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Philippe Beck / En coda

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Extrait d'un livre à paraître de Philippe Beck "Contre un Boileau" destiné à la collection d'Alain Badiou et Barbara Cassin chez Fayard.

L’art poétique développé qu’on a lu ici n’a pas prescrit un mode d’écriture. La poésie est plusieurs, et cependant : “Écrire sur les vers est aujourd’hui presque aussi difficile que d’écrire des vers. Quant à écrire des vers, c’est presque aussi difficile que d’en lire. Tel est le cercle vicieux dans lequel nous vivons. Les vers se font de plus en plus rares, et ce qui existe en fait, ce ne sont pas des vers, mais des poètes. Et c’est beaucoup plus qu’on ne croit. (…) La prose a sommé la poésie de quitter les lieux. (…) La prose avance, la poésie recule. (…) Un fait reste un fait : la prose a gagné. (…) Le lecteur d’ajourd’hui aborde les vers avec précaution, comme s’ils étaient de trop vieux camarades, et se jette sur la prose.”[1] L’art poétique a rejoué de la prose tuante et tuée, et en principe, ne s’est pas fondé sur une théorie antérieure. Il n’a pas imposé une définition de la poésie telle que la définit Beckett : “Une définition a été “définie” comme le fait d’“enfermer l’espace sauvage d’une idée à l’intérieur d’un mur de mots.” Définir certaines choses, c’est les tuer.” (à propos de Murphy, 1938) A quoi s’ajoute un fait : “Mon unique relation avec mon œuvre – et elle est ténue – concerne le travail de l’écrivain. Je suis en face d’elle un peu dans l’obscurité et je tâtonne, aussi longtemps que cela dure, puis plus du tout. Je n’ai pour ma part aucune lumière à projeter sur elle et elle m’apparaît étrangère dans la lumière que les autres jettent sur elle.” (à Arland Ussher, 6 novembre 1962) L’étranger un peu dans l’obscurité y voit assez clair pour définir l’espace non domestiqué d’une idée pratique tranchée dans la mer gelée ou le mur des mots. L’art poétique se trouve dans la nuit relative ; et la nuit ne peut éclairer le procès de l’idée sauvage (causée par le monde) et première.
A la question : “Pourquoi un poète écrit-il un art poétique aujourd’hui ?” (dans un temps de la haine de la réflexion au moins), l’une des réponses est la suivante : “un art poétique est rendu possible par la commande philosophique.” C’est le cas du présent livre. La commande philosophique peut être intérieure(socratique) ou extérieure (intimée par une autorité). Si la théorie vient aprèsla pratique, il y a deux après-coup. Celui du poète est relativement conceptuel, résurrectionnel et productif en principe ; celui du philosophe est absolument conceptuel et reconstituant. La commande philosophique extérieure est une commande du concept ; la commande philosophique intérieure (l’intimation sans obéissance) demande donc également une forme de reconstitution continue, dans une inséparation au poème premier. Intimée, la demande de reconstitution productive (qui inclut la mise au jour d’un processus) est toujours aussi une demande de théorie. Le poète (qui fait ce qu’il fait) n’agit pas dans l’ordre du concept absolu. Il ne peut théoriser ce qui s’est fait qu’en continuité nécessaire avec le réel du poème. Cela veut dire que la reconstitution poétique doit être prise en compte par le philosophe, plutôt que l’inverse. La double offense ou résistance du poème au philosophème et du philosophème au poème risque donc de s’aggraver d’un art poétique. La rivalité dans l’après-coup entre l’art poétique et le discours philosophique en principe suscité par le poème ne peut produire qu’une paix relative. Au faiseur de poèmes, la commande philosophique ne peut demander une théorie extérieure sans lui demander un texte philosophique séparé. Le philosophe, malgré tout, malgré son désir de fidélité, s’expose au danger de la théorie isolée du processus qui l’affecte ou la conditionne (il s’agit du mouvement par lequel un poème s’est élaboré). Qu’il y ait de la pensée ou de la vérité formée dans le poème justifie la reconstitution en sa séparation et sa conceptualisation relatives. La reconstitution poétique peut affecter la reconstitution philosophique, mais à condition de se déployer dans son ordre, c’est-à-dire en intériorité continuée, en dépendance au processus poétique. D’où sa fonction de manuel ouvert. Il y a aussi une intériorité de la philosophie à ses modalités, dont l’art poétique ne traite pas. Il est néanmoins possible que l’art poétique en prose s’expose à un effet d’extériorité du fait qu’il s’écrit en prose intellectuelle (l’intellect rythmique est un sensible intelligent). C’est définir le risque d’une prose qui, au moins, ne joue pas le jeu douteux de la prose poétisante ou évanescente. L’effet d’extériorité n’est pas une extériorité ; c’est une modalité paradoxale de l’immanence de la théorie à ce qui l’a suscitée avant toute commande ou demande, le poème. L’écrivain qui retourne lentement au réel des procédures est à la fois une chouette poétique, une panthère indépendante et un “écrivain retardataire” (Baudelaire) : il accentue le retard intimé en reformant ses formules, ses principes pratiqués et en puissance de se dire. Car il y a bien une théorie intérieure au poème, que la philosophie demande à voir. Le poème est d’ailleurs en extériorité ténue avec lui-même, du fait que de la prose constamment passe en lui, avec des concepts en puissance. Malgré la force centrifuge qui s’exerce sur le poème en vers (l’attrait des proses en lui), celui-ci se constitue de l’idée pratique d’une matérialité des formules découpées sur la ligne de crête entre le son et le sens. La bascule d’un côté ou de l’autre, les deux bascules expriment le risque des stances, des boustrophes. Le poème forme des formules ; l’art poétique formule des formes en puissance comme sur la ligne de crête (c’est l’effet d’intérioritéau poème malgré tout) ; la philosophie assume une bascule au régime de la signification, dans la conscience que la montagne de la langue est une. Et une « philosophie du vers » ne peut pas ne pasêtre impliquée dans un art poétique en langue, serait-il un prosimètre[2].


