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Comme on le sait, Heidegger est le premier à avoir introduit « avec » dans le lexique de la philosophie. Ce qui veut dire que pendant environ vingt-six siècles ce mot n’a pas eu qualité de concept parmi les philosophes. Chez aucun en effet on ne peut trouver une spécification de l’ « avec » sous quelque forme que ce soit. Bien entendu, je l’affirme ici sous bénéfice d’inventaire et je reconnais qu’il n’est pas impossible que chez l’un ou l’autre se trouve une indication vers un tel concept. Mais chez aucun ne se présente une pièce de doctrine qui porte un pareil nom.
Peut-être est-il possible, de surcroît, que deux considérations – structurelles dans l’architecture maîtresse de notre tradition philosophique visée sous l’angle d’une « métaphysique de la présence » – s’opposent par principe à cette conceptualisation. La première serait que l’ « avec » concerne avant tout des objets en tant qu’on considère leur contiguïté spatiale ou temporelle car cette contiguïté tombe immédiatement dans la contingence dont le plus souvent, voire essentiellement, le savoir n’a rien à faire ( à ce titre, les sujets ne sont que des objets : leur éventuelle contiguïté est insignifiante tant qu’elle n’est pas subsumée sous une instance supérieure telle que l’ « amour » ou le « peuple »). La seconde, qui prolongerait la première, tiendrait au fait que la contiguïté ou la proximité sont a priori dévalorisées en tant qu’elles ne renvoient par elles-mêmes ni à un enchaînement de raisons (par exemple de type causal), ni à une unité d’essence ou d’espace ou de temps (dans l’essence il n’y a qu’elle-même, dans le point ou dans l’instant il n’y a qu’eux-mêmes).
A ces considérations structurelles, l’« avec » oppose une hétérogénéité, une extériorité et une approximation. Rien ne s’y ordonne à la logique de l’un, de l’identité, ni à celle du lien, de l’un dans l’autre ou par l’autre, de quelque biais qu’on les envisage (échange, commerce, contrat, hiérarchie, obédience, dépendance, assemblement, association, affection, passion). Là où l’une ou l’autre de ces logiques demande que la simple contiguïté soit remplacée par une relation explicite et intelligible – par exemple, un lien social, politique ou religieux par lequel est donnée une signification précise à la coprésence qui par elle-même en est dépourvue.
« Avec » est insignifiant et même non-signifiant. Que ce verre soit sur cette table avec ce crayon n’établit entre le verre et le crayon aucune espèce de rapport. Que je sois dans le bus avec une Africaine elle-même montée avec ses deux enfants n’engage aucune relation entre nous. Que toutes les galaxies de l’univers, ou bien tous les univers du multivers soient les unes ou les uns avec les unes ou les autres (sans que, peut-être, on puisse même dire dans quel autre ensemble supérieur ils seraient enveloppés) ne donne pas de sens particulier à cette co-existence.
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Pourtant, certaines situations familières nous ont déjà enseigné autre chose au sujet de « avec ». Pour commencer par là, il n’est pas exact que la présence de cette femme et de ses enfants dans le bus n’introduise pas une esquisse de rapport. Je la perçois en tant que femme, africaine, mère, je fais en même temps quelques observations sur son vêtement, ceux de ses enfants, et dans ces perceptions le plus souvent à peine conscientes, du moins à peine élaborées ni prises en compte pour elles-mêmes, il y a déjà, inévitablement, une certaine disposition qui le cas échéant viendrait ou viendra présider à un rapport effectif. Si cette femme me demande à quel arrêt descendre pour aller à la mairie, ma réponse sera insensiblement modulée par ce rapport préconscient. Je serai spontanément plus ou moins aimable, plus ou moins prêt à aller plus loin dans l’échange.
On dira que je me perds dans une micrologie. Assurément nous sommes dans l’infiniment petit et dans l’insignifiant. C’est là pourtant que commence le rapport : une « impression » le précède toujours ou bien plutôt une « impression » l’a toujours déjà engagé avant que nous engagions ce que nous appelons d’ordinaire un « rapport » digne de ce nom. Et peut-être précisément nous trompons-nous lorsque nous pensons « un rapport digne de ce nom ». Nous avons à l’esprit un rapport où la parole doit être importante, sinon dominante, à moins que nous pensions à un rapport affectif fort, c’est-à-dire au moins à une « entente » positive (en français on dit « s’entendre » ou « bien s’entendre » pour dire « être en accord » : l’écoute de la parole est ainsi métaphorisée en concordance ou en harmonie). Mais nous oublions que la parole, c’est-à-dire les significations, et les affects forts (ceux auxquels nous attribuons des significations ou des valeurs, ce qui revient au même) ne sont possibles que sur le fond ou par l’énergie des ressources les plus ordinaires et les plus secrètes de l’affect en général).
