« Les courtisanes, nous les avons pour le plaisir ; les concubines, pour les soins de tous les jours ; les épouses, pour avoir une descendance légitime et une gardienne fidèle du foyer. »
Démosthène, Contre Nééra
« Tu sais qu’il est malhonnête, celui qui exige de sa femme la chasteté quand il séduit lui-même celle des autres ; tu sais que, comme il est interdit à elle d’avoir un amant, il t’est pareillement interdit d’avoir une maîtresse. »
Sénèque, Lettres à Lucilius
Le mariage en lui-même ne fait pas l’objet de recherches approfondies de la part de Michel Foucault concernant l’Antiquité. Il n’aborde la question dans l’Usage des plaisirs et le Souci de soi que parce que le mariage représente un axe de problématisation de l’austérité sexuelle (et par conséquent des aphrodisia) telle qu’elle fut intégrée dans les théories morales de la Grèce classique ou de l’Empire romain qui lui succéda.
Nous avons décidé de relever quelques séries de tensions parcourant son travail : la tension entre les modes de vie probables (et leur amplitude variable[1]) qui existaient en ces temps-là et les théories morales beaucoup plus restrictives qui s’y élaboraient [2]. Deuxième ensemble de tensions, les rapports complexes entre les théories morales, à la fois celles précédant le Ve siècle avant JC, qui n’apparaissent qu’en creux dans les deux derniers tomes de l’Histoire de la sexualité, mais aussi celles qui sont étudiées, et qui suivent une évolution tout sauf linéaire (l’espace séparant l’Usage des plaisirs et le Souci de soi représentant quatre siècles dont il ne dit rien, fracturant cet êthosdes plaisirs en deux unités distinctes).
Mais nous pouvons aussi relever, en ce qui concerne ce rapide aperçu du travail de Foucault au sujet du mariage dans l’antiquité, les tensions relatives entre institutions relationnelles. La relation à la femme trouvant son point d’ancrage dans l’idéal matrimonial, avec ses contraintes relationnelles, ses règles fixes là où la relation aux garçons s’établit dans un espace plus libre (bien que très codifié) au jeu ouvert et indéterminé[3].
On peut considérer encore l’ensemble de tensions inhérent à la configuration de cette austérité sexuelle. Foucault formule sa quadri-thématique[4] selon le découpage des chapitres de l’Usage des plaisirs ; la diététique, le rapport au corps, la santé constituent un premier axe ; L’économique, le rapport à l’épouse au sein de l’institution familiale forme un deuxième axe ; l’érotique ou le rapport aux garçons ensuite, et le choix difficile du partenaire en fonction des rôles sociaux et sexuels correspond au troisième axe ; enfin, le véritable amour, le rapport à la vérité où se réfléchissent les conditions d’accès à la sagesse[5].
Précisions théoriques et historiques
Avant de développer plus avant le propos de Foucault, soulignons trois aspects qui nécessitent un certain recul pour la compréhension. D’abord le fond culturel et anthropologique des sociétés grecque et romaine qui rend totalement non-pertinents les cadres de perception ou d’auto-compréhension tels que « l’homosexualité » ou « l’hétérosexualité ». On peut dire sans se tromper que ces « orientations » sexuelles n’existaient pas dans l’antiquité, dans le sens où elles ne constituaient pas un désir de nature différente et où celui-ci ne structurait pas l’identité individuelle et sociale comme c’est le cas aujourd’hui. Foucault précise que les grecs n’avaient ni le concept ni l’expérience de l’homosexualité[6], hommes ou femmes relevant simplement de préférences individuelles pour une forme de plaisir.
