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Pour Sartre... (2)

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Le transcendantal pour Deleuze, ce n'est pas la transcendance, ni un plan qui se cantonne à l’expérience seulement délimitée par les protocoles du possible. Et cela n’est pas étranger sans doute à un petit livre de Sartre relativement à La transcendance de l’ego[1] dont Deleuze parle à plusieurs reprises. A lire Sartre, l’expérience ne se limite pas, en effet, à la zone de ce que le moi connaît, assimile et digère suivant l’intimité de son épigastre. Il y a chez Sartre un supplément tout à fait réel, un moi qui n’est pas moi, une marge de subjectivation dont l’expérience n’est pas donnée dans ce que nous avons l’habitude d'ingérer selon l’accoutumance spontanée du régulier. Il y a, hors toute règle, du remarquable inassimilable, virtuel parce qu'actuellement non localisable pour une conscience. 

Le psychisme, tel que Sartre l’envisage dans ce texte lumineux, ne se réduit plus à la conscience personnelle, présente à son évidence, satisfaite d’être soi. Sur la frontière tourmentée de la sensation que Kant devait soumettre à l’intuition une et pacifiée de l’aperception, Sartre découvre un ensemble d’objets qui ne relèvent plus du jugement, ni des opérations de la réflexion imaginative. Une autre aperception  -impersonnelle-  se voit ainsi convoquée, très réelle pour des objets qui sont virtuels, plus fins que ce que nous avons si bien clarifié. Ce sont donc des objets ouvrant la perception sur des profils qu’on ne peut pas qualifier par l’expérience déjà conquise ou par ce que l'imagination sait appréhender, anticiper. Fort de ce constat, Deleuze cherche les moyens de sonder cette frontière, cette limite inassimilable à laquelle se heurte toute vie. 

A l’expérience seulement possible de Kant, Deleuze superpose, après sa lecture de Sartre, une forme d’expérimentation, expérimentation risquée dont les variations ne seront plus du tout Kantiennes. Que se passe-t-il si l’on enlève de la scène Kantienne certains personnages autoritaires ? voilà la grande question de la thèse de Deleuze publiée en 1968 aux éditions PUF sous le titre de Différence et répétition. Par exemple, si on reprend le rôle tenu par le temps dans la philosophie de Kant ! Il s’agira d’un véritable personnage qui possède au moins deux fonctions : à savoir le cours du temps et l’ordre du temps. Toute la philosophie transcendantale de Kant marche sur les deux jambes du temps. Mais ce personnage rythmique nommé Temps n’a pas encore atteint sa pleine mesure. Il ne sait rien de la "transcendance" de ses formes et de ses objets. 

Chez Kant, le cours du temps est soumis à son ordre qui, du reste, n'est pas objectif au sens de l'en-soi.  Il s'agit d'un ordre idéal auquel toutes les flèches du temps vont se soumettre. Qu’est-ce que ça veut dire, une soumission de ce genre ? Cela implique au moins deux choses. Il y a un cours du temps qui n’est pas forcément ordonné et qui ne se contente plus du tout de rester idéal. Dans ses bigarrures, il faut reconnaître le véritable réalisme, "le réalisme transcendantal" de Deleuze. Le cours devenu réel peut se désolidariser de l'ordre seulement idéal. Et s’il n’est pas ordonné, il peut fluer en des sens différents comme ferait un serpent à deux têtes. Au lieu d’emprunter la forme de la succession, celle de l’avant et de l’après, de la cause et de l’effet, voici que Gilles Deleuze nous montre que le cours n’est pas forcément réglé par le schème de la succession. Il y a une simultanéité possible qu’il découvre déjà avec Bergson, notamment dans l’expérience de la paramnésie, sans parler du cinéma. Il y a une inversion possible de son cours que lui souffle également Chestov en affirmant que le temps est sorti de ses gonds

Sous toutes ces nouvelles formes et fonctions que Deleuze introduit dans le cours délié du temps, la philosophie en son entier découvre un champ d’expérimentation que j’ai appelé "variation". Mes Variations ne font rien d’autre que détailler cette aventure qui entraîne les rôles, dévolus au temps, de la théâtralité Kantienne vers une nouvelle scène, sans doute plus proche de la dramatisation Hégélienne, même si nous savons que la négativité Hégélienne ne pourra jamais entrer dans la danse deleuzienne, dans les torsions d’un temps stratigraphique et démultiplié. S’il nous faut alors reconnaître que Deleuze est passé par-dessus l'idéalisme de Kant, quelle est la nature de ce dépassement ? 

