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"Mon nom est personne" -Vingt mille lieues sous les mers

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« Némo » n’est pas d’emblée un nom propre. On pourrait dire de lui ce qu’évoque à notre oreille le mot « personne » pour signifier l’absence de quelqu’un. Némo se présente d’abord comme un pronom mais dont on aurait oublié le caractère pronominal. Il se mue en nom propre au moyen âge, trouvant son premier usage littéraire dans les chansons de geste où un moine-copiste, supposé ignorant, doit retranscrire le « pronom indéfini » à partir du latin nemo. Ce faisant, le copiste confond l’expression avec un « nom propre » selon une extravagance tout borgésienne. Par cette erreur, les manuscrits anciens s’ouvrent à un tissu d’aventures aux généalogies aberrantes. « Némo » vaut comme la coquille d’une traduction. Il passe du récit d’origine en une version effaçant définitivement le tracé de son déplacement (avec tous les signes qui nous permettraient de retrouver l’original au sein de la copie). Il ne s’agit donc pas d’un transport métaphorique plutôt que d’un glissement sémantique devenu inaudible. Némo apparait ainsi comme un personnage singulier -la longue histoire d’un oubli- ressuscité sous la plume de Jules Verne et dont la singularité sera précisément de se soustraire à sa provenance.
Le capitaine Némo est conduit par une fuite perpétuelle qui ne revient à aucun point de départ. Nous ne savons absolument rien de sa vie, de sa naissance. Aucune biographie de Némo ne saurait être entreprise. Il est sans mémoire et sans avenir. Sa présence est compromise par une sorte d’impossibilité à rester en place. Il erre dans les couloirs spiralés du Nautilus, endossant la figure fantomatique du retrait. Ne restent, de sa mince biographie, que des traces laissées par des coupures de presse : des portraits de lui en compagnie peut-être de sa femme, avec d’autres êtres dont nous ne pouvons pas deviner le rapport au capitaine Némo. Dans cette déambulation sans fin, on le sent parcouru d’une onde musicale et on ne devine sa présence le plus souvent qu’à travers une cloison. C’est le son de son orgue qui le manifeste, toujours suivant une forme indirecte et selon des prises différées. Il ne s’exprime jamais au présent sans une distraction essentielle lorsque, après une longue absence, il refait soudainement surface. Il est lui-même un être amphibie, une espèce d’hologramme dont on perçoit rarement la trajectoire de sorte qu’à la fin le Nautilus, délaissé, évolue au hasard de son invisibilité. Voilà qui nous fera donc penser à un nom perdu dans l’histoire, sans généalogie, mais qui dans sa distraction mobilise des savoirs nouveaux, voire une forme de savoir absolu qui le détache de tout intérêt, en rupture avec son temps.
Cette figure du savoir avait été pressentie par Hegel lorsque le travail de la raison « plante sur tous les sommets et dans toutes les profondeurs le signe de la souveraineté » (PH.E, p. 184). On y verra se déployer un être pour lequel le réel est entièrement rationnel, non sans que ce savoir le plonge dans la solitude et la tristesse. Hegel pressent cet isolement de la raison dans la figure d’une certaine détresse : « Même si la raison fouille et remue les entrailles des choses et leur ouvre toutes les veines, pour pouvoir en laisser jaillir sa propre rencontre, elle ne parviendra pas à ce bonheur : il faut qu’elle soit au préalable achevée chez elle-même pour pouvoir éprouver et connaître ensuite son achèvement » (Ibid.). Et c’est là, fort précisément, une autonomie qui manque à Némo, conscience malheureuse, enfoncée dans un isolement sous plus de vingt mille brasses d’eau. En effet, dans cette retraite ne surgit nul accomplissement. Némo sombre dans une forme de mélancolie dont la lucidité intellectuelle ne mène à rien, au désespoir d’une existence en fuite mais sans but, avec la capacité minutieuse de détailler l’œil rétractile de l’escargot de mer au travers d’une technique vaine, démesurée, sans se fonder sur aucune finalité précise. Némo ressent dans son savoir une chose essentielle, qu’ « il n’est pour rien » et qu’aucun Dieu ne nous offrira sa place laissée vacante.
De Némo, avant même le nihilisme qui semble le motiver, avant la rage de détruire et nier les valeurs de l’occident –incarnées par la toute puissance maritime de l’Angleterre- et dont le Nautilus réalise l’engin démonique en mesure de lui résister, on sent progressivement que le harpon se retourne sur celui qui le jette, détruit par la cause finalement sans cause qu’il se donnait l’illusion de poursuivre. Très rapidement « Némo » se trouve rattrapé par l’absence de toute «Mnémo»-graphie. Son nom est personne. L’étymologie latine du pronom revient hanter ses gestes et les confine à une existence spectrale, fantomatique, faisant revenir seulement « le rien » puisque tout en lui est oubli. De son origine, on ressentira qu’elle se tisse de plusieurs origines, posée hors d’elle-même selon une fuite en avant, sans commencement ni fin. Tantôt polonais, tantôt indien, il ne s’est fixé en aucune langue connue de ceux qui vont l’accompagner en un périple immotivé.

