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Channel: Strass de la philosophie
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Philosopher avec Soutine

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« Des gens qui sont un peu comme des étudiants à vie, des gens qui aujourd’hui vivent à travers plusieurs univers, l'univers des études, d'un travail rémunéré qui peut être de gardien de nuit, de charpentier ou de jardiniers, et la participation à un univers de pratiques artistiques. Il existe un tas de vies qui se développent entre plusieurs mondes, qui se construisent des arts de vivre à la fois dans la précarité d'une condition et dans le luxe de la pensée »[1]

« Faire de la philosophie plutôt qu'être philosophe (…) On ne peut, disions-nous, que faire de la philosophie, se laisser conduire par un mouvement de la pensée qui ne nous appartient pas vraiment mais qui nous laisse découvrir ce que l'on ne savait pas encore »[2]


            Être philosophe, philosophe « en soi », nous le savons, sans grande surprise ne veut strictement rien dire, n'a jamais rien voulu dire si cela devait se faire dans le but de devenir ministre, philosophe-ministre, de muter directeur ou gestionnaire, haut fonctionnaire d'une confrérie qui aime à se complaire dans la normalité supérieure. L'objectif sera alors de se voir dûment tamponner une fiche professorale, dossier de carrière exemplaire, du sceau de la reconnaissance institutionnelle, académique, que les médailles des plus beaux métaux viennent parachever. Têtes couronnées mais surtout alourdies et qui n'en finissent plus de gonfler, maquillées qu'elles le sont par les heures de discutions stériles (télévisuelles ou radiophoniques), des conférences sur tout et n'importe quoi, les cafés-philo café-crème, ainsi que par les classements du plus bel effet, les agences journalistiques de notation (0/5), qui pullulent à l’intérieur de bien maigres magazines vulgarisateurs, vulgaires, d'une presse spécialisée sclérosée, dont le nombre des ventes apparaît comme étalon premier : « le nombre régit la quasi-totalité des « sciences humaines » (…) le nombre règle les représentations culturelles (…) c'est dans son essence même que le culturel n'est tissé que du nombre (…) le nombre informe nos âmes. Qu'est-ce qu'en effet exister, sinon faire valoir pour soi-même un compte favorable ? »[3]. Faire de la philosophie, c'est donc refuser l'hypothétique en-soi béat, l'être-philosophe, c'est fuir cette chose pathétique qu'est le débat, le débitage ou déballage de connaissances dont se moussent entre eux nos chères têtes pensantes, nos intellectuels intelligents d'intellectualité d'une société occidentale à l'agonie et noyée dans un bain spumescent de bêtises duquel le fou, l'idiot, le parvenu, l'amateur éclairé, le (pro)fesseur égaré (oufesseur tout court), toujours pris dans un entre deux, s'écartent, en se risquant, sans cesse entre l'égarement et la critique, au bord de la scolastique, à une pensée expérimentale, vitale, à des essais sans certificat, sans permis : des enquêtes en adepte d'une philosophie en train de se faire.

