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Michaux, une pluie de signes

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« quand on frôle de tels espaces, il ne faut plus prétendre à les connaître ; il faut s’accorder à leurs ondes », Philippe Jaccottet.

Le liquide se disperse. En dehors de tout contrôle semble-t-il, de toute instrumentalisation.  Le liquide devient une frontière sans unité, sans forme : frontière liquide d’un monstre, frontière d’innombrables débris. Le silence est profond, le monstre ignorant la parole, le récit, qui dit les choses en trop de mots : la couleur liquide le désencombre (le protège) de toute parole – il ne signifie rien, signe muet, « il reçoit des signaux qui ne veulent rien dire ».
Cela se voit comme une zone de vent, un autre globe terrestre où régnerait un vent très fort, un fleuve immense. Il y a un ensemble de conditions biologiques pour que se développent ces nouvelles espèces végétales, animales : ce réseau nourricier est le vent, l’eau, la mer. Ici, dans la peinture de H.M., ici ne reste qu’une infime quantité d’un corps : quelques membranes, quelques cellules, des transformations, un nombre infini de particules. Rien n’a de nom dans cette universelle corrosion. Quelques membranes, quelques cellules : un chien, le corps sans muscles d’un chien sans squelette. Ou plutôt la matière molle et blanchâtre d’un chien ou d’un poisson – davantage symptôme d’un chien que chien de sang et de chair. Ou encore, autre possible, un chien à fines écailles, aux ailes larvées, chenille fluide et passagère ? Chien en déséquilibre, forcément instable – donc asocial, peut-être « fou », qui sait ? Animal sans créateur ni maître : avec qui aurait-il des relations et quelles relations ?
Lui jetant davantage d’eau, cela devient une tête malade, plus malade encore, crâne d’enfant ou d’animal indocile. Tête qui désobéit et qui, dans la nappe d’eau profonde, ne veut pas oublier son histoire incertaine, insubordonnée.
Peinture-enfant, peinture-fœtus qui n’atteint pas le développement de son espèce. Aussi : peinture où la pluie s’abat, peinture d’un être désarmé dont les failles sont la puissance.
Ici, le tableau, le dessin, ne sont pas la reproduction exacte de l’homme ou du semblable à l’homme, la vie n’y a pas de signature humaine. Pas de murs non plus, pas de parois, d’idées humaines, de clarté humaine, pas de mots humains. La main qui jette de l’eau très vite et la déverse sur le papier y jette en réalité des vapeurs, des brouillards, des nuages, et des creux, des trous – déverse de l’imprécis, de l’incertain, des clartés vagues et effrayées, des têtes nébuleuses : y jette très vite une poésie obscure, sombre…
Dans la peinture de Michaux, l’existence est partielle : toujours un commencement, un avènement entre ciel et terre, aujourd’hui et demain, printemps ou désert. Les têtes étranges sont pour toujours dans l’enfance, ignorantes des schématisations du temps humain. L’existence est dans ce qui commence, la vie est commencement : naissance d’un crâne, origine et création d’une chair. Cependant, ici, l’origine est encore future, la chair prochaine, à venir – peinture d’une enfance qui commencera plus tard, éternellement plus tard, demain étant sans cesse pour le lendemain : peinture de lignes, d’êtres futurs, d’un temps qui est avenir. Dans les peintures de Michaux, le temps ne passe pas mais dure, et ce qui agit et se maintient c’est le temps en tant que futur, ouverture d’un éternel futur. Ces peintures sont pour toujours dans l’enfance, œuvres fœtales appartenant aux espèces « malades » de la vie, espèces sans cristallisation qui n’atteindront jamais l’état « normal » (celui de la norme) car leur évolution, à jamais ouverte, initiale, demeure sans fin, sans finalité. A l’opposé de toute forme fixe, de toute idée et possibilité de fixité, ces peintures sont dans le mouvement, sont un système de mouvements s’enroulant autour de relations qui demeurent futures, nomades, virtuelles : habitées par un Autre, traversées par un Ailleurs, peintures dont le présent et la présence n’existent qu’à partir d’un avenir, d’un à venir qui ne vient jamais, dont l’ici est déterminé par le lointain – et le futur, le lointain, persisteront en tant que tels.
