agit en fait d’une communication machine/xénomorphe. Seulement l’affaire est plus complexe. Car l’équipe du vaisseau fonce vers le satellite avant même d’avoir décrypté ce signal. De fait, celui-ci était une indication de danger, un appel à ne pas aller sur ce satellite, venant d’une autre entité extra-terrestre. Ici encore, l’humain est absenté, tout se passe, pour commencer, entre les machines et les formes étrangères, qui s’avèrent multiples – et qui, de surcroît, mutent d’un opus à l’autre, avec l’apothéose d’Alien4, qui voit l’apparition d’un être mi-humain, mi-xénomorphe, le Newborn – un xénomorphe de xénomorphe.

Androïdes. – Machines et androïdes sont très présents dans les quatre épisodes. Il faudrait plutôt dire : à chaque fois, il y a un androïde singulier, et non pas plusieurs – pourquoi ? On pourrait dire : parce que celui-ci vaut, métonymiquement, pour tous les androïdes de son genre ; mais n’est-ce pas aussi parce qu’un androïde cristallise la manière qu’a le machinique de s’individuer dans le temps ? Rappelons d’abord que Ash, l’androïde du premier opus, est chargé de ramener le xénomorphe sur Terre, telle est sa priorité numéro un ; une priorité – thème qu’on retrouve dans les opus suivants – qui fait des formes de vie humaines une quantité négligeable, qu’on peut sacrifier pour sauver le xénomorphe. L’androïde semble donc être en position de relayer la voix des humains sur Terre qui veulent exploiter les connaissances (médicales, militaires) que pourrait apporter l’analyse d’une telle entité. Pourtant, Ash finira par donner sa propre version de ce qu’est le xénomorphe, au-delà de tout intérêt commercial ou militaire :
« Un organisme parfait… Sa perfection structurelle n’a d’égal que son hostilité (…). J’admire sa pureté. Un survivant… que ne vient pas troubler la conscience, le remords ou l’illusion d’une moralité. »
Ash a certes apparence humaine ; mais son image idéale – son stade du miroir avancé - est celui du xénomorphe, pure forme sans intériorité morale. S’il n’était vivant, le xénomorphe serait un androïde parfait.
Mais pourquoi « survivant » ? Le xénomorphe est sans doute le rescapé d’une espèce disparue ; mais l’adjectif renvoie peut-être aussi à quelque chose de très ancien, qui précède l’apparition des êtres dits « humains » – une survivance de ce qui, en l’homme, est sans remords, sans conscience, etc. En ce sens, le xénomorphe est le très ancien non-humain qui git au cœur de l’homme ; ce que seule une machine pouvait repérer.

Qui ? Où ? – La question du repérage est essentielle dans les Alien. Car le problème n’est pas : qu’est-ce que l’étranger, mais quiest-il ? Dans le second opus, c’est Newt, la petite fille presque redevenue sauvage, devenue presqu’étrangère à la communauté humaine, qui pose ces questions. Pour la rassurer, Ripley lui dit que sa poupée, Casey, ne fait pas de cauchemars – mais Newt lui répond que c’est normal puisque Casey est « juste un morceau de plastique ». Newt dit ensuite que sa mère lui assurait que les « monstres », les « vrais » monstres, n’existent pas, alors que c’est le contraire qui s’avère vrai. Ripley acquiesce, mais rappelle que, « la plupart du temps », les vrais monstres n’existent pas. Poupées en plastiques et vrais monstres sont en position inverse : ce qui est dit exister n’existe pas, et ce qui la plupart du temps n’existe pas est cependant susceptible d’apparaître.
Quand quelque chose d’autre apparaît, le problème est de savoir lui attribuer le nom adéquat. Dans le second opus, l’androïde nommé Bishop préfèrerait qu’on ne l’appelle pas être synthétique (a synthetic), mais plutôt « personne artificielle » - il faut dire aussi que Bishop n’est pas comme Ash, il s’est - humanisé (il a acquis, qui sait, une conscience, une morale ; et Call, l’androïde de Alien 4, sera décrite par Ripley comme plus humaine que les humains…). De la même manière, le terme de xénomorphe surprend les GI’s : à ce terme, ils préfèrent celui de bug et décrivent leur mission comme « bug hunt », chasse à l’insecte.
Enfin, le qui est inséparable d’un . Dans la série des Alien, on ne sait jamais ce qui est dedans et ce qui est dehors. Et l’on se souvient de ces célèbres scènes d’angoisse avec les appareils servant à repérer les mouvements des xénomorphes. De fait, on n’est jamais sûr de ce qu’on repère : un chat ? Un être humain ? Le problème de cet appareil est qu’il met tout à plat, tout sur la même dimension. Dans le second opus, les rescapés retranchés voient sur leur capteur les xénomorphes s’approcher – mais, soudain, l’appareil leur dit qu’ils sont là, autour d’eux, parmi eux, mais ils ne les voient pas. Car ils sont, en fait, justes au-dessus d’eux. Conseil : ne jamais mettre à plat le monde des existants, sous peine de ne plus être capable de percevoir leur incommensurabilité.

