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Leçons de Guyotat

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Donner une leçon pourrait se comprendre comme une manière d'en imposer et de faire montre d'une technicité excessive. Mais ce serait oublier que donner un cours, cela engage une donation, un don : un art de se donner soi-même dans l'exercice d'un souci qui suppose que le maître est d'abord celui qui s'ouvre à fond, attentif à quelque chose qui lui appartient sans doute mais qui ne provient pas de lui. Le professeur rend visible autre chose que sa seule présence et ne cesse de s'oublier, de se retrancher sous la lecture des autres, les autres étant précisément un nom, celui des auteurs auxquels s'arrêtent ces leçons. C'est en ce sens que se succèdent les cours de Pierre Guyotat, d'ailleurs sans se succéder selon une matière chronologique ni en respectant l'ordre de l'Histoire qui constitue la langue française et dont il nous parle en vingt trois leçons dédoublées, réunies par les soins de Léo Scheer.

On dirait que professer se rend inséparable d'une prophétie, nous entraînant vers une école qui se place résolument en-dehors de toutes les formes rhétoriques de la "science de l'éducation", tout comme des réformes qui ont bouleversé la capacité de donner une leçon. Le cours de Guyotat n'est pas en effet un travail, la skholé s'opposant forcément à l'efficacité besogneuse du temps, décompté par le rythme de l'heure. Sa lecture de l'histoire se place en-dehors du temps de sorte que l'histoire de notre langue est présentée en deux temps décalés, lents et majestueux, comme si le cours devait s'ouvrir par le milieu, tenant compte d'une ligne suivant laquelle s'écartent les pavés, travaillés par un regard cubique, celui qui circule de Guyotat, de sa vie, vers quelque chose qui la déborde, celle des autres, de ceux qu'il a lus, des textes que ses doigts ont parcourus mais qui nous emmènent loin de lui, loin en arrière, vers les grecs, vers Byzance, Rome, le monde Arabe et tout ce que la langue française charrie en hospitalité, en étrangeté, en événements.

Voici donc des événements qui font retour et qui entraînent le lecteur, l'auditeur de Guyotat vers une véritable Histoire, quand l'histoire est bien un récit, quand ce récit est bien d'une certaine manière épique, mis en regard d'actions dont le port engage comme des portraits. Des portraits, le cours de Guyotat en regorge, comme si revenaient en mémoire autant de noms qu'on a désormais oubliés sous la technicité structurelle de la grammaire et de la linguistique. La langue française relève d'une histoire qui n'est pas linguistique mais événementielle, portée par Chateaubriand, Augustin, Diderot, Dante... Enfin un cours qui n'est plus "ressource en communication", ni "transmission de messages" mais véritable réforme de l'art de penser, de voir, d'enseigner selon le paysage visionnaire des événements, la magie des événements que les enfants en nous appellent de leurs voeux. Ce pourquoi, le cours de Guyotat est inséparable d'une pratique nouvelle de l'histoire dont les mythes aimés, les affects, n'ont plus rien de patriotique ou de national comme c'était le cas des historiens nationalistes de la fin du XIXe.

L'art de raconter, de lire des textes (dont ont avait oublié la beauté) constitue la ressource d'une histoire narrative que la science quantitative et sérielle avaient rejetée comme une chose du passé, l'histoire événementielle étant supposée indigne d'une "science" objective de l'homme. Ce que Guyotat nous rappelle par ce très grand cours est que l'événement fait bien la matière de l'histoire et que les grandes plages, les longues durées ne durent que selon la ressource de la force de parole que l'histoire contemporaine a souverainement négligée, bâillonnée, elle qui ne retient que des structures sans sujets, des économies, des cours de richesse expurgés de tout homme vivant. Voici donc que Guyotat réouvre la puissance de la légende, la mince faille, l'écart et la fente qui, dans l'entre-deux, redonnent accès aux hommes, grands et misérables, qui font notre histoire et l'histoire de notre langue, posés hors d'elle dans l'interstice du grec et du latin, des anciens français et des germanismes étranges ou barbares.

On y redécouvre des historiens complètement balayés par les prétentions scientifiques de l'histoire contemporaine, des textes renouant avec ce que Tolstoï avait appelé la singularité, l'élément différentiel de l'événement, la petite intrusion étrangère qui fait bifurquer le cours d'une guerre comme de la paix, bouleversant nos phrases d'un rythme allègre de non-sens. Où l'on relit enfin des textes de Gibbon, de Michelet, de Saint Simon qui nous ramènent à la considération de l'événement, à l'histoire événementielle qui n'est pas seulement celle des grands hommes, mais des corps tranchés, des moines reclus, des saints et des reliques ou de quelques paroles données pour traverser les foules comme une écume enchante le rythme de la vague. Oui, il y a quelque chose comme un enchantement de l'événement dans les tableaux de Guyotat qui mettent en résonance le montage de voix multiples, celles qui parlent encore dans la langue française et qui en font une histoire humaine et brûlante, mineure au regard du positivisme mais majestueuse sous l'oeil du prophète qui la raconte. On ne se lassera pas de lire, d'écouter le cours de Guyotat, avec le sentiment qu'un professeur ne pouvait se donner autrement en donnant une leçon sur la langue française.

JC Martin

Pierre Guyotat, Leçons sur la langue française, Ed. Léo Scheer. 682 p.

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