1.
I’m a stranger here myself.
Tels sont les mots de Ripley (Sigourney Weaver), telle est son ultime réplique qui, dans la version director’s cut, clôt le dernier volet de la tétralogie d’Alien.Réalisé par Jean-Pierre Jeunet en 1997, Alien Resurrection s’achève sur cette phrase prononcée devant les ruines de Paris, d’où émerge — seul monument reconnaissable — une tour Eiffel étêtée.
« Je suis moi-même une étrangère ici » : c’est une chute — voulue par le réalisateur et d’abord remplacée par une fin alternative avant d’être restaurée — qui ne manque pas d’évoquer certains épisodes de la série télévisée La Quatrième dimension (The Twilight Zone). Où — nous y viendrons — le retour sur Terre et le clonage à l’identique constituent paradoxalement ce qu’il peut y avoir de plus « xénomorphe » dans la perspective d’une aliénation radicale — ou mieux : d’une déterrianisation qui retombe ici même, ici-bas.
Slavoj Žižek, dans l’une des pages qu’il a pu consacrer à Alien Resurrection (car il y en a plusieurs, clones textuels plus ou moins développés les uns des autres [1]), parle de « deux moments proprement sublimes » dans le sequel de Jeunet. Le premier, c’est la séquence où Ripley, elle-même ressuscitée par clonage au début du film, « entre dans le laboratoire où sont exposées les sept précédentes tentatives avortées de la cloner », pour s’y retrouver face à face avec « les versions ontologiquement ratées et défectives d’elle-même »,et notamment avec sa variante « presque réussie », ayant le même visage mais des membres difformes qui ressemblent à ceux de la « Chose » (the Alien Thing). Ripley explose de rage et met le feu à tous ses doubles. Le second passage (« peut-être le plan de toute la série », aux yeux de Žižek), c’est celui où Ripley est happée, absorbée dans l’une des créatures xénomorphes (la Reine, immense), « engloutie dans la labilité même de l’être organique qu’elle avait auparavant tenté de consumer par le feu [2] ». Dans ces deux passages, ce qui est en jeu pour Žižek, en définitive, c’est « le Capital », en tant qu’il « parasite et exploite la pure pulsion de la Vie » (Capital parasitizes and exploits the pure drive of Life).
Le clonage, en un mot, ce serait la Vie tout court (pure Life), devenue « une catégorie du capitalisme » (a category of capitalism).
La lecture de Žižek est simple, forte, juste. Elle laisse toutefois de côté la dimension proprement extraterrestreou exraterrienne qui passe entre le clone et son original — ou son clone de clone — pour les (in)différencier. Elle ne dit rien de ce que Lyotard, en 1989, pouvaitformuler ainsi [3] : « la perspective générale du développement technoscientifique […] vise à l’émigration de l’humanité hors de la Terre ». Ce propos de Lyotard ne surgit d’ailleurs pas de nulle part. On pourrait en trouver les prémisses par exemple chez Hannah Arendt, lorsqu’elle cite à plusieurs reprises, dans L’Impérialisme, cette formule de Cecil Rhodes, gouverneur britannique en Afrique du Sud à la fin du dix-neuvième siècle : « L’expansion, tout est là… Si je le pouvais, j’annexerais les planètes » (Expansion is everything… I would annex the planets if I could). Et l’on pourrait y accorder aussi cette formule de Deleuze et Guattari parlant du capitalisme « comme s[’il] chevauchait un vecteur qui l’envoyait dans la lune [4] ».
Comme on le verra, aller chercher la différence indifférante du clone dans l’espace extraterrien, ce n’est pas risquer de perdre les enjeux économico-politiques du clonage sur Terre, en les diluant dans quelque exotisme science-fictionnel, dans une exobiologie cosmicomique de pacotille. C’est au contraire, peut-être, s’approcher de la portée ontologique du capitalisme, en prenant la mesure — immense, immensurable — de ce que la reproduction clonée veut dire.
2.
