Quantcast
Channel: Strass de la philosophie
Viewing all articles
Browse latest Browse all 405

Pour Sartre / 1

$
0
0





Le regard de Sartre exerce sur la philosophie française une attraction étrange développée en deux directions injoignables qui lui valent le prix Nobel, prix qu’il refuse en raison même de leur nouveauté. Ces deux lignes visionnaires se nomment l’en soi et le pour soi. Et dans le collage de ces deux plans, Sartre a exercé sur la jeunesse une attraction que nous ne pouvons plus entendre, nous qui lui reprochons d’avoir confondu l’existentialisme avec un humanisme. Mais il faut se souvenir tout de même de ce que Deleuze, Butor, Châtelet, Tournier tenaient une philosophie de cave, le soir, dans les sous-sols de leur lycée à Paris, ne parlant que de Lui, cherchant à comprendre la grandeur de sa pensée. Et nous, bien sûr, nous sommes un peu écartés de tout ça, ne conservant de l'animal qu’une ombre difficile à formuler, une ombre vaporeuse comme après une soirée trop festive. Que s’est-il réellement déroulé sous cette ombre qui plane encore sur nous ?

On pourra dire d’abord qu’un grand philosophe se reconnait au formidable concept qu’il aura lancé par-dessus son temps. Ce concept remarquable n’est pas celui qu’il rassemble trop gentiment en nous livrant comme titre L’être et le néant, enlevant à Heidegger la réplique d’une secousse que nous connaissions par Etre et temps (sans parler de L'être et l'événement comme d'un écho à venir). Ce concept absolu est davantage dans le sous-titre de l’ouvrage Essai d’ontologie phénoménologique : un pavé qui doit bien peser son kilo et dont nous sommes éclaboussés sans le comprendre encore. Et qu’avons-nous à faire avec ce monstrueux assemblage, cet agencement incorrect qui nous tiraille l’oreille ? Eh bien, voici : il s’agit du concept le plus merveilleux qui ait été tenté depuis Kant, rivalisant avec celui qui ose des bricolages énormes dans l’antre de la Critique entre Raison pure et Raison pratique (et pourquoi par une Critique de la raison dialectique?). Le pari de Sartre, l’enjeu du pavé qu’il jette dans la mare n’est pas tant de mettre en fusion Etre et Néant, disais-je. Il tient plutôt de la fine compréhension de ce que, depuis Kant, il n’y a plus d’Etre accessible puisque le Criticisme nous avait ôté toute "chose en soi".

Avec Kant, l’en soi est mort laissant le pour soi seul a anticiper les phénomènes. Deuil de la "chose en soi" depuis lors ! Elle n'est pas du tout l'objet d'une expérience possible et n'est pas objet du tout d'ailleurs : quelque chose =X d'inaccessible qui doit être postulé derrière les phénomènes. Mais à ce déchirement du rideau, nous ne pouvons y prétendre qu’au risque d’une illusion remplaçant ce dieu mort par les projections de l’homme, faisant valoir une catégorie anthropologique au titre d’une forme ontologique. Ceci est donc très mal. Ceci sonne très injustement faux, et Kant a l’oreille au moins pour entendre cette impossible suture de l’anthropologie et de l’ontologie. Heidegger répète Kant pour dire ça, pour mettre le doigt sur cette horreur qu'il va commettre lui aussi pourtant en visant par-dessus la silhouette du IIIe Reich. Mais enfin, au début de Heidegger, nous ne pouvons pas mettre l'en soi sous la main ni prétendre résorber l'être (l'ontologie n'étant pas redevable du plan ontique et mondain). Tel est le maître mot de Kant déjà sur les prétentions. Mais d'une certaine manière nous avons toujours entendu seulement une autre chanson. Une belle chanson certes. Celle qui nous dit que, par exemple, on peut tout de même prétendre au monde, être au monde comme corrélat d'un horizon commun (ou son pivot historial). Je ne sais pas ce qu’est l’arbre, l’être-là de son feuillage. C’est impossible. Je ne peux en prendre que des coupes, des aperceptions (ou Abschatung). Des milliers de feuilles qui font un nuage. Mais un nuage pour qui ? Laissez-moi mon nuage puisque "le corps est dans le monde comme le coeur dans l'organisme" (Merleau Ponty). Ainsi se termine l'énigme de la chanson que nous entonnons depuis Husserl.

L’arbre est une nuée. Je me déplace d’un mètre à gauche et les milliers d’éléments se recomposent. C’est devenu un autre arbre. Chaque point de vue recompose les feuilles à souhait. Ceci est la casserole phénoménologie qui traverse tout le XXe siècle. C’est ça Le Siècle d'ailleurs ! Nous sommes devant ce nuage feuillu, assis au cœur de la phénoménologie. A savoir qu’il n’y a pas de réel, de feuilles en soi sans le pour soi de nos intuitions ou intentions. De cet être étrange et fourchu, je ne sais rien. Je ne peux que le saisir tel qu’il m’apparaît, dans la forme d’un espace et d’un temps qui relève de mon aperception, par conséquent tel qu’il se phénomalise pour moi. Depuis Kant nous disons que toute proposition, tout énoncé au sujet des qualités de l’être se nomme « être pour soi » au bord du vide. Et la philosophie analytique le dit aussi. Elle dirait simplement et plus fortement "pour nous". L’arbre est alors un quelque chose pour moi. Une variation éidétique et communautaire : ce que l’homme primitif en apercevait est un Dieu tandis qu’aujourd’hui il ne reste qu’un élément de jardin du technicien homme. L'arbre comme variation communautaire ou comme élément de discours commun sur l'arrangement de quelques mètres carrés de gazon, plus convenables ici que là, à discuter avec le voisinage.