Les Grecs n'opposaient pas, comme deux choix exclusifs, comme deux types de comportements radicalement différents, l'amour de son propre sexe et celui de l'autre. Les lignes de partage ne suivaient pas une telle frontière. Ce qui opposait un homme tempérant et maître de lui-même à celui qui s'adonnait aux plaisirs était, du point de vue de la morale, beaucoup plus important que ce qui distinguait entre elles les catégories de plaisirs auxquelles on pouvait se consacrer le plus volontiers.[7]
Notre deuxième précision porte sur l’andro-centrisme du travail de Foucault, mais aussi sur le virilisme de la société grecque. D’une part, les écrits qui sont mis en avant sont pensés et rédigés par des hommes et pour des hommes libres. Il y est question de morale et de « stylisation » de l’existence à mettre en œuvre dans leurs relations au plaisir. Si, dans la société, la femme occupait une place clairement subordonnée, de par sa « nature » et sa « condition », cela était renforcé dans ces manuels de l’antiquité où elles apparaissaient comme des objets ou des êtres mineurs moralement, qu’il convient d’éduquer et de surveiller. Les hommes ont un pouvoir, une autorité, une liberté, dont ils peuvent user et c’est sur ces aspects que les manuels tentent d’infléchir leur conduite de manière réfléchie[8]. Ainsi, Foucault n’aborde que « l’homosexualité » masculine, et plus précisément la pédérastie et le bouillonnement intellectuel lié à celle-ci au Ve et IVe siècle av. J-C. Il y a deux raisons pour lesquelles il n’aborde pas « l’homosexualité » féminine : d’une part, celle-ci était clairement déconsidérée, déshonorante voire inconcevable à l’époque ; d’autre part (ou en conséquence), il n’existe que peu de textes théoriques sur le sujet écrit par des femmes et à l’adresse ce celles-ci. Foucault, au détour d’une phrase évoque bien le fait qu’il « y avait certainement des rapports entre femmes très denses »[9], mais trop peu d’éléments permettent d’attester avec rigueur de leur amplitude et de leur développement. Enfin, bien que dans ce travail, Foucault respecte l’exigence de neutralité axiologique, il précise dans un entretien la distance qu’il prend vis-à-vis de son objet d’étude : « La morale grecque du plaisir est liée à une société virile, à l'idée de dissymétrie, à l'exclusion de l'autre, à l'obsession de la pénétration, à cette menace d'être privé de son énergie... Tout cela est franchement répugnant. »[10]
Dernière précision, la perspective théorique prise par Foucault qui passe d’une théorie du pouvoir, culminant avec Surveiller et Punir et la Volonté de savoirà une théorie des modes de subjectivation à partir de ses deux derniers livres.
En endurant cette idée concernant la manière dont on se constitue comme sujet de nos pratiques, il n’est plus question de s’attarder sur les formes institutionnelles de la domination, des rapports de force ni sur les dispositifs étendant le pouvoir d’autrui sur nos vies mais bien plutôt sur l’usage que nous faisons de notre liberté, de manière réfléchie et dans une visée éthique.
Le déplacement théorique va donc impliquer, de la part de Foucault, d’exclure les raisonnements tendant à faire de la loi ou de l’interdit les causes principales des règles sociales et à recentrer son analyse sur les individus et la manière dont ils mettent en forme eux-mêmes leur existence, la manière dont ils usent de leur liberté, dont ils stylisent leurs activités[11].
Oikos et mariage
Foucault propose trois définitions du mariage : la première correspond à la forme institutionnelle utile à la famille ou à la société ; la deuxième caractérise l’activité domestique dans l’oikos et l’organisation des rapports conjugaux à l’intérieur de la maisonnée ; enfin, le mariage est aussi un état, une « forme de vie », pétrie de significations et de valeurs morale, synonyme d’existence partagée et de liens personnels[12]. Derrière cette triple focale s’établit un rapport de forces, historique et politique, où la priorité varie selon les époques. Construction théorique de la part de Foucault qui vise à démontrer comment le mariage a connu des mutations partant de la valorisation de la maisonnée et menant à l’exaltation des liens affectifs interindividuels entre les conjoints. Ainsi, le succès du mariage dépend dans la Grèce classique de la bonne organisation de l’oikos quand il dépend, avec l’Empire, des relations tissées de réciprocité affective entre un homme et une femme.