Pour tenter de cerner l’extraterrianité du clone (son caractère intrinsèquement ou structurellement extraterrestre, son extraplanétarité qui est loin d’être simplement accidentelle, due à la fantaisie arbitraire de tel scénariste de science-fiction), il faut d’abord poser à nouveaux frais la question : Qu’est-ce qu’un alien ? Pourquoi est-ce que l’alien nous intéresse, en quoi est-ce qu’il pourrait promettre une stratégie de pensée permettant de reposer, voire de réinventer la vieille question du cosmopolitisme (qui converge sans doute avec celle du Capital), cette question si usée qu’elle nous fait ou bien sourire avec condescendance, ou bien bâiller d’ennui ? Autrement dit : qu’est-ce que le motif de la vie extraterrestre — ou « ultra-terrestre », comme disait Auguste Blanqui dans son étonnant ouvrage intitulé L’Eternité par les astres, qu’il nous faudra lire [5]— pourrait bien réserver comme ressources pour repenser l’enjeu cosmopolitique aujourd’hui, à l’ère du capitalisme généralisé ?
A la question : qu’est-ce que l’alien ?, on est tenté de répondre que c’est le tout-autre. Mais, en se souvenant du bref passage que Kant consacre dans son Anthropologie aux « êtres raisonnables non terrestres », il faut préciser aussitôt que ce tout-autre n’est ni animal ni divin [6]. Certes, comme je l’ai montré dans Kant chez les extraterrestres, il y a, parmi les nombreuses allusions aux habitants des autres mondes qui jalonnent l’œuvre kantien, des pages où les formes de vie extraterrienne semblent devoir s’échelonner en une hiérarchie allant de l’animalité à la (quasi-)divinité — de la corporéité dénuée de raison au pur esprit, le Terrien étant quelque part au milieu (c’est ce qu’on peut lire dans la Théorie du ciel de 1755). Mais tel n’est pas le cas, précisément, à la fin de l’Anthropologie, lorsque Kant écrit que l’humanité est impossible à définir, que « nous ne pouvons […] en désigner aucun caractère, parce que nous n’avons d’êtres raisonnables non terrestres nulle connaissance qui soit de nature à nous permettre d’indiquer leur propriété et ainsi de caractériser [l]es êtres terrestres parmi les êtres raisonnables en général ». Dans cette comparaisonoù le terme comparant, introuvable, fuit le long d’une ligne qui n’est pas verticale (selon l’axe animal-divin, axe de l’homo erectus et de son élévation) mais horizontale à perte de vue (les « êtres raisonnables non terrestres » sont comme nous, doués de raison, mais ailleurs), bref, dans cette comparaison sans comparant localisable,il y a l’ouverture d’une dimension proprement cosmopolitique, accordée à l’idée d’une expansion sans fin dans le cosmos. Telle était la perspective kantienne (celle d’un Kant un peu mutant, certes, en voie de xénomorphose nietzschéenne peut-être) qui m’avait conduit à suggérer que c’était depuis une cosmopolitique nous arrachant à la Terre qu’il fallait penser la cosmétique du sensible à l’époque de la mondialisation satellitaire [7].
Je voudrais ici aller un peu plus loin sur cette voie qui nous emporte vers ce que Carl Schmitt appelait quant à lui le « supraplanétaire » (Über-Planetarische [8]).
3.
Parmi les premiers épisodes de la fameuse série télévisée lancée en 1959, La Quatrième dimension (The Twilight Zone), il en est un qui pourrait servir d’exergue au voyage interplanétaire que nous avons commencé à entreprendre. Il s’intitule : People Are Alike All Over (Les Gens sont partout pareils, diffusé le 25 mars 1960).
Les deux protagonistes, Samuel Conrad et Warren Marcusson, sont sur le point d’embarquer dans un vaisseau spatial qui les portera sur Mars. Ils attendent, derrière une grille, près de la rampe de lancement. Ils regardent la fusée qui les attend. Marcusson s’étonne : « C’est une étrange manière de passer la dernière soirée », dit-il, en songeant à leurs ultimes heures sur terre, qu’ils devraient plutôt mettre à profit pour jouir de leur planète. Quant à Samuel, il a peur du voyage : « Je suis effrayé de ce que nous trouverons là-haut », confie-t-il. Certes, lui répond l’autre :
« L’inconnu, certes ; la solitude, le silence, ça ferait peur à n’importe qui. Mais j’ai une philosophie à propos des gens. Je veux dire tous les gens, Sam. Ils sont pareils partout. »
C’est cette philosophy,comme dit Warren, que nous nous apprêtons à interroger. Ou plutôt : c’est elle qui va nous interroger. Nous les Terriens, nous les humains.
