Quantcast
Channel: Strass de la philosophie
Viewing all articles
Browse latest Browse all 405

Gilles Deleuze

$
0
0



La philosophie de Deleuze ne se plie pas volontiers à l'exercice d'un commentaire ni à la forme caricaturale de la thèse avec laquelle son écriture devait rompre sans retour depuis sa rencontre avec Félix Guattari. Écrire à deux, cela réclame forcément une attention spéciale qui conduira cette œuvre dans l'interstice de passions communes, vers des objets de plus en plus extérieurs à la philosophie pure, comme c'est le cas de la confrontation exceptionnelle au cinéma et à bien d'autres machines de désirs. Où il sera question de noces, d'épousailles entre les aventures du concept et les mouvements qui les portent dans des machinations de récits aussi étranges que "La Métamorphose" de Kafka, La "Recherche du temps perdu" de Proust, "Bartleby" de Melville, pour ne citer que les rencontres les plus emblématiques.
La philosophie de Deleuze, sous de telles attractions, se placera inévitablement en état de perpétuelle bifurcation, entraînée forcément vers des contrées très éloignées des querelles de chapelles. Elle se laissera traverser davantage par une passion du concret éprouvée toujours comme une multiplicité qui vient redoubler les concepts. D'où, peut-être, ce besoin tardif d'entraîner l'histoire de la philosophie, au travers d'un livre sur Leibniz, vers des architectures de pensée extra-philosophiques, à un moment où les concepts inventés s'étaient déjà libérés de toutes les contraintes universitaires pour se laisser nouer à la vie. Sa manière d'être classique, comme il le revendique, réside ainsi dans le désir avec lequel il prend le monde à bras-le-corps, saisissant, pour la philosophie, des voisinages extérieurs impossibles à ramener à la seule considération d'une doctrine.
Un concept pour Deleuze ne servira jamais à parler de soi-même, à s'approprier une idée à la première personne, placée sous la vanité du « je ». Ce sont là des étiquettes trop commodes, effaçant l'inquiétude de l'événement rencontré, gommant ce dehors éprouvé comme on évite le danger d'une véritable étude. On ne s'écrit évidemment jamais soi-même, chaque livre reconduisant vers le risque d'une déterritorialisation sans retour à soi. L'exhortation d'en revenir au concret que Deleuze nous adresse dans sa lettre-préface n'a pas d'autre sens ! La philosophie commence par le besoin de sortir de soi, en même temps que des habitudes de spécialistes valorisant tous les mots achevés en isme. De son Leibniz, on retiendra non pas le leibnizianisme, ni ce qui pourrait favoriser une thèse personnelle, mais bien plus l'expérience du Pli, la méthode pliante qu'il expérimente à chacun des nerfs vivants d'une pensée considérant par exemple l'individu sous les replis du monde qu'il enveloppe. Jamais Deleuze ne parle en son nom propre ou sous la prétention de fonctions imaginaires, voire institutionnelles. Si le philosophe déploie un nom, c'est davantage pour perdre la forme du « je », intégrant la complicité d'un « nous » en lequel le lecteur pourra se glisser et trouver une place commune.
« Nous » désigne, sous la plume de Deleuze, une multiplicité et, depuis son énonciation impersonnelle, nous fait rencontrer du différent, avant tout évasif, déstabilisant par le même geste nos catalogues raisonnés. L'œuvre, pas moins que l'auteur, se libère de l'unité subjective. Elle ouvre des feuilles volantes difficiles à refermer sur les enchaînements, trop artificiels du dogme. Elle implique bien mieux la forme d'une note, entendue comme notation marginale, croquis pris sur le vif, au sein d'une variété, d'un mélange un peu spécial. Les paragraphes que Deleuze épingle en livres se comportent alors comme de véritables feuillets autonomes, des coups d'agrafes entre lesquelles entrelacer des signes venus de partout, si difficiles à lire sans se laisser happer par eux. D'où, sans doute, l'étrange référence aux loups ­garous, aux sorciers, aux animaux que Deleuze exploite comme autant de lignes de fuite, de formes d'humour tout autant. "Mille plateaux", cet ouvrage singulier de Deleuze-Guattari, désigne en cela le dispositif d'une concrescence entre l'écriture multiple et l'expérience foisonnante qu'elle soutient, lorsqu'elle se relâche, pour se contracter soudainement autour de certaines pointes appelées ritournelles ou, encore un peu plus tard, concepts. Et ce genre de cahiers, à l'usage de tous, assez proches de Valéry peut-être, comment les lire et les parcourir si nous nous refusons à leur redonner la forme trop dogmatique de l'exposé scolaire ?