Philippe Beck



[1]Tynianov, Dans l’intervalle (1924). “Les montres des prosateurs et des poètes ne marchent pas au même rythme (…) le temps de la prose est déterminé à l’avance. Et pourtant (…) les rapports entre vainqueurs et vaincus sont loin d’être simples. La prose se meut aujourd’hui avec une extraordinaire force d’inertie. (…) On a parfois l’impression que ce n’est pas l’écrivain, mais l’inertie elle-même qui a écrit (…) Pour la poésie, il n’y a plus d’inertie. Rien ne sauve le poète : pas plus son passeport poétique que son appartenance à une école. Les écoles ont disparu. (…) Que des individualités se substituent aux écoles, cela est caractéristique de la littérature en général.” Cependant, “le vers est du langage transformé : c’est le langage humain se dépassant.” “Nous recevons ce vers comme un caillot, comme un produit fini, et nous avons besoin du travail des archéologues pour découvrir dans le caillot le mouvement passé.” Dans “l’indifférence du “vers en général””, un danger apparaît : “percevoir ses propres écrits comme des caillots, devenir prisonnier de sa propre culture du vers.” La prose relative de l’art poétique lutte contre le danger de l’indifférence de “la poésie en général”.
[2] Le prosimètre philosophique se distingue du prosimètre poétique, comme la théorie extérieure se distingue de la théorie intérieure, et comme la puissance se distingue de l’acte. La théorie intérieure est un poème en puissance, en entéléchie. La philosophie est ou bien une puissance suspendue (suspendant la relation à sa matière), qui s’expose à l’acte de l’art poétique auprès du poème se faisant, ou bien une puissance dont l’acte est le philosophème se pensant. Le prosimètre poétique peut puiser dans des pensées incompatibles sans se faire discours philosophique : son acte est le poème, la proposition matérielle. (Il peut sembler éclectique ; la proposition dont il est la puissance ne l’est pas.)

Derrida à venir / 1-4 Octobre, ENS, IMEC

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Programme du colloque
« Derrida à venir : questions ouvertes »
Organisé par l’ENS et l’IMEC
A L’ECOLE NORMALE SUPERIEURE
29 et 45, rue D’ULM
75005 Paris
Du 1erau 4 octobre 2014

C’est à la fin du XXème siècle que Derrida s’est enfin imposé comme l’un des philosophes les plus importants de son temps, d’abord sur la scène internationale avant de bénéficier, en France, d’une reconnaissance timide qui reste aujourd’hui largement controversée.
Pourtant, dix ans après la mort du philosophe et alors que ce début de XXIème siècle est marqué par un rythme effréné de mutations qui touchent toutes les sphères de la vie sociale, la philosophie derridienne semble plus que jamais d’actualité. Ce colloque international, organisé par l’ENS et l’IMEC, se propose de questionner la pertinence de la « déconstruction » pour penser notre monde. Il s’articule autour de grands thèmes derridiens, en partant du concept de « monde » avant de s’intéresser à tout ce qui en constitue les coordonnées. « Les apories de l’éthique » doivent ainsi permettre de questionner la survie qui est inséparable, dans la dynamique de la philosophie derridienne, de la technique. Le développement accru de la technique ou de ce qu’on appelle « les nouvelles technologies » interroge enfin la persistance (ou la résistance) du livre, ainsi que la transformation de l’œuvre d’art et des archives. 
En entrelaçant les voix de chercheurs confirmés et de jeunes chercheurs, ce colloque a donc pour vocation de révéler l’actualité de la philosophie derridienne et de penser son à venir. Car la philosophie derridienne n’invite pas à sa fidèle interprétation, mais à son incorporation qui doit permettre à la singularité de s’inventer, et à la déconstruction de se renouveler…

Organisation :François Bordes, Marc Crépon, Albert Dichy, Elise Lamy-Rested, Frédéric Worms.