Ripley. – Reprenons : il y a des étrangers, des xénomorphes (ou des insectes), des androïdes (ou des personnes artificielles), une fille (ensauvagée) – mais il y a aussi, et surtout, l’alien majeure, celle que l’on retrouve dans les quatre films : Ripley. L’étrangère. Ce qui est révélé, si on en doutait, dans Alien 3, lorsqu’elle échoue dans un pénitencier où ne se trouvent que des hommes tueurs et violeurs atteints du dit « syndrome XYY ». N’est-ce pas quelque chose de l’ordre du féminin qui doit être considéré comme l’étranger suprême de la série des Alien ? Notons à ce titre que Sigourney Weaver avait été choisie pour le rôle principal là où jusqu’alors celui-ci n’était donné, dans les films de science-fiction, qu’aux hommes[1].
Le mode de reproduction des xénomorphes doit être souligné : la Reine ne pond pas d’abord des xénomorphes, mais des parasites qui s’accrochent au visage (facehuggers), s’emparent des corps pour y pondre d’autres œufs, qui donnent naissance, par éclatement de la cage thoracique, aux formes de vie étrangères. La para-mère ne donne ainsi pas directement la vie, mais les parasites de la vie – autrement dit la mort. Pour cette para-mère ou les autres xénomorphes, il aura été remarqué les mêmes apparences phalliques : crane allongé, langue qui perfore et de laquelle sort une autre bouche, une bouche dans la bouche – comme si les xénomorphes étaient eux-mêmes parasités. Comme s’ils étaient, peut-être, les parasites d’eux-mêmes, des auto-parasites qui n’auraient évité l’autophagie qu’en reportant sur d’autres leurs propres opérations d’auto-engendrements.
Parasitisme donc ; et pénétration d’hommes (plus tard, dans Alien 3, d’animaux) par des facehuggers. Autrement dit des interrogations sur la sexualité, la passivité (et l’activité), le féminin (et le masculin), et sur la maternel. Ripley, revenant sur Terre, apprend que sa fille, qui a vieilli plus vite qu’elle, est décédée. Et le début d’Alien3 nous montre qu’elle n’aura finalement pas été capable de sauver Newt. Dans Alien 4, la nouvelle reine des xénomorphes, qui désormais a de l’ADN humain (celui de Ripley), a aussi un utérus, et peut directement donner naissance, sans facehuggers ni œufs. Ripley a-t-elle été spoliée de sa maternité ? La Xénoreine incarne-t-elle un fantasme terminal d’externalisation de la vie et d’extermination du féminin-maternel ?


La fonction-étrangère. - Il n’arrive que des malheurs à Ripley. Elle perd tout à chaque fois, tout attache, tout amant. Elle perd même la vie à la fin du troisième opus ; pire, elle perd jusqu’à la capacité de mourir, puisqu’elle ressuscite dans le quatrième volet. Je me demande le sens de cet acharnement : s’agirait-il de la rendre totalement étrangère au monde - « I’m a stranger here myself », dira-t-elle pour conclure Alien 4- afin de la restreindre à sa mission : éliminer les xénomorphes ? S’agirait-il alors de montrer la précarité de ce qu’elle représente ? Je vois bien le risque qu’il y a à désigner ce que serait l’alien des aliens, l’étrangère parmi les étrangers : rétablir une sorte de transcendance. Et l’on sait aussi que poser le féminin en hétérosabsolu est une manière de maintenir le féminin dans une dangereuse extériorité laissant intacte le phallogocentrisme et la domination masculine. Je crois pourtant que, dans cette série des Alien (et donc de façon singulière, selon un dispositif non-universalisable), Ripley localise une fonction : pour qu’il y ait de l’étranger, de l’étrangèreté, il faut qu’aux altérités soit co-extensive une autre altérité.
Pour éclairer ce dernier point, pensons à la situation de Ripley dans Alien 4. On ne l’a pas seulement ressuscitée, on l’a aussi croisée avec le xénomorphe qui l’avait « violée », elle est maintenant hybride, à moitié humaine, à moitié xénomorphe. Dans l’une des scènes les plus marquantes du film, elle découvre qu’il a fallu plusieurs tentatives pour parvenir à ce qu’elle est : des hybrides ratés sont conservés dans des containers, tandis qu’une sorte de Ripley-xénomorphe, maintenue artificiellement en vie sur une sorte de table d’opération, lui demande d’achever ses souffrances (une demande que l’on entend dans tous les opus, de la part d’humains parasités ou d’un Bishop trop endommagé dans Alien 3). Le problème n’est pas l’hybridation en soi, bien entendu, il ne s’agit pas de promouvoir l’identité - mais ici (comme dans la dernière scène de La mouche, version Cronenberg), on nous demande une seule chose : de prendre garde à ce que nous faisons. Toute hybridation n’est pas bonne en soi, elle n’est pas forcément productrice de bonne étrangèreté.
La fonction-étrangère, c’est ce qui nous demande de prendre garde aux ontologies plates. Elle ne désigne pas une transcendance absolue, mais ce qui fait que les étrangers partagent plus encore que leur étrangèreté (ou leur singularité) propre. Elle interrompt toute équivalence, tout ce qui tendrait à présumer trop vite d’une égalité en fin de compte bien plus morale que politique. Elle est cet élément qui redonne de la profondeur de champ dans un monde fasciné par l’horizontalité et les bricolages de l’hybridation.

Frédéric Neyrat




[1]Ceci étant, s’entend Ridley derrière Ripley, le devenir-femme de Scott, et la manière dont celui-ci s’est transmis aux autres réalisateurs.

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