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Gilles Bernheim ou Jean-François Lyotard ?

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« Tout livre est un acte d’enfantement : on le porte en soi, on le mûrit durant le temps de notre vie, et, lorsqu’il vient de naître, nous souhaitons – comme pour l’enfant – qu’il soit porteur de vie. » C’est par ces mots que Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France, débute ses Quarante Méditations juives publiées en 2011 aux éditions Stock.
                Cette métaphore liminaire, bien que convenue, rappelle combien la conception, la gestation et même l’accouchement d’une œuvre littéraire ou philosophique sont le fruit d’un travail intense et parfois douloureux. « Tout livre est un acte d’enfantement… ! » Oui ! Mais…, il arrive parfois, à la vue d’un nouveau-né comme à la première lecture d’un livre, que nous ressentions un malaise, le début d’un soupçon, qu’un léger doute nous assaille… ! Et qu’un test de paternité s’impose !
                C’est ce test de paternité que je propose de faire passer à deux auteurs par la vingt-sixième méditation de Bernheim comparée à un entretien accordé par Jean-François Lyotard à Elisabeth Weber, le 18 octobre 1991. Voici donc les deux versions assez confondantes pour ainsi dire identiques :

 Gilles Bernheim, Quarante méditations juives, 26, « Le aleph », p. 128 Editions Stock, 2011, Paris.



L’histoire que raconte rabbi Mendel de Rymanov concerne la discussion à propos de ce qui, lors de la révélation des Dix Commandements au Sinaï, fut réellement entendu par le peuple d’Israël. Selon les uns, ils entendirent tous la voix divine proférant les Dix Commandements. Selon d’autres, ils n’entendirent que les deux premiers commandements : « Je suis l’Eternel ton Dieu » et : « Tu n’auras pas d’autres dieux à côté de moi. » La puissance de cette expérience aurait excédé les capacités du peuple et Moïse, seul, aurait entendu les huit commandements suivants. Selon le rabbi de Rymanov, cependant, le peuple n’aurait entendu rien d’autre que le aleph par lequel commence le premier mot du Premier Commandement, Anochi, « Je ». Cet aleph n’est en hébreu rien que l’inaudible consonne précédant la voyelle au début d’un mot. C’est, par conséquent, l’élément d’où découle tout son articulé. Entendre le aleph, c’est ne rien entendre, mais en même temps, le aleph constitue le passage à tout langage audible, articulé : le aleph est la racine spirituelle de toutes les autres lettres de l’alphabet. Le aleph pourrait, par conséquent, être appelé le quod du langage. Il annonce toute langue articulée.
                Le rabbi de Rymanov considère cet aleph, comme étant quasi inaudible, ce qui, précisément, me paraît caractéristique de la tradition juive, de sa pensée. Quelque chose est, non pas dit, mais annoncé, et il me semble que le aleph est annonciateur puisqu’il est en effet le souffle du début et qu’on ne l’entend pas : d’une certaine façon, le peuple n’a rien entendu, sauf que quelque chose avait été annoncé. Ainsi, peut-être a-t-il entendu le aleph comme annonce, mais le aleph comme phénomène ne s’entend pas. Il y aura une écriture, non une voix.