Mercredi 1er octobre (Théâtre de l’ENS)
9h30-10h00– Ouverture du colloque :
Mot d’accueil de Marc Crépon (Professeur de philosophie à l’ENS / Directeur  de recherches au CNRS), Nathalie Léger (Directrice de l’IMEC) et Guillaume Bonnet (directeur-adjoint  de l’ENS).
Michel Deguy (Professeur émérite de lettres à l’Université Paris VIII) : « Derrida et l’à-venir »
Matin : « Le monde hors de ses gonds »
Président de séance : Albert Dichy (Directeur littéraire de l’IMEC)
10h00-10h30 : Marc Crépon (Professeur de philosophie à l’ENS / Directeur de recherches au CNRS)
« Le discrédit de l’Europe »
10h30-11h00 : Philippe Büttgen (Professeur de philosophie des religions à l’Université Paris I)
« La profession de foi »
11h00-11h15 : Pause
11h15-11h45 : Isabelle Alfandary (Professeure de littérature anglaise à l’Université Paris III)
« Obliquité de la littérature »
11h45-12h15 : Pierre-Philippe Jandin (Professeur de philosophie / CIPh)
« Communauté et fraternité : un différend entre Jacques Derrida et Jean-Luc Nancy ? »
12h15-14h15 : Pause déjeuner

Après-midi : « Les apories de l’éthique »
Président de séance : Samuel Weber (Professeur d’allemand et de littérature comparée à l’Université de Northwestern)
14h15-14h45 : Danielle Cohen-Levinas (Professeure de musicologie à l’Université Paris IV / Directrice du centre Emmanuel Levinas rattaché à l’Université de Paris IV)
« C'est pas demain de veille »
14h45-15h15 : Stanislas Jullien (Doctorant en philosophie à l’Université Paris IV)
« Le salut du monde »
15h15-15h30 : Pause
15h30-16h00 : Ginette Michaud (Professeure de littérature française à l’Université de Montréal)
« (Ir)responsabilité de la littérature »
16h00-16h30 : Jean-Claude Monod (Chercheur en philosophie au CNRS) 
« L’interminable fraternocentrisme – à partir de Politiques de l’amitié »

Jeudi 2 octobre (Théâtre de l’ENS) :
Matin : « Survivre  aujourd’hui »
Président de séance : Marc Crépon (Professeur de philosophie à l’ENS / Directeur de recherches au CNRS)
10h00-10h30 : Samuel Weber (Professeur d’allemand et de littérature comparée à l’Université de Northwestern)
« …il ne restera plus rien : le Chasseur Derrida »
10h30-11h00 : Patrick Llored (Doctorant en philosophie à l’Université Lyon III)
« La philosophie animale de Derrida vise-t-elle seulement à libérer les animaux de la souveraineté humaine ? Hériter de l'antispécisme derridien aujourd'hui »
11h00-11h15 : Pause
11h15-11h45 : Jacob Rogozinski (Professeur de philosophie à l’Université de Strasbourg)
« Feu la mort : deuil, survie, résurrection. »
11h45-12h15 : Frédéric Worms (Professeur de philosophie à l’ENS)
« La simplicité de Derrida »
12h15-14h15 : Pause déjeuner

Après-midi : « La hantise de la technique »
Président de séance : Jean-Clet Martin (Professeur de philosophie / CIPh)
14h15-14h45 : Aurélien Barrau (Doctorant en philosophie à l’Université Paris IV / Professeur d’astrophysique et de cosmologie à l’Université Grenoble I)
« Quand la technique s’emballe : la vérité de Joyce contre la loi du texte » 
14h45-15h15 : David Johnson (Professeur de littérature comparée à l’Université de Buffalo)
« Toucher : l'imagination »
15h15-15h30 : Pause
15h30-16h00 : Hector G. Castano (Doctorant en philosophie à l’Université Paris X)
« L'intrusion de la technique dans le corps »
16h00-16h30 : François-David Sebbah (Professeur de philosophie à l’Université Paris X)
« Témoignage, fantôme, trace numérique »
17h00 : Projection du documentaire "Derrida, le courage de la pensée" réalisé par Virginie Linhart pour Arte  (scénario : Virginie Linhart et Benoît Peeters).


Vendredi 3 octobre (Théâtre de l’ENS) :

MATINEE LIBRE

Après-midi : « Que reste-t-il des livres ? »
Président de séance : François Bordes (Historien, chargé des sciences humaines à l’IMEC)
14h15-14h45 : Jean-Clet Martin (Professeur de philosophie / CIPh)
« Reliquats d'écriture : reste et résistance »

14h45-15h15 : Yuji Nishiyama (Professeur associé de littérature française à l’Université métropolitaine de Tokyo / CIPh)
« Quelle voix pédagogique reste-t-il des livres de Jacques Derrida ? »
15h15-15h30 : Pause
15h30-16h00 : Elise Lamy-Rested (Professeure de philosophie)
« La fin et le commencement du livre »
16h00-17h10 : Conférence de Jean-Luc Nancy (Professeur émérite de philosophie à l’Université de Strasbourg)
« Mains tenant le livre »

Samedi 4 octobre (Salle Jules Ferry) :
Matin : « L’œuvre d’art en mouvement »
Président de séance : David Johnson (Professeur de littérature comparée à l’Université de Buffalo)
10h00-10h30 : Peter Szendy (Maître de conférence HDR de philosophie à l’Université Paris X)
« Iconomies. L'image, l'usure, la dette »
10h30-11h00 : Laura Odello (CIPh)
« Alibi »
11h00-11h15 : Pause
11h15-11h45 : Donald Cross (Doctorant à l’Université de Buffalo)
« La question du style, de la parodie, de Derrida »
11h45-12h15 : Jean Lancri (Professeur émérite en esthétique et sciences de l’art à l’Université Paris I)
« Un coup, deux "D": Duchamp, Derrida »
12h15-14h15 : Pause déjeuner

