« Il y a un monde de fleurs brisées et de distances insaisissables
dans la petite patte de ce chat
cassée par l'automobile,
et j'entends le chant du lombric
dans le cœur de maintes fillettes.
(…)
Non, non, non, non ; je dénonce.
Je dénonce la conjuration
de ces officines désertes
qui n’annoncent pas à la radio les agonies,
qui effacent les programmes de la forêt,
et je m'offre à être mangée par les vaches étripées
quand leurs cris emplissent la vallée
où l'Hudson s'enivre d'huile »[1]
En réservant pour ailleurs, pour plus tard ou surtout pour quelqu'un d'autre l'histoire des devenirs philosophiques en rapport aux problématiques de l'animalité – ce qui a été déjà (très) bien fait par Élisabeth de Fontenay[2] -, philosophes par philosophes, concepts par concepts, aidée en cela par les artistes, les scientifiques, disons des présocratiques jusqu'à la première grande rupture en la personne de Bentham (« la question n'est pas : « peuvent-ils raisonner ? », ni « peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir ? » »[3]), il faut reconnaître que la période qui va de la fin du 19ème siècle jusqu'au milieu du 20ème (seconde guerre mondiale) marque un tournant animaliste en philosophie. Tournantdécisif, irrévocable dans la discipline et dont Jacques Derrida, dans la suite d'Heidegger, réexaminant la tradition métaphysique occidentale, puis lu et analysé ici par Patrick Llored, se révèle manifestement être l'un des penseurs fondamentaux. Césure majeure, coupure philosophique et politique (éthique) à l’intérieur de notre société occidentale[4]pour nous, animaux humains, dont se saisissent de plus en plus nombreux philosophes (urgence de la situation oblige), dans notre relation avec eux, animaux (ou « animots » en parlant le Derrida), et qui a pour fondement de multiples causes : révolution industrielle, génocide Nazi, Darwin, urbanisation, etc... En effet, plus nous nous éloignons d'eux, plus nous nous sentons coupables et plus nous nous interrogeons philosophiquement (ainsi que scientifiquement, artistiquement, anthropologiquement,...) en direction d'une politique nouvelle prenant en compte tous les animaux, humains, non-humains, mais aussi les machines : « C'est à la fois théoriquement parce que l'humain retrouve le sens de son appartenance aux autres espèces animales, et pratiquementparce que l'humain s'urbanise, que la présence mutuelle et fonctionnelle de la societas définie par Pline a fait place à une absence coupable »[5]. Une ligne a été franchie, qui ne permet plus de revenir en arrière, qui engendre une prise en compte nécessaire de la souffrance animale (industrie alimentaire, élevage intensif, extermination massive d'espèces, vivisection,...), ligne s'ouvrant vers une infinité d'autres : il faut à présent penser ce qui nous sépare ou nous rapproche d'eux, cette limite fissurée, poreuse, barrière ouverte, tout en sachant que cette frontière sera toujours transitoire : « Il y a une brèche qui a entamé la ligne infranchissable, le mur séparant l'ancien nousà l’intérieur duquel pouvaient se multiplier les petites citadelles communautaires, culturelles, nationales, les nousinfra-humains – du vieil eux, celui des bêtes. Cette brèche, c'est la reconnaissance de la souffrance (…) notre sensibilité change, c'est certain (…) et elle passe avant toute chose par la détermination de ce qui est encore nous pour nous, de ce qui peut encore être euxà nos yeux »[6]. Une désorientation majeure qui nécessite une politique repensée, quelque chose comme une cosmopolitique qui éclaire les changements noués à notre sensibilité, qui fait coulisser ce rapport chiasmatique entre l'être humain et les autres espèces animales, en permettant, par l'invention de nouvelles communautés du vivant, l'inclusion d'une manière empathique, plastique, plus ou moins intense, de ce qui en était auparavant exclu, à l'image de tant d'autres mouvements de libération – celui des femmes, des noirs, des colonisés, etc... « Le baudet qui, rentrant le soir, surchargé, las/ Mourant, sentant saigner ses pauvres sabots plats/ Fait quelques pas de plus, s'écarte et se dérange/ Pour ne pas écraser un crapaud dans la fange,/ Cet âne abject, souillé, meurtri sous le bâton,/ Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon »[7].
