« Philosopher, c’est questionner ce qui est en-dehors de l’ordre » (P.152). Il y a chez Heidegger la figure d’un retrait caractéristique pour notre temps, un retrait devant l’exploitation, l’accaparement ou l’arraisonnement de ce qui est annoncé comme la chose même. Se retirer d'une espèce d’usufruit que manifestent toutes les séquences du nihilisme pour nier l’altérité de la chose. Nulle singularité pour le nihilisme devant lequel finalement "tout se vaut" dans l’échange généralisé des valeurs. Il n’y a plus de vérité –si ce n’est seulement celle qu’il n’y en ait point- et tout demeure épinglé aux lois de la perspective, chacun étant la mesure de tout, chacun ayant à mettre en exergue le relativisme de sa capitalisation, le registre de sa volonté et de sa représentation. Alors en effet toute détermination est négation, la négation individualiste des particuliers. De ce nihilisme, Heidegger, à l’inverse, soustrait une vérité, une vérité qui, peut-être comme pour Hegel, nie cette négation de la représentation perspectiviste. Et c’est là une négation de la négation qui nous rappelle qu’il nous faut en découdre avec l’époque du savoir, de la démonstration, de la Théorie entendue comme une technique qui domine le vrai sous le nom de « connaissance ». Depuis Heidegger, la vérité s’est ouverte ailleurs que sur le terrain de l’épistémologie qu’elle vient trouer par une ouverture qui n’est plus celle de l’étendue intelligible ou encore celle, abstractive et abrasive, de la mathesis universalis. La philosophie peut parler désormais d’une vérité fort peu évidente, soustraite au régime de la mise en ordre, de « la main mise » sur le réel. Elle se joue de toute fixation, de toute imposition, sortie hors le maillage de la science qui proclame l’homme comme le « maître et possesseur de la nature », une possession de l’Etre, dominée par un étant suprême : celui qu’incarne Dieu, celui qu’incarne l’homme qui est fait à son image et à sa ressemblance comme pour en annoncer la relève par une ingénierie que, sa vie durant, Heidegger aura détestée.
Heidegger, c’est la fin de la croyance qui avait cru bon de franchir le seuil de la volonté, de son désir de coloniser le fond. Ce que la philosophie perd avec Heidegger, c’est l’assurance de son fond, le fondement qui définit le vrai comme une appropriation de ce qui se tient de l’autre côté de la pensée. Soumettre l’autre côté au même, voilà un geste devenu problématique à la lecture de Heidegger et qui sous ce rapport séduira Lévinas. Pour toutes ces raisons, on comprendra que le moi comme mesure de toute chose sera déposé, déconstruit. Cette soustraction au régime hypothético-déductif de la raison en passe effectivement chez Heidegger par un rejet du Sujet autoproclamé, par le refus de l’Homme comme posture conquérante de l’Etre. L’Etre ne se tient pas sous la conformation du sujet, ni sous la volonté de l’homme qui en réclame la disposition. Ce pourquoi Heidegger fera appel à un autre nom pour dire la vérité, une autre disposition que celle du Sujet. « Sujet <nous rappelle Badiou> est proprement une catégorie moderne en ruine » (p. 124). Et c’est sur cette ruine que Heidegger va faire saillir la posture plus singulière mais plus obscure du « Dasein », instance devant laquelle quelque chose est là, s’avère présent en pensée, la pensée de la différence, hors l’un, hors le tout, hors la réflexivité subjective.
On comprendra ainsi que la pensée et l’être ne sont plus sur le terrain de l’adéquation, de la conformité, de la corrélation supposée par la science entre ratio essendi et ratio cognoscendi. Sous la « ratio essendi », en-deçà de l’essence, se délite et s’expanse précisément se que Heidegger nomme l’Etre. Aussi, ce que la pensée pense ne rejoint pas l’autre côté comme étant l’essence, la substance. Il n’y a pas de substance qui vaudrait par elle-même dans la tenue de son assurance subjective. Aucune méditation ne saurait plus fonder un tel rapport. La vérité ne peut plus se laisser explorer comme une adéquation du sujet à un objet, se laisser absorber par le perspectivisme, la profondeur délivrée qui, selon une image qui m'est propre, fuit hors du tableau pour toucher au réel. Il faut comme dit Heidegger avoir sondé la triple angoisse de l’être, du devenir et du néant pour accéder à la teneur de ce qu’est un problème philosophique, de ce qu’est une posture de pensée. Et tout ce vertige de la fondation, ce vacillement du fond est un frémissement de questions que nous devons partager avec Heidegger. Ce frémissement tient à la question : « sommes-nous capables de produire une nouvelle pensée de la vérité ? »[1].