Le vaisseau spatial de Samuel et Warren s’écrase sur Mars. Et Warren meurt des suites de l’accident. Samuel, dans un premier temps, n’ose pas sortir. Mais, après la pause publicitaire en forme de cliffhanger qui interrompt l’épisode en nous laissant suspendus au devenir de Samuel, face au sas d’entrée qui vient de s’ouvrir sur l’inconnu, on est comme lui rassuré de l’accueil de ces Martiens tant redoutés, qui sont exactement comme vous et moi. Samuel, qui n’en croit pas ses yeux, s’exclame : You’re people. C’est-à-dire : « Vous êtes des gens » (et non « des humains », comme le disent les sous-titres de la version française) ; « vous êtes exactement comme je suis ».
L’hospitalité martienne est telle que Samuel se voit offrir un logis en tout point semblable à celui qu’il aurait pu avoir sur la planète Terre. Il s’y sent bien, il a l’intention de rester un peu, le temps d’en savoir plus sur ce peuple (people) étrangement semblable aux peuples terriens, le temps de les questionner un peu. Il sirote un scotch, fume une cigarette. Mais il s’aperçoit tout d’un coup qu’il ne peut sortir de sa demeure martienne. Portes closes, pas de fenêtres. Jusqu’à ce que les parois de sa prison s’ouvrent : c’est alors qu’il se voit lui-même vu, observé. Il est un terrien en cage ; comme au début de l’épisode, lorsqu’il regardait la fusée avec Warren derrière des grillages, il est enfermé. « Pourquoi me regardez-vous comme ça ? », lance-t-il à ses spectateurs. Avant de découvrir l’écriteau qui est en quelque sorte sa légende : Earth Creature in his Native Habitat, « créature terrienne dans son habitat d’origine ».
Gros plan sur le visage de Samuel. Sur ses yeux. Puis, par un effet de champ-contrechamp, sur ceux de la belle martienne, Teenya, qui finit par s’enfuir, ne pouvant soutenir cet insoutenable face-à-face, les yeux de l’un dans les yeux de l’autre. Du tout autre, si terriblement semblable. Samuel se met à crier : « Marcusson, tu avais raison ! Tu avais raison. Les gens sont pareils. Les gens sont pareils partout (people are alike everywhere). »
Rod Serling, le créateur de la série, avait l’habitude, à la fin de chaque épisode, de présenter brièvement le suivant. Pour celui-ci, il annonçait :
« La semaine prochaine, une excursion sur Mars… Avec deux hommes qui tentent de démontrer une thèse (a point) : la simple proposition selon laquelle les hommes (men) sont pareils partout. Et sur Mars, ils découvrent que ce n’est que du vent (whistling in the dark). Les gens (people)ne sont pas pareils. Et la semaine prochaine dans La Quatrième dimension vous découvrirez pourquoi. J’espère que vous serez avec nous. Merci et bonsoir. »
Alors : sont-ils pareils ou pas pareils ? Et s’agit-il d’humains (men) ou de gens (people) ?
Pour un épisode antérieur de cette même première saison, Rod Serling donnait le rendez-vous suivant :
« La semaine prochaine, nous vous donnerons un cours d’astronomie. Mais le genre de cours que l’on ne donne pas à l’école… C’est une histoire qui a lieu la veille de l’Apocalypse. Nous espérons que vous nous rejoindrez dans La Quatrième dimension. Merci et bonsoir. »
L’épisode en question s’intitule Third From The Sun (Troisième à partir du soleil, diffusé le 8 janvier 1960).Bill Sterker (un scientifique qui travaille au développement de la bombe atomique) et son collègue Jerry ont décidé de fuir la Terre, avec leurs proches, juste avant que ne soit déclenchée la troisième guerre mondiale. Une guerre dévastatrice, comme le prédit le supérieur hiérarchique de Sterker tout au début, tandis qu’il demande à son employé de ne pas éteindre son allumette. Hold the light, lui dit-il en anglais, « gardez le feu », comme s’il parlait de l’amorce ou de la mèche du conflit planétaire désormais inexorablement engagé. Et de fait, après avoir allumé sa cigarette, il enchaîne :
« C’est en train d’arriver, mon gars, c’est vraiment en train d’arriver. Et ça va être un gros truc. Pendant que nous bavardons, je parie que les militaires se préparent. Je parie qu’ils ont tout planifié. On parle de quarante-huit heures… Quarante-huit heures… Et voilà l’ennemi dégagé. Éliminé, fini. »
Sterker tente de donner voix à un doute : « Mais que feront-ils entre-temps ? » Ils riposteront, bien sûr, et ce sera l’Apocalypse.
