Un texte a toujours plusieurs contextes. Celui qui suit répond d’abord à une demande, faite par une école de psychanalyse. Intervenir comme philosophe chez des membres d’une autre corporation est une démarche qui prête à équivoque. Au nom de l’interdisciplinarité, on accueille l’autre ou l’on se rend chez le voisin. Mais c’est souvent pour mieux conforter son identité et sa place propres dans la république des savants, pour s’assurer que cette grande république est bien faite de petites républiques souveraines : des disciplines, pourvues chacune de leur domaine et de leurs méthodes propres. Cet échange de politesses laisse donc les choses en l’état. Il me semble préférable de pratiquer autre chose : la transdisciplinarité, c’est-à-dire la démarche qui s’interroge sur le « propre » au nom de quoi ces échanges se pratiquent. On s’intéresse alors aux formes de perception, aux actes intellectuels et aux décisions qui ont présidé à la constitution de ces petites républiques, à celle de leurs objets, de leurs règlements et de leurs frontières. Cette démarche considère les disciplines comme des formations historiques constituées autour d’objets litigieux. Ceux-ci sont litigieux de deux façons. Ils le sont d’abord par leur nature. On admet facilement qu’il y ait des relations sociales ou des pensées inconscientes. Que la Société ou l’Inconscient existent est une tout autre affaire. Mais ils le sont aussi, au sens où il n’est pas aisé d’en assigner le propriétaire : la justice du philosophe, nous montre Platon, ne se découpe que dans un combat jamais achevé avec celles des honnêtes gens, des tribunaux, des poètes et des marchands. Cela veut dire que le philosophe ne sort pas, pour rendre visite aux autres, du domaine qui lui appartiendrait. Son chez-soi est toujours quelque part à la croisée de ceux des autres. Il en va de même, bien sûr, pour les autres. Si la psychanalyse a pu, très tôt, doubler sa pratique spécifique d’une activité plus large d’interprétation des œuvres de l’art et des troubles de la civilisation, c’est que l’inconscient n’est pas l’objet propre qui lui donnerait le moyen d’éclairer les pratiques des autres ou de déjouer leurs illusions. C’est un objet litigieux, gagné et toujours à regagner sur d’autres inconscients, sur d’autres formes de détermination d’un espace et d’une rationalité de la pensée inconsciente.
Ce petit livre, L'inconscient esthétique, essaie d’en faire la démonstration sur un point précis, celui qui concerne la place de l’art dans la théorisation freudienne. On ne compte pas, depuis un siècle, les contributions de psychanalystes ou de penseurs inspirés par la psychanalyse à la réflexion sur l’art. J’ai tenté d’indiquer que cette insistance ne se comprenait que si l’on prenait en compte le rapport inverse. Si l’auteur de la Science des rêves fait massivement référence aux poètes et écrivains, ce n’est pas pour prouver la capacité de la psychanalyse à déchiffrer les fantaisies des artistes. C’est d’abord pour prouver aux médecins que l’œuvre de ces artistes porte témoignage de cette rationalité de la « fantaisie » qu’ils ne veulent pas voir. Il m’a semblé qu’on pouvait pousser plus loin le raisonnement : si Freud a besoin du témoignage des poètes, ce n’est pas seulement parce que leurs œuvres portent la trace d’un efficace de la pensée inconsciente. C’est, plus profondément, parce que les œuvres et les modes de pensée de l’art du XIXe ont eux-mêmes constitué une certaine équivalence entre rationalité de l’art et rationalité de l’inconscient. L’esthétique, au temps de Schelling et de Hegel, s’était déclarée comme telle en analysant les produits de l’art comme résultats de l’union entre un processus conscient et un processus inconscient. La poésie avait proclamé avec Novalis que tout est langage, la littérature et la peinture révélé la puissance de sens et d’émotion présente dans les choses réputées vulgaires et insignifiantes. Le roman se consacrait depuis Balzac et Hugo au déchiffrement des signes d’histoire écrits sur les choses et au voyage dans les profondeurs cachées sous la scène des événements spectaculaires. Le théâtre, au temps d’Ibsen, Maeterlinck et Strindberg, s’attachait à faire parler, au cœur même du dialogue des personnages, le silence témoin d’une puissance du tiers, de l’Inconnu. En bref, l’inconscient freudien se constitue sur le fond d’un autre inconscient que j’ai appelé « inconscient esthétique » : le paysage de la grande égalité des choses nobles ou viles, du langage proliférant à même les choses muettes ou se retirant au contraire dans le silence des orateurs. Il se constitue dans un dialogue avec de la rationalité propre à ce régime nouveau de perception et de pensée de l’art que j’ai proposé d’appeler régime esthétiquede l’art[1].