Après-midi : « Des archives en devenir »
Présidente de séance : Elise Lamy-Rested (Professeure de philosophie)
14h15-14h45 : Denis Kambouchner (Professeur de philosophie à l’Université Paris I)
Titre à préciser
14h45-15h15 : Pierre Delain (Doctorant en philosophie à l’ENS-ULM)
« Qu’arrive-t-il à l’écriture ? »
15h15-15h35 : Benoit Peeters (écrivain, scénariste et critique)
« Le biographe, l'archive et le secret »

15h35-15h55 : Table ronde puis discussion avec Albert Dichy (Directeur littéraire de l’IMEC) / François Bordes (Historien, chargé des sciences humaines à l’IMEC) / Benoit Peeters (écrivain, scénariste et critique)
15h55-16h10 : Pause
16h10-16h40 : Jerôme Lèbre (Professeur de philosophie en classes préparatoires)
« Variation sur un mal d’archive ; d’une impression freudienne au caractère chez Freud »
16h40-17h10 : Geoffrey Bennington (Professeur de littérature française et de littérature comparée à l’Université d’Emory) 
« Derrida, absolument »
17h10-17h30 – Clôture du colloque :
Marc Crépon (Professeur de philosophie à l’ENS / Directeur de recherches au CNRS), Albert Dichy (Directeur littéraire de l’IMEC), Elise Lamy-Rested (Professeure de philosophie)  


Lieux :
Mercredi, jeudi et vendredi : théâtre de l’ENS, 45 rue d’Ulm, 75005 Paris.
Samedi : Salle Jules Ferry de l’ENS, 29 rue d’Ulm, 75005 Paris.


Transports :RER B ou C / Métro ligne 4, 7 ou 10 / Bus 21, 27 ou 89.


Une critique de la raison neurobiologique / Entretien avec Catherine Malabou

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Votre livre qui vient de sortir aux PUF trouve son lieu de naissance dans une injonction de Quentin Meillassoux relativement à la finitude, "Après la finitude". Que vaut ce "Après" qui nous invite en quelque sorte à en finir avec la finitude et notamment de tourner la page Kantienne? Comment avez-vous du reste accueilli cette proposition et quelle lecture en produisez-vous en amorce à votre propre réflexion? 


J’ai réagi d’abord à la question du transcendantal, plus qu’à celle de la finitude. Vous allez me dire que c’est la même chose, mais il faut malgré tout distinguer des niveaux d’analyse. Ce que Meillassoux appelle finitude n’est pas immédiatement la finitude existentielle telle que Heidegger la comprend et qu’il identifie en effet, dans "Kant et le problème de la métaphysique", au transcendantal. On sait que pour Heidegger, transcendantal renvoie d’abord à « transcendance », à l’acte de sortir hors de soi, caractéristique du sujet fini qui, ne pouvant se donner à lui-même l’objet, doit le trouver dehors. La structure de la transcendance ainsi comprise est, pour Heidegger, le temps.
Pour Meillassoux, la finitude apparaît comme quelque chose de plus logique si l’on veut, comme une structure de liaison, qu’il appelle « corrélation », entre le sujet et l’objet, sans rapport avec quelque chose comme l’être pour la mort. Il s’agit en fait de viser, sous le nom de « corrélation » ou de finitude, un présupposé ontologique et gnoséologique, selon lequel le monde ne peut se donner qu’à un sujet, selon lequel également tout commence par ce rapport sujet-objet. Ainsi, le réel ne saurait exister sans « nous ». Tout commence par le présent de la donation. Avec l’idée de « synthèse a priori », Kant confère à cette primauté de la corrélation son expression la plus haute. Il nomme « transcendantal » l’ensemble des éléments qui forment l’armature de la connaissance. Finitude ici, entendue depuis la corrélation, désigne donc moins une exposition à la fin qu’une limitation principielle de la connaissance : le monde n’a pas d’existence ni de passé ni d’avenir en dehors de la façon dont nous le pensons, en dehors de la manière dont les structures transcendantales en autorisent la détermination. « Après la finitude » s’entend donc comme un « après le transcendantal ». Plus tard bien sûr, la finitude sera analysée par Heidegger dans le cadre d’une analytique existentiale. Mais cela ne peut faire oublier le corrélationnisme qui sous-tend un tel cadre et dont Heidegger, selon Meillassoux, est encore prisonnier.
Il fait part, dans son livre, de sa décision d’« abandonner le transcendantal » et c’est cette expression qui a retenu d’abord mon attention. Je n’ai eu de cesse depuis lors de tenter de la comprendre, d’en faire un défi que j’ai entrepris de relever. 