Aussi, sans rien dire, en cachette, Sterker tentera-t-il de quitter la planète à bord d’un vaisseau spatial volé. Après une longue attente, et malgré les obstacles qui s’accumulent tandis que le temps est compté, Sterker, Jerry et leurs proches réussissent à gagner le vaisseau et à décoller pour une planète inconnue qui les attend. Où, pensent-ils, dit-on, les habitants parlent un langage « peu différent du nôtre ». Cette étoile, c’est le seul espoir de ces émigrants interplanétaires, de ces réfugiés galactiques. Cette étoile, dit Jerry tandis que les futurs demandeurs d’asile interstellaires s’en approchent, « c’est la troisième planète à partir du soleil » : « Elle s’appelle… Terre. »
Comme Ripley à la fin de la tétralogie d’Alien, ce n’est qu’au bout de son voyage interplanétaire que Jerry, lui aussi, devient a stranger here, un étranger ici-bas.
4.
Il faut tenir compte du fait que, à l’instar de la tétralogie d’Alien, il s’agit, avec La Quatrième dimension, d’une série (au sens le plus général du terme, incluant donc aussi ce qu’on appelle couramment une franchise). Les deux épisodes que nous avons suivis — il ne tardera pas à y en avoir d’autres — s’inscrivent en effet dans une sérialité qui n’est pas hétérogène à la question dont nous tentons de nous approcher, à savoir l’extraterrianité qui (in)différencie le clone, qui en fait l’alien par excellence. Autrement dit : il nous faut essayer de comprendre pourquoi, dès lors que l’on horizontalise (comme Kant a commencé de le faire) la dimension cosmopolitique, on l’inscrit dans l’horizon à perte de vue d’une récurrence sérielle.
Poursuivons donc, en nous laissant emporter par cette sérialité qui précisément nous appelle à penser, en épousant le mouvement anthologique (et hantologique) que La Quatrième dimension nous propose [9]. Laissons cette série déployer, avec le rythme itératif qui la caractérise, son caractère proprement sériel.
Dans l’épisode intitulé Death Ship (diffusé le 7 février 1963 et fondé sur un scénario de Richard Matheson), un vaisseau spatial survole une planète inconnue dans une galaxie lointaine. Venu depuis la Terre surpeuplée, il est à la recherche d’un astre susceptible d’être colonisé. Après avoir entraperçu un miroitement, l’équipage fait atterrir le vaisseau et se retrouve face à la source du reflet lumineux : un autre vaisseau qui, à part les dommages qu’il semble avoir subis en s’écrasant, paraît en tout point identique. Les trois hommes entrent avec prudence dans la carcasse et découvrent, stupéfaits, une cabine égale à la leur, avec trois corps inertes qui ne sont autres que… les leurs. Risqueront-ils, dès lors, de « dupliquer » (duplicating) ce vaisseau de la mort (death ship), c’est-à-dire de devenir eux-mêmes les cadavres que leurs doubles sont déjà ? Ils sont bel et bien morts, apprendra-t-on à la fin par la voix off qui clôt l’épisode, mais « les mouvements qu’ils font et les mots qu’ils disent ont tous été faits et dits d’innombrables fois auparavant, et seront faits et dits d’innombrables fois encore, peut-être même jusque dans l’éternité ».
Bref, tout recommence, la sérialité s’annonce infinie, comme on peut le vérifier aussi dans d’autres épisodes, encore et encore, qui auront précédé ou suivi celui-ci.
Ainsi, dans Will the Real Martian Please Stand Up ? (diffusé le 26 mai 1961), deux state troopers découvrent des traces dans la neige qui partent du site où un objet volant non identifié aurait pu atterrir. Ils les suivent et se retrouvent dans un petit diner où l’un des sept clients est vraisemblablement la créature extraterrestre recherchée. Mais il n’y a apparemment que des humains et les tentatives d’identifier l’alien restent infructueuses. Les clients repartent avec le bus par lequel ils sont arrivés. L’un d’entre eux, toutefois, revient et annonce flegmatiquement au tenancier que les autres sont morts, ainsi que les policiers, dans un accident dû à la chute d’un pont. Il s’assied au comptoir, commande un café et, pour allumer sa cigarette, sort une troisième main. D’une main il fume, de l’autre il boit, de la troisième il tient le paquet de cigarettes sur le comptoir. Il vient de Mars, dit-il, pour coloniser la Terre. Et sa seule différence visible, c’est donc la multiplication du même : trois bras plutôt que deux.
