Il y a des livres qui se croisent, qui témoignent d’une époque. Ainsi de la collection d’Adèle Van Reeth qui accueille des titres sur la jouissance, la méchanceté, l’obstination… Ce sont disons des formes du Traité, des « traités du caractère » qui renouent non pas avec l’idée classique d’« humeur » si on entendait seulement par là ce qui s’offre au diagnostic d’un tableau immuable, clinique, invariant. Le caractère y joue plus comme le signe, la frappe d’une rencontre qui fabrique notre marque de reconnaissance finalement très fragile. On pourrait citer encore deux autres livres du genre, le dernier livre de Jean-Marie Durand "Le cool dans nos veines" ou encore celui de Raphaël Enthoven sur "Le snobisme"…
Ce qui circule dans nos veines pourrait passer pour immuable et comme pris dans la naturalité d’une hérédité, faisant du caractère quelque chose comme un malin génie de la génétique. On imagine les horreurs endurées depuis tout ce qui revient dans l’hérédité que Zola inscrit sous la loi du "même", sous l’éternel retour des mêmes pathologies. Mais le "Cool" de Jean-Marie Durand, c’est quelque chose de bien plus arbitraire. A la différence de ce qui revient, de ce qui se ressemble à travers les âges, le cool est très daté. Une date est un marqueur temporel tout à fait remarquable dans un temps où rien n’existe par soi. Sans date, le temps n’aurait aucune orientation pour un sujet qui cesserait de se repérer, de prendre position au sein d’un élément dépourvu de références, mouvant et lisse. Ici, la date est donnée par Miles Davis à la fin des années 50 par le titre "Birth of the cool". Et, depuis lors, le mot flotte parmi nous comme une habitude, un caractère qui survole les milieux sociaux et qu’on pourrait qualifier d’ethos plus que de « lieu commun ». Mais ce mot si cool qui s’est emparé d’une attitude et qui témoigne d’un caractère est tout autant donné comme l’état d’esprit de ce est dépourvu de caractère tranché, dans l’idée de laisser plutôt couler, de laisser tomber le tragique qui nous figeait en des postures arrêtées. Le cool est l’heure du relâchement, transfiguration de celui qui envahit l’air par un parfum et un encens. Le cool est le régime de l’accidentel en lequel rien n’advient de manière essentielle. Il est un flux qui vient perturber toute prise de position, tout masque social en perforant les normes rigides de ce qui est codifié par un cadre. S’il est décapant, rien dans le cool ne s’avère pourtant crucial. Aucune croix à porter dans le cool, dans le liquide de son indifférence à l’événement.
Le cool, c’est une forme de transparence devant ce qui vient, transparence marquée par l’heure du monde, par l’instant présent qu’il convient non pas de cueillir mais aussi de fumer comme l’herbe dans les jardins d’Epicure. Il nous met en présence d’un sujet fuyant, liquide, osmotique à l’instar d’une nappe colorée qui peut se fondre avec d’autres. Une manière de vivre dans un monde décentré pour y conquérir une posture qui est celle de l’instant, peut-être sans lendemain -et laissant surtout place à tous les autres instants au lieu d'occuper la totalité de l'espace et se figer en mémoire. Tout dans cette attitude déliquescente néanmoins sera sauvé par la conquête d’une allure comme celle de Miles qui déambule entre les musiciens d’un air sévère, le temps de trouver la ligne qui convient. Nous sommes donc sous ce rapport placés à l’inverse de la tenue snob qui s’entoure de protocoles plus immobiles dirait-on.
On verra bien, dans le livre de Raphaël Enthoven, le snobisme qui manifeste un montage, une scène, des coulisses, autant de topoï avec lesquels rejouer la rigidité des conventions, mais de façon à les rendre créatrices d’un monde possible qui n’aura d’existence qu’en proportion de la force avec laquelle le soutenir (jusqu'à en mentir la teneur). Le snobisme donc comme vertu, négativité vertueuse… Que ce soit la cool attitude ou qu’il s’agisse de snobisme, nous sommes devant des postures qui relèvent en tout cas de la "manière" plus que de la "matière", du maniérisme plus que de l’humeur entendue comme disposition psychique ou comme substance. L’étrange dans l’entretien d’Enthoven avec Adèle Van Reeth, c’est que le snob, par ses manières démesurées, excessives, ne fait que ratifier ce qui était pour ainsi dire quasi-inné. Il est la figure de celui qui va « mettre le monde à l’envers tout en le conservant sur ses bases ». Essayons d’entrer dans cet envers.