Si j’ai bien compris, Après la finitude se tient sur une certaine limite. Ce n’est pas celle d’un accès à la chose. J’accède généralement à la chose par des intentions qui prennent la forme de la réceptivité, et par conséquent selon le transcendantal d’une intuition finie. Donc pas d’accès, de formes a priori qui ne seraient que les nôtres. Mais du coup, s’il n’y a pas accès assorti au transcendantal du sujet humain ou peut-être du dasein, il y a tout de même quelque chose comme une sortie. Bien… sortir de la finitude ou accéder à la chose me paraissent ressortir au même effet de seuil. Le mot après est tout de même très près de ce qui le précède et qu’il nomme. Vous, vous nous donnez plutôt le sentiment d’autre chose. D’abord par l’idée d’épigenèse. L’épi de cette genèse se tenant sur une limite formatrice qui n’est ni un accès ni une sortie, mais une formation. Pourriez-vous un peu préciser ce travail formateur d’un rapport embryonnaire qui dénie autant le sujet fondateur que la chose en soi ?



En effet, vous avez raison, il y a bien chez Meillassoux quelque chose comme une sortie. J’en veux pour preuve ces propos : rompre avec le transcendantal, lit-on dans "Après la Finitude" (p.38), implique de « sortir de soi-même, de s’emparer de l’en soi, de connaître ce qui est que nous soyons ou pas. » Mais il ne s’agit pas de la même « sortie » que celle que suppose, selon Heidegger, la transcendance. Chez ce dernier, la sortie, comme je le disais, est l’extase du sujet qui trouve au dehors le donné phénoménal. Toutefois, la structure du rapport sujet-objet n’est pas bouleversée par cette sortie, elle en est même la condition. Chez Meillassoux, à l’inverse, la sortie est sortie hors de cette structure elle-même, rupture, passage au-delà. Sortir de soi signifie sortir du soi, sortir du nous, partir dans le dehors absolu d’un monde désert, désaffecté, indifférent au fait d’être pensé. Ce n’est donc pas une transcendance mais une coupure décisive.
Ma question est celle de savoir s’il est ou non possible d’abandonner le transcendantal qui, cela m’apparaît aujourd’hui de manière radicale, est la notion résolument indéconstructible de la philosophie Continentale. Celle qui a reçu le plus de coups (Hegel, Heidegger, Foucault, Derrida, Deleuze, Badiou), mais qui résiste et hante la philosophie contemporaine comme sa question la plus urgente. C’est cette résistance que j’ai tenté de mettre à l’épreuve ici.
Si une telle résistance est réelle, et elle l’est, cela veut dire que toute critique du transcendantal n’est, mutadis mutandis, qu’une nouvelle version, une transformation du transcendantal. Ainsi par exemple Meillassoux ne fait-il au fond que mettre au jour de nouvelles conditions de possibilité de la pensée. Foucault voyait là la preuve du caractère « historique » du transcendantal, je préfère dire « épigénétique », puisque Kant nous tend le terme comme un cadeau. « Epigénétique » a le mérite de situer la transformation au niveau de la nature, de la vie. Le transcendantal, tout simplement, est vivant. Tel est le vertigineux problème que nous lègue Kant. Sans jouer sur les mots, le transcendantal n’est pas mort.


Venons-en alors à cette question de la vie. En quoi se place-t-elle en bordure du transcendantal pour en rejouer le caractère figé, comment l’a priori se modifie-t-il de manière dynamique (plastique pour reprendre un concept que vous aviez renouvelé dans un travail antérieur), comment entre-t-il si vous voulez dans une mutation au contact de la vie, de ses finalités sans fin ? Ne faut-il pas le penser comme dirait Foucault sous la forme d’une ligne d’affrontement ?



Le vivant est le grand défi adressé au transcendantal, comme en témoigne la troisième Critique. Pour plusieurs raisons en effet, il oppose aux catégories une indifférence qui force le jugement à devoir inventer un universel, c’est le fameux jugement réfléchissant. Le déterminisme qui prévaut dans la nécessité physique n’est pas de mise dans la nature vivante. Le vivant est organisé, mais cette organisation est un ordre qui en même temps se passe de l’ordre, n’a nul besoin d’être jugé, classé, subsumé. Comment le penser dès lors dans sa factualité ? La troisième "Critique" cherche à mettre au jour cette « légalité du contingent », l’ordre de cet ordre qui n’est pas mécanique mais téléologique.
J’ai insisté sur ce point dans les derniers chapitres du livre pour montrer d’abord que Kant n’a absolument pas éludé le problème de la contingence. Ce problème n’est pas à chercher, contrairement à ce que fait Meillassoux, dans la première mais dans la troisième "Critique". Il est c’est vrai sans espoir pour Kant de prétendre affirmer que la nécessité physique n’en est pas une, que la terre peut cesser d’être ronde, mon dé devenir carré, ou le mercure devenir bleu. Cette contingence-là est enfantine en son concept et sans avenir dans son phénomène. En revanche, que les créatures de la nature soient si diverses qu’elles ne puissent entrer dans les cadres catégoriels, qu’il y ait plusieurs types de nécessité, voilà qui est une contingence plus intéressante et plus menaçante. J’ai montré comment elle se prolongeait avec le darwinisme neuronal à la fin du XIXe siècle et avec l’épigénétique aujourd’hui.
Mon insistance sur la biologie a aussi pour but de contester le privilège exclusif que Meillassoux confère aux mathématiques. Il y a évidemment toute une réflexion biologique sur la contingence, plus convaincante phénoménalement que tous les raisonnements purs sur l’aléatoire.
Enfin, concernant la plasticité, je n’ai pas employé le terme dans mon livre. Il n’apparaît qu’une fois, et c’est sous la plume de Gérard Lebrun. Ce que je veux faire avec le transcendantal , c’est montrer qu’on peut le dissocier de l’authentique. Je ne sais pas si dire qu’il est plastique est pertinent pour penser cela. Je suis un peu agacée que l’on veuille rapporter tout ce que je dis à la plasticité. Ce n’est pas ce que vous faites, mais je saisis l’occasion de le dire.