Pas d'être en soi, disons pas d'être du tout. Que du néant et dans ce néant mon essence advenante, ou mieux la chance unique de mon projet fidèle. Mais avant d'en arriver à cette impasse, impasse un peu Badiouisante du Sartre déjà déglingué, il y avait un Sartre mieux avisé, fort, jeune, fracassant, inégalé. Entre l’ontologie et la phénoménologie, il y a bien une rupture, il doit y avoir une rupture que montrait fortement Heidegger et que Sartre essaie de réconcilier par-delà Kant, notamment en lisant à deux mains Husserl et Heidegger. Et dans ce premier geste de Sartre, nous voyons bien que ce n'est pas la solution qui compte. C'est le problème, le problème d'une différence radicale. Celle que Kant ouvre comme un large fossé sans qu’il nous faille en effet chercher un chemin phénoménologique d’accès, ni trouver le pont pour les réunir comme le pense tout le monde aujourd’hui, mais en ce que cette faille aggravée n’est pas encore suffisamment ontologisée dans sa différence. Il fallait bien que cette différence nous apparaisse comme une différence ontologique, enfin. Et quelles conclusions en tirer au lieu de répéter des formules magiques du genre "retour aux choses mêmes"?

C'est sur ce point précis que commence à planer l’ombre de Sartre: faire une philosophie où je suis jeté hors de moi, là-bas sur la route sèche, devant l’arbre dénudé de toute écorce, végétal rabougri, obstiné. L’ombre de Sartre sur moi, c’est de me dire que je ne puis rester en moi, dans l’orbe phénoménologique de ma chair, que je suis jeté là-bas et que de toute évidence, ce là-bas est un risque, un grand vent. Et ce qu’il faut apprendre, c’est de ne pas chercher un chemin égologique qui reconduirait du pour soi à l’en soi. L’en-soi n’a pas besoin de moi. L’arbre me refuse, je m’y cogne. L’en soi n’est pas le pour soi. Cette différence, il faut la maintenir, contre toutes les soupes réalistico-métaphysiques qui fictionnent l'identité absolue ou l'égalité de toute chose. Le pour soi n’est pas l’en soi. Mais pour autant, il nous reste bien à tenter une ontologie écologique (et non égologique) ou une phénoménologie elle-même ontologique. D’abord en revenant au mot phénoménologie là où il a été inventé, créé, à savoir dans une lecture de Hegel. Ce que j’ai tenté par mon livre sur l’immense philosophe allemand y cherchant ce qu’on lui a refusé quand il était tout de même le premier à introduire dans l’être son mouvement propre, à infuser dans l'être des formes de phénomènes qui ne sont pas du tout de moi, quand c’est la substance qui se fait sujet. Ensuite en revenant aux phénomènes, mais vraiment, du côté de ceux qui les ont réellement pris en pleine figure, à savoir les peintres et notamment Van Gogh auquel j’ai cherché à emprunter l’œil des choses pour elles-mêmes.

L’œil de choses : il s’agit d’une tentative qui fait de la chose l’œil lui-même, qui cherche un niveau de chose, suivant en cela un empirisme radical en lequel ce sont les choses qui proposent leurs structures phénoménologiques. Comment un iris baigne dans le soleil qui lui apparaît bien d'une certaine façon? Comment un arbre sent un autre arbre dans la forêt qu'il contourne scrupuleusement sans y emmêler ses branches? Mais cela veut dire qu’il faut étendre le Dasein au-delà de l’homme. Le phénomène, ourdi au cœur du Dasein et tel qu’il donne accès à l’être, n’est pas seulement humain. J’ai montré que l’être-là ne se réduit pas à un accès dont je serais le berger ou le « pour soi », mais que l’être-là témoigne d’une extraordinaire résistance, par exemple celle du cactus dans le désert, son "Etreté" pour reprendre l'expression primitive de mes Variations sur Deleuze. Qui ne peut voir cette étrange présence, cette obstination de la croissance dans le désert ? Il y a un être là du cactus qui s'accroche dans la zone de son enfer comme le champignon ou l’olivier. Et c’est ce que je cherche et dis dans mon Van Gogh qui nommément revient au Parti pris des choses après l’avoir déjà appris de ma lecture du tournesol chez Malcolm Lowry par lequel je devais achever ma thèse sur la philosophie de Gilles Deleuze. Ensuite, L'oeil cerveau, beau livre écrit à quatre mains, montre une ambiguïté sur ce point en ce que la "dispute" avec Eric Alliez n'a su dégager me semble-t-il le monde-cerveau quand, du reste, monde aurait dû s'écrire au pluriel.

Il n’y a pas de chemin à chercher pour revenir au cœur des choses. L’absolu n’est pas la tentative d’aller de moi vers elles. C’est dans les choses que s’épanche une structure perceptive de contemplation (toute chose contemple disait Plotin), le nappage d'une phénoménalité dont les couches et les niveaux ne dépendent jamais des associations du Dasein humain comme je l’ai exprimé dans Eloge de l'inconsommable et redit à Nicolas Zurstrassen en un long entretien sur Plurivers. Et hors du Dasein que Sartre avait humanisé à la fin par le Sujet comme Projet, il y avait une "transcendance de l'ego", quelque chose qui transcende l'ego lui-même en tant que phénomène de l'arbre et de l'oiseau. Alors, Sartre, sans le savoir, me donne à repenser ce mouvement merveilleux qu’il nomme un essai d’ontologie phénoménologique. A quoi manque évidemment l'expérimentation Deleuzienne d'une logique de la nature qui tire vers Spinoza et constitue un autre chapitre de la philosophie dans lequel Sartre ne trouve nulle place. Question à suivre que j'aborderai à Osaka et Tokyo cet hiver.

© J-Cl. Martin

Viewing all articles
Browse latest Browse all 405

Trending Articles