Mais voici — ultime rebondissement — que le tenancier lui-même déclare venir de Vénus et avoir les mêmes intentions colonisatrices. Et lorsqu’il enlève sa toque de cuisinier, c’est un troisième œil sur son front qu’il montre comme étant sa marque différentielle à lui. You’ll see how we differ, dit-il, « vous allez voir en quoi nous sommes différents » : sa différence donnée à voir, c’est la multiplication à l’identique de l’organe même de la vue.
Tout se répète, encore une fois, la répétition (in)différante semble devoir se généraliser jusque dans l’infra-individuel, jusque dans les membres et parties qui composent l’organisme individué.
(In)différance sans limites qui passe, encore une fois, par l’espace extraterrestre infini.
5.
On pourrait, on voudrait continuer, d’épisode en épisode, de clonage en clonage. Et ce qu’on finirait par voir apparaître, comme raison de cette série, ce serait quelque chose comme une cosmologie à la Blanqui, telle qu’on peut la lire dans L’Eternité par les astres (p. 73-74) :
« Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutessemblables. […] C’est du nouveau toujours vieux, et du vieux toujours nouveau. Les curieux de vie ultra-terrestre pourront cependant sourire à une conclusion mathématique qui leur octroie, non pas seulement l’immortalité, mais l’éternité ? Le nombre de nos sosies est infini dans le temps et dans l’espace. En conscience, on ne peut guère exiger davantage. Ces sosies sont en chair et en os, voire en pantalon et paletot, en crinoline et en chignon. Ce ne sont point là des fantômes, c’est de l’actualité éternisée. Voici néanmoins un grand défaut : il n’y a pas progrès. Hélas ! non, ce sont des rééditions vulgaires, des redites. Tels les exemplaires des mondes passés, tels ceux des mondes futurs. »
Lorsque Walter Benjamin, au moment où il travaillait à son Livre des passages, découvrit ce texte, il y vit une préfiguration de « l’idée du retour éternel des choses dix ans avant Zarathoustra ; de façon à peine moins pathétique, et avec une extrême puissance d’hallucination [10] ». Une idée qui, comme le notait Benjamin dans l’un des fragments appelés à rejoindre son Livre, « fait de l’événement historique lui-même un article de masse » (ibid., p. 429 : der Gedanke der ewigen Wiederkunft macht das historische Geschehen selbst zum Massenartikel).
A suivre Blanqui et Benjamin (Blanqui lu par Benjamin), le monde de L’Eternité par les astres, comme celui que peuplent les aliens clonés, est exactement le même que l’univers capitalistique de la consommation de masse mis en scène dans l’un des plus remarquables épisodes de La Quatrième dimension, intitulé The After Hours (diffusé le 10 juin 1960) : le dernier étage d’un grand magasin — un étage fantôme d’où les mannequins sortent pour s’incarner provisoirement en hommes, avant de regagner cette réserve qu’ils habitent —, cet étage supplémentaire constitue un niveau surnuméraire, un surplus qui joue le même rôle que l’espace extraplanétaire.
L’univers, dans son expansion, est-il donc un supermarché ?
Je laisserai résonner cette question, suspendue, comme notre héritage cosmopolitique le plus brûlant. Mais avant de la déposer ainsi au seuil d’une pensée à venir, quelques mots et quelques images encore. Car la série, en attendant, continue.
Dans un épisode de la deuxième saison de The Twilight Zone, intitulé A Most Unusual Camera (diffusé le 16 décembre 1960),c’est le film, c’est le médium filmique lui-même qui apparaît comme ayant la structure d’une sérialité minimale et inchoative : 1 + 1 (+ 1…). Chester et Paula Diedrich vivent de cambriolage et, parmi les objets qui constituent leur dernier butin, il y a un vieil appareil photo qui ne vaut rien. Impossible d’en ouvrir le boîtier, sur lequel on lit, dans une « drôle de langue étrangère » (crazy foreign writing), l’inscription suivante en français : « Dix à la propriétaire ». On en apprendra le sens plus tard : chaque propriétaire de cette étrange camerane pourra prendre que dix photos, chacun de ces clichés étant l’image de ce qui lui arrivera cinq minutes plus tard. Après un moment de stupéfaction et de peur, les trois voleurs (le frère de Paula les a rejoints entre-temps) se demandent comment exploiter cette étrange machine. Ils ne peuvent rien en faire, pensent-ils, ils n’y a rien en tirer. Chester songe alors un instant à en faire cadeau à l’humanité — comme ça, pour rien, en guise de pur don désinteressé. Mais en voyant les courses du tiercé à la télévision, Chester a l’idée que, grâce à l’appareil, ils pourront systématiquement remporter les paris. Très vite, toutefois, les gains font place au pire : l’avenir capturé par l’appareil n’est autre que celui, auto-prophétique, de la mort des trois personnages — et même d’un quatrième : le valet de chambre de l’hôtel qui aura tenté de s’approprier de cette peau de chagrin en forme de pellicule filmique.