            Nul n'entre ici s'il n'est Professeur semble de la sorte blablater benoîtement ces amants impayables, improductifs - malheureuse Sophie -, alors que c'est entre cette première dimension, académique, et la seconde, non moins importante, la cosmique, que gît notre labeur philosophique, ce qu'a parfaitement vu Chaim Soutine - artiste d'origine russe qui vécut l'essentiel de son existence en France, à partir de 1913 jusqu’à sa mort en 1943, et qui n'eut jamais d'autres idées que de peindre[4] -, avec cette étonnante toile qu'est « Le philosophe » (1921, cf ci-haut). Toile qui nous présente la sensation philosophique, la philosophie se faisant, le penseur en prise directe avec des textes, des livres, l'art, la politique, la science, des êtres de toutes sortes : en compagnie de la Vie. Une peinture qui représente un homme – Albert Racine -, un habitant inconnu, érudit local, militaire-philosophe de la commune de Céret où le peintre séjourna entre 1919 et 1922. Devenir philosophe du militaire (!), ou militaire du philosophe, de cet « étudiant à vie » (Rancière[5]) car peindre, pour Soutine, c'est amener l'existence de l'image des inconnus, des anonymes, des malchanceux, et non pas rivaliser avec la peinture d'histoire, celle qui raconte des histoires, qui représente des modèles. Peindre, c'est créer des figures non figuratives, opposer le figural au figuratif, produire des toiles vivantes et qui tendent, précisément celle qui nous intéresse ici, vers l'abstraction. Comme le dit Deleuze regardant Bacon, il s'agit pour Soutine de « rendre sensible une sorte de cheminement, d'exploration de la Figure dans le lieu, ou sur elle-même »[6]. Peindre l’événement, l'ordre dans le chaos, par des gestes expressifs, par des coups de brosse sauvages, rudes, ou doux, des mouvements tourbillonnants, des cris silencieux et colorés, le côté charnel de l'anatomie, un devenir-animal de l'homme, une événementialisation du corps perpétuelle à l'image d’Antonin Artaud pour la poésie qui aura été, lui-même, un événement corporel permanent. Ainsi, lorsqu’il examine un philosophe grec habitant le tonneau, voici ce qu'il inscrit : « La poésie, c'est la multiplicité broyée et qui rend des flammes. Et la poésie, qui ramène l'ordre, ressuscite d'abord le désordre, le désordre aux aspects enflammés ; elle fait s'entre-choquer des aspects qu'elle ramène à un point unique : feu, geste, sang, cri »[7]. Ne sommes-nous pas proches de Soutine ? De la manière dont l'artiste représente le philosopherà travers la peinture ?

            Il faut savoir que Soutine, qui n'était pas un moderne, un avant-gardiste attiré par la radicalité plastique, un auteur de manifeste, ne peignait pas de mémoire mais directement sur le motif, et les modèles qu'il employait enduraient de longues heures d'immobilité au cours desquelles le peintre captait chaque mouvement devenu difficile, chaque ondulation, chaque sensation : « Soutine devait avoir sous les yeux ce qu'il était en train de peindre. Il était exclu qu'il invente. Il n'aurait pas voulu peindre de mémoire même s'il avait en tête le motif qu'il peignait jour après jour. Il n'aurait pas voulu peindre d'après des dessins ou des photographies ou d'après une peinture antérieure du même motif. Il fallait que la chose réelle soit là »[8]. Nombreux sont ceux qui rapportèrent le supplice qu'était de poser pour le peintre. Comme Hopper au même moment de l'autre côté de l'Atlantique, mais dans un style différent et une sensibilité autre, il poursuivit une peinture propre, qui lui appartenait et étrangère aux modes de l'époque. Il est de fait possible de diviser l’œuvre -cette peinture de la disjonction, de la bifurcation, de la variation (les séries!), des multiplicités- en trois catégories : les portraits (et auto-portraits), les paysages et les natures mortes. Avec cette toile, « Le philosophe », il s'agit pour Soutine de faire usage de la couleur pour modeler les objets (les livres), briser la forme et les plans clairement articulés, mettre en évidence la solidarité de la figure avec ce qui l'environne, privilégier la frontalité, comprimer les volumes ou à l'inverse les amplifier, multiplier les diagonales ascensionnelles, les tourbillons, faire participer la perspective au mouvement de la figure, réduire le visage  à l'essentiel de la forme, user de distorsions expressives : créer une géologie expressive qui explore les labyrinthes, les dédales de matières et de couleurs. Les tableaux du peintre étant toujours intensément texturés avec une matière épaisse et inégale de touches mouvementées. Il proclame leur matérialité, leur puissance matérialisante : la texture remuant la forme et la faisant vibrer intensément sur place en une éruption de taches, de giclures, de points ou de lignes. C'est pour ça que Pollock et les peintres américains expressionnistes-abstraits vouaient une admiration à Soutine car il fut précurseur dans la manière de peindre en action, frontalement, par des lignes qui ne vont plus d'un point à un autre mais qui passent entre ces derniers et qui convergent vers la couleur, des vecteurs lumineux, vers la modulation coloriste qui excède le seul partage visuel, optique (par un sens des couleurs, une vision haptique). Soutine, entre Munch, Van Gogh et Bacon, Freud avec, pour ancêtre, Rembrandt dont il admirait et contemplait longuement au Louvre les toiles qu'il tentait de revisiter. Greenberg, professionnel de l'art, critique et historien, grand introducteur et défenseur de la peinture américaine-abstraite n'eut pas vraiment compris, tout en lui reconnaissant du génie, l'artiste russe : « des capacités stupéfiantes, mais inabouties (…) il semble que ce qu'il attendait de la peinture se soit longtemps situé plus du côté de la vie elle-même que du côté de l'art visuel (…) l'art de Soutine est capable de nous émouvoir sincèrement de bout en bout. Mais, comme je l'ai suggéré, ce pouvoir ne s'accorde pas toujours avec l'art de la peinture »[9]. « Plus du côté de la vie », c'est exactement cela Soutine que ne comprend pas le professionnel, chercheur classique qu'est Greenberg, d'ailleurs, comme une grande partie de la profession, d'où le peu d'études et d’expositions depuis 50 ans. Ainsi, un penseur non-académique et ce n'est pas un hasard, Elie Faure, non-professeur (médecin), amateur affranchi, connaisseur éclairé, fut l'un des premiers à défendre l’artiste et le seul à lui consacrer une monographie dès 1926 – ce qui passa aussi par des achats de toiles (ventes rares pour le peintre à cette époque de réelle misère en compagnie de son ami Modigliani). Faure entrepris un projet fou, une histoire de l'art intégrale à partir de la préhistoire qu'il réalisa en braconnier, extérieur à la corporation des stricts historiens-critiques tout en travaillant du côté de la médecine. Voyez, pour transiter, ce qu'il dira du peintre : « les surfaces hésitent, les humeurs flottent, effondrant cloisons et membranes, l'organisme en formation se cherche, ne parvient pas à se stabiliser (…) tourbillon tragique de formes essayant vainement de s'arrêter, de se saisir (…) Soutine est peut être, depuis Rembrandt, le peintre chez lequel le lyrisme de la matière a le plus profondément jailli d'elle (…) Soutine est l'un des plus surs artisans d'une délivrance qui vient des profondeurs vivantes de nous tous »[10].