Oui, en parlant de ligne d’affrontement j’avais plutôt à l’esprit une ontologie de l’accident que je disais plastique. Je pensais, disons, à une frontière accidentée en ce qu’elle suppose tout de même un rapport au dehors . Et, même lorsqu’il s’agit d’intériorité, l’accident nous met en rapport non plus avec l’innéité mais avec une forme de négativité qui pourrait-être transcendantale. Pourriez-vous revenir un peu sur cette place du négatif dans votre pensée même si ce rôle du négatif intervient moins dans votre dernier livre? Quand il y a des formes de déstructuration peut-on encore les envisager comme des programmes ?



Dans un de ses séminaires sur la négativité chez Hegel (GA 59), Heidegger se demande pourquoi celui-ci refuse de conférer à la négativité un statut explicitement transcendantal. Il déclare que, dans la "Phénoménologie de l’esprit" tout au moins, la négativité apparaît comme "douleur transcendantale" de la conscience. La question est d’importance : est-ce la négativité qui est transcendantale, ou bien y a t-il négativité parce que le transcendantal se contredit toujours lui-même d’une manière ou d’une autre ? Selon moi, c’est la seconde possibilité qui constitue la réponse de Hegel. 
Dans mon livre, en fait, cette auto-contradiction apparaît sans cesse puisque j’ai tenté de montrer comment, à travers les diverses lectures qui ont été faites du transcendantal kantien, celui-ci en vient toujours à se contredire. Vous avez donc raison de parler du transcendantal comme d’une ligne de fracture. C’est bien ce statut qui est intéressant. Un transcendantal sans négation ne serait qu’une forme fixe, innée. Je dois vous accorder que ma lecture de Kant est très hégélienne. Hegel a façonné mon regard de manière indélébile…


Puisque nous sommes libérés des formes fixes et innées et que d’autres objets nous interpellent que ceux de Dieu, du Moi et du Monde, que faites-vous avec le cerveau ? Quelle place tient cette interrogation neurologique disons dans la philosophie qui, au nom de la conscience transcendantale, évite souvent d’en poser la question ?


Mon livre est aussi une réflexion sur l’origine des catégories de pensée, puisque cette question se trouve au centre de la "Critique de la raison pure". Comme on sait, Kant dit des catégories qu’elles ne sont ni innées ni acquises, mais présentes dans l’esprit a priori. Pour expliquer cela un peu plus clairement, il affirme que ces catégories sont « originairement acquises », paradoxe passionnant auquel je me suis beaucoup intéressée. Immédiatement, une telle origine semble être en contradiction totale avec une origine biologique. A priori ne veut pas dire « dans le cerveau », évidemment. Et pourtant… La révolution neurobiologique qui a eu lieu dans les années 80 a profondément modifié la vision du cerveau et de son développement. Précisément, en un point de passage avec Kant que je ne pouvais pas ne pas remarquer, le développement cérébral est dit être épigénétique : c’est-à-dire qu’il continue bien après la naissance et n’est donc pas entièrement déterminé. Il est ouvert à toutes sortes d’influences : habitudes, éducation, environnement… En un mot, il ne répond pas strictement à un programme. Le développement cérébral semble lui aussi occuper un espace intermédiaire entre inné et acquis. Quels sont les possibles parallèles entre épigénétique contemporaine et épigénèse critique ? Entre les neurosciences et la philosophie kantienne ? Il y en a, encore une fois, beaucoup plus qu’on ne croit. 
Depuis le début, dans mon travail, je cherche à faire comprendre que les récentes recherches en neurobiologie ont cassé les clichés d’un cerveau-machine, robot, déterminé, assigné à la transmission de l’information et à l’économie des réflexes. Il est important de remettre en cause la distinction entre esprit et cerveau pour la bonne raison que le lieu de cette distinction devient de plus en plus improbable. Mais le fait d’assimiler les deux n’est pas pour autant réductionniste au sens fort. Précisément, une nouvelle critique est nécessaire, que j’appelle de mes vœux, une critique de la raison neurobiologique. Et Kant, sur ce point comme sur tant d’autres, peut nous aider. Explorer une proximité du transcendantal et du neuronal est une tâche nécessaire et fascinante.


