Elie During vient de publier un livre qui n'est pas futuriste: "Le futur n'existe pas : rétrotypes". Il ne s'agit pas d'un futurisme au sens de ce qui serait résolument tourné vers la nouveauté, voire vers l’avant-garde. Il ne s’agit pas de l’avenir qui du reste "n’existe pas" mais plutôt d’une futurition qui s’adresse au cortège des éventualités, à l’aléa des possibles. Les ombres qui n’ont pas connu de réalisation, les brouillards de contingences qui n’ont vu le jour qu’en rêve... De cette armée de fantômes, de cette nuée de conséquences inabouties, de ce régiment de futuribles, de projections virtuelles qui viennent faire écho au présent qui les aura refusées, Elie During ne cesse d’interroger l’étrange insistance opposée pour ainsi dire à la platitude de l’existence.
Le futur, il faut bien le reconnaître, n’est pas seulement celui de l’avenir qui n’est pas encore advenu. Il faudrait plutôt parler d’un futur du passé lui-même, d’une multiplicité de futurs qui ont été refusés, comme triés sur le volet mais qui pourtant ne se laissent pas éclipser. Ils auront plus de réalité sans doute que le néant de ce qui n’est pas encore. Les futurs qui attendaient dans notre passé sur le mode de projections incertaines, et avec elles le risque posé au croisement de chaque instant comme un carrefour tendu vers tous les possibles, toutes ces ouvertures laissent forcément des traces, des reliquats au moins aussi consistants que ce que nous appelons « demain », que ce qui se nomme « futur » et dont nous savons depuis Augustin qu’il n’existe pas encore autrement que sous la forme de l’anticipation, une imagination qui elle ne passe pas avec les choses imaginées.
Il faudrait donc créer un nom spécial pour distinguer cette nappe gazeuse des futuribles, un concept pour évoquer cette frange qui n’a pas vu le jour, ce brouillard qui nous accompagne et qui nous constitue au moins autant que ce qui est formellement présent. Le pianiste que nous ne sommes pas mais qui constituait l’horizon de notre désir est toujours silhouetté pour nous animer encore d’une passion musicale excessive devant la forme de temporalité qui le nie et l'ajourne. Il continue de devenir… De même des rêves escamotés par la correction de ce qui a été accepté finalement selon notre état civil. Il y a des traces excédentaires, des revenants de nos futurs inaboutis, sous la forme de prototypes, de plans définitivement en attente, de cartes tracées a priori déjà dans l’enfance. Ce sont des inventaires nombreux qui s’adressaient au futur, qui sont passés sans avoir eu l’occasion d’entrer en accointance avec le réel, mais qui forment le futur du passé, tous les futurs du passé au moins aussi formateurs que ce qui est advenu, que ce qui était tombé dans l’oubli, toujours plus pauvre que ce qui relevait de ce rétro-futur inventé par Elie During. Voici donc que le futur nous guette depuis le passé, qu’il y a un « futur antérieur » un peu spécial avec lequel réévaluer la réalité avérée.
Le futur antérieur n’est pas la forme la plus juste pour dire tous les rétro-futurs qui nous hantent et qui continuent leur vie dans ce qui pourtant n’aura pas eu lieu. Il y a un lieu de ce qui n’a pas eu lieu, un ensemble de « topoï » que chacun déploie comme une cartographie existentielle particulière. Il ne s’agit pas ici d’un aveu d’échec devant ce qui n’aura pas été, devant ce qui est avorté par un présent qui le situe comme une impossibilité. Sans doute dans la forme du futur antérieur, on est devant le couperet. Contre mon attende, « il aura cessé de pleuvoir ce matin ». Le futur antérieur est un futur déçu mais qui ne saurait effacer mon désir, ma volonté de vivre et de chanter, de danser sous la pluie. En tout cas le passé n’est pas simple, n’a pas la rapidité expéditive du passé simple. J’aurais toujours voulu plutôt me maintenir dans une forme d’imparfait ou plutôt de conditionnel, voire une forme subjonctive : j’aurais par exemple voulu qu’il pleuve même si maintenant je suis condamné à me fixer dans un monde désertique. Longtemps, j’ai été un nomade des glaces, un touareg de l’antarctique. Où encore longtemps je me suis couché tard... Voici donc encore mieux des passés composés qui durent. Il faudrait faire avec des passés composés, recomposables sous d’autres conditions.