Une autre situation familière est celle que nous fait connaître ce que nous appelons « nature morte » en peinture. Divers objets sont rassemblés dans l’espace d’un tableau. Ils peuvent appartenir à une cuisine, au décor d’un intérieur, à un cabinet de travail, etc. La règle du genre est l’absence de personnages humains et même le plus souvent d’animaux. Ce qui compose la « scène » n’est rien de l’ordre d’une action, d’un drame, d’une narration. La scène se réduit en quelque sorte à la coprésence de ces choses, objets, instruments, fleurs, fruits… : autrement dit, la scène est un « avec » pur. Parfois, certes, la juxtaposition évoque une action (la chasse, la préparation d’un repas) mais on ne dépasse pas l’évocation et la nature morte peut aussi se réduire à une simple botte d’asperges (chez Manet) posée sur un plat. En même temps, le tableau semble renvoyer à une action minimale (on va servir ces asperges, puis les manger), renvoyer à de pures valeurs picturales (formes et couleurs) et aussi proposer une simple présence où quelques objets modestes sont posés les uns avec les autres et avec nous. Le peintre semble indiquer un « avec » dépouillé, élémentaire : c’est là, c’est près de nous, c’est tout.
Nous apprenons ainsi quelque chose que nous savons déjà : la seule juxtaposition d’objets est déjà en puissance de faire du sens. Non pas de produire des significations (qui restent faibles, comme l’idée de manger les asperges), mais du sens, une ouverture de sens car le sens n’est jamais autre chose qu’un renvoi de place en place, de présence en présence. Le sens consiste en ce que quelque chose puisse valoir pour autre chose : une herbe vaut comme couleur ou comme consistance ou comme odeur, comme nourriture, comme décoration, comme aromate, comme litière – pour un peintre, pour un cheval, pour une fourmi, pour une cuisinière, pour un vagabond. Elle vaut aussi pour une autre herbe contre laquelle le vent la frotte, pour les gouttes d’eau que la pluie accroche sur elle, pour la pierre ou le soulier qui l’écrase.
On a déjà souvent discuté les affirmations de Heidegger sur le rapport au monde de l’homme, de l’animal et de l’inanimé. Pour lui, comme on le sait, la pierre est sans monde, l’animal est pauvre en monde, l’homme seul est « formateur de monde ». Je ne veux pas reprendre ici les discussions déjà conduites autour de ces expressions. Je voudrais dire seulement ceci : l’homme ne fait pas monde ou ne forme pas « monde » sans le concours de la pierre et de l’animal. Sans doute l’homme donne forme – Bild, forme ou aspect, allure, image, composition – mais cette forme est celle qui se fait connaître comme forme (image, etc.) en prenant en elle toutes les formes, tous les aspects et toutes les images qui se sont déjà échangés entre tous les étants.
Cet échange général – pierre dure et chaude sous lézard souple et assoupi, vent dans les feuilles, éclat du soleil sous l’eau de la mer, éclatement silencieux d’une graine, choc de deux météorites, frai de poissons aux milliers d’œufs – se reprend et se relance dans l’échange humain des signes et dans cet enlacement et cette recomposition des étants donnés dans ces étants produits que sont les outils, machines, calculs et transformations de toutes les formes en de nouvelles formes toujours réformées et déformées. Les hommes font un monde qui refait ou recrée le monde, la mondanéité du monde. Or ce processus montre bien comment à un premier « avec » succède un autre, qui non seulement est à son tour un « avec » mais qui porte au premier plan l’élément et la fonction de l’ « avec ».
Le premier en effet est la juxtaposition et la coprésence des étants donnés dans leur diversité – pierres, astres, lézards, fougères, chiens et hommes. Le second consiste dans un bouleversement de la première juxtaposition au profit de tout un ensemble de rapports, de contacts, de renvois et d’écarts qui procèdent du remodèlement humain. Les proximités et les éloignements, les interactions, les causes et les conséquences, les fins et les destinations deviennent les enjeux de ce qu’on nomme « technique ».