Au lieu de souscrire au nihilisme, à l’échange généralisé des valeurs, et une fois dit que « Dieu est mort », il s’agit bien de tenir à une vérité qui ne soit pas celle de l’adéquation, elle qui en efface le drame par la corrélation de la représentation vis-à-vis d’un référent devenu ainsi accessible dans l’évidence de ce rapport, dans la technicité de cette appropriation. Il faut donc une réorientation de la vérité qui passerait non pas par l'équation de la science, mais par le poème comme tentation des ténèbres, du vide et des bas fonds. Face à une telle réorientation de la détresse des temps, face aux coordonnées suspendues de l’évidence, il convient désormais de prendre acte d’un retrait dans l’obscur, d’une quête de ce qui se dérobe vers le « sans fond » dont témoigne l’angoisse, la terreur comme affect fondamental du frisson véritable. Alors la philosophie ne peut plus être celle, cartésienne, de l’évidence. La philosophie entre dans un autre rapport au réel, la pensée dans une autre région de l’Etre que celle qui se voit accaparée par l’étant. L’ontologie fondamentale n’est, du reste, rien d’autre. Elle se laisse abîmer par une différence, une différence ontologique. C’est pourquoi la philosophie ne saurait sur ce chemin de la vérité obscure manifester aucune réappropriation du réel en propre, faire valoir sa création subjective comme retrouvaille de l’être entendue comme disposition du maître à ses possessions.
S’il y a un Manifeste pour la philosophie, ce manifeste est avant tout le manifeste de son insuffisance propre, une insuffisance à soi qui traîne dans le mot de philosophie depuis sa naissance, saisie dans l’ordre de la philia plus que de la sophia. Sous ce rapport, la philosophie est une figure du retrait de l’Etre eu égard à sa connaissance, une soustraction qui endure en-même temps le retrait de la sagesse morale tout en manquant à sa propre fondation. Pour toutes ces raisons, la philosophie réclame des « conditions » que Badiou va détailler dans son séminaire sur et contre Heidegger, des conditions qui sont autant de procédés génériques, des procédés à ne pas confondre cependant avec des genres (le choix du mot générique étant ici tout de même ambigu), des « procédures hors substance » (p. 73) qui génèrent la philosophie et dont on pourrait distinguer différents champs entre amour, politique, poème et mathème (on pourrait en imaginer d’autres évidemment). Ce point est essentiel pour distinguer la philosophie d’une simple parousie du sens, d’une création qui n’aurait commerce qu’avec elle-même dans la splendeur théologique d’une mystique.
« La philosophie est-elle alors autorisée à exister aujourd’hui comme sens » ou encore dans l’autonomie sans condition du Sens ? Au seuil de la mort de Dieu, il n’en est rien. La philosophie comme auto-fondation de la pensée qui se suffirait pour dire son être, le sujet comme Cogito notamment témoigne une époque close, même dans la séquence qui l’aliène, comme chez Hegel, à une forme substantielle, étrangère (mais, de mon point de vue, il n’est pas sûr que le sujet hégélien retrouve son équilibre lorsqu’il se fait substance comme je le pointe dans un travail propre). Toujours est-il que la philosophie réclame des conditions extérieures. La philosophie comme création n’est plus tenable si par création nous entendons que la philosophie serait par elle-même constitutive de ses objets. Ce qui ne veut par dire cependant que la philosophie soit morte, que c’en est fini de la philosophie. Il y a là, simplement, par le retour à des conditions, un certain kantisme de Badiou qui refuse d’envisager la philosophie sous le pôle de l’intuition intellectuelle. Quoiqu’il y ait cependant, pour elle, un manifeste, tout manifeste prenant acte de son manque d’évidence, de son impossible justification (épistémologique, morale, éthique, humanitaire…). Et on pourrait supposer, à partir de cette soumission de la philosophie, une opposition de Badiou à Deleuze sur ce point, lui qui fait de la philosophie une "création de concept". Mais ce serait méconnaître évidemment que Deleuze avait lui-même pensé à la philosophie selon les dimensions du concret, essentiellement non-philosophiques, selon différents plans concrescents comme celui de l’art, de la science, de la vie avec laquelle la philosophie tire ses lignes, ses frayages incertains et aléatoires.
