PRODUCTION DES CRITERES DE SCIENTIFICITE.
Si l’on sait depuis Kant qu’aucun critère objectif, qu’aucune essence a priori ne définit discrétionnairement l’art (le beau ne relève pas d’un jugement déterminant), si l’art ne répond pas à un jugement analytique dont les prédicats s’inféreraient opératoirement du concept, de même en science les critères d’objectivité, de rationalité, bref de scientificité ne préexistent pas aux controverses qu’ils vont trancher. Que la science n’ait pas d’objet donné a priori, ni une méthodologie disposant des étalons anhistoriques du vrai, de l’objectif, que l’on ne puisse établir une ligne de partage entre science et non-science selon un point de vue de survol acquis de toute éternité, des historiens des sciences tels qu’Isabelle Stengers, Gérard Fourez, Bruno Latour l’ont thématisé. Dès lors, plutôt que de se voir circonscrite a priori en fonction de la présence ou non de qualités invariantes (est scientifique toute démarche procédant selon un protocole d’expérimentation dans le respect des contraintes de l’objectivité, de la répétabilité neutre : pure tautologie dès lors puisque les termes de la définition présupposent cela même qui est à définir), la question de la scientificité d’une pratique devient l’enjeu de disciplines où se mettent en place les règles de jeu, les normes autoproduites à même de qualifier leur activité comme science ou non.
La production interne des critères de scientificité permettra a posteriori — lorsque la controverse sera close — de discriminer les tenants fidèles de l’innovation acceptée comme scientifique et les vaincus n’ayant pas réussi à imposer leurs critères en normes discrétionnaires. Loin de l’image dix-neuvièmiste d’une science désengagée, coupée de son insertion dans la société, acquise à la seule règle autonome du verdict triomphal de la nature (empirisme) ou de la victoire de la grille théorique la plus performante (intellectualisme), la vision interactive, dynamique et historienne des sciences que propose Isabelle Stengers (dans Les Concepts scientifiques avec Judith Schlanger, dans D’une science à l’autre, les concepts nomades, ainsi que dans La Volonté de faire science, à propos de la psychanalyse), insiste sur deux points. D’une part, elle pointe les liens entre histoires scientifiques et histoire des sociétés humaines, sur la configuration invention, vérité, pouvoir, intérêt, d’autre part, elle institue le modèle narratif d’une activité scientifique collective excédant le modèle exclusivement théorico-expérimental. La perspective adoptée par l’auteur fraie dès lors une voie se libérant des deux discours hégémoniques sur les sciences : 1) le point de vue empiriste d’une science qui observerait les faits bruts, vérifierait ses hypothèses expérimentales et découvrirait les lois des phénomènes, 2) l’épistémologie intellectualiste édictant que “tout fait est imprégné de théorie”, que l’a priori théorique, l’anticipation conceptuelle règlent l’observation des faits mis en scène. Le dépassement de ces deux discours se voit motivé par le refus de leur dépendance à l’idée d’une identité naturelle, anhistorisque des sciences.
Ni les faits n’ont la toute-puissance d’induire des théories réverbérant passivement ce que la nature donne à lire, ni les constructions de modèles théoriques n’ont le pouvoir de conférer un sens univoque à une nature soumise, jugée. L’invention conceptuelle ne peut se réduire ni à l’omnipotence empiriste des faits ni à la création ex nihilo de cadres théoriques soumettant arbitrairement le réel à ses lois. La science peut rencontrer “l’événement” si elle s’incline devant les phénomènes et laisse parler la nature énonce Isabelle Stengers. Notons cependant ici qu’il nous semble que le “réalisme historiciste” de l’auteur, loin d’être aux antipodes d’un idéalisme transcendantal kantien trop vite assimilé à un primat du sujet cognitif, réassume le motif kantien d’une nature mise en scène, formalisée par une théorie qui lui donne la parole tout en la construisant comme objet de science (circularité des conditions de possibilité de l’“objet” et de celles de l’expérience). L’issue d’une controverse ne pourra se justifier ni par la victoire de la nature ni par le triomphe de l’architecture théorique la plus valide ni même par les seuls intérêts de la société (pouvoir, argent...).
La proposition scientifique s’imposant dans le champ du savoir et du pouvoir ne force pas ce dernier en fonction de sa conformité à la “vraie” nature des choses : la vérité ne triomphe pas en raison de sa teneur de vrai ni ne sort toute nue du puits. Ni latence, virtualité advenant à l’apparaître, ni propriété intrinsèque de l’essence du réel, ni jugement théorique émancipé de tout lien logique aux faits, la vérité est produite, laisse parler la nature et fait événement lorsque la communauté scientifique ne peut la contester. Délégant le pouvoir de décider à une nature mise en forme et en sens, la rationalité scientifique entend mettre les phénomènes de son côté sans être entièrement conditionnée par ces derniers ni les surplomber.
MODÈLES NARRATIFS EN SCIENCE.
Mais lorsque la cristallisation d’une “chose” en objet kantien, en phénomène transi par nos catégories échoue, lorsqu’aucun “événement” ne scelle l’avènement d’une science dure, d’autres inventions conceptuelles peuvent être impulsées : ce qu’Isabelle Stengers dénomme des “trames narratives hypothétiques” compossibilisant une pluralité de vérités. La psychanalyse hérite précisément du lourd tribut d’une discipline n’ayant pas réussi à créer l’événement attendu par Freud : rencontrer, via la méthode expérimentale de la scène analytique, la vérité du psychisme du patient. Face aux impasses d’une activité navigant entre des prétentions curatives concurrentielles (divergences entre écoles) et des visées de conversion à la vérité du sens de l’existence (lacanisme), il reviendrait de formuler l’exigence d’une science autre, autre qu’expérimentale, inspirée par des modèles narratifs, tels que les historiens de l’évolution ont réussi à les mettre en oeuvre.
