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La dure sentence "Dieu est mort" / Hegel

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Le mouvement de l’art rend visible l'esprit qui sombre de la scène vers le public, dans le comique de la rue, ayant quitté l'espace de la représentation. Le comique des temps modernes sort du silence de nos statues, hors du temple, vers la légèreté cynique de tout le monde découvrant que « c’est le soi-même qui est l’essence absolue[1].» Il y a là une profanation du sacré dans la mesure où cette sentence n’émane pas de la sphère du religieux mais de « tout un chacun » qui la prononce et aura porté l’essence en-dehors de son abri et de son art, « au bas de l’échelle[2].» En sombrant à même la substance la plus commune, l’Esprit finalement perd sa noblesse, se déclasse selon un rang des plus misérables, des plus inférieurs : celui du comique riant de cet état, se gaussant de l’importance qu’il s’attribue, de la perte des dieux au sein de l’espace public. Mais cette conscience comique, trop heureuse en son insouciance, ne saisit pas encore clairement le drame que constitue l’absorption des Dieux par l’agora. Elle ne sait pas le tragique de cette perte, de cette lourde sentence énonçant si misérablement la mort du Dieu. Nietzsche se rappellera ce rire moqueur, incapable de saisir l’importance de l’événement étouffé par la raillerie. Il faut, ce faisant, que la conscience découvre ce malheur et qu’entre en scène la proclamation mélancolique du deuil, qu’émerge la pensée de cet abandon au travers de la « conscience malheureuse », elle qui manifeste « la perte de toute essentialité dans la certitude de soi .» Au rire, à la foule qui entrevoit dans la multitude son pouvoir, succède « la douleur qui s’exprime dans la dure formule selon laquelle Dieu est mort[3].» 

Hegel reprend ce mouvement vertigineux d’évidement qui vient creuser une véritable faille dans l’Histoire entière qu’elle ravage. Il la met en lumière dans un texte particulièrement inspiré qui rivaliserait au mieux avec l’annonce de la mort de Dieu sous le ton liturgique d’Ainsi parlait Zarathoustra. Il vaut la peine de reproduire en son entier l’extrait de cette proclamation hégélienne telle que la Phénoménologie de l’esprit la met en intrigue, de manière injustement oubliée : « (…) le monde du souci des bonnes mœurs, de la coutume et de la religion (…) se sont donc enfoncés dans la conscience comique, et la conscience malheureuse est le savoir de cette perte toute entière. Est perdue pour elle aussi bien la valeur par soi-même de sa personnalité immédiate, que celle de sa personnalité pensée. La confiance dans les lois éternelles des dieux s’est tue, tout aussi bien que les oracles qui faisaient savoir le particulier. Les statues sont maintenant des cadavres dont a fui l’âme vivifiante, de même que l’hymne n’est plus qu’une suite de mots dont toute croyance s’est enfuie. Les tables des banquets des dieux sont vides de breuvages et de nourriture spirituelle, et la conscience ne voit plus revenir, dans les fêtes et les jeux, la joyeuse unité de soi avec l’essence. Il manque aux œuvres des Muses la force de l’esprit, pour qui a surgi, de l’écrasement des dieux et des hommes, la certitude de soi-même. Elles sont donc désormais ce qu’elles sont pour nous, de beaux fruits arrachés de l’arbre, un destin amical nous en a fait l’offrande, à la façon dont une jeune fille nous présente ces fruits ; il n’y a ni vie effective de leur existence, ni l’arbre qui les a portés, ni la terre, ni les éléments qui ont constitué leur substance, ni le climat qui a défini leur détermination, ni encore l’alternance des saisons qui dominaient le processus de leur devenir. –Ainsi donc le destin ne nous donne pas (…) le printemps et l’été de vie soucieuse des bonnes mœurs et de la coutume dans laquelle elles ont fleuri et mûri, mais uniquement le souvenir voilé de cette effectivité. C’est pourquoi ce que nous faisons en jouissant d’elles n’est pas une activité de service divin par laquelle adviendrait à notre conscience la vérité parfaite qui est la sienne et qui la comblerait, mais c’est une activité extérieure, celle qui, par exemple, essuie les gouttes de la pluie ou la fine poussière déposées sur ces fruits, et qui à le place des éléments intérieurs (…) dresse le vaste échafaudage des éléments morts, de leur existence extérieure, du langage, de l’historique, etc. (…)[4]. » 
Ne subsistent plus que des pommes calibrées, astiquées, dont le sens et la provenance ont été retranchés, n’adhérant à rien, ne contenant ni saveur, ni intériorité spirituelle, simple étalage où la nourriture n’est plus en rapport avec rien d’essentiel: ni partage, ni repas commun, ni célébration spirituelle là où les muses se confondent avec les jeunes filles qui ôtent la poussière. Ce n’est là qu’une comparaison, une métaphore du Panthéon. Le musée ne se compare pas tout à fait au supermarché de l'art. Il expose des oeuvres ayant conservé le mouvement,le cheminement de l'Esprit. Devant la perte du sens visible dans le remugle des foires, des expositions universelles à venir, on ne s'attache au mieux qu'aux empreintes, aux traces de l'Esprit laissées dans les choses. Prenant acte de la mort de Dieu, la conscience malheureuse n'en cultive pas moins un souvenir vivant où se rangent ses reliques et restes comme en un herbier fané, « vaste échafaudage des éléments morts », alignement où, comme dans les catacombes chrétiennes, se conserve le sens du Dieu mort pour nous. Dans son égarement, le siècle se voue à une passion naissante pour l'archéologie et la philologie, retournant vers l'origine. Il y a perte, mais vestige de cette perte, monumentalité de la perte dressée en tombeaux et stèles innombrables conservées dans le souvenir, dans l’intériorisation de ces figures de l’art. Après le rire comique dissolvant toute transcendance, naît une compréhension nouvelle du passé et la mélancolie moderne se mue positivement en nostalgie autant qu'en grandes rétrospectives de l'art : « l’esprit du destin qui nous présente ces œuvres d’art est plus que la vie éthique et que l’effectivité de ce peuple, car il est le souvenir et l’intériorisation de l’esprit encore extériorisé en elles –il est l’esprit du destin tragique qui rassemble tous ces dieux individuels et ces attributs de la substance dans le Panthéon unique de l’esprit conscient de soi en tant qu’esprit[5] .» L’essence est tombée dans la matière, dans les substantialités de l’art en lesquelles elle s’est aliénée jusqu’à se figer sous la pierre morte, sous le souvenir des statues pour fuir le monde inconsistant des célébrités comiques du jour. Il faut maintenant que le « soi » s’élève à l’essence et pense le chemin inverse: celui de la conscience malheureuse qui va se hisser jusqu’au divin. La chute du dieu, ébroué dans la matérialité des œuvres, va dès lors se doubler d’un mouvement à rebours, celui de l’ascension de l’homme vers Dieu, « devenir-Dieu » de l’homme et non plus seulement, comme dans l’œuvre d’art, « devenir-homme » de Dieu (...).

JC Martin 
Extrait d'une Intrigue criminelle de la philosophie -lire la phénoménologie de l'esprit.



[1] PH.E. La religion manifeste, p. 487.
[2]Ibid.
[3] PH.E. p. 489.
[4] PH.E. p. 489.
[5] PH.E. p. 490.

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