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"Théorie du drone", c'est aujourd'hui...

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La guerre et la littérature sont essentiellement liées comme le sait tout lecteur de Homère même s’il s’agit d’un sujet assez peu abordé actuellement quand l'auto-fiction ne sait rien des constructions stratégiques. Stratégique veut dire strates. Il y a des strates de guerre qui coupent l’une sur l’autre, des mappes extrêmement variables mais qui partagent de tout temps une zone commune, zone d’influence, zone de répulsion. La zone est espace de conflit pour ainsi dire placé hors du Droit, et par conséquent hors la politique. Elle est le problème qui malmène la politique, sa butée dont Achille montre l’indépendance par rapport à tout pouvoir, en l'occurrence celui d'Agamemnon. Dans cette zone d’affrontement qui n’est pas politique, la politique y trouvant sa limite hostile, parfois son impuissance, il y a conflit et dans ce conflit se dessine une contrée inhumaine, intermédiaire vis à vis des politiques. Contrée qu’on peut tracer par une ligne : une ligne d’affrontement, cette ligne dont Clausewitz avait dit tant de choses étranges, encore à relire. Notamment sur le caractère volatil du front. La stratégie, les strates de la guerre, quoi qu’on puisse croire, ne sont pas localisées, elles relèvent plutôt d’un espace lisse, excroissant, dé-territorialisé. 

Dans cet espace la théorie des ensembles prend tout son sens comme je devais le pressentir dans l’analyse que j’avais donnée de l’événement à l’occasion de mon premier Deleuze. La guerre y apparaît comme un « ensemble » qui n’a lieu nulle part. Valmy, entité supra-individuelle, n’est pas dans la morne plaine, dans la géographie de ses plans, de sa tellurie. Valmy, c’est un ensemble de parties, de lignes virtuelles dans lequel les individus vont s’inclure mais sans lui appartenir de manière consistante. Nul mieux que Tolstoï ne saura dire cette stratégie du nombre qui fait la guerre. Le "champ" de bataille survole tous les corps qu’il agence comme ferait un grand animal, Léviathan que Chamayou aborde à la fin de l'ouvrage. Dans Guerre et Paix, il y a des chapitres épouvantables sur l’affrontement, sur cette logique particulière qui n’a rien à voir avec les distances géographiques, avec les cours d’eau et les reliefs naturels, avec les ponts qu’on traverse en guenilles, mais plutôt avec une ligne d’affrontement vivante, parfois lente et sinueuse, d’autrefois brève comme l’éclair. 

Où passe cette ligne autant numérique que physiologique, voire organique ? telle est la grande question de Tolstoï dans Guerre et Paix ? Comment s’incarne-t-elle ? En quel lieu ? En réalité, elle n’a pas de lieu, elle est une zone hors toute géographie. La ligne de front passe au milieu d’une frontière mobile, entièrement virtuelle dont l’individuation se nomme bataille. L’entrée de Napoléon à Moscou est comme la lente procession d’un animal aux organes très peu formés, dont la ligne renvoie à Bérézina en amont. Une ligne en train de se défaire, de se modifier avant le séjour de Napoléon dans la ville. Le grand animal avait déjà perdu sa ligne. La décrépitude était déjà jouée, déjà en route selon une distance et une ligne que Napoléon ne savait voir, victorieux seulement en apparence. 

Le livre de Chamayou ne parle pas vraiment de cette individuation de la bataille, parce que désormais les batailles n’ont plus de noms. Ce sont des petits virus, des organismes venus de nulle part nommés drones. On ne parlera plus de Waterloo, de quelque chose de si individuel. La guerre ne consiste plus selon un terrain à prendre  mais de manière illocalisable, par une guerre totale qui se fait sur écran, de loin. La guerre contemporaine s’appelle chirurgie et se fabrique avec des mutants. Cette mutation stratégique, l’espace lisse des drones n’est plus même une strate, une stratégie risquée avec une ligne de front, pour la raison simple que le front est passé partout et s’est modifié en un plan, un plan virtuel que le Drone a intégré dans sa mémoire informatique comme les missiles à longue portée. C’est de cette guerre nouvelle qu’il est question dans le livre de Grégoire Chamayou. Penser la guerre réclamera donc un autre espace, une autre topologie que celles des entités qu’on nommait encore bataillons, corps armés, etc. Il ne s’agira plus de bataille, de ce grand animal virtuel qui brasse les individus dans un champ, il s’agira pas même de guérilla ou de terrorisme mais bien plus de crime, le crime étant toujours une cible individuelle. La guerre totale, mondiale, divinisée par l’œil du satellite nous renvoie à l’œil d’un Dieu, à Mars imbu de sang contre lequel aucune ligne de front ne peut plus se constituer, aucune stratégie. Cet œil peut décider de vous tuer, vous, dans votre fauteuil, maintenant, dans une chambre Voici un extrait du livre auquel il manque peut-être une analyse qui se mesurerait, comme je l’indique, à la littérature, non celle de Homère, de Clausewitz ou de Tolstoï, mais sans doute à une science-fiction en cours de rédaction : 

« dans le ciel volettent des libellules. Il s’agit en fait de nano-drones, des robots insectes autonomes capables de marauder en essaim et de naviguer dans des espaces de plus en plus confinés. Grâce à des engins de ce type, la violence armée pourrait s’exercer dans de tous petits espaces, dans des micro-cubes de mort. Plutôt que de détruire tout un immeuble pour éliminer un individu, miniaturiser l’arme, passer dans les embrasures et confiner l’impact de l’explosion télécommandée à une seule pièce, voire à un seul corps. Votre chambre ou votre bureau deviennent une zone de guerre » p. 85. 

La guerre mobilisée autour de tout un chacun ...
Impressionnant !

J.Cl. Martin

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