Mais il ne faut pas pour autant compartimenter les catégories dans des ensembles étanches et indépendants les uns des autres. Les mutations politiques peuvent engendrer des changements à bien des niveaux et les formes de vie acceptées et légitimées socialement peuvent parfois progresser ou régresser, suivant les évolutions de la pensée et les rapports de pouvoir propres à l’exercice de la discipline philosophique et de ses institutions culturelles-conceptuelles. De fait, Foucault nous invite à considérer le mariage à la fois comme un effet, un relais et un instrument pour d’autres transformations qui ont lieu avec le passage de la République à l’Empire[13].
Ainsi, sous la République, le mariage est un « acte privé, relevant de la famille, de son autorité et [de ses] règles »[14]. Il contient cependant des effets de droit et de statut. Pour cette raison, c’est avant tout une pratique dynastique et élitaire. Il touche les classes dominantes et sert ses intérêts politiques et sociaux en permettant la transmission de noms ou d’héritiers, en organisant un système d’alliances où se joignent fortunes et autres patrimoines[15], seule union possible pour former une descendance légitime. Tous ces accords étaient concrétisés par l’échange d’une femme qui passait de la tutelle de son père à la tutelle de son mari.
Dans la même période, le cœur du mariage, articulant et conditionnant les conduites du mari et de la femme, c’est la question de l’organisation de la maisonnée, l’oikos, et par voie de conséquence, la division sexuée du travail dans l’économie et les rôles complémentaires mais dissymétriques entre les conjoints. Il y a un rapport d’affinité particulier entre l’oikos et la polis, un isomorphisme fréquemment utilisé dans la littérature philosophique ou morale de l’époque. C’est en tant que propriétaire que le mari peut prouver qu’il est aussi un bon citoyen et un bon soldat. C’est en tant qu’il sait se conduire et gouverner sa femme (voire ses concubines et ses esclaves) que l’on peut espérer qu’il saura gouverner et commander la cité. En plus de la maison et des champs qui l’entourent, l’oikos, c’est aussi l’ensemble des possessions du citoyen, même celles qui ne sont pas sur le territoire de la polis. Il faut donc être un administrateur doué, un paysan robuste, un chef respecté, tempérant et pieux[16].
C’est dans ce cadre que la relation à l’épouse est essentielle. En effet, un homme se marie vers 30, 35 ans à une femme qui n’a que la moitié de son âge. Cette différence d’âge fonde l’éducation qu’il doit lui donner pour prendre en charge le foyer. Si cette mission est bien remplie par le mari, alors son oikos prospérera. Si l’oikos périclite, il y a fort à parier qu’il n’avait pas su prendre le temps et appliquer sa pédagogie et ses talents de gouvernant à son épouse. C’est donc une tâche particulièrement sensible et difficile que celle qui consiste à former la femme au rôle de collaboratrice de son mari dans la pratique raisonnable de l’économie. Avant d’être une bonne mère, la femme doit être une bonne maîtresse de maison. Elle libère par ses compétences et ses talents, son mari qui peut ainsi se vouer aux activités de son sexe : la délibération dans l’agoraet le travail dans les champs. Cette séparation complémentaire des activités est attribuée aux volontés des dieux (et à leur loi naturelle) qui ont doté chaque sexe de qualités (traits physiques et de personnalité « naturels ») conduisant la femme aux travaux d’intérieur (où elle saura, par exemple, mettre à profit sa peur pour gérer avec attention les provisions) et l’homme aux travaux à l’extérieur (puisque son corps résiste mieux à la chaleur ou au froid)[17]. Tout oikos doit respecter ces règles et les rôles afférents sous peine d’être puni par les dieux.