Du point de vue qui nous intéresse ici il est remarquable que tout se passe dans un remaniement de l’ « avec ». Là où l’eau usait la pierre ou nourrissait les racines, elle pousse des moulins et porte des bateaux. Là où l’air agitait des branches et portait des oiseaux, il souffle dans des voiles et agite des épouvantails. Là où la pierre reposait sur elle-même, elle vient s’ajointer à d’autres pierres dans un « appareil ». Le lézard qui gobait des mouches se glisse dans les interstices – ou lézardes – de cet appareil et devient aussi l’objet d’une zoologie.
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L’ « avec » est régi par deux grands principes – ou bien il met en place deux coordonnées essentielles. D’une part, la multiplicité, d’autre part le proche et le lointain.
La multiplicité est inhérente à l’ « avec », puisque une chose unique ne saurait être avec aucune autre chose. Mais il n’y a pas de chose unique, puisque « l’un est sa propre négation » comme le dit Hegel. Une chose unique ne pourrait pas être dans un monde, ni faire un monde. C’est bien pourquoi d’ailleurs la représentation de Dieu comme un étant unique antérieur au monde n’a pas de sens ou bien a le sens qui répond à ceci, que « Dieu » n’est pas un étant. Il y a non pas « quelque chose » au singulier, mais « quelques choses » au pluriel. Le pluriel ne s’ajoute pas à l’unité, il la précède et il la rend possible.
Dès qu’il y a « quelques choses » ces choses sont entre elles proches ou éloignées. Elles peuvent être aussi proches et éloignées selon l’aspect sous lequel on considère leurs rapports. Le lézard est au plus près de la pierre sur laquelle il se chauffe, et il est très éloigné en tant que vivant de la minéralité de la pierre. La lune est très éloignée de la terre mais elle est dans une proximité particulière avec les marées (pour le formuler ici selon une physique cosmologique très simplement traditionnelle).
La proximité désigne l’état du plus grand rapprochement. C’est le superlatif du « proche » mais ce dernier terme recouvre seulement une catégorie abstraite – comme lorsqu’on dit « le proche et le lointain » – et le mot « proximité » est en français le seul substantif qui puisse désigner l’état d’être proche. Comme si « être proche » revenait toujours à « être très proche », « extrêmement proche ». (Le mot « voisinage », dont la dénotation concerne avant tout le fait d’habiter à proximité, possède une caractéristique analogue : il n’y a pas de voisinage plus ou moins proche ; on est voisin de très prés, dans un immeuble ou dans des maisons mitoyennes, à peine dans la même rue ou dans le quartier et pas du tout dans la ville ni même dans le village.)
Tout se passe comme si le « plus ou moins près » n’avait de sens que topologique mais non existentiel. Selon l’existence, on est (très) proche ou (très) lointain, on est dans une proximité ou dans un éloignement (ce terme, de son côté, semble n’avoir pas besoin de superlatif ; on peut dire « très éloigné », mais « éloigné » seul emporte déjà l’implicite d’un « très »). Avec est un mot formé à partir du latin apud hoc qui signifie « près de cela ». Près de, auprès de : la valeur locale de ces expressions – en français mais on montrerait la même chose dans d’autres langues – se double presque aussitôt d’une valeur affective et les deux ensemble se retrouvent dans la proximité. Etre près de c’est être très près, très proche et donc dans une proximité. Or la proximité entraîne plus que le minimum de distance : elle enveloppe un certain partage. « Avec » ne se contente pas de la juxtaposition et ouvre une coexistence qui engage un partage d’enjeu, de condition, de situation et de sort ou de destin.
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« Avec » ne peut pas être simplement limité à une coprésence en extériorité mais implique que le « co » de cette coprésence engage de lui-même ce que le français nomme « partage » – terme qui désigne une division avec communication ou bien sous règle de communication : « partager un repas » ce n’est pas seulement le répartir en portions individuelles mais c’est, comme on le dit aussi, « le prendre en commun » c’est-à-dire échanger quelque chose de l’apaisement de la faim et du plaisir des saveurs.
