L’époque confine à la monographie, au commentaire que Michel Foucault avait vaillamment combattu dans L’ordre du discours sachant que le commentaire est rarement une explication, mais se satisfait d’un montage de références. Ne serait-ce que pour dominer ce qu’une œuvre comporte de transgressif et de désordonné, sa force créatrice, les ruptures qu’elle met en jeu. Nous sommes pourtant, malgré ce constat de Foucault, obnubilés par une volonté de fonder, de justifier l’injustifiable en donnant à cette réappropriation le nom de philosophie. Qui aujourd’hui n’écrit pas dans cette perspective nommée « critique », mais en vérité très peu Critique, saisissant la loi pour poursuivre un tel, ou interdire d’antenne un tel autre au motif de son manque de sérieux?
Le texte le plus récent contre Badiou dans le Point du 22/02 suffirait à le montrer même s’il est possible que le ton de Badiou comporte prétention et mégalomanie (et pourquoi pas la fierté?). Le geste n’en reste pas moins philosophique, pour autant que la philosophie est autre chose qu’une banque de données vérifiables par des experts. Le premier qui infléchira la lecture philosophique en direction de la répétition ou de la réécriture a été peut-être Platon réécrivant Socrate (!), ou Rousseau, empruntant à Augustin -quand ce n’était pas à Montaigne- une certaine forme de variation qu’on retrouve également dans le pastiche des dialogues sous la plume de Leibniz ou Hume, sans oublier Malebranche dont on pourrait tenir qu’il s’efforçait à une réécriture impressionnante de Descartes, fidèle mais, dans cette fidélité, forte en invention devant les difficultés, les paralogismes du cartésianisme.
Il me semble que la philosophie n’existe que par « la difficulté de penser », cette difficulté qu’une œuvre recèle et qu'on cherche à débrouiller par des moyens inédits, quitte à réécrire ce que l’écriture avait amorcé : une vérité qu’on ne peut que soustraire, arracher au commentaire. Ce que Heidegger nommera très justement non pas un commentairemais une explication (eine Ausseinandersetzung). Un démontage qui extrait la thèse discutée de sa loi (Gesetz) et qui la répète "hors la loi" imposée à elle avec contrainte et violence. C’est ainsi que Heidegger peut réécrire Kant en élargissant, par la répétition, les coups portés à la métaphysique occidentale. Ce qui se nomme un geste. Il y a des gestes dans la philosophie, une "geste" embrouillée autant qu'une histoire. Et toutes les contorsions étymologiques de Heidegger ne sont qu’une manière plus ou moins savante, en tout cas peu orthodoxe, d’exhumer l’Etre de son retrait, du fond dans lequel les commentaires s’étaient embourbés.
Sur cette ligne de la répétition, de la reprise pour reprendre le mot de Kierkegaard, les auteurs sont tout de même assez rares par les temps qui courent. Peut-être fallait-il être non-universitaire pour s’y risquer comme on le voit, par exemple, dans le « Hegel » de Kojève. En ce qui me concerne, ma longue fréquentation de Borges ne pouvait que m’encourager à la réécriture sachant l’importance pour lui de la réinvention d’un original, voire de l’absence d’original dont l’existence tient au talent rétrospectif de celui qui écrit fictivement. Un style qui en aura sans doute gêné plus d’un. Remontant en arrière dans ma bibliographie, dès le premier livre, je n’ai jamais consenti au commentaire de Deleuze lui préférant la variation. Je dirais qu’il en va de même pour mon Hegelou pour le Derrida que je suis en train d'achever et dont la force tient dans l’explication intégrale plus que dans la citation. La question est alors celle de la traduction, celle de l’éclairage et de la différence qu’un auteur répète en renouvelant le texte -pris non comme une bible intouchable mais selon un feuilletage, un feuilleté de sens ouverts à une surprenante hantologie. Des revenants se libèrent quand certaines instances narratives perdent le contrôle des textes et qu’une tradition desserre ses nœuds.
Qui écrit de cette façon aujourd’hui et peut-on blâmer Badiou pour s’être essayé, avec ses moyens parfois contestables, à une réécriture ? On peut en tout cas compter sur les doigts de la main le souci d’en découdre de cette façon avec les textes, l’effort parfois surhumain de la réinvention que recèlent les processus de réécriture. Sans doute que ce geste a fait la force de la philosophie continentale, autour de Deleuze et Derrida, qui s’opposèrent par ce trait à la pratique de lecture des universités anglo-saxonnes. Leçon que n'oublie pas mon essai sur Vermeer et Spinoza qui retrouve le fantôme de Vermeer dans L’Ethique et le fantôme de Spinoza dans L’astronome : un geste qui semble avoir remporté quelque succès au Japon au nom de la force et du respect des œuvres elles-mêmes.