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Juliette Simont ou la contemporanéité de Sartre / Véronique Bergen

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DOUBLET LIBERTÉ-SITUATION.

Interrogeant la “nouvelle image de la pensée” que Sartre a composée, Juliette Simont a choisi de ressaisir le mouvement d’engendrement des problèmes plutôt que de relever les mots d’ordre d’une pensée constituée, toute faite qui ne charrie plus que les retombées codifiées de sa genèse inventive. Recomposant la cohérence fibrée de qui entendait “penser contre soi”, Juliette Simont, une des voix les plus remarquables parmi les sartriens actuels, adjointe à la direction des Temps Modernes, examine les modulations et bifurcations qui ont réagencé les problématiques sartriennes du temps, de l’humanisme, de la morale, de l’intersubjectivité, de la psychanalyse existentielle, du “qui perd gagne”, liant la création conceptuelle aux problèmes qui l’ont amenée à se conquérir. Sur fond d’une même basse continue — agencement phénoménologico-dialectique enté sur l’intentionnalité d’une conscience pré-réflexive corrélée à l’irréductibilité de l’en-soi —, Sartre n’a eu de cesse de redynamiser ses réglages idéels, d’infléchir la question principielle de l’altercation entre en-soi et pour-soi en d’autres courbures, réorchestrant ainsi l’“endoconsistance” et l’“exoconsistance” de ses batteries conceptuelles lorsque les solutions apportées affichaient leur obsolescence. Vigilant quant à la traque des mécanismes de mauvaise foi par lesquels la pensée sécrète le fantasme d’une désituation, d’une désarticulation du doublet liberté-facticité, Sartre auscultait ses propres dévoiements à travers le démontage des réflexes doxiques. Athlète de l’auto-critique, il désamorçait via le repérage des jeux factices à l’œuvre chez autrui les séductions de transcendance et tours de passe-passe qui menaçaient son ontologie de la liberté. D’où un qui-vive jamais éteint, un incessant dessillement des rassurances imaginaires qui rêvent d’obturer la contingence de la praxis, de couler l’existence en nécessité. D’où la mobilisation politique de la pensée comme modalité de résistance aux tombées en inertie qui la prennent à revers dans le mouvement où elle se démet de son propre chef.

Ancrée dans l’apodicticité d’une conscience qui “ne laisse pas aller la cause à son effet” (Hegel), la pensée sartrienne a mis en place un “huis clos ontologique” entre en-soi et pour-soi, entre monde et homme, matière inorganique et matière organique. Le pour-soi ne cesse de se heurter à l’opacité de l’en-soi qui impulse l’entreprise humaine de donation de sens et en défigure les projets Sur fond de ce huis clos, la synthèse signifiante de la conscience est en permanence exposée à l’autre d’elle-même et s’active à assainir le problème de son impuissance face à l’être. En une commune récusation du réalisme (action du monde extérieur sur une conscience passive, vierge dont les représentations sont produites par les objets qui l’affectent) et de l’idéalisme (souveraineté husserlienne d’une conscience constituante qui, produisant ce à quoi elle se rapporte, confine ce dernier dans l’“esse est percipi”), Sartre conjugue la primauté métaphysique d’un être en-soi, antérieur à toute surrection du pour-soi, à la primauté signifiante d’un pour-soi qui fait advenir l’en-soi à son sens. Interrogeant les relations existentielles nouées entre l’homme et le monde, Sartre, par-delà les ruptures et discontinuités de son œuvre, n’a pas transigé sur la “finitude interne” d’une liberté qui n’a d’autres limites que celles qu’elle se donne : elle ne s’avère en proie à des passivisations qu’à être simultanément en prise sur ces dernières. Sartre trace le plan d’immanence d’une “identité niée” entre une conscience ne pouvant saisir du monde que ce qui est médiatisé par elle et un en-soi qui n’affecte cette dernière qu’en tant qu’elle se fait librement affecter par ce qui lui advient.