            Alors, le tableau qui nous intéresse, ce plus-que-portrait, montre le personnage installé sur un tabouret bas dans son bureau et entouré d'ouvrages, ou plus exactement englouti sous sa bibliothèque, pris dans une tornade tourbillonnaire d'opus qui le recouvrent à un tel point qu'il devient difficile de distinguer les piles de livres, les pages ouvertes, les étagères, les meubles et le corps de ce Monsieur Racine, le philosophe-militaire. Ce lecteur bibliomane, bibliophile, bibliophage, est pris dans un cataclysme de pages, d'idées, de concepts, dans ce contexte que connaît toute personne qui s'essaie à la pensée, à l'écriture philosophique : la chute, le plongeon à l’intérieur d'une sorte de maelström, quelque chose comme un gouffre d'idées et d’expériences disparates. Soutine, en amoureux des livres (grand lecteur de Balzac, Dostoïevski, Hugo) a touché là, de très près, cette sensation si particulière. L'espace de la toile est dès lors saturé de bandes multicolores qui éclairent les pages, de matières organiques, de couleurs polychromes, chromatiques, en un tournoiement contagieux, en une polyphonie picturale. La discrète couleur noire lui permettant d'isoler la figure. Mais si l'organicité, la matière de la peinture apparaît, le corps du personnage est lui véritablement inorganique - style plexus -, comme toujours chez Soutine, les organes ne constituent pas un organisme, ils sont libres de mouvements, dés-organisés d'étirements, de fuites qui se re-composent sans cesse différemment. La physionomie du corps, de la tête de Monsieur Racine, est intempestive, elle s'inscrit en direction d'un grotesque triste, d'un comique de déséquilibre ou d'un burlesque poétique où le nez sur-dimensionné, l'oreille énorme, le visage asymétrique, les mains disproportionnées affectent le modèle de sensations, d'une logique qui n'a plus rien à voir avec la morphologie classique, l'organisme placé, posé, arrêté, ou avec la ligne claire. Les organes sont en mouvement, les couleurs, les textures et les formes en expansion, débordants toute espèce de linéarité afin de donner libre cours aux trop-pleins du visage, aux connexions neuronales multiples, à l'excès des sensations qu'endurent le corps et le cerveau du philosophe qui travaille, qui pense par concepts. Tête qui surgit sous le visage, tout étant anti-illustratif : « la sensation, c'est le contraire du facile et du tout fait, du cliché, mais aussi du « sensationnel », du spontané (…) la sensation a une face tournée vers le sujet (…) et une face tournée vers l'objet »[11]. Le peintre a capté, non pas l'essence du philosophe, de la philosophie, mais le sens de la philosophie en train de se faire, le corps affecté du philosophe en plein travail de réflexion, de méditation, de création, et les idées sensibles réelles qui se forment : la puissante vie inorganique (Deleuze) d'un homme qui s'essaie à cette (in)discipline de pensée, qui devient dans la sensation et qui recueille ce qui arrive par elle. L'expression de la sensation du philosopher, de l'idéer (eidétique). Assis sur un siège, le corps de l'homme prend la forme du Z, du zig zag, du Big bang, du vol de la mouche, de l'éclair par une attitude bifurquée, perclus de spasmes, de mouvements sur place, de vitesses et d'intensités infinies. Quant aux objets, ils subissent aussi la loi déviante qui les essore et les célèbre. L'artiste russe ne casse pas le plan, il l'incurve par tensions, multiplie les heurs et les lésions, les suspens et les sauts en un espace à la fois défectueux et malléable, extensible ou intensif. Il peint l'être livresque du livre, l'être  tabouresque du tabouret ou l'être philosophique du philosophe en une rencontre directe, en une puissance vitale. Chaos général où la figure émerge au sein d'un réa/lisme fait d'une multiplicité de plis, de déformations, ici de la philosophie qui se réalise, qu'un corps+cerveau assis et entouré d'in-folio en circulation invente. Cette image touchant alors directement notre système nerveux par de nombreux affects et percepts en un Naturalisme de la sensation (expressionniste), une peinture hystérique. On touche, on sent, on goûte, on voit et on entend ce qu'est la philosophie philosophante par une figure pluri-sensible faite d'un rythme, de forces enregistrées que le regardeur doit endurer. Logique du sens, logique du « et », extra-être : « Il y a des lueurs de non-être,/ Des brumes si vagues qu'elles en grincent ;/ S'étayent puits et galeries de mine,/ Méandres, marais, ravines,/ Que je n'ose parcourir... »[12].