Une animilatié partagée, à hauteur de la dignité animale, de cet âne dont nous parle Victor Hugo, de cet animal « plus saint que Socrate et plus grand que Platon », une politique à ré-inventer dont Derrida a en particulier consacré (mais, nous le verrons, en fait, dès le commencement) les dernières années de sa vie, de son œuvre, de ses séminaires, à partir de concepts novateurs que Llored expose au sein de ce petit ouvrage très intéressant qu'est « Jacques Derrida, politique et éthique de l'animalité », publié aux éditions Sils Maria. Car comme le dit Jean-Clet Martin : « Il est désormais patent que, devant le regard de l'animal, s’effeuillent des mondes extrêmement variés qui se tournent le dos et dont l'intersection n'est plus du tout mesurable en terme de richesse ou de valeur. Il s'agit bien plus d'une multitude d'univers aussi bigarrés en intensité que ces milles plateaux dont Deleuze affirmait qu'ils possèdent leur cartographie propre, avec, à chaque fois, une forme d'intuition particulière, un mode d’aperception spécifique ('…) c'est cette monstruosité, comme transgression catégorielle, entre hommes, animaux et machines qu'une lecture de Deleuze et Derrida pourrait conjoindre vers de nouveaux territoires et, par conséquent, selon une éthique – au sens éthologique -, qui reste sans aucun doute à écrire »[8]. Ainsi, des « animals studies » sont apparues, d’abord de l'autre côté de l'atlantique dès les années 70, des éthiques de l'animalité, des philosophies de l'animalité qui alimentent les deux grands courants : analytique, à tendance anglo-saxonne[9] (que nous laisserons là pour le moment), et continental[10]. Des philosophies qui devront prendre appui sur les poètes, sur les peintres, les musiciens ; sur tous les artistes qui, comme Balzac affirmant que « La comédie humaine » était née d'une comparaison entre l'homme et animal, ce que l'on pourrait appeler une littérature symétrique ou comparative ; comme Balzac donc, et bien d'autres qui, en avance sur les philosophes (chouette de Minerve), ont depuis longtemps et en détail pensé le rapport toujours mouvant et variable entre les animaux humains et non-humains. À l'instar, par exemple, de Hugo qui n'a cessé de vouloir redéfinir la limite entre eux et nous, de penser avec des figures de l'animal multiples, plurielles, proliférantes. Une œuvre qui pourrait être saisie comme égale à une poésie de l'animalité, à un plaidoyer éthique et multiforme où les animaux, opprimés, oppressés, niés, exploités, torturés, sont aussi les bagnards, les prisonniers, les ouvriers, les fous, les mendiants : des Misérables. Un rapport entre eux et nous qui ne peut, de fait, être alimenté seulement par la raison, par la science objective : « Qui sait comment leur sort à notre sort se mêle !/ (…) Qui sait si le malheur qu'on fait aux animaux/ Et si la servitude des bêtes/ Ne se résolvent pas en Nérons sur nos têtes ? »[11].
Comme souvent précurseur, on doit ainsi à Derrida une participation majeure aux problématiques de l'animalité que Llored met en lumière, des fondements aux développements jusqu’à une relève possible dont cet ouvrage témoigne (dans l'attente de la publication d'une contribution plus ambitieuse et plus spéculative pour début 2014 comme il est annoncé) à partir de cinq concepts clés : cinq concepts principaux et entretissés avec de nombreux autres en une multitude de lignes philosophico-animalières. Cinq concepts qui sont l'objet de la collection qui accueille cet essai à prétention didactique (au format poche, 100 pages « qui s'adresse à tout public » selon le mot de l'éditeur au verso de la couverture). Cinq concepts que sont : 1) le carnophalogocentrisme, 2) le pharmakon, 3) la zoopolitique, 4) la liberté et 5) l'haptocentrisme. Donc un opus dont il faut bien comprendre la fonction et à partir duquel il serait malhonnête de solliciter des résultats qu'un traité philosophique plus ample fournirait. La chance de ce petit ouvrage (abordage aisé, courts concentrés, introduction intelligible) en sera aussi le prix à payer. Ainsi, nous avons là affaire à un connaisseur de la philosophie du maître déconstructeur, à un lecteur attentif, c'est indéniable, et ce, précisément dans la perspective de livres foncièrement porteurs de thèses sur l'animalité : « L'animal que donc je suis », « Points de suspension », et l'immense double séminaire de plus de mille pages « La bête et le souverain ». La