L’ami pour Spinoza, comme pour les stoïciens que Deleuze lisait de près, n’est pas seulement une "connaissance". Il est quelqu’un qui se rencontre et qui demande qu’on change de latitude lorsqu’il se croise non sans tout déranger, parfois déroutant. Il y a chez Sénèque l’idée que l’ami vient de loin, peut se perdre, mais que le sage a un pouvoir infini de s’en refaire d’autres, il est « l’expert dans l’art de se faire des amitiés qui remplacera par une autre celle qu’on a perdue » (Lettre 9 à Lucilius, §, 5). Ici, l’ami n’est ni le proche, ni le confident, ni celui avec qui s’exerce un dialogue. L’amitié, pour Sénèque est très différente de celle de la cité Grecque. A Athènes, l’ami était pris dans la même ville, intégré dans un groupe contre le rival qu’il fallait affronter par une dialectique, par l’argument et parfois la joute rhétorique. Avec Sénèque, comme pour Cicéron (1) d’ailleurs, l’amitié cesse de se dialectiser dans le temps du dialogue et de la confrontation en mesure d’établir des filiations, de décliner d’où l’on parle, histoire d’hériter un nom (comme c’est le cas, par exemple, des Eléates, penseurs d’Elée).
Il y a, chez les Stoïciens, une expertise dans la conquête de nouvelles relations, venues d’ailleurs. L’amitié n’est plus celle d’un enracinement, ni d’un parent, ni d’un disciple. On pourra bien imaginer qu’un philosophe esclave, comme Epictète, n’est pas ami avec un empereur romain de la même manière que deux frères à Athènes. Ils ne sont pas du même monde, mais pourtant ils vont composer un couple infiniment éloigné que Spinoza connaîtra également en qualité de Juif marrane, homme du désert mais qui s’établit en Hollande. C’est peut-être ce que veut dire Spinoza en affirmant dans le Traité politiqueque « les hommes ne naissent pas citoyens mais le deviennent » CH V§2. D’où qu’ils soient par ailleurs, il n’y a rien de plus indispensable à l’homme libre qu’un autre homme libre (ibid. § 13). De même, dans l’univers des stoïciens, il n’y a pas d’étrangers au sens strict pour autant que nous le sommes tous au niveau de l’Etre. La philosophie peut donc être teintée par des formes de pensées sans attache à un territoire. Citoyen, il le devient: cela relève d’un devenir où les amis composent des figures et des associations libérées de la contrainte du sol. L’amitié est l’affect propre à un Empire lorsque le voyage vous fait croiser l’autre, venu de nulle part, souvent affecté d’une fonction, d’un nom délocalisé, étranger à sa naissance (c’était d’ailleurs éminemment le cas de César).
Des rencontres de ce genre se produisent en un jour, en une heure et vont se défaire dès qu’on aura passé une frontière. Mais elles sont aussi intenses que toujours, d’une qualité absolue née dans l’instant si cher à Sénèque. Ce genre d’amitié sans stabilité ne possède pas l’attachement de l’Eros grec et des fidélités grecques. Qu’il y ait échange entre étrangers, cela n’est pas du tout impossible dans un empire. Mais cette communication ne se pratique pas seulement selon l’universel du Latin. Il y va plutôt d’une latinité transitoire qui se transporte et modifie ses accents, se fibre en des langues mineures avec le risque de toute mélanger, de ne pas nous comprendre, animés du seul souci de s’entendre. Il y a là sans doute matière à une Réforme de l’entendement qui ne déplairait pas à Spinoza, lui qui fait du latin la langue de sa philosophie sans frontière, une langue associative, celle d’une « société des amis de Spinoza ». On connait l’importance de l’amitié dans la philosophie politique de Spinoza, déraciné, et stoïcien à sa manière. Manière stoïcienne dont le modèle amical se modifie considérablement par rapport aux clivages des cités grecques: une vertu reçue d’un Empire qui est empire sur soi lorsqu’on est dans le passage, un passage vers une espèce d’« outland » extérieur à la cité romaine. Au point d’ailleurs que Rome, dans sa vocation d'Empire, ne se fonde pas seulement sur l’amitié de deux frères, trop familiale, mais sur une amitié avec l’animal quand il faut recourir aux loups pour établir un nouveau monde.
© J.-C. Martin
Argument d'une conférence pour l'Université Meiji de Tokyo le 01/03
(1) : Cicéron emprunte souvent à l'animal la forme d'association par bancs ou meutes en parlant de l'amitié
Argument d'une conférence pour l'Université Meiji de Tokyo le 01/03
(1) : Cicéron emprunte souvent à l'animal la forme d'association par bancs ou meutes en parlant de l'amitié