            Mario de Sa-Carneiro, poète portugais qui s'installa à Paris au même moment que Soutine, et qui fit aussi parti de ces nombreux artistes étrangers résidant dans la Capitale en ce début de siècle, qu'il apparaît possible de regrouper en une configuration artistique singulière, écrivit quelque chose de très proche. Grand ami de Pessoa avec lequel il fonda plusieurs éphémères revues et un courant poétique nommé « Sensacionismo », Sa-Carneiro, « enfant indiscipliné de la sensation » (Pessoa-en-personne) put consigner ceci : « Et moi qui suis le roi de toute cette incohérence/ Que j'aspire à fixer, moi-même tourbillon,/ Je tournoie pour m'en aller... Mais tout me pousse/ En brume et somnolence (…) Si par hasard en mes mains se trouve un peu d'or,/ Le voici aussitôt altéré... et je le jette au loin.../ Je meurs de dédain auprès d'un trésor,/ Je meurs d'excès dans le besoin. »[13]. Une manière de faire de la poésie, donnée comme suit par Pessoa-en-personne, et qui pourrait avoir été consignée par le peintre lui-même – prenons en conséquence le fragment comme une maxime imaginaire du si peu loquace et si secret Soutine : « Dans le vie, la seule réalité est la sensation. Dans l'art, la seule réalité est la conscience de la sensation (…) L'art, en somme, est l’expression harmonieuse de la conscience que nous avons des sensations, autrement dit nos sensations doivent être exprimées de telle sorte qu'elles créent un objet qui deviendra pour d'autres une sensation (…) trois principes : 1) Sensation, 2) Suggestion, 3) Construction (…) S'il m'arrive d'être cohérent, c'est uniquement par une incohérence de l’incohérence »[14].