pensée du philosophe de la différance devient sous la plume et le travail endurant de Llored une philosophie de l'animalité qui propose « une interprétation atypique et radicalement autre que celles qui dominent la plupart des recherches à son sujet »[12]. Car oui ! Et pourquoi pas, cette question de l'animalité pourra devenir « le noyau de la déconstruction, tant elle anime les principaux concepts qui nourrissent cette philosophie du vivant antérieure à toute philosophie de la vie »[13]. Et du coup « ce n'est donc pas seulement la pensée derridienne qui devient ainsi pensée du vivant animal, ce qui est déjà un événement rare dans l'histoire de la philosophie occidentale, mais l'existence du philosophe, vécue et ressentie à partir et à travers ce profond sentiment d'affinité voir d'amitié à l'égard des vivants non-humains ». L'auteur assume une convaincante thèse zootobiographique selon laquelle l'enfance difficile de Derrida à Alger (en tant que juif et exclu d'un établissement scolaire) et son arrivée non moins facile en métropole, la politique d'assimilation et le retranchement communautaire, tout comme ses relations ardues avec les institutions[14], sont les signes de son engagement en faveur de tous les vivants, au travers de thèses philosophiques qui apparaissent dès son premier ouvrage sur la géométrie de Husserl : « Cette déconstruction du politique, dont on trouve ici les prémisses, ne peut ne pas se traduire par une ouverture à l'autre et, peut-être surtout, à ce tout autre qu'est le vivant animal, conséquence ultime et décisive de cette déclaration d'indépendance à l'égard de toute autosuffisance souveraine ». Ce qui le relie à une configuration singulière à laquelle Adorno, Kafka, Canneti, Horkheimer,... tous juif, se rattachent. Une communauté de pensée qui a rassemblé, en une arête attenante, violence antisémite et violence spéciste. Derrida créera alors l'important concept d'hospitalité qui engendrera vers la fin de sa vie, après les trois livres fondamentaux de 1967, après « Glas » et « Marges, de la philosophie », les grands concepts présentés par Llored et qui lui serviront à penser un monde commun, l'accueil de l’altéré absolue du tout autre, en une éthique et une politique se refusant à l'anthropocentrisme où les animaux (tout comme les machines) seront intégrées au même titre (avec une place aussi importante) que l'animal humain : en une zoopolitique positive. Laissons dès lors place à ces cinq importants concepts, malheureusement trop rapidement, en suivant l'exploration conceptuelle de l'auteur en terre derridienne :
1) Le carnophalogocentrisme
Lié aux célèbres concepts de la déconstruction que sont le logocentrisme et le phalogocentrisme, le carnophologocentrisme sera cette notion qui nomme le sacrifice animal dont l'homme devient responsable lorsqu’il met fin (certains diront assassine...) à la vie des animaux de par une pluralité de pratiques culturelles. Appropriation de la vie et ingestion : « Dire par conséquent que la déconstruction est une philosophie de l'animalité, c'est aussi bien dire qu'elle est une philosophie du sacrifice animal c'est à dire une déconstruction de toutes les structures symboliques occidentales qui utilisent les animaux pour prendre forme et se développer. Autrement dit, l'occident vit de ce sacrifice animal qui prend la forme dominante et complexe du sacrifice carnivore ». Selon Llored, l'enjeu de la philosophie de Derrida sera de déconstruire le sacrifice animal et carnivore en une éthique animale qui aura pour objectif que cesse ladite violence sacrificielle portée sur les animaux, les victimes. Le carnophalogocentrisme dénie à l'animal le droit au symbolique, un processus fait uniquement de raison biologique, d'actes techniques, matériels. Cette violence physique et symbolique sera qualifiée de « mystique » où le corps de l'animal se trouve être réduit à un simple corps biologique et mortel dont l'homme dispose comme il le souhaite. Pouvoir absolu de vie ou de mort donnant un homme souverain qui dispose sans limite des animaux. Le droit sera alors cette conception qui pourrait permettre une relation causale entre sacrifice et subjectivité, sans principe moral : « Cette philosophie animale derridienne est donc inséparable d'une philosophie de la loi et du droit ». Ceci nous amène au 2ème concept répertorié par le philosophe et qui caractériserait cet être sans substance qu'est l'animal.