                Dès lors, il importe d’interroger ce qu’on entend par voix. Assurément, il ne s’agit pas d’une voix, au bon et brave sens d’une énonciation orale. Je me demande alors ce que Moïse, lui, a pu entendre. Qui a écrit les Tables ? Là aussi, il y a plusieurs histoires. Les uns disent que c’est Dieu lui-même et qu’Il les a transmises à Moïse tout écrites ; d’autres affirment que c’est Moïse qui les a écrites sous la dictée. Quoi qu’il en soit, il est certain que la Loi sera écrite, et ce fait est important et nouveau. La loi sera écrite, ce qui implique que sera inscrite la lettre qui vaut témoignage du aleph, c’est-à-dire d’une annonce, qui plus est d’une annonce dont le timbre était fortement impérieux. Cependant, le timbre sera absent dans l’écriture elle-même, et l’on aura les pires difficultés, pendant des siècles et même des millénaires de tradition juive, pour arriver à voiser le texte, non seulement les Commandements, mais toute la Torah. C’est ainsi qu’une tradition orale va venir doubler la tradition écrite, avec toutes les difficultés que cela implique. Or ce peuple aura oublié sa langue après les siècles d’exil à Babylone. Il faudra donc voiser la Torah dans une autre langue qui sera l’araméen. La position de la voix fait que le statut ontologique de ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament, c’est-à-dire la Torah elle-même et les livres annexes, est profondément différent de celui du Nouveau Testament, des Evangiles et des Epîtres. Les Evangiles et les Epîtres sont des rapports écrits de paroles voisées par quelqu’un qui se disait Dieu incarné, Dieu fait homme. Il n’y a pas le problème de la voix dans la tradition chrétienne, mais une simplicité charmante qui ne met pas en doute l’élocution. Alors qu’il y a dans la raison juive un soupçon immense sur ce qui a parlé. Est-ce que même il a parlé, si tout ce qui a été entendu fut l’inaudible aleph ?
                Voici donc un peuple muni, en effet, de prescriptions écrites, mais muni également d’une foule de petites histoires, ordinaires et invraisemblables, de pasteurs, de bergers de moutons, de chameaux, d’échanges de femmes, de vols de terrains, d’exodes, de conflits avec les grands empires, de batailles continuelles, et il va falloir que le peuple entende la voix dans ce désordre, qu’il entende le timbre de l’éternel dans le temporel, et « invente » ce qu’il a à faire pour être juste dans cette tempête de circonstances imprévisibles qui s’appelle l’histoire.
                Je crois que l’histoire, au sens de l’historicité, commence avec cet aleph et avec le fait qu’il n’est pas audible, qu’il ne dit pas clairement quoi faire. Il y a une historicité qui commence en ceci qu’il va falloir, à chaque fois, coup par coup, trouver où est la loi, décider de ce qu’il faut faire. Car cela n’a pas été dit. Cela a été écrit, mais cette écriture donne toujours lieu à différentes lectures : il s’agit là du Talmud. J’entendrais le aleph comme étant cette touche absolument impalpable dont nous parlions tout à l’heure.