Cette question me paraît importante en ce qu’elle rend impensable la récupération deleuzienne du côté d’un  « réalisme spéculatif ». Oter au cours du temps son ordre catégoriel, cela ne peut pas conduire l’expérience à lorgner vers l'intuition intellectuelle, vers un réalisme de l’intuition mathématique. Ce n’est pas du tout un dépassement par le haut, en direction de la "transcendance" de l’ego, qui constituera finalement l’option Deleuzienne. Deleuze ne retiendra pas, de l’opération sartrienne, cette envolée vers le mot transcendance. Il est davantage question de boyau obscur chez Deleuze. Non pas franchir l’expérience en direction d’Idées, de Mondes absolus dont il faudrait sérier la catégorisation axiomatique, sauver la trouble réalisation dans les belles arcanes des transparences ordonnées. 

La fiction deleuzienne ne cède pas à l’illusion transcendantale, ni à l’intuition mathématique dont les réfringences nous donneraient des Mondes comme des ensembles sévèrement établis. C’est là le mauvais système. Toute la philosophie de Deleuze est d’une autre trempe, une autre expérimentation que celle du possible, celle qu’il va nommer "empirisme transcendantal" comme je l’explique abondamment dans ma thèse. Je n’ai jamais rien dit d’autre sur ce geste de Deleuze, celui de la variation plongée dans un cours du temps qui soudainement s’enroule en tous sens suivant une Logique qui ne relève ni de la raison, ni de l’entendement, mais de la sensation, avec du coup un tout autre statut de l'imagination et de la fiction (le virtuel réel).

Il n’y a finalement pas d’autres incursions transcendantales que celles de la sensation. Et par conséquent, il sera bien question encore de l'intuition. Celle de Bergson qui touche à des conditions qui ne sont pas du possible, ni du calculable, ni du déterminable eidétique. Il s'agira plutôt de ce que Deleuze appellera expérience réelle; et par conséquent, il n’y a pas dans le forage Deleuzien de l’expérience Kantienne, une quelconque parenté avec Logique des mondes, ni avec le réalisme spéculatif qui s’en réclame de manière aussi illusoire sans doute que nous le proposait Jacobi pour lequel il n’y a plus de différence entre le Dieu devenu remarquable  et ses particularités universalisables que nous sommes devenus. 

Ce que mon deuxième ouvrage sur Deleuze explore, c’est ce dépassement de l’expérience que Variations avait ouvert en direction de l’enfer, notamment par une lecture de Malcolm Lowry. Non pas un réalisme spéculatif, mais un sensualisme en lequel le réel nous apparaît sans l’embarras de toutes les chicanes spéculatives -toutes ces prothèses idéatives étant tenues à distance par l’obstination de nos sens à explorer un boyau où l’on ne peut rentrer avec aucun instrument qui relèverait encore d'une intuition axiomatique. Et ce qui se lève dans une expérience déliée, ce sont sans doute des monstres plus que des mondes, une pluralité de singularités qui secouent les univers sensibles autant que les points réguliers du psychisme. Il n'y a pas de réelle critique sans franchissement de ce seuil clinique quand l'ordre vole en poussières. 

La "transcendance de l’ego", invoquée par Sartre, n’advient pas vers le haut et ce concept n’était donc pas un concept définitif. Il vaudrait mieux parler en ce sens d’une immanence de l’ego, un ego qui par son tracé d’immanence se perd progressivement dans un temps lacéré, un temps qui redonne droit aux petites perceptions désassociées qu’aucun jugement synthétique ne saurait orienter, comme pour projeter -cette fois-ci vers les frontières-  une nouvelle géométrie sensible, une géométrie de la sensation. Raison pour laquelle je vais reprendre un de ces jours la question dont je suis parti dans l'introduction à mes Variations[2]: celle de l’orientation, comment s’orienter dans cette pensée projective ? Ce qui ne se ferait sans doute pas sans convoquer le Dieu deleuzien, erratique, comme un Dieu raté ou ce que j’avais nommé avec Borges "le Dieu du labyrinthe" [3]. 

©J.-Cl. Martin


[1] Texte republié en 1988 aux éditions Vrin.
[2] Ce livre a été republié en poche, chez Payot, sous le titre La philosophie de Gilles Deleuze.
[3] Il faut entendre par là non la forme mathématique et dividuelle de l'espace mais un labyrinthe individuel du temps tel que développé dans mon Borges.

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