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Saturer l'objet / Jean-Luc Marion

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La phénoménologie, précisément parce qu’elle accomplit comme telle, depuis maintenant plus d’un siècle un parcours cohérent, sans cesse rénové, et constitue une des rares traditions vivaces de la modernité (voire de la post-modernité), s’expose inévitablement à la critique et à la rivalité d’autres courants. On soupçonne toujours le «retour aux choses mêmes» de sacrifier la discursivité logique à l’immédiateté de l’intuition et de mettre ainsi en péril la rationalité scientifique. A cette méfiance diffuse s’ajoute aussi, depuis peu, une crainte plus particulière - celle que «les choses mêmes» que l’on prétend décrire n’offrent plus les garanties supposées indiscutables de l’objectivité. Bref, on s’attacherait à des phénomènes non-objectifs, au risque de suspendre les conditions mêmes de l’intelligibilité, pour verser dans la littérature, la poésie voire, pire, la théologie. Ces craintes, qui furent surmontées dans les faits, méritent qu’on les prenne au sérieux et qu’on tente de les surmonter aussi en raison. En quelques mots, esquissons ces raisons.

La phénoménologie, dès sa percée initiale (avec les Recherches Logiques que Husserl publia au début du XXe siècle), s’est préoccupée, même dans l’examen des problèmes de la logique formelle, non pas des objets déjà constitués, mais des conditions de leur constitution - autrement dit, elle s’est demandée non pas quels objets la raison connaissait, mais comment lui advenait effectivement ce qu’elle recevait, finalement, comme des objets. Les découvertes successives de la signification, de l’intentionnalité, du remplissement véritatif, puis, après un long parcours, des différentes « réductions » (éidétique, psychologique, transcendantale) et de la « constitution » concernent toutes non pas la recension des objets, mais les étapes jusqu’alors dissimulées ou ignorées de leur manifestation, de leur montée au visible, bref de leur phénoménalité. La phénoménologie se préoccupe - et telle fut son originalité radicale, toujours d’actualité - non des objets, mais des « chemins » qui les ont menés à leur visibilité et, éventuellement, à l’évidence que nous leur reconnaissons comme allant de soi. Cette douteuse évidence de l’évidence objective, voilà ce que met en question (entre parenthèses) la démarche phénoménologique.

On ne s’étonnera donc pas que, très vite, l’objectif de la phénoménologie ne se soit pas cantonné à l’objectivité des objets. Husserl, dès avant 1905, mit au centre de sa recherche, la phénoménalité du temps - de l’impression originaire, du flux et de la rétention, toutes opérations qui précèdent archaïquement le moindre objet. Dès avant 1910, il s’attaqua aussi à la question de l’intersubjectivité, aussi bien pour déterminer les voies d’accès à autrui (intersubjectivité au sens strict), que pour fonder la constitution de l’objet par le concours de plusieurs ego (interobjectivité): ces deux enquêtes, d’ailleurs indissociables, se déploient à l’évidence en deçà de l’objet lui-même. Cette voie, tous les phénoménologiques décisifs l’ont empruntée et favorisée. Heidegger, en tentant de déployer l’ontologie fondamentale à partir du Dasein, fait rompre définitivement la phénoménologie avec le projet d’une «science rigoureuse» et substitue décidément à l’horizon de l’objectivité celui de la question de l’Etre. L’objet se trouve marginalisé par les irruptions successives de l’étant, de l’étant zuhanden (à distance déjà de l’étant vorhanden), du mode d’être du Dasein lui-même, de la néantisation par celui-ci en état d’angoisse de l’étant en général et, finalement, par l’accomplissement de la résolution anticipatrice. Quels que soient les avatars que la Kehre–le tournant- ait pu imposer à la phénoménologie de Heidegger (au point que son identité phénoménologique puisse, parfois, devenir discutable), jamais cette orientation vers des phénomènes non-objectifs ne fut mise en question. Il en fut de même avec Lévinas, où le primat de l’éthique (et d’abord l’évasion de l’ipséité hors de la totalité et de l’exister) vise intensément la phénoménalité évidemment non-objective de l’infini, « noème » sans aucune « noèse » adéquate. La recherche obstinée de M. Henry vers une identité absolue de la conscience avec elle-même (auto-affection) s’inaugure aussi par le refus intraitable de l’intentionnalité de l’objet (l’extase) comme horizon de la phénoménalité. On pourrait soutenir une semblable mise entre parenthèses de l’objet aussi bien dans la figure herméneutique de la phénoménologie (Gadamer, Ricoeur), que dans sa version déconstructionniste (Derrida). La question de savoir si une phénoménologie des phénomènes non-objectifs est légitime ne devrait même pas se poser. D’abord parce que, de fait, ce fut toujours dans cette voie qu’elle s’est, dès Husserl, déployée. Ensuite parce que, de droit, l’opération même de la « réduction » (quelles qu’en soient les figures successives) revient toujours à suspendre l’objet supposé accompli pour dégager les opérateurs plus originels qui le rendent possible, c’est-à-dire visible: les vécus de conscience, Erlebnisse et l’intentionnalité (visant une signification) - opérateurs qui naissent de la vie de l’ipséité et la mettent seuls en oeuvre. Avant l’objet (et, éventuellement, pour le rendre visible) se déploient les ouvriers originels de la phénoménalité à l’oeuvre.

Reste - et toute la phénoménologie à l’aube de son second siècle s’y emploie - à déterminer ces opérateurs les plus originel, mais aussi l’horizon premier (et dernier) de la phénoménalité. Depuis plus de dix ans* nous avons tenté de contribuer à ce travail, en proposant deux thèses. - D’abord la thèse que l’horizon de la phénoménalité la détermine non seulement au-delà de l’objectivité, mais aussi au-delà de l’être, jusqu’à la donation elle-même (Gegebenheit disait déjà Husserl). Donation n’indique pas, évidemment, une nouvelle mouture de la causalité efficiente (un acteur qui produirait le donné), mais le mode de phénoménalité du phénomène en tant qu’il se donne de lui-même et par lui-même, sous la figure d’un événement irrépétable, imprévisible et inconstituable. Et ceci pour tout phénomène, même si, en apparence, il relève de la simple objectivité. - Ensuite la thèse que certains phénomènes accomplissent la donation jusqu’à l’exemplifier comme des phénomènes saturés. Saturés en ce sens, qu’au contraire des phénomènes pauvres ou communs (pour qui l’intuition de remplissement parvient toujours à se couler dans un concept qui l’embrasse et la contienne), leur intuition outrepasse, et largement, l’ampleur de tout concept possible; et que, loin de manquer de signification (de rationalité), ils en exigent plusieurs, voire un nombre indéfini, selon une herméneutique sans fin. Les phénomènes saturés exigent donc un travail jamais terminé de la rationalité, qu’ils désarçonnent par excès et non par défaut. Ces phénomènes saturés s’organisent comme en témoigne notre parcours propre en quatre types principaux: l’événement, l’idole, la chair et l’icône (visage).
   

Jean-Luc Marion
26 mars 2001.
Acerca de la donacion. Una perspectiva fenomenologica, UNSAM, Buenos Aires, 2005
(inédit en version française)




* Avec Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, P.U.F., Paris, 1989; puis Etant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, P.U.F., Paris, 1987 et 1988; et enfin  De surcroît. Etudes sur les phénomènes saturés, P.U.F., Paris, 2001.

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