A côté de cette « naturalité » du mariage et de la répartition des rôles au sein de celui-ci, les règles sociales polygamiques ajoutent une dissymétrie supplémentaire, nécessitant une régulation morale pour rétablir un semblant d’équilibre[18]. En premier lieu, la femme appartenant au mari, toute relation extraconjugale est condamnée. Elle doit s’efforcer de lui donner des enfants qui seront les héritiers du mari et de futurs citoyens pour la cité. Les sanctions à son encontre en cas d’adultère sont d’ordre privé et public. On ne respecte pas une femme mariée en tant que telle, mais parce qu’elle est sous la puissance d’un autre citoyen (seul le statut de la femme importe pour définir l’adultère). Quant au mari, il a bien certaines obligations, mais aucune qui le contraigne à n’avoir de rapports sexuels qu’avec son épouse légitime. Le double monopole sexuel ne constitue pas un engagement, un objectif ni même un idéal de mariage. Pour l’homme, il y très nettement une distinction entre conjugalité et sexualité. La « fidélité » exigée par l’épouse à son mari dépendait plutôt du maintien du statut et des privilèges de sa femme, plutôt que de l’exclusivité sexuelle. Autrement dit, la femme se retrouve dans une situation concurrentielle où les rivalités qui peuvent l’opposer à d’autres femmes peuvent conduire à son éviction et à un remariage avec une autre femme :
ce qui apparaît comme essentiel au bon ordre de la maison, à la paix qui doit y régner et à ce que la femme peut souhaiter, c'est que celle-ci puisse garder, en tant qu'épouse légitime, la place éminente que lui a donnée le mariage: ne pas se voir préférer une autre, ne pas se trouver déchue de son statut et de sa dignité, n'être pas remplacée à côté de son mari par une autre, voilà ce qui lui importe avant tout[19].
Du côté du mari, la question de sa tempérance est socialement et moralement valorisée. Savoir se montrer maître de soi-même et restreindre son activité sexuelle revêt une certaine importance étant donné le contexte politique, impliquant un art de gouverner bien acquis pour les citoyens : « La tempérance […] relevait chez chacun d'eux d'un mode différent de rapport à soi. La vertu de la femme constituait le corrélatif et la garantie d'une conduite de soumission; l'austérité masculine relevait d'une éthique de la domination qui se limite.[20] »
Foucault exhume quelques textes, plus ou moins célèbres, relatifs à la question du mariage. Seul Platon pense à réguler politiquement la conduite sexuelle des hommes et des femmes pour fonder un mariage aux règles symétriques[21]. Les deux autres auteurs cités, Isocrate et le Pseudo-Aristote pensent le double monopole sexuel sur le mode de l’autolimitation réfléchie. Chez ces deux auteurs, la fidélité est une question de justice au sein des communautés humaines. La réciprocité s’impose donc dans le couple, en raison de la nature politique du lien matrimonial (isomorphisme oikos/polis), et de la naturalité des inégalités entre hommes et femmes (en raison des qualités respectives de chaque sexe), où l’homme commande, certes, mais se doit, comme le Prince, de montrer l’exemple. En tant que gouvernant, il doit aussi ressentir de la philia pour son épouse, agissant avec vertu et cherchant à agir de manière politiquement juste[22].
Au final, la question des relations personnelles entre époux est largement éludée au profit d’une réflexion élargie sur les rôles de chacun au sein de la maisonnée. Nous nous permettons d’aller jusqu’à croire que c’est à partir du respect des règles naturelles et politiques de la maisonnée que peut se penser la question des relations personnelles, des sentiments, de l’attachement entre les époux.
C’est justement le renversement de ce rapport de dépendance (c’est à partir de la qualité des relations affectives, de l’amour que se portent les conjoints que se réfléchira la question de l’organisation de la maisonnée) qui caractérise au mieux à nos yeux la nouvelle éthique qui verra le jour sous l’Empire.
Eros et mariage
Or, dans les premiers siècles de notre ère, le mariage devient une institution publique et juridique. Dans le monde hellénistique, cela passe par des cérémonies religieuses et à Rome se met en place un ensemble législatif visant à protéger cette institution.