Dans cette mesure, il est nécessaire de revenir sur la manière dont Heidegger introduit lemit du Mitsein ou du Mitdasein, de « l’existence-avec ». En effet, il souligne que pour penser cet « avec » à la hauteur de l’ « exister » – c’est-à-dire de ce qui met en jeu le sens même d’ « être » – il est nécessaire de ne pas entendre ce terme de manière seulement « catégoriale » mais plutôt « existentiale ». Traiter « avec » comme simple catégorie voudrait dire n’en considérer que la valeur positionnelle, locale ou topographique. En écartant cette compréhension du terme, Heidegger veut se garder de l’insignifiance qui lui est tendanciellement attachée. Il indique en revanche que sa compréhension « existentiale » doit lui conférer une valeur digne de la mise en jeu du sens d’ « être ». Ce sens doit donc être envisagé en tant que mis en jeu non seulement par l’existant (Dasein) mais par le coexistant (Mitdasein). « Etre-avec » n’est pas une qualification seconde et aléatoire de « être » : c’en est une qualité constitutive et originaire.
Je néglige ici le fait que pour Heidegger le Dasein soit un « titre », comme il dit, destiné à suppléer celui d’ « homme » qui présuppose trop une essence humaine (et un « humanisme »). Je considère, mais sans m’arrêter à le justifier, que l’ « exister » vaut pour la totalité des étants, même si l’étant humain met en jeu de manière spécifique ce qu’on appelle le « sens » d’être.
Le sens d’ « être » en effet ne peut pas être limité au sens de l’exister humain. Etreappartient à tout ce qui est – ou plutôt, être n’est pas une qualité ou propriété de ce qui est (Kant le disait déjà) mais rien d’autre que le fait d’être d’un étant quel qu’il soit. Ce fait est antérieur à toute espèce de qualité pure de détermination. Il est, pour le dire avec Kant, la simple position de cet étant dans le réel (étant entendu que le réel n’est pas un milieu dans lequel on viendrait poser quelque chose mais l’effectivité du « poser » lui-même). Or ce que nous avons dit jusqu’ici montre que « poser » ne peut consister, en tout état de cause, qu’à « poser avec ». Une chose unique, avons-nous dit, ne peut pas se poser sans se déposer immédiatement. La position même lui est impossible et étrangère, aussi bien au sens de « position par rapport à une autre position » (ou « situation ») qu’au sens de « action de poser », « mise en place » ou encore « déposition ».
Le fait d’ « être » et le fait que « être » ne soit que ce fait, et rien d’autre – le fait, donc, que « être » n’est pas ou n’est rien – cette factualité absolue derrière laquelle ne se cherche aucun autre absolu se trouve dans une corrélation elle-même absolue avec la factualité de l’ «avec ». Il y a des choses – et non une chose – et ces choses sont les unes avec les autres. L’espace commun de leur « être-avec » est le monde. Mais cet espace commun n’est pas un réceptacle préexistant à la position des étants : il naît au contraire de cette position. Celle-ci est juxta-position, c’est-à-dire position les uns à côté des autres, et dis-position, c’est-à-dire position à l’écart les uns des autres. La corrélation dujuxta et du dis donne la juste mesure de l’ « avec » : espacement et proximité. Dans le monde, comme on dit (mais il n’y a pas de « dedans » ou ce « dedans » est entièrement formé par l’être-en-dehors-les-uns-des-autres de tous les étants), tout est espacé et proche.
Ces notions sont existentielles (ou bien si on veut « ontologiques ») : elles ne concernent pas une topographie mais ce qu’on pourrait appeler une topique existentielle. Il y a une topologie de la proximité espacée selon laquelle tout ce qui est se côtoie et dans ce côtoiement engage déjà ce qu’on nomme « sens » à la manière dont je l’ai esquissé plus haut en parlant de l’échange et du partage de toutes choses.
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La démocratie en tant que pouvoir du peuple signifie le pouvoir de tous en tant qu’ils sont ensemble, c’est-à-dire les uns avec les autres. Ce n’est pas le pouvoir de tous comme pouvoir de quiconque ou bien de la masse entière sur une simple juxtaposition d’individus dispersés. C’est un pouvoir qui présuppose non la dispersion tenue sous l’autorité d’un principe ou d’une force de rassemblement, mais la dis-position de la juxta-position. C’est-à-dire à la fois une disposition qui ne comporte par elle-même aucune hiérarchie ou subordination et une juxtaposition qui s’entend de manière existentiale comme un partage de sens d’être.
