Difficile de rendre compte d'une collection adressée aux petits Platons. La philosophie marche bien dit-on, réussit en tant que titre et pour lecteurs qui ne lisent pas vraiment de philosophie. On aura donc le sentiment un peu étrange que la philosophie pour non-philosophes serait plus intéressante que les livres pour philosophes... Ce serait une erreur flagrante de dédaigner la part extrêmement importante donnée aux ouvrages pour non-philosophes. Mais la plus grande erreur serait de la laisser envahir par des « écrivants » qui ne connaissent rien à la philosophie. Des écrivants qui entrent dans des déclamations politiques dont l’opinion la moins droite sera le seul aliment quand nous savons tous que la philosophie ne peut amorcer sa ligne propre que par des questions très singulières. La philosophie tient à des problèmes que l’opinion ne perçoit pas d'emblée, des problèmes posés en-dehors de l’approche majoritaire, problèmes redevables de ce que Deleuze pourrait qualifier de philosophie minoritaire. Non pas que le mode mineur soit simplement celui des minorités. Il s’agit, presque de manière musicale, d’une expression dont le relief montre une différence dans le ton. Un traitement qui fait la différence -par rapport aux propositions trop mondaines, trop "physiques"- et qui se nomme "métaphysique". Il s’agit d’une approche surprenante que tous les philosophes empruntent, qu’eux seuls pourront poser, traiter sous le nom même de philosophie, qu’ils soient ou non d’accord sur les solutions apportées aux questions abordées.
La métaphysique est d'abord un style. Celui-ci n’a rien à voir avec la forme des chaussures et leur couleur dont se satisfait le styliste professionnel. La métaphysique s’arrête plutôt à une façon de tourner en rond, de marcher propre aux chaussures comme ce fut le cas de Heidegger au sujet d'une paire immettable, deux chaussures gauches dont Derrida extrait des difficultés insolubles. Voici donc un ton dont la modalité est mineure et qu’on ne peut comprendre qu’en entrant dans ce qui se nomme philosophie, sans doute depuis Pythagore. La question n’est pas pour lui de résoudre par ce nom la quadrature du cercle ou de ramener l'inconnu à ce qui est trop bien connu. Elle ne vise pas une réponse vraie. Elle s’étonne simplement de ce que l’Etre est là au lieu de n’être rien. La philosophie ce n’est donc ni « combien ?», ni « quand ?», ni « selon quel rapport quantifiable ?». La philosophie ne mesure pas par exemple un indice de croissance pour notre économie. Elle ne demande pas si la croissance doit reprendre ou non, et selon quels chiffres. Elle s’interroge davantage en suivant des questions du type : qui veut la croissance ? A quel type, à quel mode d’existence correspond une telle valeur ? L’idée de progrès est-elle absurde en tant que moyen donné comme fin ? Peu importe la réponse, du reste. C’est dans l’art de creuser la question, d’en minorer les réponses admises que se reconnait le questionnement philosophique. C'est cette "petitesse", cette part inaperçue, que pourrait revendiquer une collection donnée pour des petits Platons.
Lorsque nous admettons tous que la richesse est un "bienfait", le philosophe quant à lui demande si la pauvreté n’a pas un mode d’existence plus intense. Une société pauvre ne développe-t-elle pas des vertus qu’ignore celui qui ne cherche qu’expansion et croissance ? Quant aux réponses, elles seront forcément multiples. Mais elles ne deviennent intéressantes qu’à condition d’être réinterrogées selon la même patience. On peut considérer en effet que les "petits", les gens de rien, la pauvreté est mère de l’hospitalité. Voici donc que surgirait un concept… autrement... Il y a un rapport à l’autre que nos sociétés ont perdu et qui engage une « politique de l’amitié » dont on trouve chez Platon, Sénèque autant que Montaigne des orientations tout à fait extraordinaires. Alors faudrait-il renoncer à cette expression minoritaire que désigne la philosophie et l’abandonner à des glorioles de renom ? Ne serait-il pas heureux que ce soit les philosophes eux-mêmes qui donnent aux non-philosophes les moyens d’entendre de telles questions ? Mais cela n’a rien à voir avec un examen théorique ou avec un concours tant la philosophie est déjà « philosophie pratique ». L’enseignement de la philosophie se produit comme si on s’adressait à des philosophes. Les livres qui en émanent sont donc des livres pour philosophes doctorants, des questions de méthode adressées à des spécialistes. Et par conséquent la métaphysique dans son mode mineur ne trouve plus d’adresse. Toutes les questions à propos de l’Etre sont étouffés par des quotas, des quantifications qui relèvent de l’étant, du monde affairé de la réussite, de l’espace civil où, par exemple, l’idée de "santé", Nietzschéenne, perd son sens, tout comme se perd l'idée palliative de ce qui importera dans un soin, dans un traitement médical. Le "bien-être" partout invoqué n'est plus que l'indice d'un chiffre d’affaire, une courbe rentable. On remboursera une dent arrachée par un praticien même si cette dernière devait s'avérer saine, et on prescrira des traitements inutiles pour le bonheur de ceux qui les vendent : « Il n’y a pas de mal à faire de l’argent ». Voilà l’opinion majoritaire, elle qui ne rêve précisément que de fortune et de réussite individuelle sans interroger ce que le mot « réussite » recouvre de grand ou de petit. Qu’est-ce que la réussite ? L’échec n’est-il pas en lui-même toujours très bien réussi ? Pour le moins salutaire ? Il faut s'entendre en philosophe sur ce qu'est un mot. C'est une exigence première.
Le traitement philosophique des modes d’existence est actuellement pris en charge par des écrivants du bien être ignorant l'Etre et dont la "philosophie" n’est qu’un mauvais nom, un secteur d’activité, de vente, un créneau à usurper sous un « faux titre», un titre que la philosophie mineure au contraire se doit de démasquer par des enquêtes, des essais qui prennent en charge un type de questions tellement spécifiques que seule une forme de pensée spéciale pourra en rendre accessible la pertinence. De telles incursions vraiment philosophiques et qui s’adressent à la non-philosophie ou aux non-philosophes sont rares. Elles n’adviennent ni dans l’espace universitaire ni dans l’espace public envahi par des marchands d’idées dont l’essentiel sera seulement de vendre du sable. En se tournant vers le passé, il nous faut bien reconnaître avec Aristote que la philosophie comporte nécessairement une part « ésotérique » mais qu’elle ne vit que par une incursion « exotérique » qui déborde du champ de la rhétorique en direction de questions vitales, celles de l’économie, de l’éthique autant que de la mort, de l’âme des animaux, des végétaux… Il n’y a pas de philosophie qui ne prenne la forme d’une affection, d’une perception qui redoublent les conceptions -concepts dont les théorisations spéciales ne prennent de portée qu’à ce prix. Il me semble que cette exigence se retrouve dans certaines expériences éditoriales, notamment celles, fort récentes, des éditions de L’éclatou encore Les petits Platons qui nous offrent des entretiens philosophiques adressés à des philosophes avertis mais dont le ton, le traitement des questions cessent d’être ésotériques pour faire résonner, dans l’espace majoré de l’opinion publique, une résistance minoritaire. Des collections en tout cas à découvrir et à encourager par une lecture autant évasive qu’étonnée.
JCM
Les dialogues des petits Platons
auteurs déjà publiés:
-Jean-François Marquet
-Jean-Luc Nancy
-Nicolas Grimaldi
Les dialogues des petits Platons
auteurs déjà publiés:
-Jean-François Marquet
-Jean-Luc Nancy
-Nicolas Grimaldi