En butte à une adversité qui la ronge (en-soi, autrui), la liberté s’avère toujours agissante, fût-ce au plus profond de ses passivisations (Flaubert, Genet). Son alignement sur le donné, sa volonté de rédimer la contingence d’une existence à qui aucun ciel n’a été promis témoignent encore de l’infinie plasticité d’une conscience qui, acculée à des “situations-limites”, à des “possibles ultimes”, invente comme manière extrême de résoudre le problème de l’en-soi sa propre mise en vacances, le jeu de son auto-abolition. S’il n’y a d’autres limites que celles que la liberté s’inflige à elle-même, dans une initiative qui signe son propre désaveu, Sartre est en mesure de poser l’optimisme d’une libération possible de la liberté qui s’est assoupie. Cette libération hors de son enchaînement dans le régime de l’altérité a lieu de l’intérieur même de sa mise en veilleuse, en un retournement cathartique recontactant la force de création d’une liberté plongée en sa somnolence. L’indépassable responsabilité du pour-soi dans l’essentialisation, dans le déterminisme qu’il génère de son propre chef, l’injustifiabilité des choix qui, à tout moment, réorientent la carte du monde sont cela même qui rend compte de ce que les jeux ne sont jamais faits. À chaque instant, d’autres futurisations sont possibles. La psychanalyse existentielle au niveau individuel (Baudelaire, Mallarmé. La Lucidité et sa face d’ombre, Saint Genet, comédien et martyr, L’Idiot de la famille), l’alliance des grilles d’analyse marxiste et existentialiste au niveau collectif (Critique de la raison dialectique) tenteront de rendre compte des mécanismes par lesquels la liberté s’enfonce dans le contraire d’elle-même, se dépossède de ses pouvoirs et s’aligne sur son instrumentalisation passive. Rendre compte des mécanismes d’aliénation, c’est par-là même tenter d’y remédier.

Juliette Simont jalonne le parcours sartrien des ruptures qui l’ont scandé. Là où L’Être et le néant (1943) enregistre, au niveau abstrait, les mécanismes et réflexes d’auto-aliénation (regard mortifiant d’autrui, mauvaise foi, quête de la Valeur, de l’en-soi-pour-soi, réflexion complice, impure) et nimbe d’énigme le choix originel d’une liberté assumée ou ensablée, la Critique de la raison dialectique (1960) épinglera le soubassement matériel d’une praxis qui ne peut pas ne pas se heurter aux phénomènes de la rareté (rareté des ressources interdisant la satisfaction universelle des besoins) et de la sérialité qui prend à revers tout projet. Mais, par-delà les modulations relatives aux sources de l’aliénation, au souci moral, une lame de fond inentamée demeure, celle d’une conscience qui tire les ficelles de son advenue et de ce qu’elle signifie, dans la radicale immanence d’une pensée qui transforme ce qu’elle réfléchit. Toujours au-delà de l’être qu’elle pense et dont elle ressaisit l’impensé, elle ne pose un champ problématique que dans la mesure où elle le modifie par le fait de s’y rapporter. Toute position d’un problème est en soi, en sa manière d’éprouver la crise, modalité de résolution, riposte inventive intériorisant l’impasse rencontrée. Mordant la poussière, le pour-soi est dès lors toujours à même de redistribuer les cartes, de relancer les dés, toujours en mesure de réintensifier les coordonnées de la situation. La passivité qu’il a lui-même avalisée, il est en mesure de l’activer, en déboulonnant les fausses nécessités qu’il a sécuritairement mises en place, dans l’oubli de leur genèse (partages axiologiques du Bien et du mal…).

L’ontologie de la liberté, en sa volonté de comprendre les mécanismes d’assujettissement qui rongent la libre praxis, indexe toute tombée en passivisation d’une responsabilité relevant d’un pour-soi qui s’enkyste lui-même. Par là, elle fournit l’opérateur d’intelligibilité de toute conversion, de toute libération, dans la réversibilité sans fin de la dominance des pôles : précarité d’une réciprocité humaine toujours menacée de s’enkyloser dans la sérialité d’une part, étincelle insurrectionnelle tapie au cœur du pratico-inerte qu’elle réactive de l’autre.

LIBÉRATION DE LA LIBERTÉ.

Les ponts jetés entre le concept d’une conscience toujours agissante, pleinement actuelle, fût-ce en ses zones d’ombre (refus de la notion d’inconscient) et le concept d’une relation circulaire indépassable entre homme et monde permettent à Sartre d’une part d’analyser les processus par lesquels la conscience en vient à passer par pertes et profits sa libre initiative et d’autre part de soutenir un indéfectible optimisme quant à la reprise en main de libertés réifiées. L’optimisme s’avance comme la rançon d’une assomption de l’injustifiabilité qui frappe l’existence. Toute tentative pour racheter l’existence, la plonger dans la nécessité signe le retour du refoulé, à savoir sa prise à revers par la fêlure d’une temporalité dont la conscience rêve vainement de s’affranchir. La tenue unitaire de la dualité en-soi/pour-soi, être/pensée se décline aussi sous les couleurs de la circularité dialectique entre facticité et transcendance, situation et liberté, dont on sait qu’à vouloir jouer l’une contre l’autre, hypostasier l’une au détriment de l’autre, le pour-soi s’aveugle dans les ornières de la mauvaise foi.