Etrange roman que ce livre de Jule Verne…

"Vingt mille lieues sous les mers", je l’ai lu trop jeune et viens de le relire pour l’occasion, comprenant ce qui m’avait empêché de le gouter pleinement dans l’enfance. On y sent bien l’impossibilité de s’identifier à un personnage tant ils partent à la dérive et fuient le lecteur lui-même au travers d’une espèce de devenir impersonnel qui n’offre nulle accroche. Constamment, le regard se perd et le Nautilus lève ses volets métalliques pour détourner l’attention vers le fond marin. La grandeur de ce roman tient précisément à la façon dont l’impersonnalité de Némo sera compensée par un imperceptible glissement du fond. C’est le fond lui-même qui remonte à la surface et devient un personnage de roman, prenant épaisseur et consistance dans l’étrange style de Jules Verne. Je voudrais revenir un instant sur les procédés descriptifs qui se déclinent selon d’inépuisables variations nous entraînant sous plus de mille pages vers le déroulement d’incroyables listes, d’innommables bestiaires à donner le vertige.
Lisez, et vous verrez bien, d’abord mal, puis de plus en plus par mots cinématiques…
On dirait d’abord une encyclopédie chinoise, une rubrique où coexistent des êtres qui n’appartiennent jamais à la même catégorie. Drôle de langue, faite de classifications qui se chevauchent de manière non-générique, échevelées par des espèces, des sous-espèces et des embranchements à défier toute raison ou toute mémoire. Une folie de la taxinomie s’empare du professeur Aronnax et de son valet, psycho-maniaque, véritable machine à engranger des nomenclatures sans les comprendre (on devrait l’appeler Mnémo, figure inverse de Némo). Mais sous cette folie de la classification dont on sent qu’aucune classe suprême ne vient coiffer la prolifération océanique, court une poésie tout à fait inattendue issue de la répétition, de la fascination hypnotique produite par l’énumération sauvage et chaotique des noms. Si l’électricité règne en énergie absolue dans l’organisation du Nautilus, on en dira de même du style des expressions soumises à des raccords électriques. Une onomastique délirante de la Création qui conduit le lecteur vers la variété des courants et le glissement liquide des êtres devenus polymorphes. « Némo » comme pronom indéfini est l’axe de ce glissement sémantique en lequel le regard retrouve les poissons et les coraux, les mollusques et les crustacés, les roches et les sédiments vivants dans un universel ballet aquatique.
Comment rendre, devant l’œil, l’image de ce qu’on ne pourrait pas même imaginer au XIXe siècle, les paysages du fond marin, les incroyables couleurs mêlées ? A ce défaut d’image, à ce défaut de couleurs photographiques se superpose le papillonnement des mots. L’énumération de plus en plus folle, suspend des grains, des flocons nominaux dans un bain liquide. Nul besoin de les comprendre, ils s’incarnent là où ils voltigent, tantôt lourds, tantôt plus légers, perdant la fonction de dénotation au profit de la connotation.
Les mots se font ballet de non-sens, tourbillon sensible, reflet d’écailles qui s’alourdissent et s’agglutinent au point de se muer en choses : un photogramme argentique qui doit à la littérature sa révélation et son développement. Toutes les listes proliférantes sont, à la lecture, comme le négatif en lequel l’imagination puise des grains qu’elle assemble par bancs, nuées, meutes quand l’accumulation des noms vaut comme un agencement des espèces. Alors les mots charrient un poids, une densité, une force de gravitation capables d’assembler des particules sonores, d’engrammer les atomes syllabiques en des molécules plus denses inscrivant ce grammage spécifique jusque sur les couverts de l'équipage, jusqu’à l’argenterie du Nautilus.
L’emblème que le capitaine Némo fait graver sur ses effets personnels résume cette folle association par un «N» devenu éclair, avec le sentiment de l’instantané qui prend pouvoir sur toute chose. Mais tout se relance par une singularité ornementale laissant lire l'épigraphe suivante : « Mobilis in mobili ».

J.-Cl. Martin

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