JCM / Catherine Malabou


Survie de Derrida

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Apprendre à vivre ? Apprendre à mourir tout autant en se laissant déborder par une chance d’avenir. Il s’agissait bien de cela qui n’est nulle part enseigné. Aucune expérience ne vaut sur ce point. Peut-on seulement quitter la vie, savoir le chemin qui expire? Il nous appartient en tout cas de déconstruire les discours sur ce qui se clôt, sur ce qui ferme la mort. La mort n’est pas une vérité aboutie. Elle n’est pas ce qui m’enferre en une essence et permet le tour de ce que je suis. Elle contient bien mieux la faille qui  nous emporte hors de toute mesure, de toute sentence, voire de tout discours juridique ou médical, de toute autopsie intellectuelle. La mort à venir ouvre comme un passage, nous aménage une sortie impossible à choisir, moins protocolaire, moins aseptisée. Sortir de la vie… Une effraction par laquelle défaire les verrous, ceux que nos croyances et nos savoirs ont scellés, sûrs de pouvoir fixer des échafauds, d’aménager des traitements, de faire valoir des appropriations autant que des euthanasies.
Ce moment de la mort nous laisse voir peut-être enfin non pas une vérité dernière et finale mais plutôt une survie incertaine. Une avancée entre les mailles d’un filet qui bouclaient tout dans la clôture d’un protocole, d’une succession, d’une mémoire soumise au présent. Mieux : un pas au-delà découvrant plutôt dans la mort ce que l’occident ne saurait s’accaparer et intégrer sous le nœud de ses oraisons, éloges, sanctions ou peines. Il n’y a aucun savoir de la mort, aucun sens technique de sa sortie. Peut-être nous faut-il renouer avec les pratiques de l’inhumation, ou mieux, lâcher les vies comme brillent de petits feux sur le Gange ? La philosophie se doit pour le moins de démanteler ce que nous avons entendu à la place des mourants, à leur place sans voir les hôtes passés inaperçus, oubliant de compter sur eux, de construire avec eux, avec leurs empreintes, avec leur spectre. La déconstruction est de toujours une exposition à la mort restée ouverte, une altération qui n’est pas tout à fait une destruction[1]. Et qui dit altération dit tout autant altérité, celle de l’autre, de l’ami autant que de l’animal ou même de la machine photographique, cinématographique, grammatologique qui tournera sans nous, plus loin que nos savoirs, hors des attentes de nos sciences.
En tant que philosophie[2]–et il s’agit bien d’une philosophie portant l’accent sur l’amitié davantage que sur la sagesse- la pensée de Derrida ne saurait finir, toucher à la fin de sa propre déconstruction. Elle reste attentive au mouvement de fuite selon lequel chercher une issue. Non pas qu’elle soit accidentellement inachevée. La raison n’en est guère fortuite. Les motifs qu’elle entrecroise se déplacent, toujours à la marge, dans l’écart d’une différance qui ne saurait toucher à aucune présence aboutie, pleine. Plutôt mourir et se laisser vider, expirerhors de cette assurance. Il n’est pas question pour le lecteur de Derrida d’envisager cette œuvre selon la représentation claire et distincte de son début ou de sa fin, raccordés ensemble par l’identité d’une thématique dominante. Les accords qui joignent la masse exorbitante des textes de Derrida, n’aboutissent à aucun centre stable et solidement assemblé. En lisant Derrida, nous nous heurtons à la dissémination d’un portrait, d’un ensemble de thématiques qui ne cesse de déborder et de se déconstruire, survivant à lui-même par ses écarts. S’y rejouent ainsi des associations, des connexions vers des ordres toujours plus éloignés de celui qui dominerait seul notre présence au monde, de manière systématique, fermé sur une certitude. De ce point de vue, Derrida, avec Foucault et Deleuze, est bien le témoin d’une époque, celle dont la différence constitue un ressort essentiel. Il s’agit d’un temps de démantèlement, d’hétérotopie, d’hétérogenèse. Autant de traits qui portent la pensée non seulement vers le dehors, mais vers l’interruption de toute souveraineté -celle de l’Un-, poussée plutôt vers ce qui, de l’intérieur de nos propositions, vaut comme fêlure, faille d’un espace de jeu que Derrida appelait l’exorbitance.
Au cœur de la pensée, la mort, qu’on ne peut apprendre, fraie un passage aux événements singuliers qui échappent à la prévision des sciences. S’y lèvent des signes qui nous séparent de tout ce qui est délimité en catégories. Ce sont les lettres nombreuses d’une vie, sachant qu’une vie ne se laisse pas catégoriser par des définitions, toujours ouverte par ce qu’elle envoie ailleurs que vers elle-même, tags, graffitis, empreintes, tatouages et par/chemins. Ce serait à tort, cependant, qu’on se défierait de toute identité, ne voyant dans les concepts de Derrida que du sable en décomposition. Dans la singularité de nos retranchements, dans ces mondes isolés comme une poussière, entre des ilots injoignables, se dessinent nos propres envois, nos propres cartes postales poursuivant leur dérive hors de notre temps, donnant sur un autre temps, nous conférant sans doute également une durée possible. Autant de « pas » qui vont d’un monde vers un lieu étranger en suivant cette ligne que chacun trace, en désaccord avec tout ce qui nous absorberait sous un continent uniforme. De ces trajets sauvages, de ces sillages, il y a bien une revendication qui se noue, absolument biographique. De l’unité d’un sujet on passera plutôt au tracé d’une vie, à la singularité d’une vie idiomatique, chaque fois unique, fantomatique, laissant des reliques plus ou moins intenses.
Que toute signature marque une existence, qu’elle en soit comme la légende, son tag ou son empreinte inimitable, cela ne veut pas dire que ce paraphe du « chacun » soit redevable d’un Sujet qui se connait une fois pour toute, d’un cogito qui se communique et s’universalise vers ceux que nous appelons nos semblables (ou les nôtres, voire nos mêmes). Nos vies, l’écriture vitale de nos empreintes, ne se paient de rien en retour. Sauf à parler d’un retour spectral, fantomatique, hors la mémoire volontaire ou attentive. Elles témoignent d’une intransivité que l’écriture peut seulement dérouler comme ferait un cocon dont le centre est désormais vide, dont le ver manque même s’il en reste un tissu aux nœuds très individuels. Aucune vie  ne se trace seulement dans l’échange. Elle est un don impossible à monnayer, à laisser couler dans l’équivalence généralisée caractérisant les finalités économiques de l’homme[3]. On n’achète pas la mort, on ne se réapproprie en rien son passage, excédentaire à toute économie. Pour autant, ces îles uniques que nous sommes présentent des issues, rejettent des signes quelque part dans une lumière sans bornes. Ce sont bien d’autres frayages qui se dessinent alors autour de la singularité de chacun : ceux des appareils, des machines qui nous ouvrent leur écran mais tout autant ceux de l’animal qui nous tend son regard et déborde notre monde. Si le sujet humain s’était toujours pensé selon une conscience claire, opposée à la machine autant qu’à l’animal, Derrida quant à lui fait appel à toutes leurs « différances » et à tout leur accueil, comme si nos mémoires pouvaient s’inscrire dans la machine et traverser l’espace infini. Des machines que sont les pyramides secrètes de l’architecture autant que les vaisseaux fantômes de l’opéra ou les rubans de la vidéo, le clavier de l’infographie… S’y retrouve un génie, un malin génie passé inaperçu, seul capable de défaire nos certitudes en libérant ainsi de nouvelles pensées, parfois monstrueuses, contre le Dieu unitaire.
Dans cette écoute de l’Autre, dans cette Babel en laquelle crissent les rayures d’un « gramophone » ou l’écran d’un « ordinateur » tout autant que des rugissements « animots », Derrida nous apparait selon une constellation proprement contemporaine. Constellation mêlant aux papiers imprimés les vélins de l’animal en une espèce d’écosophie plurielle, déployée surtout dans les derniers séminaires. Ces lignes d’écriture qui traversent nos vies sont dépourvues d’orbite et leurs territoires composent des miettes finies, à  chaque fois uniques. Uniques pour toujours. Chaque être est un unicum dont le rayonnement est infini et irremplaçable. Alors, assurément, les expériences folles de la littérature et de la philosophie nous montrent que « les mondes dans lesquels nous vivons sont différents jusqu’à la monstruosité du méconnaissable (…), <jusqu’à> l’impartageable abyssal »[4]. Mais à condition d’en extraire des reliques, des fantômes, d’y ouvrir des points d’effraction. On dirait la poursuite de l’existence, une survie, celle de l’altération, celle de l’autre en nous tous : celui qui nous lira demain peut-être sans que nous le connaissions. Il n’est pas encore au moment où j’en parle et je ne suis plus quand il feuillette les signes que je lui laisse, l’amitié étant le nom de cette exclusion hors du temps commun. C’est ainsi qu’il nous arrive de quitter la vie, apprenant à vivre encore, hors d’elle, enfin ailleurs.