2) Le pharmakon
En occident, selon Derrida, les animaux jouent le rôle de pharmakon, concept majeur de son œuvre et proposé pour la première fois dans les années 60 à partir d'une lecture de Platon et de la cité grecque, « c'est à dire d'une « substance » qui est interprétée à la fois et en même temps comme « remède » et « poison » selon une logique immunitaire grâce à laquelle le processus de subjectivation (…) donne lieu à l'affirmation d'un propre et d'un soi-même dont la violence originaire peut le condamner à sa propre auto-destruction – l'autonomie se transformant en automutilation ». C'est ici que devient opérant le concept d' « animot » que nous avons utilisé plus haut et qui permet à Derrida de contourner l'emprise humaine mortifère sur les autres animaux. Une emprise qui vient de cette fable, cette autobiographie fabuleuse que les humains s’invente constamment en se servant de l'animal, de la bête comme contre-modèle – notamment la violence de notre langage : « dans ce que l'on pourrait appeler une modernité zoopolitique, l'animal est passé du statut de pharmakos à celui de pharmakon. Même s'il n'a rien perdu de son statut de vivant sacrifié selon la logique du pharmakos (..) l'animal est entré dans un nouvel âge zoopolitique où il s’apparente à un être ambivalent sur lequel se projettent tous les questionnements politiques caractéristiques de la souveraineté moderne au sens politique ». Une relecture animaliste de l'anti-systématique derridienne de Llored qui voit la cité moderne comme un organisme vivant se mettant en danger en introduisant en son sein l'animal qui pourrait l'infecter avant de procéder à son exclusion immunitaire. L'animal rencontre alors, au-delà de ses deux corps (biologique et symbolique), un double statut ontologique : porteur de bienfaits mais aussi et surtout incarnation du mal contre lequel il faut se protéger. Il appartient tout en n’appartenant pas à la cité, enfermé dehors, animalis sacer, animal sacré, à l'image de l' « homo sacer » (le « musulman » des camps) dont Agamben, en introduisant cette notion, a étudié dans les moindres détails les fonctions, les effets, l'horreur de cette condition. Llored : « deux statuts apparemment opposés mais en réalité convergents, à savoir d'appartenir au-dedans et au dehors de la cité, de manifester autant son identification au bien qu'au mal, et par conséquent de faire partie tout aussi bien de la nature que de la culture ». Le sacrifice peut en conséquence devenir tout aussi bien politique que carnivore, l'animal devenant le site événementiel de ce qui est rejeté par la politique, sujets politiques mais jamais reconnus comme tel par les zoopouvoirs de notre zoopolitique moderne.
3) La zoopolitique
Relève de la biopolitique, la zoopolitique sera le lieu de notre politique moderne et de ses liens avec l'animal humain et l'animal non-humain, entre l'animal qui se dit politique et l’animal a qui on la refuse : « la déconstruction n'est en rien un naturalisme qui établirait une zone de continuité entre tous les vivants (…) la croyance selon laquelle il y aurait entre le vivant humain et non-humain une seule et indivisible limite est le préjugé le plus violent dans le domaine de la philosophie animale ». Il s'agit donc de montrer la spécificité de cette politique en caractérisant la violence de la souveraineté qui la gouverne : « la souveraineté est dons hantée par le problème de l'animalité, d'abord dans la mesure où elle consiste à s'approprier la vie de l'animal au nom même de cette souveraineté comme incarnation et comme privilège d'un propre de l'homme qui s'établit dans cette distance d'avec la bête, et ensuite dans la mesure où elle ne peut pas ne pas se penser autrement que comme animalité voire bestialité en tant qu'institution disposant du monopole de la violence physique et symbolique sur tous les vivants qu'elle assujettit et dont elle s'approprie en permanence la vie. Exister pour elle consiste à s'approprier la vie des vivants non humains ». Les animaux ont constamment été malades de cette souveraineté moderne et occidentale qui peut se présenter selon trois notions paradoxales qui les contaminent et déterminent leur place, cette part des sans-parts : souveraineté, bestialité et divinité. Cette invention de la souveraineté (qui est le sujet des deux dernières années d'enseignement de Derrida) comme propre de l'homme, refusée à tout autre vivant, se développe par contrats, par conventions dans la cité et dont les animaux sont exclus, sacrifiés politiquement, devenant vivants apolitiques. Et c'est la philosophie anthropocentrique qui a théorisé notre modernité politique en créant la figure de l'animal, lui causant une violence dont peu d'époques ont été les instigatrices. Cela changera-t-il ? Les animaux seront-ils un jour libres ? Ou du moins, plus libres ?
