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Sortir de la nuit / Alexander Schnell

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« La pesanteur précède la lumière, à titre de fondement éternellement obscur qui lui-même n’est pas actuel, et s’enfuit dans la nuit tandis que la lumière éclôt. La lumière ne rompt pas complètement le sceau sous lequel la pesanteur repose enfermée »[1]. Cette formule de Schelling nous expose à la nuit. Et ce qu’on pourrait qualifier de Dieu, sans doute, ne saurait lui-même s’excepter de ce fond dont il aurait, en premier lieu, à s’extraire pour que quelque chose existât. Sans cette effraction hors de la nuit, nulle existence. La nuit est apparemment une image, celle du fondement dont tout procède, comme si la lumière qui ouvre l’horizon avait elle-même à s’arracher de la pesanteur d’un puits qui l’absorbe, pesanteur de la matière noire qui la retient hors toute visibilité, hors toute vie. La vie suppose l’opération génétique, la genèse dynamique qui, en elle, sorte de l’ombre. Et une telle opération tire des lignes et des tensions intenses dont en même temps, de façon contemporaine – et peut-être "en un seul coup"-, Fichte, Schelling et Hegel vont devoir tresser les contradictions, les détours opposés. Comme si la philosophie ne pouvait naître que de l’intrication, notamment dans les premières années du XIXe siècle quand Hegel répète Schelling en conflit avec Fichte sur des points d’extrême proximité.
La philosophie n’advient que dans cette discussion, dans cette dispute qui signe un voisinage, l’intrication d’un Absolu qui lui appartient, dans lequel pourront rentrer quelques rares lecteurs, selon un magnétisme, une atmosphère mystique, curieusement contemplative, qu’on pourrait par exemple retrouver entre Derrida et Deleuze dans leur poursuite d’une pensée de la différence, de l’écart, de la distance par rapport à tout modèle : trace d’une évaporation, d’un évanouissement que l’un pratique par épuisement et l’autre par spectralité. Schnell évoque d’ailleurs très cursivement Derrida relativement à l’écart (p. 26). Et il est possible que nous ayons aujourd’hui à rendre visibles d’autres « images de pensée » dans ce qui, après Deleuze, après Derrida, se trame sous l’expérience d’un dehors, la dilution de la finitude au travers, par exemple, d’un empirisme transcendantal ou d’un réalisme du virtuel dont nous pourrions trouver encore d’autres vocables. Alexander Schnell ne rentre évidemment pas dans ce débat. Mais on sent bien par le titre « L’effondrement de la nécessité » que pointe une forme de contingence très en vogue, et que cette forme fait débat entre des postures tout actuelles. Schnell semble ne pas vouloir porter la discussion sur ce terrain. Il se limite aux trois noms de Hegel, Schelling et Fichte, comme on s’accroche aux volets d’un triptyque qui gravite autour du plan de réalisation de l’idéalisme déployé par Fichte. Hegel est, au fil du livre, progressivement mis dans l’ombre, peut-être en ce qu’il s’arrache à ce programme par l’aventure de la Logique dont il n’est pas vraiment question ici, dans L’effondrement de la nécessité.
Revenons alors à cette nuit, celle où s’effondre la nécessité, où se ratatine l’exercice de la causalité, de la déduction explicative, épreuve dont Dieu-même ne pourra se délivrer sans lorgner miraculeusement sur le bord de la falaise qui fait sont existence (existenz), un bord que rien n’interdit de rompre, un bord qui donne sur deux pans, deux pans qui se scindent pour retomber forcément dans le sans fond (Ungrund). Il doit bien y avoir un dépôt de cette fission, une trace fossile, une image comme pour un flash atomique dont le reflet reste sur les murs. Alors, cette aventure, ce choc ou ce contre-choc qui fait saillir quelque chose de rien, nous en trouvons évidemment différentes cartes, avec des légendes et un vocabulaire spécifique. Chez Fichte, par exemple, l’Etre a besoin d’un « prisme », de plusieurs « lentilles » pour se clarifier, s’exposer selon différents dépôts qui vont se nommer images[2]. Un dégradé, une dégradation tout autant. Une extraordinaire traversée de l’image en tout cas dont la focale se réfléchit selon des clés qui n’ont rien de nécessaire, qui ne peuvent être redevables d’aucune nécessité catégorique. Avant ces prismes, on avait affaire chez Kant à des schèmes de l’imagination. Mais la formule n’est plus la même et on aura plutôt à compter sur des réfringences chez Fichte dont la superposition dynamique cherche le rendu de l’idéalité dans le réel. Affaire de projection. Et du côté de Schelling le vocabulaire change encore. On aura non pas des prismes, mais des séries, des séries sur lesquelles on peut distinguer des puissances, des potentialités et des moments. Hegel quand à lui évolue dans les cercles où se détachent des figures. Non pas que Schnell thématise tout cela selon ces opérateurs, mais ces derniers l’accompagnent en sous-main tout au long de sa lecture. Et devant la nuit, tout est difficile, tout confine à une expérience de ce dont on ne saurait avoir l’expérience, une expérimentation de l’a priori fort peu empirique puisque on ne se tourne plus du tout vers le rapport de l’a priori à l’expérience dont la solution était encore Kantienne. On demande plutôt pourquoi il y a de l’a priori et, au-delà,  quelle raison de valoir a priori. « Il faut donc expliquer et justifier ce qui fonde l’a priori lui-même »[3]. Immense brouillard que Kant n’avait fait que pressentir.
