Quantcast
Channel: Strass de la philosophie
Viewing all articles
Browse latest Browse all 405

Sur le mot bizarre de "Phénoménologie" (autour de Hegel)

$
0
0


Ce premier souffle du cours de Hegel sur L'esthétique pris par Victor Cousin nous montre une pensée limpide très peu platonicienne. Pour Platon, le phénomène, ce qui se manifeste est illusion, une caverne qu'il convient de fuir: errance des impressions sensibles. Erreur. Le coup de maître de Hegel, dans ce petit cours inédit, c'est de chercher la vérité dans la caverne. Ce que veut dire "Phénoménologie". L'apparence, le "schein" cessent d'être une erreur. Hegel dans ce petit extrait de cours nous dit que ce qui n'apparaît pas, cela n'a aucune chance d'exister. L'apparence devient un moment essentiel de l'essence et même de la vérité. L'apparaître et l'être se noue dans un jeu qui est celui de l'art. Alors la peau tendue des oeuvres, leur surface d'inscription se mue en espace de révélation. C'est ce que veut dire le mot "esthétique" par rapport aux "beaux arts". Hegel ne croit plus au beau en soi. Le plus profond dira Valéry c'est la peau. Hegel disait un peu mieux : "le révélé émergeant entièrement à la surface est justement en cela le plus profond". 
Voici comment j'avais formulé l'idée "bizarre" (au sens de Baudelaire) du mot "Phénoménologie" dans mon "Intrigue criminelle de la philosophie - Lire la phénoménologie de l'Esprit"



"... ce retour aux choses mêmes nous est signalé par le titre, sous l’insistance avec laquelle Hegel place l’Esprit au regard de ce qui apparaît. La phénoménologie, titre surprenant pour un livre de philosophie élaboré en 1807, désigne une logique de l’apparence en même temps que de son apparition dont Hegel se refuse, d’une certaine manière, à distinguer les sens. Phénomène relève d’une expression construite à partir du grec phainestaiqui signifie briller, être visible. Visible depuis un point de vue pour la conscience, une prise que découvre l’attention comme l’alpiniste s’accroche à ce qui se présente à lui pour s’orienter sur la falaise. Nous n’avons, du reste, rien d’autre à quoi nous raccrocher que des phénomènes ou des indices.
Or la philosophie, avec Platon, commence par une contestation de l’apparaître lorsque, sous l’influence de la morale, ce dernier s’obstine à faire du sensible une ombre, un décalque tronqué. Ce pourquoi l’apparence que prend le phénomène rimerait avec l’illusion et les clichés, manipulés par les sophistes, seraient une errance devenue impardonnable. Notre corps se trouvera, pour cela même, condamné comme le tombeau de l’âme et se laissera comparer à la coquille d’une huître. Rien du dehors ne filtre à l’intérieur, véritable mur de nacre, sauf à dessiner un mince passage ouvert par la fente de l’œil. Dans La république, l’huître laisse place à une caverne, cavité oculaire ne recevant que les échos, l’image renversée de la réalité dont se nourrissent d’ailleurs rhétorique et politique conduites de mieux en mieux à exploiter notre ignorance. Il faudrait, selon Platon, redresser ce retournement des images ou des simulacres et, sous l’invocation de la justice, sortir de la caverne creusée par l’œil, redécouvrir ainsi la vérité en renouant avec les modèles eux-mêmes dont les phénomènes ne seront que de pâles reflets. Mais ce qui brille devant nos yeux et que la conscience découvre devant elle avec étonnement, cela n’est pas forcément une erreur lorsqu’on envisage l’apparence d’un autre point de vue que depuis la réforme politique qu’avait adoptée la République.
Appeler sa recherche Phénoménologie de l’esprit, cela amène Hegel à repenser l’apparence, à reconsidérer sous un autre œil tout ce qui brille et scintille au lieu de le rejeter du côté de l’illusoire qu’il semblait servir[1]. L’apparence, supposée faire errer les peuples et endormir les esprits, est tout de même autre chose : une apparition, ce qui se manifeste devant nous de façon exclusive. Les phénomènes, avec leurs chatoiements, ne sont pas à rejeter au rencard des visions hallucinantes. Cela demeure si important aux yeux de Hegel qu’il reviendra sur cette question cruciale au début de L’esthétique, en 1829 comme pour jeter un pont en direction de son écrit de jeunesse et renouer avec sa vision initiale. Ce qui importe, c’est de montrer que Platon a été finalement victime d’une abstraction antidémocratique, politiquement désastreuse, lorsqu’il considère les phénomènes comme des copies, des imitations peintes, des représentations pour juguler la masse populaire ainsi trompée par le moindre slogan. Mais, disant cela, Platon n’a pas la moindre idée de ce que signifie vraiment le processus esthétique fondé sur une logique phénoménale. Le philosophe roi est aveuglé sous les revendications d’une justice intransigeante et il faudra nous garantir désormais des œillères de cette rectitude trop rigide.
Kant est sans doute un précurseur de ce renversement, de cette « révolution copernicienne » en faisant de l’esthétique l’ouverture de La critique de la raison pure, mais pour soumettre finalement la construction des phénomènes aux catégories réflexives de l’entendement qui les filtrent et en réalisent le maillage. Hegel, quant à lui, refuse cette réduction trop rapide pour en revenir au cœur des choses sous le nom même de phénoménologie. L’être, en effet, ne serait rien sans son apparaître. Mais laissons la parole à Hegel lui-même et au déroulement de son questionnement : « …au fond, qu’est-ce que l’apparence ? Quels sont ses rapports avec l’essence ? N’oublions pas que toute essence, toute vérité, pour ne pas rester abstraction pure, doit apparaître (…). L’apparence elle-même est loin d’être quelque chose d’inessentiel, elle constitue au contraire un moment essentiel de l’essence[2]. »

Le phénomène, ce qui brille et se manifeste reste la seule réalité accessible et c’est de là qu’il nous faut repartir pour entendre ce qu’il en est du monde ouvert à un esprit susceptible de le contempler et le recevoir de manière sensible. Au lieu de sortir de la caverne, de fuir la cité et les peuples pour se détourner des apparences, il s’agit d’y entrer, de comprendre en quoi la conscience demeure inséparable des choses-mêmes qu’elle éprouve sur le cercle intime de sa perception, là où l’art, comme les sciences sociales permettront de creuser la vision en direction de ce qui n’est pas visible immédiatement, vers un point aveugle de la rétine. C’est sur cet intérieur que se tend la phénoménologie, sachant que le superficiel présumé, pourchassé par toute la tradition, se trouve placé déjà au plus profond. L’illusion, en tout cas, ne constitue peut-être pas le propre du visible et de l’apparaître que nous rencontrons bien mieux comme le seul axe de vie possible. Il y a des illusions qui résultent de notre trop forte volonté du vrai, illusions congénitales aux vérités les plus drastiques et les plus droites. Cela, certes, résonne comme un paradoxe ou un cercle, mais il nous faut le parcourir obstinément pour le comprendre dans sa contradiction la plus créatrice."


J.-Cl. Martin


[1]Concernant le mot Phénoménologie comme chemin dont l’importance compte autant si ce n’est plus que la destination cf . PH.E. Préface, p. 44-45.
[2]Esthétique I, outre la traduction complexe de Lefebvre, on retiendra pour ce passage celle de S. Jankélévitch. Coll. Champs, Flammarion, 1979, p. 29. La Préfacede la phénoménologie exprime la même exigence pour l’essence de s’extérioriser en une forme développée, p. 39.

Viewing all articles
Browse latest Browse all 405

Trending Articles