Cette considération fondamentale change la nature du « pouvoir » dont il est question de même qu’elle change l’enjeu de l’ « avec ». Le pouvoir n’est pas ici chargé de tenir sous sa contrainte les forces dispersées et divergentes d’une masse principiellement dis-loquée (c’est-à-dire littéralement éclatée entre des lieux multiples) mais il est en charge de rendre possible la circulation du sens que l’être-avec porte en lui ou, mieux encore, qu’il forme lui-même.
Il s’en suit que pour comprendre vraiment la nature de ce pouvoir et donc la nature politique de la démocratie, il faut d’abord considérer son enjeu existentiel ou ontologique. La démocratie correspond à une mutation anthropologique et métaphysique : elle promeut l’ « avec » qui n’est pas simple égalité mais partage du sens. Autrement dit la démocratie est fondamentalement étrangère à toute théocratie directe ou indirecte (un dieu-roi ou un roi de droit divin), et on peut ajouter que toute forme de gouvernement non démocratique est explicitement ou implicitement théocratique (elle fait appel à un principe supérieur et extérieur à l’ « avec »). C’est pourquoi la mise à mort du roi n’est pas un épisode accidentel dans l’histoire de la démocratie. Sous diverses formes, elle s’est répétée depuis le tyrannicide antique jusqu’à la décapitation du roi de France.
(Cela ne règle pas pour autant la question de la possibilité d’une figure symbolique de l’ « avec » lui-même ou de ce qu’on nomme l’ « unité d’un peuple ». Mais cette question devra venir ailleurs.)
Le peuple, le demos est « souverain » dit l’axiome démocratique. Qu’est-ce à dire ? Cela veut dire avant tout que son sens de « peuple », le sens de son être-ensemble, passe par lui, en lui et pour lui. Démocratie nomme un régime d’immanence du sens – immanence au peuple, immanence à l’ensemble des étants, immanence au monde.
Deux observations sont ici nécessaires :
1) Cette immanence ne s’oppose à une transcendance que pour autant que ce dernier terme désignerait le surplomb d’un « transcendant » qui serait un étant supérieur et extérieur aux autres. Mais elle n’exclut pas du tout que le sens se produise dans le mouvement d’une transcendance en pleine immanence, c’est-à-dire d’un passage au-delà : non pas vers ni dans un « au-delà » qui occuperait une place d’étant supérieur, mais au-delà sans aucune région d’au-delà, au-delà comme simple ouverture d’ici et maintenant – mais ouverture infinie.
2) Ce régime d’immanence du sens est universel – ou multiversel comme nous disons désormais : il s’en suit que le sens du « peuple » - et de tout autre groupe, ensemble ou rapport – ou plus exactement peut-être le sens comme peuple est en charge de l’expression ou de la manifestation du sens général (même s’il n’y a pas un sens général mais une multiplicité de sens de divers régimes et échelles). L’homme en tant que rapport (et rapport langagier) porte si l’on peut dire le rapport des rapports ou l’avec de l’avecuni/multiversel.
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Le peuple n’est donc pas d’abord une entité politique. C’est une réalité anthropologique (ou ontologique) qui répond à l’exigence de donner au sens des aires de formation et de circulation (ce qu’on nomme « langues », « cultures », toutes ces formes de partage de cet infini insensible que nous nous donnons à sentir). Le sens, en effet, n’est pas plus général qu’il n’est unique. Il n’y a pas ce sens monovalent et englobant que semblent toujours présenter ou promettre les religions ou les idéologies. Si quelque chose revient en propre à la philosophie c’est précisément de disqualifier d’emblée cette représentation « du » sens et de penser la vérité du sens comme son interruption ou son suspens et comme sa multiplicité ou sa singularité. « Le » sens est chaque fois « un » sens, un sens singulier – le sens « d’une vie » comme on dit ou celui d’une « culture », celui d’une langue, celui d’une œuvre artistique, celui d’une rencontre, d’un amour, d’une amitié, d’une haine, etc. Mais il n’est « sens », en même temps, que parce qu’il est communiqué : il est dans l’envoi et dans la réception de cela même qui fait du sens. Je comprends le turc ou le français, ou les deux, et je produis, j’adresse ou je reçois, je recueille du sens selon ce que chaque langue ou le renvoi de l’une à l’autre me permet de sentir.