Sous le même temps, le passage à l’empire rend plus accessoire le mariage pour les couches favorisées dans la quête de pouvoirs et d’honneurs. Ceux-ci dépendent dorénavant du prince, de leur carrière et non plus des alliances entre groupes familiaux. Les seuils pour accéder au mariage ont baissé. La pratique du mariage s’étend donc en dehors de l’aristocratie pour toucher toutes les catégories sociales, y compris les esclaves. Il devient possible d’user du mariage pour des raisons bien plus variées qu’auparavant et les unions librement consenties y sont de plus en plus fréquentes.
Il y a majoration du rôle de la femme qui gagne en indépendance (garantie juridiquement) -ce que l’homme perd en poids politique avec la disparition des cités. Les rapports personnels sont mis au premier plan et le mariage devient « le foyer d’expériences plus importantes, plus intenses, plus difficiles et problématiques »[23]. Là où l’exigence d’un oikos conforme aux lois naturelles régulait précédemment le mariage, c’est maintenant au nom du couple -de sastabilité et de la qualité des relations qui se développent- que les règles (de double monopole sexuel notamment) viennent peu à peu à s’imposer, indépendamment des questions de statut, d’autorité et de responsabilités de l’époux. Et, dans le même temps que s’élabore l’idée que l’homme doit avoir sa femme comme partenaire sexuelle exclusive (à travers ce mouvement de matrimonialisation)[24], les relations aux garçons, que l’on qualifierait aujourd’hui « d’homosexuelles », perdent en valeur du fait que le régime politique désinvestit la philia dans ses fonctions sociales et économiques, la rendant impossible[25].
La morale intervient après coup : les rapports à soi se modifient en même temps que la sociologie et les rôles politiques des individus. D’une part le mariage fait l’objet d’intenses questionnements, de théories sur le couple, où la réciprocité affective et la dépendance réciproque occupent une place de choix et d’autre part, on assiste à un désinvestissement de la question des rapports entre personnes de même sexe.
Il y a donc un mouvement symétrique d’intérêt pour les relations aux femmes et de désaffection pour les relations aux garçons. De ce fait, de nombreux principes moraux se trouvent modifiés dans leur interaction avec les changements sociologiques.
Comme nous l’avons déjà dit, la relation personnelle devient « l’élément premier et fondamental autour duquel tous les autres s’organisent, dont ils dérivent et auxquels ils doivent leur force »[26]. La supériorité naturelle et statutaire de l’époux fait place à sa sujétion affective. La réciprocité remplace la domination comme motif de la modération sexuelle du mari et le renvoie au respect dû à sa femme et aux devoirs envers les autres. Sexualité maritale et amour tendent à coïncider. La passion, affect profondément négatif, se trouve valorisé comme démonstration de l’affection conjugale.
Quels sont alors les motifs philosophiques qui justifient ce changement ?
En premier lieu, le mariage est intégré de manière plus insistante dans sa naturalité. On trouve chez Musonius Rufus tout un développement sur l’animal conjugal qu’est l’homme, qui fait jouer la conjonction entre la communauté de vie et l’activité sexuelle[27]. Il est possible de construire un modèle, un idéal conjugal à partir de la procréation, qui nécessiterait continuation pour l’éducation, pour les secours mutuels et enfin pour l’intérêt de tous, puisque le mariage est utile à la cité. Mais en dehors même de cette présence pour l’enfant, le mariage est conçu comme le rapport le plus fondamental entre êtres humains dans sa manière de mener à une existence commune et à une amitié singulière[28]. Foucault nous livre trois raisons mentionnées par Musonius Rufus pour justifier la conjugalisation des rapports sexuels puis deux autres raisons de la part d’Epictète : d’abord, c’est dans la nature du rapport sexuel d’exclure les aventures, au point que sont dûment remises en cause les relations sexuelles des individus non-mariés ; ensuite, il s’agit de ne point blesser le conjoint par l’idée que l’on puisse prendre plaisir avec quelqu’un d’autre[29](argument que l’on retrouve chez un grand nombre de philosophes[30]) ; puis il s’agit pour les hommes de faire preuve de tempérance et de montrer qu’ils savent se maîtriser pour justifier leur statut dans l’oikos ; Enfin, pour Epictète, la condamnation de l’adultère est présentée sous une forme sociale : c’est une déchirure du tissu de relations avec le voisinage, qui envenime les rapports avec autrui[31].