            Après la vie poétique d’Artaud, de Sa-Carneiro et de Pessoa, la vie picturale de Soutine, il s'agit d'étudier la vie philosophique de Monsieur Racine captée par le peintre. Car qu'est-ce que le philosopher selon Soutine ? Qu'est-ce que le philosopher selon cette image, cette figure, ce héros pictural ? Deleuze-Guattari, en avance rapide, peuvent nous aider à le comprendre : « La philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts (…) tout concept, ayant un nombre fini de composantes, bifurquera sur d'autres concepts, autrement composés, mais qui constituent d'autres régions du même plan, qui répondent à des problèmes connectables, participent d'une co-création (...) il n'a pas d'énergie, mais seulement des intensités (…) le concept dit l'événement, non l'essence ou la chose. C'est un événement pur, une heccéité, une entité (…) le concept est bien acte de pensée en ce sens, la pensée opérant à vitesse infinie (pourtant plus ou moins grande) (…) et la philosophie ne cesse de faire vivre des personnages conceptuels, de leur donner la vie »[15]. Or nous pourrions étudier longuement cette remarquable conception du philosopher, mais là n'est pas l'objectif du présent texte. L'extrait nous servira simplement de porte d'entrée vers une élaboration de la vie philosophique, empirique, radicale, vitaliste que Soutine a parfaitement vue et peinte. La philosophie n'est pas qu'une discipline universitaire possédant une histoire, une matière séparée et que des professeurs enseignent à des étudiants au sein d'une corporation fermée sur elle-même. Elle n'est pas non plus rubrique de périodique, un objet de culture, de débats : elle n'est pas. Mais elle est philosopher, elle devient autre chose, une méthode, une Vie, une existence, un geste de création directement en prise avec le réel, un plan d’immanence qui se réalise à partir des deux autres « chaoides », ses conditions, dont parlent le binôme philosophique (l'art, la science, leurs plans à eux et, imbriquée, la politique) : « Nous demandons seulement un peu d'ordre pour nous protéger du chaos (…) les idées ne sont associables que comme images, et ne sont ordonnables que comme abstractions ; pour atteindre au concept, il faut que nous dépassions les unes comme les autres, et que nous atteignons le plus vite possibleà des objets mentaux déterminables comme êtres réels (…) nous devons nous servir de fictions et d'abstractions, mais seulement autant que nécessaire pour accéder à un plan où nous irions d'être réel en être réel et procéderions par constructions de concepts »[16]. Nous y revenons : faire de la philosophie et non être philosophe. N'est-ce véritablement pas ce que Soutine a peint ? Il y a quelque chose d’étonnant, de commun, comme si l'artiste avait formé ce que les deux penseurs, après Nietzsche (« Être philosophe, être momie, représenter le monotono-théisme par une mimique de fossoyeur ! »[17]), ont présentés quelques dizaines d'années plus tard. Comme s’il avait averti ou perçu par anticipation cette évolution du philosopher, de sa conception nouvelle, du style philosophique, mais aussi, des combats à mener (dont les penseurs importants et intéressants se saisissent, rappellent) contre sa marchandisation, sa moralisation, sa vulgarisation … et les problèmes que cette pensée humaine singulière rencontre (les philosophes ne sont professeurs professionnels que depuis Kant) en restant enfermée dans le système universitaire, dans l'Université. Sans perdre de vue, cependant, qu'au moment où l'être indépendant « s'engage dans un labyrinthe, il multiplie par mille les dangers que la vie, en soi, apporte déjà avec elle » ; « nous sommes quelque chose d'autre que des « libres penseurs »[18]. Soutine l'a absolument saisi : nous sommes pris dans un mouvement de pensée qui ne nous appartient pas individuellement et dont il faut créer avec une image nouvelle, un nouveau chemin, tiraillé, tourmenté, agité à haute vitesse par des sens en ébullition, des explosions d'idées dont une méthode non convenue, sauvage, sensible, procède. Boite à outils, procédé, pro/cessus que Chaim Soutine peint selon « l'ivresse de ses matières, symbole inconscient des chaos de flamme, de fange, de pourriture et de sang où tout univers se construit ? »[19], suivant du regard l’œil du corps, des livres, etc :  le philosopher.