Mon livre essaie d’en tirer une simple conséquence : l’art n’est pas un objet comme un autre de la psychanalyse. C’est un lieu de la querelle des rationalités au sein desquelles elle est née et a dû constamment redéfinir le sens même de sa pratique. Car l’inconscient esthétique n’est pas une simple toile de fond historique sur laquelle se détacherait l’inconscient freudien. C’est une constellation qui a sa dynamique propre, sa philosophie et sa politique. Cette dynamique se laisse résumer dans la tension fixée par Nietzsche entre Apollon et Dionysos. D’un côté, le régime esthétique de l’art nourrit le rêve apollinien du sens présent dans les formes et en tire le projet d’une éducation esthétique de l’humanité forgeant un monde nouveau où l’art, la politique et la religion seraient une seule et même respiration de la communauté. Mais il ne cesse aussi d’opposer à son propre rêve ce qui le contredit : la musique dionysiaque du fond obscur, insensé, des choses. Tout au long du XIXe siècle, le roman réaliste, l’opéra wagnérien, le théâtre naturaliste ou symboliste ont raconté, pour l’essentiel, une seule et même histoire, dont Schopenhauer a donné la formule philosophique : la dissolution des illusions de la représentation dans la force aveugle de la volonté, et la dissolution de cette volonté dans le vouloir du néant ou le néant de vouloir qui est sa vérité dernière. Cette intrigue nihiliste qui est le revers du grand rêve romantique d’une communauté sensible nouvelle ne constitue pas seulement l’arrière-plan historique de l’invention freudienne. Elle propose à cette invention sa philosophie : celle qui lit dans les nouveautés de l’art les symptômes de cette insistance du fond obscur de la civilisation qui démasque les belles illusions du monde nouveau et la vanité même du mouvement par lequel la vie s’acharne à se perpétuer.
Il est possible alors de repérer dans les interventions de Freud sur le terrain artistique un enjeu central : désolidariser la psychanalyse de la philosophie que la logique de l’inconscient esthétique lui prête spontanément, desserrer le lien « nihiliste » entre art et symptôme de civilisation. D’où les minuties, par exemple, de l’analyse des raisons du suicide de l’étudiant Nathanaël dans L’Homme de sable d’Hoffmann ou du renoncement de l’héroïne du Rosmersholm d’Ibsen au mariage qui est le couronnement de ses intrigues. Il faut établir que c’est la culpabilité produite par la révélation d’un inceste et non le goût du néant qui guide la Rebecca d’Ibsen, que c’est la peur de la castration et non la fascination de l’automate et de la mort qui trouble Nathanaël. En bref, la rationalité de l’histoire racontée par l’écrivain ne doit pas s’identifier à l’intrigue civilisationnelle de la pulsion de mort dont Freud commence à élaborer la théorie. Alors même que les écrivains qu’il commente s’attachent à renvoyer les belles intrigues classiques de causalité au non-sens dernier d’un vouloir-vivre irrationnel, l’interprétation freudienne opère apparemment une contremarche qui ramène toute histoire de bruit et de fureur à la logique aristotélicienne d’un enchaînement de causes et d’effets dont le pouvoir de surprise et d’affection douloureuse est lié à sa parfaite rigueur.
Si je me suis aventuré dans l’examen de ces tensions qui caractérisent le rapport de l’inconscient freudien à l’inconscient esthétique et à sa politique immanente, ce n’est pas pour expliquer Freud à ceux qui le connaissent mieux que moi. C’est parce qu’elles témoignent d’un lien plus fondamental entre nos modes de perception de l’art et nos modes d’interprétation du monde. Ce lien est encore opérant aujourd’hui. Mais il a pris des formes nouvelles, dont témoigne le déplacement qui a affecté, depuis Freud, le rapport entre la psychanalyse, l’interprétation de l’art et l’analyse des troubles de la civilisation. C’est ce déplacement que j’ai voulu souligner en référence à l’interprétation freudienne du Moïse de Michel-Ange. A l’encontre de tous ceux qui attendraient de son analyse qu’elle nous révèle quelque secret d’enfance du sculpteur ou quelque signe du pessimisme saturnien au cœur du rêve brillant de la Renaissance, Freud ramène le Moïse à une figure classique chérie par la pensée des Lumières : le héros qui retrouve sa maîtrise de soi au cœur des orages de la révélation divine et de la colère humaine. Cette rationalisation apollinienne de l’homme de la Loi et de la fureur divine est assurément bien loin des discours d’aujourd’hui qui mettent toute œuvre sous le signe de la terreur de l’Unheimlichkeit et de l’horreur de la Chose. Et l’on pourrait opposer strictement le Moïse apaisé de Freud à l’esthétique forgée par Jean-François Lyotard en identifiant le sublime kantien à la Chose freudienne. Assurément plus attentif que Freud à la singularité artistique et à la nouveauté esthétique, Lyotard a pensé tout l’art moderne sous le concept kantien du sublime conçu comme absence de mesure entre la puissance sensible et la puissance intelligible. L’éclair de couleur sur la toile, le timbre singulier de l’œuvre musicale, le tremblé de l’écriture deviennent chez lui la trace du choc de l’aistheton qui ne tire l’esprit du néant qu’au prix de lui signifier sa servitude. « L’âme, dit-il, vient à l’existence sous la dépendance du sensible, violentée, humiliée ». Mais cette dépendance de l’esprit à l’égard du choc sensible en traduit une autre, plus fondamentale à l’égard de l’altérité qui l’habite : la puissance immaîtrisable qu’expriment aussi bien la Chose freudienne ou la loi mosaïque, celle que prononce au milieu de la crainte et du tremblement la Voix du Dieu irreprésentable. La vertu de l’art est alors, pour Lyotard, de témoigner de cette dépendance irrachetable à l’égard de la puissance de l’Autre, de cette « misère » ou « terreur » première qui désempare l’esprit et que celui-ci veut oublier dans ses rêves de maîtrise : projet des Lumières ou éducation esthétique de l’humanité. Il est de témoigner du désastre totalitaire qui est la conséquence ultime de ce rêve d’une humanité maîtresse de son propre destin[2].