Comment gérer l’héritage d’un échec (l’échec freudien d’introniser la psychanalyse en science dure) ? Sur l’assomption de cet échec, Isabelle Stengers impulse la possibilité d’un nouveau devenir d’une science du psychisme humain. Ouverte à l’ethnopsychiatrie de Georges Deverreux, de Tobie Nathan, à l’hypnose, à l’humain occidental et oriental confondus, l’auteur lance les pistes des conditions sous lesquelles “les catégories de la scène analytique peuvent devenir les principes de ce qui, dès lors, serait un objet au sens kantien du terme”. Car la science de Freud n’a pas réussi à “créer son objet” : “le transfert ne suffit à faire de la réalité psychique un objet théorique”. L’analogie explicitement posée par Freud entre scène analytique et technique de laboratoire vaudrait tant pour ses premières recherches sur la suggestion hypnotique que pour le transfert érigé par la suite en pivot de la cure. Posaient problème dans l’hypnose l’absence de prise en compte de l’origine et des raisons des symptômes pathologiques, la découverte de la fausseté de la théorie de la séduction, l’importance de la vérité imaginaire dans les facteurs étiologiques (primat de la vérité psychique sur la réalité factuelle). Le transfert deviendra alors le moteur d’une cure où, — dans les termes mêmes où un chimiste travaille avec des corps purifiés, donc contrôlables —, la maladie ordinaire débordant toute lecture et toute emprise possibles se verra condensée en une névrose de transfert provisoire centrée autour de la personne de l’analyste.
Le sceau apposé à la volonté scientifique de Freud aurait dû s’énoncer comme suit : pouvoir du transfert quant à constituer les patients en témoins fiables de leurs troubles et guérison comme confirmation du bien-fondé de l’analyse freudienne. L’effet thérapeutique obtenu devait accréditer le fait que la levée des symptômes était produite, non par la suggestion, mais par la technique du transfert mis au service de la connaissance et de la vérité. Seule la vérité a pouvoir de guérir. La construction amenée par l’analyste ne pouvait avoir une positivité thérapeutique que si elle n’était pas de l’ordre d’une suggestion et si elle menait à la remémoration du refoulé et à la reconnaissance de la vérité inconsciente. Si Freud a toujours soutenu l’inopérance thérapeutique de la révélation directe de l’origine des troubles psychiques, il s’avéra que la vertu d’un savoir rapatrié à soi via le transfert se heurta à des résistances négatives, et ce en raison de l’agissement de la pulsion de mort et de la prise de position active de tout sujet du symptôme à l’égard de la libido. Le transfert échoua à produire la guérison escomptée. D’où le texte de 1937 Analyse sans fin, avec fin.
L’on sait aussi, dans le sillage des analyses de Wittgenstein, de Habermas, de Sartre..., que le paradigme freudien de l’inconscient oscilla toujours entre deux théorisations divergentes : d’une part, une herméneutique des profondeurs créditant l’inconscient de vertus intentionnelles, d’autre part une description mécanique en termes d’énergies, de flux et de décharges. L’on sait également que le balancement entre ordre des causes et ordre des raisons, Lacan le trancha au profit du primat du symbolique, du primat de l’“inconscient structuré comme un langage” corrélé au rejet du biologisme causaliste freudien. A cette première modulation lacanienne, Isabelle Stengers ajoute l’assomption de l’échec scientifique subi par Freud. Ce qui se traduit par l’abandon par Lacan de toute prétention scientifique (le sujet de la science n’étant qu’illusion) et de toute visée de guérison (la cure s’offrant comme le chemin d’une conversion au sens de l’existence, comme un dispositif éthique et philosophique et non plus technico-scientifique).
Plutôt que de s’enfoncer dans la “boîte noire professionnelle” qu’est devenue l’analyse, que de suivre ses impératifs éthico-anthropologiques, il s’agirait de “comprendre à quelles conditions les héritiers de la psychanalyse freudienne pourraient (...) renouer avec les risques qui s’imposent à toute science, alors qu’un métier, une profession peuvent, de manière parfaitement légitime, les éviter. Ce risque, c’est-à-dire aussi cette nouvelle possibilité de travailler ensemble, passe, me semble-t-il, par une disjonction de principe entre les deux missions que Freud avait pu conjoindre indissociablement grâce à la puissance du transfert, celle de chercher et celle de guérir (...) La psychanalyse, en tant qu’héritière de Freud, qui sut faire face aux exigences d’une science et aurait pu en fonder une, n’a-t-elle pas pour vocation de prendre le risque de participer à cette invention?”. Programme roboratif, inducteur d’idées et d’innovations, programme en résonance avec le motif leibnizien repris par Deleuze : “je fus rejeté en pleine mer alors que je pensai atteindre le port”.
Véronique Bergen
La volonté de faire science. A propos de la psychanalyse, Les Empêcheurs de penser en rond, 1993, rééd. 2006
Voir aussi Isabelle Stengers, Tobie Nathan, Médecins et sorciers, Les Empêcheurs de penser en rond, 1995, rééd. 2012, Léon Chertok, Isabelle Stengers, Le Cœur et la raison. L’hypnose en question, de Lavoisier à Lacan, Payot, 1989, Isabelle Stengers, Léon Chertok, L’hypnose, blessure narcissique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1990, Isabelle Stengers, Léon Chertok et Didier Gille, Mémoires d’un hérétique, Paris, La Découverte, 1990, Isabelle Stengers, L’Hypnose entre magie et science, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.
Texte remanié d’un article paru en 1993 dans le Mensuel Littéraire et poétique du Théâtre-Poème fondé par Monique Dorsel.