Ce que cet épisode a de remarquable, c’est qu’il inscrit dans la temporalité même de l’image son bouclage infini sur soi, tout en en faisant explicitement une question marchande ou capitalistique. Tout se passe comme si le temps sériel de la série télévisée devenait ici une incessante avance sur soi, c’est-à-dire aussi un retard. En un mot : une promesse ou une dette qui n’arrête pas de s’ouvrir dans le clonage du temps qui passe, pour mieux se combler en se relançant.
6.
La dette infiniment reproduite : telle est la religion du capitalisme, tel est son culte « sans trêve ni merci », disait en substance Benjamin dans un fragment posthume de 1921 intitulé Le Capitalisme comme religion, dont on est loin d’avoir mesuré la portée [11]. Comme dans les matériaux du Livre des passages, Benjamin, dans ce texte saisissant, semble voir en Nietzsche — plus exactement : dans le surhomme de Nietzsche — « le premier qui, en la reconnaissant, commence à accomplir la religion capitaliste » (der erste der die kapitalistische Religion erkennend zu erfüllen beginnt). Préfigurant ainsi certaines lectures récentes de Nietzsche [12], Benjamin ajoute : « ce passage de la planète-homme, à travers la maison de la désolation et dans l’absolue solitude de sa trajectoire, est l’ethos qui caractérise Nietzsche » (dieser Durchgang des Planeten Mensch durch das Haus der Verzweiflung in der absoluten Einsamkeit seiner Bahn ist das Ethos das Nietzsche bestimmt).
La clairvoyance de ces mots visionnaires reste à penser. Pour s’y préparer, il faudra se souvenir aussi d’un autre fragment posthume. Il nous est légué par Nietzsche lui-même, cette fois, et ses résonances avec un cosmopolitisme kantien étrangement xénomorphe ne devraient plus nous échapper maintenant. Je le traduis ou transcris du mieux que je peux, en guise de points de suspension et en attendant d’autres épisodes à venir [13] :
« Sur la morale. Nous nous comportons conformément à l’ordre hiérarchique auquel nous appartenons (der Rangordnung gemäß, zu der wir gehören), même si nous ne le savons pas, et pouvons encore moins le démontrer à d’autres.L’impératif : “comporte-toi conformément à l’ordre hiérarchique auquel tu appartiens”, n’a aucun sens (ist unsinnig). Car nous devrions connaître 1) nous-mêmes, ainsi que 2) cet ordre (jene Ordnung), ce qui n’est pas le cas — et 3) parce qu’il est inutile d’enjoindre quelque chose qui se produit de toute façon.Ordre hiérarchique :non seulement par rapport à nos prochains (nicht nur zu unseren Nächsten), mais aussi, le cas échéant, par rapport à la postérité, ainsi que par rapport aux habitants d’autres planètes (zur Nachwelt, ebenso zu den Bewohnern anderer Sterne) ; car nous ne savons pas s’il y a là quelqu’un qui nous compare avec eux (denn wir wissen nicht, ob jemand da ist, der uns mit ihnen vergleicht). »
Où serait-il donc, ce là (da) dont parle Nietzsche ?
Là, le là de cette comparaison cosmopolitique et capitalistique sans comparant que nous sommes, c’est chaque fois là où quelque Ripley peut dire, ici même et en ce moment : I’m a stranger here myself.
Peter Szendy
[1]. Je me réfère à « Neighbors and Other Monsters :
A Plea for Ethical Violence », dans Slavoj Žižek, Eric Santner et Kenneth Reinhard, Neighbor. Three Inquiries in Political Theology, The University of Chicago Press, 2005, p. 168-169. On trouve, du même passage, une sorte de clonage amputé notamment dans Slavoj Žižek, The Parallax View, MIT Press, 2006, p. 118.