Nous voici embarqués par ces énormes vaisseaux que déploient Fichte et Schelling dans une région dont rien ne saurait témoigner, aucune nécessité, aucune causalité, aucune science positive, les allemands ne rêvant outrageusement qu’à une Science de ce qui ne tolère pas de savoir. Alors rêvons un peu avec eux, si nous le pouvons. Trouvons des clés pour entrer dans ces écarts prismatiques qui s’extraient de l’effondrement de la nécessité ou, pourquoi pas, de son « effondement » pour reprendre ici une expression de Deleuze.  Rêvons d’un rêve qui n’a pas eu de commencement assuré, ni été posé sur un sol, tant ce commencement ne peut qu’être contingent. Et s’il commence, sur quoi ferait-il fond ? Apprenons plutôt de Fichte qu’ « il n’y a pas de réalité autre qu’imaginale ou imaginaire » de sorte que « la réalité n’est proprement rien –sauf une image »[4]. Une ontologie de la dégradation, du dégradé de l’image inscrivant la contingence au cœur de la nécessité. Et Schnell de citer, en passant, un extrait de la Wissenchaftslehre, si d’aventure il nous venait un doute à ce sujet : « le monde se crée absolument soi-même, et c’est précisément dans la création, dans cette genèse à partir du rien, que repose la trace indestructible de son rien »[5]. D’une certaine manière sans aucun « sous-tient », Dieu est par là-même en butte avec la trace du rien, une hantise possible du rien ! Ce n’est pas de tout repos, cet argument ontologique qui passe par le fondement[6]. Il s’agit davantage d’une impossibilité à s’en tirer sans ce dépôt qui partout menace de s’abîmer. On voit que l’image se tire de rien, ex abrupto et ex nihilo. La pente est raide. Partir de rien, s’est se tenir non pas dans la probabilité, non pas dans ce qu’on déduit d’un tour de main ou encore de ce qui pourrait tranquillement précéder ou servir de repoussoir… C’est plutôt une opération hypothétique, une forme hypothétique qui inaugure, depuis le vide, tout ce qui était abordé de manière si catégorique, une forme qui ne saurait surgir que par anéantissement de la conscience[7].
Il n’y a donc que la contingence. Le fondement étant lui-même un dépôt sans fond. Sur quoi pourrait-il reposer d’ailleurs s’il est si dramatiquement posé en fondation ? Rien d’autre que le rien dont il reste bien quelque inquiétude inconsciente, quelque image dans l’image, dans le rêve qui tient lieu de phénoménalité. Ce que peut-être Schopenhauer va exploiter à fond, au titre d’un scepticisme onirique qui n’est pas la direction prise par Fichte, Schelling ou Hegel. Je vais donc simplement poursuivre ce chemin ouvert par le fond en tournant quelques pages encore du livre de Schnell, notamment en direction de Schelling. Et sans doute parce que nous connaissons assez mal ce philosophe abordé dans  cet ouvrage dont nous ne pourrons ici rendre compte en totalité mais que nous laissons deviner en portrait de fond, avec l’agrément de sortir de sa part nocturne, de jouir peut-être tout autant de « l’effondrement de la nécessité ».