L’espace existe de même à partir du temps, moins en fonction d’un passé (souvenir) ou d’un présent (action) qu’à travers un futur qui, en un sens, le rend vacant, vide. Cet espace n’est pas fait pour l’action ni pour une mémoire qui le retiendrait, le fixerait. Il est mis en morceaux, en particules, privé de toute orientation et coordonnées fixes, s’allongeant à l’infini dans un liquide qui le rend toujours plus lointain, lointain à lui-même. Chez Michaux, l’espace n’a pas de piliers, d’édifices d’acier ou de sol dur habité de quantités de formes : plié, déchiré, ouvert, il est désert sans personne, inhabité car inhabitable, sauf par ces entités en perpétuel devenir, ces corps ectoplasmiques qui sont moins des corps que des événements sans cesse au voisinage du corps et du visage. L’espace vide n’est pas un espace sans rien, simple néant. Le vide, le rien n’est pas une privation, un manque, mais il fait de cet espace le lieu de l’indétermination, du transitoire, du devenir : espace chinois où le rien est une force, où le vide est la force du devenir par laquelle s’opère l’existence des créatures nomades qui le peuplent en le traversant (vide dynamique, agissant). Les cartographies, les topographies de Michaux : création des forces du désert nécessaire à ces êtres, à ces événements…
Peignant tout cela, Michaux s’exposait aussi à ce temps et cet espace, ce cimetière de vivants : la mort acceptée, inséparable de la vie.
Des signes, des lignes : signes sans langage d’un monde qui ne peut être écrit, monde qui ne peut être lu à voix haute. Signes ou lignes d’un monde sans signature – signes-pluie, signes-vent, signes liquides. Qui n’affirment ni ne confirment, qui ne répondent pas, ne parlent pas, ne signifient pas. Signes ou lignes de la profondeur marine, où les langues ne se sont pas encore formées, imposées, où l’humain ne s’est jamais répandu.
Des signes comme des ouvertures. De tels signes sont ce qui vient d’abord, ce qui apparaît à l’origine (inexistante), avant le langage. Ce sont surtout des signes dans l’ouvert, dans l’apparaître : signes pour les débuts, les aurores, signes nomades pour le monde incertain d’une enfance qui se crée : signes des commencements, signes-commencements.
Pour l’observateur de son art, Michaux couvre la rétine de ces signes comme s’il la recouvrait de pluie, de fragments marins, comme s’il recouvrait l’œil d’une nappe d’eau : la perception visuelle des objets est en fuite, l’espace tombe en morceaux, le réel n’a plus d’extrémités. Une phrase, un mot, par hasard apparus, seraient immédiatement tués. Le temps et l’ordre de la communauté et du langage (« immense préfabriqué qu’on se passe de génération en génération ») sont impossibles, volontairement détruits par l’acte criminel de peindre, c’est-à-dire par la longue durée d’une naissance par définition inadaptée à la vie sociale, au langage, aux subordinations exercées sur toute vie dans l’enfance. Michaux décrit toujours sa propre enfance comme un emprisonnement, un internement dans le réseau des autres hommes et de leurs noms, de leurs mots, sans liaison avec le silence et les propriétés de ses paupières closes, avec les naissances de la poésie qui lentement se répandaient à travers son espace personnel : « Enfant en Occident »… Ce qui advient de l’immersion, de l’action de tous ces blocs d’eau qui s’abattent, c’est une véritable boucherie, la plongée dans l’acide de populations d’hommes avec leurs langues, leurs bruits, leurs signes et leurs lèvres pour les dire. Et leurs livres sont calcinés, dispersés, déchirés par les vagues – pour la naissance, la génération d’une autre pensée, d’une œuvre toute de gestations et formations, de devenirs, une œuvre de genèses : pas pour produire des formes mais un monde de forces, la cosmogonie d’un désert traversé de fantômes qui sont des fumées ou des matins, des présences paradoxales qui passent, silencieuses, multiples, absentes et nomades, comme ces femmes du Voyage en Grande Garabagne, qui trouvent « dans les mouvements de la mer les forces nécessaires pour expulser l’enfant qui désire naître ». L’œuvre plastique de Michaux serait la formation d’un désert marin – de l’eau, des surfaces d’eau dans lesquelles se développent sans fin des animaux indéchiffrables, innommables, des surfaces de mers où s’engendrent des organes sans organisme, lèvres sans visage : les signes sans nom d’un règne sans nom.
Et la couleur ? Liquide elle aussi, sans bords, laissée dans la nuit, construisant la nuit – voulue pour des hybridations, des naissances, pour les désordres des événements sans langue, sans lèvres, sans chair : enfants sans père, corps sans Dieu, couleurs nomades.