L’investissement unidimensionnel du poids de la facticité d’une part (conformité à une essence, à une nature humaine, désir d’être causa sui, extinction du faire dans l’être, alignement sur le donné, substantialisation du cogito, déni de la liberté), de l’envol en transcendance de l’autre (culte d’une liberté intérieure coupée de son engagement dans le monde, belle âme “ne se confiant pas à la différence objective”, retrait imaginaire en un illusoire point de surplomb désamarré de toute compromission dans la pâte des choses, déni des contraintes de la situation) présente les deux figures en impasse, les deux pathologies enrayant le rapport de l’homme au monde. D’un côté, le “Salaud”, l’esprit de sérieux et sa quête toujours échouée d’un en-soi-pour-soi, de l’autre côté, la belle âme.

C’est ainsi que Sartre aiguisera les critiques littéraires réunies dans Situations I en fonction d’une “arme temporelle”. Mauriac, Faulkner, Parain, Camus, Bataille, Ponge... témoigneraient d’une volonté d’amputer l’organisation ek-statique du temps, d’en privilégier une des dimensions. Sous des guises diverses, leur rapport au temps révèle le choix de conduites particulières rompant la dialectique entre liberté et situation (conduites de type magique, esprit analytique, point de vue transcendant, mystique du “qui perd gagne”). Chacun de ces écrivains développe un choix inscrit dans le cadre d’un projet assujetti à l’ordre de l’être, au vœu d’être Dieu, allégé de toute déhiscence temporelle, exempté du néant de la liberté. Décrochant le nouage en intériorité qui double la “part du diable”, l’ancrage mondain par la transcendance d’une praxis qui remanie les paramètres de la situation, l’esprit d’analyse et la magie sont une façon de tenter — en vain — de casser la relation de la liberté au monde, d’escamoter cette liberté. « Le cercle carré dans lequel s’inscrivait l’ontologie de L’Être et le Néant, c’était : l’en-soi est à la fois parfaitement indépendant du pour-soi, puisqu’il le précède, et entièrement relatif à lui, puisque c’est par le pour-soi qu’il y a de l’en-soi. Celui où s’inscrit celle de la Critiquepourrait se dire : “L’individu disparaît des catégories historiques”; et pourtant ce n’est que par l’individu qu’il y a de telles catégories. Ou encore “ce moi qui disparaît” n’arrive jamais à disparaître assez décisivement pour transférer le statut d’unité ontologique qui est le sien aux “ensembles pratiques” où il s’abîme et se perd ; en sorte que ces ensembles, tout en le défigurant, dépendent entièrement de lui » écrit Juliette Simont.

En ce parcours laissant sa chance maximale à la plasticité de l’argumentation, Juliette Simont redouble inventivement la mobilité de la pensée sartrienne. L’alliance du texte commenté et de son double différentiel s’inscrit alors dans la nouvelle histoire de la philosophie appelée par Deleuze. « Il faudrait que le compte rendu en histoire de la philosophie agisse comme un véritable double, et comporte la modification maxima propre au double (...) les comptes rendus d’histoire de la philosophie doivent représenter une sorte de ralenti, de figeage ou d’immobilisation du texte : non seulement du texte auquel ils se rapportent, mais aussi du texte dans lequel ils s’insèrent. Si bien qu’ils ont une existence double, et, pour double idéal, la pure répétition du texte ancien et du texte actuel l’un dans l’autre (Différence et répétition).

Au rythme d’une racine de marronnier qui se métamorphose en “serpent, vie évanescente, serres de vautour”, la radiographie des tensions et précarités en lesquelles s’emporte une pensée permet de réintégrer in vivo l’expérimentation sartrienne en ses mouvances toute d’instabilité à chaque fois rejouée, de recontacter la présentation heurtée sous la représentation pacifiée, de redynamiser le perpétuel débordement qui fouette la pensée sous l’apparente stabilité de l’édifice conceptuel. Dans le deuil de tout point de vue de surplomb, l’auteure a choisi de s’installer dans les variations intensives de la pensée de Sartre, et d’en relancer les failles, stupeurs et zones de perplexité  jusqu’au point où elles génèrent de nouvelles lueurs redécoupant autrement l’intelligibilité d’un réel en devenir. En ce sens, la perspective de lecture adoptée par Juliette Simont déploie bien le “radicalisme  éthique” d’une philosophie qui ne se mesure qu’aux avancées de son effectivité, sans Autre à la clé. Cette éblouissante présentation totalisante et ouverte de l’œuvre philosophique, romanesque, théâtrale de Sartre libère les signes de la contemporanéité de ce dernier et s’avère affine à une liberté qui se définit par l’intensité de sa puissance inventive de remaniement des paramètres de la facticité.     

Véronique Bergen

Juliette Simont, Jean-Paul Sartre. Un demi-siècle de liberté, De Boeck Université, coll. L’atelier Philosophique, nouvelle édition 2015.
  
Nouvelle version remaniée d’un article initialement paru dans le Mensuel Littéraire et Poétique n°260, de mai 1998.

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