Le partage en peuples n’est donc rien d’économique ni de politique dans son principe. Un peuple, mais aussi un groupe, un réseau, une « société » comme on dit en français au sens restreint du mot (ou une « amicale » ou une « communauté ») un couple, un trio, un quatuor (la formation musicale est ici plus qu’une métaphore) et jusqu’à la pluralité que « je » suis en moi-même et pour moi-même, tout cela compose la diversité des découpages et des dispositions selon lesquels du sens a lieu. Il n’y a pas besoin de mettre en avant le « dialogue » ni l’ « ouverture aux autres » : nous sommes d’emblée dans cette dimension, c’est en elle et par elle que nous naissons, vivons et mourons.
Sans aucun doute, il n’y a pas de rapports sans exercice de pouvoirs de diverses natures (autorité, force, contrainte, capacité de décision, savoir, séduction, etc.). Les pouvoirs portent le sens de deux manières : d’une part ils fournissent une énergie motrice, un élan pour la propulsion des envois de sens, d’autre part ils peuvent, pour la même raison, sembler configurer le sens lui-même. Tel est toujours l’ambiguïté du chef, du meneur, du maître, du législateur ou du fondateur en quelque domaine que ce soit. En dehors de la démocratie le pouvoir politique prend toujours plus ou moins la figure d’une assomption du sens : le peuple est le corps auquel le pouvoir donne une tête. La tête peut elle-même communiquer ou communier avec une entité supérieure, dieu ou destin du peuple (famille, lignée, nation, patrie, etc.). Il reste cependant que le sens « capital » assumé par le pouvoir politique reste en soi distinct (plus ou moins, tendanciellement) des sens possibles selon les autres dimensions de la vie commune (langue, art, culture, sensibilité, rapports des personnes et des groupes, savoir, pensée, etc.).
Le pouvoir politique démocratique étant celui du peuple lui-même, il lui est plus tentant de confondre entièrement avec tout le sens ou avec tous les sens possibles. C’est pourquoi la démocratie moderne (l’ancienne était différente à cet égard) s’est comprise d’emblée comme l’unité d’un mode politique et d’un sens général : souveraineté du peuple et destin de ce peuple à travers sa souveraineté. Tel a été l’esprit des indépendances et des nationalismes républicains aussi longtemps qu’ils ne se sont pas effondrés dans les convulsions européennes du XXe siècle. Or ils se sont effondrés parce que leur présomption d’incarner un sens unique et universel du (des) peuple(s) s’est avérée assez largement vaine. La démocratie ne s’était pas avisée de ceci : elle était aussi la forme politique que souhaitait l’économie capitaliste pour favoriser la circulation libre et autoproductive de l’équivalence générale (de la mesure exclusive par l’argent). Contre cet arasement de la valeur, c’est-à-dire du sens, les fascismes et le stalinisme ont su jouer la carte d’une refiguration plus ou moins sacrée et destinale du « Peuple ».
Voilà pourquoi nous devons aujourd’hui engager la démocratie sur une autre voie que celle de la confusion entre le registre politique et les registres de sens que sont le langage, la littérature, la culture, la rencontre sous toutes leurs formes personnelles et collectives. La politique doit fournir une énergie motrice dont les finalités sont au-delà d’elle. Elle doit pour ce faire engager sa responsabilité dans une visée des conditions d’ouverture du sens mais non dans le sens lui-même. Elle est donc en charge de l’ « avec » mais non des formes et enjeux de tous les sens possibles.
Tout passe donc ici par la politique, mais rien ne s’y origine ni ne s’y termine. Tout n’est pas politique, contrairement à une formule qui fut fasciste ou totalitaire. Et il en est ainsi parce que l’ « avec » qui sous-tend et qui demande la démocratie se déploie d’abord non en une politique mais en une ontologie ou anthropologie, comme on voudra dire. En une métaphysique, si on préfère. On peut penser que la politique y perd de sa gloire. Mais elle y gagne en précision et en exigence : elle a une place, un rôle déterminants mais aussi déterminés et dont elle doit savoir ne pas sortir. Elle doit procéder d’une pensée rigoureuse de l’ « avec » dans son infinité.
Jean-Luc Nancy