On a vu ainsi s’opérer un noeud singulier entre la pensée de l’inconscient, l’interprétation de l’art et l’analyse de la civilisation. La singularité de l’art y est ramenée à la puissance de l’Unheimlichkeit freudienne. Et cette puissance elle-même est assimilée à cette « terribilité » de l’homme, que Heidegger a conceptualisée en commentant le célèbre chœur d’Antigone, qui proclame que l’homme est plus terrible encore que toutes les choses terribles. Cette assimilation permet de faire ce que l’analyse freudienne s’attachait si soigneusement à éviter : lire les œuvres de l’art comme symptômes du malaise d’une civilisation. Elle opère ce que Freud refusait, soit la transformation de la psychanalyse en vision du monde. Cette transformation s’inscrit elle-même dans un phénomène caractéristique de notre présent : la tendance à faire évanouir les singularités artistiques et politiques dans l’indistinction éthique. Cette disparition est à l’ordre du jour dans les multiples interprétations de l’art du XXe siècle comme témoignage de l’irreprésentable de la catastrophe totalitaire. Elle l’est dans la tendance présente à engloutir les conflits de la politique dans une logique globale de la catastrophe, de l’exception ou de la terreur où se manifesterait quelque destin inexorable de l’humanité moderne : accomplissement de l’essence de la technique, révélation traumatique du malaise dans la culture, choc décisif des civilisations ou, plus prosaïquement, combat final de l’alliance des forces du Bien contre l’axe du mal.
Je me suis appliqué, dans un ouvrage plus récent, à analyser les caractères de ce tournant éthique. Cet enjeu est déjà implicite dans L’Inconscient esthétique, même si ce livre a un but plus circonscrit. La destination d’un texte est une chose. Les enjeux qu’il recèle en sont une autre. Savoir comment la psychanalyse se rapporte à l’art ne peut jamais être une simple affaire entre la psychanalyse et l’art. L’affaire engage la querelle de plusieurs inconscients, de plusieurs manières de lier l’interprétation de l’art à celle du monde qui le produit ou dont il témoigne. Cette querelle des interprétations est aussi une querelle sur la manière de déterminer ce qui peut ou ne peut être changé de l’ordre du monde. L’esthétique, comme régime de pensée de l’art et de l’inconscient qui l’habite est née aux temps de la Révolution française, et les querelles « esthétiques » ont toujours été en même temps des querelles sur l’interprétation de l’âge des révolutions. Les dernières décennies ont rappelé cette solidarité de diverses manières : accusations portées contre un art complice des utopies totalitaires, proclamation d’un art de l’irreprésentable témoignant de la catastrophe interminable de la civilisation, caractérisation d’un âge « postmoderne » qui aurait mis un terme au sérieux de l’utopie et du témoignage. Je n’ai certes pas la prétention de trancher le débat. Les petites querelles qui font l’actualité renvoient elles-mêmes à une guerre plus fondamentale des discours qu’il n’est pas question ici de régler mais dont on peut au moins tenter de dessiner le terrain et de mesurer les enjeux. Une chose est sûre au moins : mon intervention ne vise pas à remettre chacun à sa place – le philosophe, le psychanalyste, l’artiste et le politique. Elle vise bien plutôt à montrer pourquoi aucun d’eux ne peut l’être : tout simplement parce que cette place propre n’existe pas.
Jacques Rancière
janvier 2005
A propos de L’inconscient esthétique (préface à l’édition argentine)
[1] Sur cette notion, je renvoie particulièrement à mes livres, Le Partage du sensible (2000) et Malaise dans l’esthétique (2004).
[2] Je renvoie particulièrement aux livres L’Inhumain (1988), Heidegger et les « juifs » (1988) etMoralités postmodernes (1993). J’ai développé l’analyse de l’argumentation lyotardienne et de ses enjeux dans Malaise dans l’esthétique.