Ces ambiances fictives, par exemple de pluie, sont les miennes même quand la pluie a cessé. Il y a là comme un rétrotype qui insiste dans le présent actuel, une typologie contingente, rétrograde, mais pourtant tout aussi réelle que ce qui actuellement s’impose à moi comme un inconditionnel. Il y a tout autant des lignes de futurition qui nous accompagnent, qui traversent nos vies au moins aussi importantes que le présent qui en aura fait le tri. Au point que le présent n’est qu’un appauvrissement et que la pensée réelle ne s’éveille que par le choc des futuribles qui agissent, un peu comme ferait un plan métaphysique, un plan qui viendrait trouer d’une quatrième dimension l’espace tridimensionnel du réel.
A la platitude du présent actualisé, Elie During va donc opposer de manière quasi-bergsonnienne la virtualité prolifique d’une profondeur métaphysique, celle de tous les passés qui ont été transis par des futurs indirects, des futurs en masse, une multiplicité cruciale et fascinante dont nous sentons bien qu’elle est comme un mode d’existence qui nous porte vers notre seul devenir. Le rétrotype de ce qui gît avorté dans les nimbes du futurible est comme ce « conatus » qui continue de briller dans toutes les actions à venir, aussi fortement que ce qui vient. Il faut donc envisager depuis ce « conatus », qui souterrainement soutient le devenir rêvé autant que le devenir réel, une forme d’égalisation ontologique, une dignité ontologique pour tous les futuribles qui n’ont pas connu d’actualisation. Au point qu’il nous faudrait reconnaître avec Whitehead un « futur qui pourrait être, autant que le futur qui effectivement sera ».
De cela témoigne non seulement l’instabilité d’un mode de vie individuel, mais tout autant la prolifération technologique d’objets qui n’ont jamais vu le jour, de modules lunaires qui n’ont pas abouti, de projets Apollo restés en attente, de missions sur Mars dont les rétrotypes, les desseins et les dessins avortés portent encore la force, la puissance projective d’un prototype. Le prototype est forcément un rétrotype abandonné par la suite des productions qu’il devait inspirer. Un déchet d’une certaine manière. Mais il conserve en acte tous les potentiels, tous des avenirs qui maintiennent en puissance l’ouverture de son dessin, de son tracé, de sa trajectivité. Il s’agit dans le prototype, échoué au fond d’une archive, d’une strate projective qui laisse active toutes les puissances qu’elle recèle. Cette ontologie, cette égalisation ontologique des rétro-futurs, conduit Elie During à excaver un être en puissance, une somme transfinie de potentialités, de simulacres ou simulateurs qui sont donnés en acte seulement dans quelque prototype expérimental. Il y a dans tous les futurs du passé, dans tous les avatars de la création une mine explosive d’événements qui forment des exceptions, qui sont excédentaires, surnuméraires à la clôture historique du passé. Ce que Deleuze d’une certaine manière nommait contre-effectuation.
L’effectuation est finalement assez pauvre. L’ordinateur que j’utilise est déjà obsolète au moment où j’en fais l’acquisition. Ses possibles se voient effectués dans la frappe assommante de ses redites. Mais au-delà de ce plan d’effectuation, le proto-type qui ne voit jamais le jour se contre-effectue selon un mode anhistorique. Il ne saurait tomber dans le présent pour se laisser absorber par la suite rétrécie de l’histoire où il s’abîmerait. Et c’est de ce plan virtuel qu’il peut faire retour sous des formes, des modulations, des types modulaires dont la création pour ainsi dire s’éternalise. Le futur, quel qu’il soit, comporte donc une part qui se contre-effectue sous une région quasi-transcendantale, un temps flottant, une zone encore virulente qui en occasionne le rappel, le retour, la répétition. Dans ce cosmos torrentiel chaque événement entre en une archive qui conserve le pluriel de sa pointe, et vaut comme un marqueur de différences, une mémoire de ses futurs. Le possible ne devient pas plus réel une fois qu’il est devenu ce qu’il est. C'est plutôt l'inverse! La part la plus puissante du possible accompagne chaque acte comme son ombre. Ce sont ces parts d’ombre que cherche à rendre plus claires Alain Bublex qui illustre la réflexion du philosophe en même temps qu’elles l’accompagnent selon l’étroite affinité de la collaboration.
J.Cl. Martin