© Charles H Gerbet




[1]     Jacques Rancière, « La méthode de l'égalité, entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan »
[2]     Jean-Clet Martin, « Chute philosophique » in« Enfer de la philosophie »
[3]     Alain Badiou, « Le nombre et les nombres »
[4]     Peu d'artistes n'ont aussi peu parlé de leur art, n'ont été aussi peu bavard que Soutine. Aucun texte, aucune note, aucune lettre, aucun entretien, rien ! Est-ce l'élément qui explique que si peu d'historiens de l'art et aucun philosophe ne ce sont penchés sérieusement sur son œuvre ? (Deleuze cite en passant quelque fois son nom dans l'étude consacrée à Bacon). Alors, en l'absence de récits autorisés, une légende s'est construite autour de l'artiste, une légende de peintre maudit qu'il s'agit de contourner afin de venir tout contre son œuvre, ses toiles, les idées sensibles qu'elles véhiculent, constamment à disposition du regard, d'une rencontre, et qui elles seules nous intéressent véritablement. Ajoutons de suite que Soutine eut une trajectoire si singulière, débordant tellement les catégories de l'époque, les formes admises, les manières de faire et d'être que l’œuvre est difficilement compréhensible, hétérogène à toute classification ou étude scolastique. Seule une philo-peinture ou une picto-philosophie serait à-même d'endurer cette œuvre avec sens.
[5]     Toute l’œuvre de Rancière (depuis « La leçon d'Althusser » et les leçons tirées de l’ébranlement 68) s'attache, avec une méthode de déconstruction anar/chique du pouvoir, de la domination ou de l’oppression, à étudier les formes de lutte, de vie, contre la maîtrise (maître ignorant), contre la science toute puissante, l'esthétique bourgeoise, la politique étatique, c'est à dire par l'émancipation politique, intellectuelle, artistique, les révoltes logiques, de ces hommes et femmes qui occupent une place sans qu'on leur demande (ex : la parole ouvrière), sans qu'ils y soient invités. La part des sans part, le disensus conte le consensus, la recomposition du partage du sensible, comme par exemple la vie (et ses effets) d'un menuisier-philosophe au cœur du 19ème siècle qu'est Louis Gabriel Gauny (le philosophe plébien) : « aujourd'hui autant qu'hier, l'égalité des intelligences reste la plus intempestive des pensées que l'on puisse nourrir sur l'ordre social ».
[6]     « Francis Bacon, logique de la sensation »
[7]     « Héliogabale ou l’anarchiste couronné »
[8]     David Sylverster, cité par Xavier Girard in « Soutine »
[9]     « Soutine » in« Art et culture »
[10]   « Soutine » in « Histoire de l'art, l'art moderne II »
[11]   « Francis Bacon, logique de la sensation »
[12]   Mario de Sa-Carneiro, « Tourbillon » in« Poésies complètes », dans la traduction de Dominique Touati et Michel Chandeigne.
[13]   « La chute », in« Poésies complètes »
[14]   « à un éditeur anglais » in« Pessoa en personne, lettres et documents », traduction de Simone Biberfeld
[15]   « Qu'est ce que la philosophie »
[16]   « Qu'est ce que la philosophie »
[17]   « Le crépuscule des idoles »
[18]   Nietzsche, « Par delà le bien et le mal »
[19]   Élie Faure, « Soutine » in « Histoire de l'art, l'art moderne II »

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