4) La liberté
Il est important de noter que la philosophie de Derrida déconstruit aussi la domestication des animaux qui sera vue comme une appropriation de l'animal au bénéfice de la famille, d'un maître, d'une institution étatiques, bref, de toutes les structures de coercition sociétales. Domestication qui passe entre autres par le domptage, le dressage, l'élevage - ce que l'on appellera la zoo-culture. La liberté animale repensée par le philosophe s'attache ainsi, au-delà d'une critique de la domestication, de la condition animale à l’intérieur de la zoopolitique occidentale, à la configuration d'un partage mutuel, coopérant à partir de la dissymétrie existante. Car en effet, paradoxe pathétique, « la violence contre l'animal de compagnie est devenue tellement banale qu'elle emporte même les zoopouvoirs censés le protéger ». Les animaux sont privatisés, privés de liberté, sacrifiés sous l’autel de notre bien-être, de notre vie moderne individualiste, par l’étrange conviction que la liberté absolue de l'animalité serait irresponsable. Llored prend ainsi l'exemple des chats afin d’alimenter ses démonstrations en vue de construire une nouvelle politique de la domestication à partir d'un concept de liberté ré-inventé : « La thèse derridienne dans toute sa radicalité consiste à dire que le chat n'a pu devenir un animal domestique que dans la mesure où l'homme a réussi à le priver de sa souveraineté sans par conséquent reconnaître à ce vivant le moindre pouvoir, en allant même jusqu'à faire de ce vivant un être irresponsable entièrement soumis à ses réactions ». C'est le déni de souveraineté aux autres vivants jamais réprouvé qui a fait devenir l'homme actuel – à savoir une toute puissance centrée sur elle-même qui domine le reste du vivant terrestre. Alors, la catégorie de chat errant pourrait, par son existence, devenir le modèle zoopolitique positif du chat libre et, par répercussion, déconstruire le concept de liberté humain. La co-appartenance, le partage du pouvoir, différent de la souveraineté, devra ainsi être fondés sur cette notion centrale qu'est « l'hospitalité sans condition », seule à même de faire bouger ces frontières bétonnées, soudées et insupportables entre un animal humain responsable et un animal irresponsable. Des communautés qui permettrons d'apprendre à vivre autrement ces pourtours et zones de frictions dont le toucher, l'hapticité non centrée, non uniquement humaine, pourra devenir un moyen politico-éthique essentiel. Comme le dit Alain Brossat, il nous faut sans doute repartir vers la « réinvention d'un monde de la vie commun aux humains et aux animaux placé sous le signe de l'amical coexistence » dans le but de « vivre autrement ces limites et points de rupture » par la « capacité d'identifier les seuils et les points de discontinuités, voire de rupture à l’intérieur du vivant »[15].
5) L'haptocentrisme
Il suit de là que le toucher, venant de la main humaine, ne pourra être retenu comme unique point distinctif entre les hommes et les animaux, comme supposée supériorité signifiante de l'intelligence. Ce modèle sera dit haptocentrique et sera déconstruit sans ménagement en direction d'un toucher qui dépasse sa figure de loi humaine, notre logocentrisme. Llored étudie la notion de toucher en nous présentant le paradoxe du toucher. Un toucher qui est obligatoirement aussi un non-toucher, un sens qui, à la fois s'ouvre et se ferme, et qui vit de la possibilité de ne pas toucher l'autre. Affirmatif et négatif, intérieur et extérieur en même temps : « c'est donc le sens qui contient une loi qui l'émancipe de la nature et qui nous oblige à repenser la distinction humanité/animalité quant au toucher comme créateur de la question du monde commun aux humains et aux animaux qui l'habitent ». Car, dans le toucher, les deux corps ne se rencontrent pas vraiment mais bien plutôt marquent, tracent dans l'espace et le temps de nouveaux rapports : « l’animal touché est à la fois sujet et objet, qui et quoi (…) dans le toucher, le touchant et le touché ne sont plus distinguables parce que le qui et le quoi n'ont plus cours : celui qui touche devient autant touchant que touché, qu'il soit homme ou animal ». La fin de l'appropriation par l'homme de l'animal passe de ce fait par un toucher renouvelé, un retrait du don, un don sans l'être, une offrande qui ne doit rien espérer, pas attendre de reconnaissance, évoluer loin de l'économie archi-capitaliste, et distant de cette violence brutale, forcée, qui a cours aujourd'hui. Cette propriété du propre abominable que s'octroie l'humain, logique létale qui fait de l'animal autre chose que lui-même se dissout sous le regard de l’animal dans « l'offrande du toucher, lorsqu’elle a lieu » et qui « déconstruit le sentiment de propriété qui fonde encore trop souvent la rencontre entre l’homme et l'animal et offre cette possibilité extraordinaire de refaire un monde dans lequel un événement puisse se produire, sans que celui-ci ne puisse faire l'objet d'aucune attente, d'aucune prévision, d'aucun espoir ».