Ce désancrage de la philosophie de toute création autopoéitique, de toute volonté réflexive est la figure de la philosophie soustraite au nihilisme individualisant, capitalisant de la modernité. Il s’agira bien plus, sous le nom de philosophe, d’une figure fragile, peu figurative en ce sens, malmenée par le dehors, telle quelle se décline finalement chez Badiou et Deleuze, différents évidemment dans leur refus de Heidegger auquel il faudrait du reste associer Derrida selon le mouvement de sa propre différ«a»nce. C’est historiquement inévitable et descelle pour ainsi dire l’ancrage théologique de la philosophie, sa prise eu égard à ce que Heidegger dénonçait à juste titre comme onto-théologie. Qu’il y ait des conditions de la philosophie veut dire simplement qu’aucune philosophie n’est achevée dans son compte, que c’en est fait de toute onto-théologie, que celle-ci puisse se revendiquer du christianisme, du judaïsme ou se rallier à l’islam pour ne citer que ces trois formes de réduction de l’Etre considéré depuis un étant Suprême. De cette triple soumission, Heidegger nous avait libéré en même temps que du nihilisme sans différence, là où tout était supposé se valoir. Il est tout à fait essentiel au demeurant de ne pas céder sur ce point et de désenclaver la philosophie de toute doctrine spéculative. Alors la pensée pourra abandonner Heidegger à ses impasses trop reterritorialisantes, à sa géographie nationalisante et patriotique pour renouer plutôt avec une certaine forme de subjectivation militante selon Badiou, rebelle comme chez Deleuze, spectrale chez Derrida (trois échappées hors de l’ontologie heideggerienne qui évidemment ne recouvrent pas la même chose comme en témoigne le geste par lequel j’en traverse les écarts).
Ce que nomment ces trois formes de subjectivation (c'est moi qui souligne ce triptyque) c’est que le sujet n’est pas une donnée. Il n’y a pas de fait du sujet, ni d’évidence subjective. Du sujet, il faut comprendre l’exception qui « signifie qu’il n’y en a pas forcément ». C’est sans doute le point essentiel d’un frayage, d’une hantologie, d’une errance qui marquent notre temps écrasé. « Classiquement, dit Badiou que je cite, on soutient qu’il y a toujours du sujet. C’est le cas du cogito de Descartes, et, dans une certaine mesure encore, avec le concept freudien de l’inconscient » (p. 14). Et c’est la position qui aura attesté, dans la modernité, de ce que la philosophie se pense comme un inconditionné, un absolument originaire, subsumant toutes les autres formes de pensée à l’Un, au point que Heidegger, nostalgique des Dieux, comptera sur une archéologie pour retrouver l’Etre dans sa souche unifiée. « Eh bien moi, rajoute Badiou, je pense que la philosophie est une pensée sous conditions » (p. 14). Et les conditions de la philosophie n’existent pas de toujours. Une manière de congédier l’archéologie qui le distingue de Foucault sur ce point.
Ce que veut dire alors Sujet, c’est que la pensée se retourne sur ses conditions. Des conditions qui ne forment pas un sol, qui ne forment pas un fond immuable, mais plutôt un aléa, un événement qui à chaque époque, ventile les "procédures" sans abolir le hasard qui les aura disposées au réel. Ni la science, ni la politique, ni l’art n’existent de toujours mais offrent des conditions qu’un événement vient trouer appelant un sujet à traverser ce passage inquiétant pour risquer leur compatibilité. Il y a donc philosophie « quand il y a pensée du temps de la philosophie » (p.17) étant entendu « qu’il s’agit de penser la compatibilité de ce qui n’existe pas tout à fait, la compatibilité de conditions précaires » (p.18). Il faut faire avec la contingence, avec une précarité de la philosophie qui rend ses objets problématiques et son sujet instable. Mais ce tremblement ne commence pas avec Heidegger qui reterritorialise tout sur le national, le national socialisme. Dans le souci de vérité qui détourne Heidegger de la forme de la connaissance et de la volonté comme représentation, le natal vient finalement colmater la brèche de la différence. Une séduction du nazisme que Badiou dénonce à peu près partout dans ce livre en même temps que le Stalinisme. Avec cette trop grande réassurance Heideggerienne de l’Etre par le natal, avec l’appel à un berger de l’Etre, le Dasein s’écrase sur un plan totalitaire, quand le mathème, la mathématique nous prévient de ce qu’un Tout n’est rien d’autre qu’un ensemble, qu’une amorce transfinie, une ligne excédentaire qui ne compte que des parties multiples, toujours débordantes ou surnuméraires à la somme.
La précarité des conditions de la philosophie montre partout qu’il n’y a pas de berger en politique, ni ne maître de musique, ni de jouisseur en amour. Il n’y a que des étrangers, des langues étrangères pour des peuples qui loin d’être élus ne disposent d’aucune langue maternelle, d’aucune légende ou récit fondateur. Il n’y a que les langues artificielles à l’instar du mathème, ce que Derrida quant à lui appelait écriture, archi-trace qui le fera se retourner contre Heidegger (c’est ici moi qui infère cette proximité pensante). Toute vérité est dans la précarité, au bord du vide, dans une forme de condition qui congédie l’inconditionné avec son caractère autoritaire, ses illusions totalitaires, parousiques, auto-suffisantes ou nationales. Sans doute la poésie de Rimbaud, de Mallarmé en France permettait d’entendre mieux l'errance d'un bateau aux sommations impossibles, comme pour nous prémunir de "l’acheminement vers la parole", vers la voix toujours trop pleine d’elle-même, de son autorité dont nous devons saisir en réalité le vide essentiel. Vérité n'est pas certitude, loin s'en faut.
J-Cl. Martin