Jouissons alors un peu de cette expérience impossible, si caractéristique, et que Schelling nous propose dans sa propre nuit, dans le choc qui porte le nom de liberté. Liberté qui elle aussi suscite une part d’imagination, une manière d’être réfléchissante et d’apposer dans le réel ses contre-images, ses contre-chocs, sa contrefactualité héroïque. Il n’est pas sûr en tout cas que le mot liberté ait ici un sens strictement moral et seulement prélevé par l’action sachant la part inactive qui sommeille sous la liberté, le fossé énorme sur lequel elle se dérobe (Ungrund). Le commencement de la philosophie est en vérité placé bien avant l’être. Et la liberté plonge ses racines dans un univers bien plus profond, moins catégorique que la morale qui se veut pure. Bien sûr chez Kant, elle est un fait de la raison qui s’exprime par l’injonction du devoir, mais avant cette injonction, il faut revoir la nuit, la trace d’impuissance sous la puissance, le dépôt qui met tout en danger. Le risque absolu de se perdre. Là, je déborde sans doute sur mon Enfer propre, et qui n’est pas celui de Schnell. Je reviens de ce défaut de présomption à Schelling…
L’important c’est de comprendre que la liberté n’est plus prélevée dans le champ de la causalité, de la causa sui Spinoziste. On serait plutôt dans le sans cause, le fond sans fond qui lorgne surtout vers l’abîme. Le rapprochement avec Spinoza est évoqué par Schnell. Certes comme le reconnaissait Fichte, l’être est absolument « par soi », « de soi » et « à partir de soi ». Mais l’implication d’une existence nécessaire, la substance spinoziste ne peut pas se penser vraiment sans contingence, chose que Spinoza ne saurait évidemment envisager, au point que Fichte et Schelling vont le renouveler de fond en comble, si je puis dire. La cause de soi n’est pas encore « existenz », loin s’en faut. Il faudrait recourir, dans une telle fondation de soi, à une « hypothéticité catégorique » où le nécessaire se voit nimbé de possibles, de potentialités ou d’une forme d’inexistence dont on ne peut sortir que par la vie, la puissance : « la causa sui n’est qu’un concept abstrait et formel qui désigne une sorte d’auto-fondement purement mécanique –alors qu’il s’agit d’appréhender l’Absolu du point de vue de son contenu, c'est-à-dire en tant Vie »[8]. Raison pour laquelle Schelling supposera une altération en Dieu, un autre (alter) que Dieu qui vient compromettre sa nécessité ; et c’est le fondement de Dieu qui n’est nullement identique à Dieu « un être qui en est certes inséparable, mais pourtant différent ».
Ce fondement, cette altération joue comme la pesanteur se rapporte à la lumière. Et dans ce conflit, dans ce choc, il faut une puissance pour que l’existence se réifie. Cette puissance avec laquelle s’engage le retournement sur soi qui acte la causa sui, cette puissance est la matière qui est le fond obscur dont la vie va s’ébrouer. Le risque de la liberté tient non pas seulement dans la parousie de l’Absolu mais dans ce retrait du fond qui tire l’existence vers le rien, qui pourrait l’entraîner avec lui, dans ses remous qui sont bien déjà quelque chose. « La lumière elle-même ne rompt pas complètement le sceau sous lequel la pesanteur repose enfermée »[9]. Il faut que le fondement se repousse, soit repoussé pour que de la nuit sorte une lumière, apparaisse une image. Et ce dernier ne saurait être anéanti. C’est plutôt lui qui anéantit. On comprendrait donc par là qu’un tel soubresaut de l’existence (un choc) se nommât liberté, ne serait-ce que dans le risque qui est pris devant la matière attractive, vertigineuse qui vient affecter même un Dieu tout puissant. La lumière certes ne vient pas du fond et ne peut être expliqué par lui, étant sans cause. Mais elle doit jouer avec lui et s’en défaire, le traverser, percer le ciel noir qui sera sa condition minimale de visibilité, d’existence, et ce sans aucune nécessité, dans la contingence presque météorologique, tempétueuse, de tout ce qui advient le plus fragilement. La mort elle-même ne serait donc pas étonnante. Il y a de l’insondable en toute existence, un Ungrund, un abîme qu’elle ne pourra pas éponger sans vouloir, sans vouloir s’en tirer et le traîner avec soi dans une scission qui tient ouvert le danger de renouer avec le mal. Mais au-delà du mal, cela implique effort autant que désir, vitalité autant qu’énergie. « L’effondrement de la nécessité consiste dès lors très précisément dans cette assimilation entre l’essence du Grund et le non-fondement précédant tout Grund  - la fragilisation de la nécessité que nous avons essayé de retracer depuis les premiers échanges entre Fichte et Schelling »[10]. Ce qui est alors contaminé définitivement par ce biais, c’est l’illusion selon laquelle le réel serait rationnel de part en part. On le sait avec Hegel, ce sont les méandres de la raison qui font le calice de l’esprit, le cheminement vital qui le déborde.

Jean-Clet Martin




[1]Schelling, cité par Schnell, p. 126.
[2] Prisme et dépôts reviennent souvent sous la plume de Schnell, notamment p. 34 ou p. 84.
[3] p. 28
[4] p. 108
[5] p. 109
[6] L’argument d’Anselme est évoqué par Schnell p. 88.
[7]L’hypothético-catégorique est le concept clé de l’ouvrage de Schnell. Pour l’anéantissement de la conscience cf. p. 96.
[8] p. 124.
[9]Schelling cité par Schnell p. 126.
[10] p. 131.

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