On ne peut aborder une multiplicité sans la construire, sans expérimenter toutes les dimensions, tous les plateaux qu'elle emboîte. Des variétés de cet ordre, nous les avons appelées variations pour cette raison même, mises en tension sous des noms aussi divers que Bernhard Riemann, Malcolm Lowry, Stéphane Mallarmé, en nous demandant ce que Deleuze pouvait construire à partir des événements que ces précurseurs avaient jetés par-delà leur temps. Certaines de ces constructions en variations se prolongent à la façon d'un escalier suspendu où l'on retrouve des paliers ou des plateaux superposés, d'autres se présentent comme un système à plusieurs cartes disposées en éventail. Peut-être avons-nous, à l'instar de Riemann, exploré toutes les dimensions d'une espèce de bloc-notes idéal comprenant autant de feuillets que nécessaire et dont l'épaisseur sera nulle, inframince, comme en transparence ?
On dirait, à certains égards, qu'une variation implique une quatrième dimension que Deleuze appellera un plan d'immanence. Cela se laisserait volontiers rapprocher des tableaux de Delaunay lorsque par exemple les trois grâces, les trois jeunes filles, entrent dans une danse selon laquelle leur corps se perd dans les éléments cubiques de l'architecture ("La ville de Paris", 1917). La variation réclame souvent des fondus de cette ampleur, un peu comme si l'avant-plan et l'arrière-plan de la vision se rabattaient sur une surface univoque, un tracé d'immanence. En tout cas, dans l'espace transparent de ce bloc-notes idéal, une multiplicité se laissera effeuiller par la position de points singuliers, de carrefours qu'on retrouvera sur toutes les couches, à toutes les strates d’une mille-feuille si étrange, mais selon des valeurs chaque fois différentes. Toutes ces pointes se ramifient, trouant plusieurs feuillets hétérogènes, couchés l'un sur l'autre, avec, sur chacun des supports étalés, un rappel, un renvoi disposé en une nouvelle posture ou selon une autre règle de répartition. Comment arpenter de telles surfaces ? Suivant quel tranchant peut-on traverser leur profondeur maigre ? Selon quels dynamismes va-t-on recouper tous les "folios" dont se compose une multiplicité ? Chacune des variations que nous avons composées constitue une pérégrination à travers la superposition des différents feuillets d'une multiplicité. D'un feuillet à l'autre, la variation reprend, pour le moindre élément, la totalité des postures ou positions qui lui correspondent sur l'ensemble des strates explorées, tout en invitant le lecteur à s'associer à d'autres parcours, à visualiser d'autres enchaînements. Et c'est peut-être un voyage de cette ampleur qu'il faut entreprendre sous le signe d'une philosophie nomade, en passant d'une voile à l'autre un peu comme le marin sur ses cordages.
Cette pérégrination, que Deleuze nous invite à suivre, trouve, en fait, son lieu de naissance dans un texte d'Emmanuel Kant, là où justement ce dernier crée un personnage conceptuel, un marin étrange, passager clandestin qui erre dans les marges de la "Critique de la raison pure" et qui entraîne cette critique sur des abords cliniques: une frontière où elle épousera une forme supérieure que Deleuze pousse vers ce qu'il appelle un « empirisme transcendantal ». S'ouvre sur cette ligne extérieure toute une expérimentation qui reposera, à d'autres frais, la question de l'orientation: comment s'orienter dans la pensée ? Selon quelles cartes ? Selon quelles images ?

JCM
Préface à "La philosophie de Gilles Deleuze" Payot, 2005
                                                                                

Viewing all articles
Browse latest Browse all 405

Trending Articles