
On reconnaîtra, dans cet effort de rapporter les déterminations du corps aux déterminations des idées, une forme de cartésianisme chez Spinoza, même lointain, même à le réduire de l'intérieur à une unique substance. Il y a de l'inadéquat, forcément, en toute vie, des déchirures qu'une éthique peut se mettre en quête de régler de telle manière que ce que nous désirons enveloppe effectivement ce que nous faisons et que ce que nous pensons intègre au mieux - de manière adéquate - ce que nous rencontrons. Une physique de la pensée, c'est peut-être cela que François Zourabichvili devait tenter, opposer à « l'imaginaire transformiste qui hante l'esprit humain et le maintient dans une impuissance dont l'éthique doit le sortir ». Comment donc en sortir, comment sortir tout court de cette inadéquation et envelopper au mieux ce qui nous arrive du dehors, l’impensable en quelque sorte ? N'est-ce pas là, finalement, que se noue le rapport à la mort, elle qui ne s'annonce jamais, inassimilable, constituant ce qui nous reste absolument extérieur et comme étranger ? S'impose alors un désir de surpuissance capable d'en finir avec la mort.
L'épilogue qui achève la thèse de François Zourabichvili n'a pas d'autre sens : Envelopper et mourir. Tel est son titre et sa sortie qui pousseront François à conduire un séminaire au Ciph sur l'enveloppement. Et il est bien vrai que « l'idée d'une affection du corps est à la fois débordante et débordée » (p. 259). Il y a, contre toute attente, des rencontres, un débord qui glisse, se développe à une vitesse que la pensée ne peut pas toujours envelopper. On dira que, dans une conception Epicurienne, la mort n'est guère l'objet d'une expérience possible. Elle refuse de nous accueillir, de nous abriter, restant extérieure à toute possibilité de l'envelopper. Aussi longtemps que je la pense, la mort n'est pas et dès qu'elle est, je ne suis plus capable de penser. Il y a là une inadéquation qui constitue la mort en événement, en une arrivée qui ne se mesure plus à l'ordre de la pensée, incapable de la rattraper en son inadéquation.
Sans doute le projet d'une éternité spinoziste modifie-t-elle ce rapport entre la mort, qui nous arrive, et son idée jusqu'à les envelopper en une commune vitesse et les rendre adéquates l'une à l'autre. C'est là que se profile une mort du dedans, une idée enveloppante et une mort enveloppée en un geste qui est celui d'un débordement de puissance: « le suicide comme affirmation ultime d'un esprit en train de mourir » (p. 262), « il conserve jusqu'au bout ce qui meurt, en tuant ce qui arrive ». On notera par là un chevauchement dans l'ordre de ce qui arrive au corps et de ce que la pensée peut en envelopper, mais encore sans doute une invasion, une infection, un parasitage par la pensée rationnelle excessive qui constitue sans doute une limite pour l'immanentisme que Zourabichvili devait interroger dans son travail actuel, rattrapé par une surpuissance qui n'est qu'un écho de puissance et qui lui fit poser la question finale : « L’esprit ne meurt-il pas de ces confusions ? ».
Il ne nous appartient pas de répondre à ces questions, mais on voit bien que cet écho de la mort en nous vient brouiller le pouvoir de nos âmes. L'enveloppement se mue en une puissance illusoire que la thèse de François devait éclaircir : " L’Ethique ne consiste-t-elle pas, a contrario, à démêler les formes qui empiètent les unes sur les autres ? » (p. 263), les entrelacs qui se déchaînent en un théâtre et un tragique dont nous devions discuter à l'issue d'une thèse sur Deleuze lorsque Badiou nous avait demandé, à tous deux, d'être les rapporteurs ? Comment démêler, développer les mauvais enveloppements et envelopper, sans ivresse, des développements préférables ? C'est sur cette question que François Zourabichvili nous a laissés et nous donnera à penser toujours.