Questions au Judaïsme, entretiens avec Elisabeth Weber, Jean-François Lyotard, « Devant la loi, après la loi », éditions Desclée de Brouwer, collections « Midrash » dirigé par Gérard Haddad, 1996.

(…) L’histoire que relate Scholem concerne la discussion autour de la question de savoir ce qui, lors de la révélation des Dix Commandements au Sinaï, fut réellement entendu par le peuple d’Israël. Selon les uns, ils entendirent tous la voix divine proférant les Dix Commandements. Selon d’autres, ils n’entendirent que les deux premiers commandements : « Je suis l’Eternel ton Dieu », et « Tu n’auras pas d’autres dieux à côté de moi ». La puissance de cette expérience aurait excédé les capacités du peuple et Moïse seul aurait entendu les huit commandements suivants. Selon le rabbi Mendel de Rymanov, cependant, le peuple n’aurait entendu rien d’autre que le aleph par lequel commence le premier mot du Premier Commandement, Anochi, « Je ». Cet aleph n’est en hébreu rien que l’inaudible consonne précédant la voyelle au début d’un mot (analogue au spiritus lenis en grec) : c’est, par conséquent, l’élément d’où découle tout son articulé. Entendre l’aleph, c’est ne rien entendre, mais, en même temps, l’aleph constitue le passage à tout langage audible, articulé : l’aleph est la racine spirituelle de toutes les autres lettres de l’alphabet. L’aleph pourrait, par conséquent, être appelé le quod du langage. (…)
                Je verrais cet aleph selon le célèbre rabbi Mendel de Rymanov. Plutôt, si je puis dire, je l’entendrais, cet aleph quasi inaudible, comme, précisément, ce qui me paraît caractéristique de la tradition juive, de sa pensée. Quelque chose, je ne dirais pas, est dit, mais est annoncé, et il me semble que l’aleph est annonciateur puisqu’il est en effet le souffle du début et qu’on n’entend pas : d’une certaine façon, le peuple n’a rien entendu, sauf que quelque chose avait été annoncé. Donc, peut-être a-t-il entendu l’aleph comme annonce, mais l’aleph comme phénomène ne s’entend pas. Il y aura une écriture, non une voix. Mais, là aussi, il faut recommencer l’examen de ce qu’on entend par voix. Il n’y aura pas une voix, au bon et brave sens d’une énonciation orale. Je me demande ce que Moïse, lui, a pu entendre. Qui a écrit les Tables ? Là aussi, il y a plusieurs histoires ! Les uns disent : c’est Dieu lui-même et il les à passées à Moïse tout écrites, et d’autres que c’est Moïse qui les a écrites sous la dictée. Quoi qu’il en soit, il est certain que la Loi sera écrite, et cela est très important et très nouveau. La loi sera écrite, donc on aura de la lettre qui vaudra témoignage de l’aleph, c’est-à-dire d’une annonce. D’une annonce dont le timbre était fortement impérieux.
                Mais on n’aura pas le timbre dans l’écriture elle-même, et l’on va avoir les pires difficultés pendant des siècles et même des millénaires de tradition juive pour arriver à voiser le texte, pas seulement les Commandements, mais toute la Torah. Une tradition orale va venir doubler la tradition écrite. Et Dieu sait les difficultés que cela présentera. Ce peuple aura oublié sa langue après les siècles d’exil à Babylone. Il faudra donc voiser la Torah dans une autre langue qui sera l’araméen, etc. La position de la voix fait que le statut ontologique de ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament, c’est-à-dire la Torah elle-même et les livres annexes, est profondément différent de celui du Nouveau Testament, des Evangiles et des Epîtres. Les Evangiles et les Epîtres sont des rapports écrits de paroles voisées par quelqu’un qui se disait Dieu incarné, un Dieu fait homme. Il n’y a pas le problème de la voix dans la tradition chrétienne, mais une simplicité charmante qui ne met pas en doute l’élocution. Alors qu’il y a dans la raison juive un soupçon immense sur ce qui a parlé. Est-ce que même il a parlé, si tout ce qui a été entendu fut l’inaudible aleph ?

                 Voici donc un peuple muni, en effet, de prescriptions écrites, mais non moins muni d’une foule de petites histoires, ordinaires et invraisemblables, de pasteurs, de bergers, de moutons, de dromadaires, d’échanges de femmes, de vols de terrains, d’exodes, de conflits avec les grands empires, de batailles continuelles, et il va falloir que le peuple entende la voix dans ce désordre, qu’il entende le timbre de l’éternel dans le temporel, et « invente » ce qu’il a à faire pour être juste dans cette tempête de circonstances imprévisibles qui s’appelle l’histoire.
               Je crois que l’histoire au sens de l’historicité commence avec cet aleph et avec le fait qu’il n’est pas audible, qu’il ne dit pas clairement quoi faire. Il y a une historicité qui commence en ceci qu’il va falloir, à chaque fois, coup par coup, trouver où est la loi, décider de ce qu’il faut faire. Car, cela n’a pas été dit ! Cela a été écrit, mais cette écriture donne toujours lieu à différentes lectures : le Talmud. J’entendrais l’aleph comme cette touche absolument impalpable dont nous parlions tout à l’heure. (…)


Pierre Girardey 

L'entretien de Lyotard a été publié également en langue anglaise http://www.jstor.org/discover/10.2307/20686095?uid=3738016&uid=2&uid=4&sid=21101875080761

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