Il est alors possible de conclure très provisoirement notre enquête à partir de cette étude que Llored consacre à un éclairage salutaire et serré d'une philosophie de l'animalité sûrement présente chez Derrida. On y ressent fort justement la mise en lumière de ses enjeux, de son hétéronomie essentielle, de son déploiement autour de cette ligne de fracture entre eux et nous, toujours en mouvement et transitoire. Il s'agit bien d'une courte présentation mais très vivifiante de quelques plans fondamentaux de ce nouveau domaine d’investigation qui, malheureusement, rencontre encore trop de résistance aveugle ou de mauvaise foi ; trop de manque de courage ou de fainéantise ; trop d'incompréhension par manque de curiosité ou de sensibilité. Un champ qui peut et qui est d’ores et déjà relié au féminisme, aux problématiques de l'environnement, de l'économie politique (à filiation marxiste) et à bien d'autres constructions en direction d'une zoopolitique créatrice, positive, affirmative (bien entendu qui sera toujours asymétrique car seuls les animaux humains ont la capacité de prendre semble-t-il cette initiative). Édifices de pensée favorables à ces vivants que sont les animaux non-humains, bataillant pour leur nécessaire libération : « Toujours tournés vers la création, ce n'est qu'en elle que nous apercevons le reflet de la liberté que nous couvrons d'ombre, ou lorsqu’un animal muet nous traverse de son regard levé »[16]. Conclure donc, tout en relevant (trop rapidement) quelques points de tensions ouvertes comme celui du droit qui n’est pas sans difficultés (cf le non-sens que se trouve être les droits de l'homme, de la femme, de l’enfant : épargnons cela aux animaux qui souffrent déjà suffisamment de nos modes de vie et de pensée ! Et soyons plutôt fidèle à des organisations politiques émancipatrices). Garcia : « Il faut éviter cet emballement, la tentation du droit des animaux ou de la deep ecology, aussi bien que la réaction par la rétractation, sur l'humanisme ancien comme sur un communautarisme d'idée ou d'origine, retrouver le sens des diverses intensités des nous. Il faut rouvrir à la mesure de notre empathie, la refermer à la mesure de notre capacité à l'endurer, à supporter ce qui arrive à autre chose sans en faire immédiatement notre chose »[17]. Tension aussi sur la question de la rigidité que l'on rencontre trop souvent chez les militants et sur les innombrables petits points de détail peu importants dont se saisissent voracement de nombreux penseurs en commentaires infimes, en oubli des « animots », en molles opinions. Tension toujours au niveau de l’éthique qui ne peut être normative, consensuelle, moralisatrice, culpabilisante ou abstraite comme le sont, à notre connaissance, trop de pensées anglo-saxonnes à gestion régulatrice, à gestion de « ce qui se passe » et adossées à l’État. Seule une pratique « révolutionnaire », radicale sera capable de changements capitaux. L'éthique ne peut être qu'en rapport à des vérités, encore faut-il les construire par des créations politiques universelles, zoopolitiquement plurielles, variées, comparées. Enfin, la pensée, la philosophie de l'animalité ne pourra s’éprouver que méta-politiquement à côté d'un engagement empirique, d'un militantisme qui méditera, pourquoi pas, avec empathie et fidélité, ces quelques vers de Victor Hugo :
« Crois-tu que cette vie énorme, remplissant
De souffles le feuillage et de lueurs la tête,
Qui va du roc à l’arbre et de l'arbre à la bête,
Et de la peine à toi monte insensiblement,
S'arrête sur l’abîme à l'homme, escarpement ? »[18]
Charles H. Gerbet
[1] Frederico Garcia Llorca, « Officine et dénonciation » in « Un poète à New York », dans une traduction de Pierre Darmangeat
[2] Cf son maître livre de plus de mille pages « Le silence des bêtes » ainsi que le reste de son œuvre architecturée autour d'une pensée de l'animalité qui doit beaucoup à Derrida.