En ce qui concerne les relations sexuelles entre époux, elles nécessitent un ensemble de limitations internes : se comporter avec ardeur envers sa femme, c’est déjà se trouver dans l’adultère ; il ne faut pas chercher de plaisir dans la relation sexuelle, mais la procréation ; il faut savoir respecter la pudeur, le secret, la dignité personnelle de sa femme[32]. Malgré ces limitations et les restrictions sexuelles dans ce mouvement de conjugalisation des relations sexuelles, soulignons tout de même que la prépondérance de l’attachement, de l’affection et des sentiments intensifient la valeur et le sens des relations sexuelles[33], où communication et plaisir font du mariage une forme de vie dominante sous l’empire romain.
Si Foucault observe la lente progression d’un ensemble de pratiques telles que l’austérité sexuelle, la fidélité dans le mariage, l’orientation de ce dernier vers la procréation, il démontre bien que ces impératifs ne sont pas apparus avec la doctrine chrétienne, mais trouvent leur source dans les développements que connut la morale de la Grèce classique. Si le christianisme puise dans la philosophie stoïcienne et dans la sociologie des premiers siècles pour élaborer sa propre morale, celle-ci ne saurait être considérée purement comme l’héritière d’un êthos gréco-romain, dans la mesure où elle retraduit ce contenu en restructurant le rapport à soi sous l’angle de la faute, de l’obéissance, de l’herméneutique du désir et du renoncement à soi[34].
Pierre Guillaume Paris
[1]Foucault M., le Souci de soi, Gallimard, Paris, 1984, p. 99.
[2]Foucault M., l’Usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, p. 164.
[3]Foucault M., l’Usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, p. 223.
[4]Foucault M., Dits et écrits, t. IV., Gallimard, Paris, 1994, p. 553.
[5]Foucault M., l’Usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, p. 30.
[6]Foucault M., Idem., pp. 208-209.
[7]Foucault M., Id., p. 207.
[8]Foucault M., id., p. 29.
[9]Foucault M., Dits et écrits, t. IV., Gallimard, Paris, 1994, p. 288.
[10]Foucault M., Idem., p. 388.
[11]Foucault M., l’Usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984, p. 30 et p. 111.
[12]Foucault M., le Souci de soi, Gallimard, Paris, 1984, p. 99.
[13]Contre l’idée de République impériale, les prismes foucaldiens mènent à considérer que ce sont deux systèmes dont les effets sont radicalement différents. Cf. le Souci de soi, chapitre « le jeu politique ».
[14]Foucault M., le Souci de soi, Gallimard, Paris, 1984, p. 99.
[15]Foucault M., Idem., p. 101-102.
[16]Foucault M., l’Usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984,, p. 170.
[17]Foucault M., id., p. 175-176.
[18]Foucault M., id., p. 161.
[19]Id., p. 181.
[20]Id., p. 203.
[21]Id., p. 185.
[22]Id., p. 200.
[23]Foucault M., le Souci de soi, Gallimard, Paris, 1984, p. 107.
[24]Foucault M., id., p. 105.
[25]Foucault M., Dits et écrits, t. IV., Gallimard, Paris, 1994, p. 288.
[26]Foucault M., le Souci de soi, Gallimard, Paris, 1984, p. 199.
[27]Id., p. 202.
[28]Id., p. 213.
[29]Id., p. 222.
[30]Id., pp. 231-233.
[31]Id., p. 228.
[32]Id., pp. 237-239.
[33]Id., p. 247.
[34]Id., p. 317.