On s’aidera de la phrase clé de Raphaël Enthoven dans son livre "Le philosophe de service". Une phrase qui dit que « Le philosophe de service est celui qu'on regarde sans le voir, qu'on entend sans l'écouter, qu'on invente quand on l'invite, et qui s'éteint quand la lumière s'en va ». C’est lui qui parle. Il pourrait donc s’agir d’une anecdote vitale qui l’entraînerait à la recherche sans cesse de cette lumière, de cette poursuite qui lui donne le sentiment de fixer ce qu’il était déjà, de ne surtout pas s’éteindre, de ne pas disparaître dans l’obscur. Mais peut-être est-ce là un piètre sentiment et que l’essentiel tient dans l’art de sombrer de l’autre côté du décor, de le faire monter à la surface qui en tisserait enfin l’endroit. Expérimenter sous les feux de la rampe la chute de l’effacement, l’esquive de celui qui retombe dans l’interstice, entre deux portes, entre deux lumières… Et comment se tenir dans cet intervalle qui fait justement « l’endroit du décor »? Il se peut que cet entretien avec Adèle Van Reeth sur le snobisme tienne de cet écart entre la vie qui s’affiche et celle qui se retranche dans l’intime d’un vide ressenti. A vrai dire, le snobisme, pas plus que le cool, n’a jamais fait l’objet d’une « enquête philosophique », "inquiry" qui lui préférerait des sujets plus nobles, « l’entendement humain », « la raison » ou des choses de cet ordre, plus raffinées, plus solaires, le snobisme sombrant davantage dans l’entresol du théâtre où s’affichent, avant le lever du rideau, les couloirs mal éclairés en lesquels conquérir une pose ou poudrer le front.
Entre ces deux miroirs, se joue quelque chose de pas cool finalement, de plus tragique que les manières d’un sujet en fuite sur soi-même. Il s’agit du "portrait". Le sujet snob sera celui qui tient à lui, qui se porte, se supporte en image, celui qui fait de sa position un absolu, un port de soi dans les milieux traversés. Et sur ce point Raphaël Enthoven est d’une sincérité qui ressemble aux "Confessions" de Rousseau, tout l’entretien avec Adèle Van Reeth débutant par une salle de théâtre, d’une certaine manière entre deux chaises dont l’une va contester l’autre, le snob étant celui qui se montre capable de basculer « entre », avec la certitude de les occuper toujours selon la même aisance. Mais ce "même", ce retour éternel de l’attitude est-ce une hérédité ? Est snob sans doute celui qui, transfuge, passe d’un milieu à un autre en tenant le langage qui le fait reconnaître dans ce qui arrive mais qu’il était déjà, quitte à tordre le langage et lui faire tenir des propositions qui, loin d’être ironiques, témoignent de l’humour. Le snob rit de soi au moment de se retrouver devant la lumière. Et la sincérité de l’entretien se poursuit de façon semblable lorsque Raphaël Enthoven nous confie finalement qu’il est snob au moment où tout le monde l’avait déjà deviné. Mais l’intéressant de cette évidence, ce que personne n’avait supputé en le snobant, c’est que, progressivement, le lecteur, nous tous, nous allons nous apparaître comme bien plus snobs encore que lui.
Il en va comme de la sincérité de Rousseau dont évidemment nous doutions dès les premières pages des "Confessions" mais qui ostensiblement nous montre qu’il n’y a pas plus sincère que lui. Le soupçon de cette vérité ne peut se faire jour aussi longtemps qu’elle repose sur l’ignorance de notre propre hypocrisie. Il n’y a pas en effet plus menteur que le lecteur des "Confessions". Comment expliquer la curiosité maladive de celui qui trouverait le manuscrit de Rousseau sur l’autel où il l’avait déposé ? Vilain défaut qu'une intrusion si intime! Nous sommes donc de la même façon des Snobs, tous autant que nous sommes et d’autant plus snobs qu’à refuser le snobisme, il n’en sera que plus tenace, retombant dans les jugements les plus immobiles.
Nous voici donc au fil de la lecture mis à l’envers, dans un style très soigné (le cool ayant également son rythme, plus "free""), un style bien frappé, exclamatif, qui se joue de nous en nous tendant le miroir. Mais est-ce si grave finalement que nous soyons Snobs ? Si la "Cool attitude" reconduit à une forme de contemplation fugitive, il en va ainsi encore plus fortement pour le snobisme. Surtout quand nous sommes conduits à le revisiter à la lumière inspirée de Bergson, un Bergson inversé, mis à l’envers par les décors du snob. En effet, chez Bergson, les objets, les êtres n’ont de valeur que s’ils sont mesurés à l’aune de nos préférences. Mais comment faire surgir du monde indistinct les préférences, les modalités superficielles, la vie de surface qui est une sur-vie ? Le snob n’est il pas une telle focale qui se distrait devant la superficialité des choses mais dans un exercice presque désespéré et par conséquent spirituel ? Il y a un "détachement" du snob qui a quelque chose de Bergsonien. Une distraction qui impose par là une vision inspirée. Presque désintéressée dans l’acceptation finale de ce que nous sommes, visualisant en nos travers ce qui en eux s’avère nécessaire, dans le rejet de la médiocrité qui évidemment remonte la chaîne du snobisme pour s’affiner et se sublimer dans le dandysme. C’est donc bien là le renversement redevable au snobisme, la doublure qui habille le vide par autant de manières capables de le peupler et rendre désirable, malgré tout, ce qui est.