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Encres de Michaux / Raymond Bellour

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L'événement de foule : telle est la nouveauté sensible des grandes encres de Michaux. Là où l'aquarelle, depuis longtemps, et à jamais, isole, individualise, sépare des couleurs et des traits d'expression passant d'un être à l'autre autant qu'au plus intime de chaque organisme; là où la gouache, au début des années cinquante, par exemple, tente des assemblages qui sont des esquisses de masses et de mouvements composites, la grande encre parvient comme d'un trait à saisir une multiplicité sans autre support qu'elle-même.

Cette multiplicité a une histoire. Comme souvent, Michaux est son commentateur le plus précis - il suffit de songer à le lire. Il a bien dit dans "Emergences-Résurgences" comment il repart un jour du signe, héritier de son rêve ancien et jamais apaisé d'une langue universelle, pour se fixer avec une obsession furieuse sur la forme homme, quoi qu'aussi bien animale ou racine : "homme inoubliable (…) homme-flagellum". C'est la longue série des "Mouvements". Il en noircit alors, à l'encre, au pinceau, au début des années cinquante, "des centaines de pages, un à un, comme énuméré (quatre ou cinq par feuille, chacun à part dans une invisible niche, sans communiquer l'un avec l'autre)." Il ajoute : "Puis on en a vu venir deux à deux". Et lorsque bien plus tard, précise t-il, "des interactions entre les formes, entre les personnages commencent", alors "tableau, il y a".

Le geste qui rend le tableau possible est l'abandon du pinceau, et le risque pris du flot d'encre jeté à même la bouteille et travaillé sur des feuilles plus grandes par une réaction comme instantanée accordant la vitesse au mouvement (un geste qui rappelle la projection d'eau "par giclées" sur les couleurs, lors de la plus intense production d'aquarelles de Michaux , au temps de douleur provoqué par la longue agonie de sa femme). Il est fascinant de voir, à feuilleter "Emergences-Résurgences" ainsi que livres et catalogues, les compositions d'encres s'emplir et passer, des années 1950 aux années 1960, de signes-corps épars - ou au moins regroupés encore par masses disjointes sur la surface blanche - à ces surfaces recouvertes, saturées, "bourrées", comme disait Gaston Ferdière des dessins de schizophrènes, et Michaux avec lui pour qualifier les taches de couleurs apparaissant, lors d'une de ses premières prises de mescaline (1955), sur "l'écran inouï" de sa vision.

C'est là ce que cache un peu l'ordre selon lequel, dans "Emergences-Résurgences", Michaux a dû organiser par plages successives ses différents registres d'expériences : les "Signes et Mouvements" (avec des pages proprement consacrées aux "Grandes encres") précédant les "Dessins mescaliniens" (tels sont les titres de la première version d' "Emergences-Résurgences", éradiqués de la version finale, au risque de contours plus flous). Après avoir évoqué le développement de ses combats avec les tâches d'encre, Michaux écrivait alors, pour pondérer l'ordre adopté, ces lignes ensuite supprimées : "Plus tard encore, le nombre des personnages en mouvement soudain grandit. Il régnait partout une multiplicité nouvelle. Ce n'était pas sans rapport avec des expériences psychiques auxquelles des années auparavant je m'étais livré. Résurgences, longues à venir."

C'est dire que la mutation des encres - leur plénitude si particulière, leur pullulement si spectaculaire, leur motricité si enveloppante et toujours inattendue – est avant tout un effet transformé de la mutation perceptive et expressive imprimée par l'expérience hallucinogène. Aussi est-il juste qu'un choix forcément un peu hasardeux de grandes encres, pour la plupart du tournant des années 1960, comporte ici une image de 1959, apparentée au sillon vertical de "Paix dans les brisements". Mais cela rend plus attentif encore à ce qui rend les encres absolument singulières, en regard des dessins mescaliniens d'où leur vient une part de leur énergie. Ceux-ci, quoiqu'il advienne de leur effet d'art, et parfois de mélanges avec une hantise des apparitions si propre à Michaux, cernent inéluctablement par la minutie répétitive de la plume des états internes du corps dont l'hallucination perceptive a été le garant phénoménal. Alors que le jet d'encre, et les manipulations que sur-le-champ il provoque, sont antérieurs à toute perception bien qu'ils la retrouvent, dans cet instant asymptotique où la vision du peintre rejoint celle de son regardeur. Ils incarnent la pure motricité d'une multiplicité développant à l'extrême ce que Michaux nommait (toujours dans la première version d' "Emergences-Résurgences") "les mouvements inter-signes". Il précise : "par éclatement d'un signe (ou d'une figure) qui se trouva n'être plus représentatif d'un être, ou mieux d'un mode d'être, mais d'un geste, d'un emportement, d'une irruption intérieure." Et il ajoute : "Les élans, les courses allant naître, puis des foules, des foules en mouvement."

Ainsi passe-t-on du corps intérieur et des écrans de sa vision à la figuration vibrante de masses animées, au gré de rythmes innervés par une tension sans cesse variable, visible et objective autant que discrètement insaisissable, entre le continu et le discontinu de traits-tâches-figures plus ou moins saturant la surface blanche. Le miracle, dès lors, tient à la variété (c'est aussi le mot de Deleuze et Guattari, dans "Qu'est-ce que la philosophie?" où Michaux occupe une position si forte, pour qualifier les sensations d'art rapportées du chaos). Variétés des espacements, des poussées motrices (horizontales, verticales, tournoyantes, mélangées, contrariées). Variétés d'épaisseurs entre les micro-tâches et les traits. Nostalgies de la ligne, parfois, infusions fines de couleurs. Une fois, témoignant ici pour beaucoup d'autres, un large horizon de blanc subsiste pour recueillir des filages frémissants et furieux.

La chose capitale, et qu'avait si bien vue Bacon en des lignes souvent citées, est que ces grandes encres (on trouve celle qu'il posséda lui-même reproduite à la p. 67 de son livre d'entretiens avec David Sylvester), restent, loin de toute abstraction, inéluctablement liées à "l'image humaine". Nées d'une obsession magnifiée du signe et d'une incorporation des intensités propres aux hallucinogènes, elles finissent par abolir tout écart entre l'intériorité du corps singulier et l'extériorité des corps multiples. Elles disent ainsi l'être de foule, sa masse et sa puissance, dans la virtualité à chaque instant renouvelée de ses composantes.

Raymond Bellour
(Dir. des vol. de la Pleiade sur Michaux)

Ecrit en préface au catalogue accompagnant une exposition d'encres de Henri Michaux à la Galerie Thessa Herold, Paris, automne 2004

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