Membranes, cellules : le corps commence, le corps dans l’ouverture de sa naissance. Membranes, cellules, ou mieux : lignes cellulaires, monde de particules multiples, petites, très fines, monde de neurones et de brumes, à peine perceptible, à peine apparu. Le corps n’adhère encore à aucun organisme, sa matière demeurant trop incertaine pour être maîtrisée : il est incertitude, immense désert, ciel et mer illimités. Aube sans fin, sa chair serait celle d’un animal encore dans la nuit.
De la « réalité » des organes sont extraites d’étranges grâces, celles des populations « faibles » vivant sur les territoires du non-organique, de la pensée et du corps propres au sans organes : longues têtes, chairs marines, corps mobiles d’oiseaux-poissons… D’étranges ravages aussi, constituant ces êtres sans personne qui marchent au fond des mers. Ceux qui habitent ces corps ne sont pas les citoyens de la société commune, les êtres vivants du milieu social, ceux qui ont un corps, des fonctions fixes, qui parlent avec leur bouche : ce sont au contraire des âmes verticales, solitaires, nomades, silencieuses, ce sont des mouvements anonymes, sans sol, sans identité ni genre. Corps comme un ensemble de mouvements, corps fait des forces qu’il « subit » : courbé, tordu, dévié… Sa colonne vertébrale n’est pas celle d’une statue de pierre ou de béton, ce serait plutôt un magma d’animaux en fuite, ligne de vent à travers le sable.
 Le corps ne parle plus, n’écrit plus, puisque écrire et parler sont toujours une cristallisation, un apprivoisement, donc un emprisonnement, un meurtre de ce qui ne peut vivre qu’à l’intérieur des mouvements liquides du corps – le devenir, les intensités -, puisque l’écriture ne peut qu’être en retard ou en avance, inadaptée à la grande vitesse, à la grande lenteur de ces êtres mobiles, au futur qui est la dimension à partir de laquelle ce monde peut exister. Le corps alors ne parle plus, n’écrit plus, ou alors il parle et écrit autrement – il peint, il est corps poétique : il parle en nomade, il se tait, il écrit d’une écriture silencieuse et nomade, c’est-à-dire poétique.
 A la surface de la feuille de papier, la vie est ruine et mort, la mort est vie : vie dispersée, répandue, dissémination – vie de ce qui se disperse, de ce qui se répand. C’est un pays de mer, un pays sans frontières, sans fin. Des choses apparaissent parfois, des bêtes, des insectes peut-être, ou des visages – des voyages répandus à travers le vent. C’est un lieu sans bornes, sans limites, le lieu de la peinture d’Henri Michaux, qui ne contient ni n’enferme rien, un lieu-passage, un lieu-mouvement, un entrelacement d’espaces où quelque chose arrive et à l’improviste se manifeste.
 Au Japon, Michaux découvrit une peinture comme brûlée, une peinture de cendre noire, la lumière grise suspendue dans l’air et le traversant – une peinture recouverte par la mort, une mort minérale ou végétale, un monde sans langage, sans personne. Avec la Chine, il aurait découvert la peinture désertique de l’eau et du vent, la vitesse et le temps propres du liquide : peinture pour un corps, un système nerveux aquatiques, où la poésie devient l’épine dorsale du monde. Dans cette peinture, Michaux voit sans doute quelque chose de comparable au cours d’un fleuve : pas d’objets installés, pas de possessions, pas de haut ni de bas, d’ordre égyptien ou grec de la nature et de la vie. Pas d’énoncés surtout, pas de langage. Un espace dépourvu de centre, un espace entre, sans parties, sans extrémités. Un temps qui est devenir, tout y étant toujours intermédiaire. Michaux a dû voir dans la peinture chinoise la possibilité d’un art nomade, anonyme, frappé par l’exil, un art qui va, préoccupé par l’idée lancinante et obstinée d’un Autre, d’un Ailleurs. Dans la peinture chinoise, Michaux rencontra des êtres dans l’enfance de la vie – un certain vide de la vie, une force du vide : un vide vivant. L’espace devient mobile, le temps futur, et s’orienter consiste à fermer les paupières. Là, Michaux commence à créer ses constructions lacustres, ses liaisons marines, dans cette espèce de ténèbres. L’eau y purifie le silence. Et des plantes commencent à pousser, des organes, des espaces, des « choses » lointaines commencent à tenir ensemble.
Jean-Philippe Cazier
Publié  également pour Médiapart

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