[2]. Žižek cite ici l’ouvrage de Stephen Mulhall, On Film, dont Elie During (« Comment faire muter un alien ? », strassdelaphilosophie.blogspot.fr, 13 juillet 2013) a donné une belle lecture, qui croise en plusieurs points les hypothèses que je m’apprête à développer. Notamment lorsqu’il écrit : « L’autre habite une quatrième dimension tangente en chaque point, il peut vous toucher à tout instant ».
[3]. Jean-François Lyotard, « Oikos », dans Oekologie im Endspiel, Fink Verlag, Munich, 1989 ; repris dans Jean-François Lyotard, Political Writings, UCL Press, 1993, p. 106 (le texte original de cette conférence fut rédigé en anglais). On trouve un argument semblable dans la fable de l’extinction du Soleil qui constitue le premier chapitre (« Si l’on peut penser sans corps ») de L’Inhumain. Causeries sur le temps (Galilée, 1988, notamment p. 20).
[4]. Cf. Hannah Arendt, « Imperialism », dans The Origins of Totalitarianism, Harcourt, 1994, p. 142-144 (traduction française de Martine Leiris, L’Impérialisme, Seuil, coll. « Points », 1997, p. 41-44). La formule de Deleuze et Guattari se trouve dans Mille Plateaux, Minuit, 1980, p. 568.
[5]. Auguste Blanqui, L’Eternité par les astres. Hypothèse astronomique, Paris, Librairie Germer Baillière, 1872, p. 74. L’ouvrage fut rédigé durant les six mois que dura la captivité de Blanqui au Fort du Taureau (en Bretagne, au large de Morlaix), de mai à novembre 1871.
[6]. Sur ce que j’ai pu appeler l’« aliénologie » kantienne, cf. Peter Szendy, Kant chez les extraterrestres. Philosofictions cosmopolitiques, Minuit, 2011. Le passage auquel je fais allusion se trouve dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, traduction française de Alain Renaut, Garnier-Flammarion, 1993, p. 309.
[7]. C’est pourquoi j’ai proposé le terme de cosmétopolitique (cf. « Que reste-t-il du cosmopolitisme ? », postface à Kant in the Land of the Extraterrestrials, traduction anglaise de William Bishop, Fordham University Press, 2013).
[8]. Cf. sa « Théorie du partisan », dans La Notion de politique, traduction française de Marie-Louise Steinhauser, Flammarion, coll. « Champs », 1992, p. 288-289.
[9]. The Twilight Zone, on le sait, a la forme de ce qu’il est convenu d’appeler anthology series, à savoir une série dont les épisodes sont narrativement déliés quoique déclinant une thématique commune. J’emprunte le terme d’hantologie à Jacques Derrida dans ses Spectres de Marx (Galilée, 1993, p. 31) : « Répétition et première fois, voilà peut-être la question de l’événement comme question du fantôme […]. Y a-t-il là, entre la chose même et son simulacre, une opposition qui tienne ? […] Appelons cela une hantologie. Cette logique de la hantise [serait] plus ample et plus puissante qu’une ontologie ou qu’une pensée de l’être… »
[10]. Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle », dans Gesammelte Schriften, V, 1, Suhrkamp Taschenbuch, 1991, p. 75. Sur Benjamin et Blanqui, cf. les remarquables analyses de Susan Buck-Morss dans The Dialectics of Seeing. Benjamin’s Arcades, MIT Press, 1991, p. 106-107 et passim.
[11]. Walter Benjamin, « Kapitalismus als Religion », dans Gesammelte Schriften, VI, Suhrkamp Taschenbuch, 1991, p. 100 sq. J’ai proposé une première et toute provisoire lecture de ce fragment dans « This is it (The King of Pop) », Pop filosofia, textes réunis par Simone Regazzoni, Il Melangolo, 2010, p. 142-161 (repris dans Hits. Philosophy in the Jukebox, traduction anglaise de William Bishop, Fordham University Press, 2012).
[12]. Cf. notamment le remarquable ouvrage de Maurizio Lazzarato, La Fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Editions Amsterdam, 2011.
[13]. Friedrich Nietzsche, Werke. Kritische Gesamtausgabe, sous la direction de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, VII, 3 : Nachgelassen Fragmente. Herbst 1884-Herbst 1885, Walter de Gruyter, 1974, p. 368 (août-septembre 1885, 40 [18]).