[3] « An introduction to the principles of morals and legislation », traduit par Tristan Garcia in« Nous, animaux et humains »
[4] Il faudrait ouvrir la problématique en direction des trois autres ontologies (analogisme, totemisme, animisme) différentes de la nôtre, l'occidentale (le naturalisme), que Descola a repérées et dont il développe en détail les strates dans son opus magnum « Par-delà nature et culture ». Comparer en effet ces différents modes ontologiques qui, chacun différemment, offre une frontière différente, un accès varié, un pluralisme de modes d'existence communs entre humains et animaux : « Pas plus que les déplacements catégoriels opérés par l'éthologie ou les sciences cognitives, ceux dont nous sommes redevables aux philosophies de l'environnement n'ont encore véritablement mis en péril l'agencement typique du naturalisme »
[5] « Animaux » in« Forme et objet, un traité des choses »
[6] Tristan Garcia, « Nous, animaux et humains »
[7] Victor Hugo, « Le crapaud » in « La légende des siècles »
[8] J. Cl. Martin, « L'immonde – Sur Derrida », repris in « Plurivers »
[9] Un courant dont Peter Singer (« La libération animale »), ou Tom Reagan (« Pour les droits des animaux ») sont les représentants les plus en vue et qui se développe à partir de la philosophie analytique, de l'utilitarisme, très axé sur la pratique, l'éthique normative (et théorique), l'éthique appliquée, qui est beaucoup plus politique que méta-politique et dont les auteurs sont souvent de farouches militants. Il faut savoir que des organisations très virulentes, violentes, sont taxées de terrorismes, par exemple, par l’État anglais qui classe ces groupuscules comme deuxième source de mal majeur après les islamistes. Jean-Baptiste Jeangrène Vilmer (« éthique animale ») est l'auteur de plusieurs ouvrages de référence là-dessus en devenant en quelque sorte le passeur incontournable, par plusieurs ouvrages collectifs dirigés, entre le monde anglo-saxon et le monde continental. Des philosophes comme Derrida seront alors décrits comme très théoriques, voir abstraits : « la discipline toute entière, même lorsqu’elle semble se perdre dans des discutions philosophiques abstraites, est une réaction à un état de fait très concret. Elle est donc, comme toute éthique appliquée, une approche empirique qui part des faits. Vouloir présenter l'éthique animale en en restant, comme on le fait souvent, à un exposé technique du débat philosophique, est inconsistant (…) la contribution française (…) se fait effectivement remarquer à un niveau très théorique ».
[10] Cf, au-delà des noms qui reviennent dans l'article, Florence Burgeat, Vinciane Despret, Dominqiue Lestel, Joceline Porcher, etc... mais aussi, un philosophe continental américain (ce qui est rare) et très intéressant qui s’appuie sur Derrida, Mattew Calarco : « Les écrits que Derrida a consacrés à la question animale n’offrent pas seulement la possibilité de délimiter avec plus de clarté la clôture anthropocentrique de la pensée continentale contemporaine, mais (…) ils nous éclairent également sur les enjeux impliqués dans la contestation de cette limite (…) les efforts de Derrida ont visé à esquisser le projet d'une éthique, d'une politique qui, au rebours de la tradition ontothéologique, n'écarte pas les animaux de sa perspective» (« Nul ne sait où commence ni où finit le visage. L'humanisme et la question de l'animal », in « Philosophie animale »)
[11] Victor Hugo, « Liberté » in« La légende des siècles »
[12] « Jacques Derrida, politique et éthique de l'animalité », tous les extraits qui suivront, sauf indication, proviendront de cet ouvrage.
[13] « Les deux corps sacrifiés de l'animal », in« Philosophie numéro 112, philosophie animale française »
[14] Cf, pour plus de compréhension, la belle biographie de benoît Peeters
[15] « Dignité animale » in« Droit à la vie ? »
[16] « 8ème élégie » in « Élégies de Duino »
[17] « Nous, animaux et humains »
[18] « Ce que dit la bouche d'ombre »in « Les contemplations »