J.Cl. Martin

Extrait de Derrida -un démantèlement de l'occident, Ed. Max Milo, octobre 2013, p. 292-293


[1] Cf, Psyché II, op. cit. p. 9-14. « Plutôt que de détruire, il fallait aussi comprendre comment un ensemble s’était construit, le reconstruire pour cela. (…). C’est pourquoi, le mot à lui seul du moins, ne m’a jamais paru satisfaisant ».
[2]Apprendre à vivre enfin (avec Jean Birnbaum) op. cit. p. 53 : « Moi, je n’ai jamais tourné le dos (…) à la philosophie ».
[3] L’expression est de Jean-Luc Nancy
[4]La bête et le souverain vol.II, p. 367.

L'amitié chez Aristote / Marie-Hélène Gauthier

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Hospitalité, amitié, autant de concepts que la philosophie contemporaine redécouvre depuis Deleuze qui fait de l’ami une condition de la philosophie ou encore Derrida qui place cette vertu au cœur d'une certaine altération. En engageant cette étude importante sur l’amitié chez Aristote peut-on y retrouver la compréhension d'un affect qui n’a pour ainsi dire plus de résonance dans nos sociétés ?

La tradition actuelle de l’approche des "Ethiques" d’Aristote veut la politisation de la démarche et ne tient donc pas compte de l’affectivité ou du rapport à soi comme à l’altérité que cela pourrait incliner. Quand Aristote parle d'une "philosophie relative aux choses humaines" (hè peri ta anthrôpeia philosophia) à la tout dernière page de l’"Ethique à Nicomaque", annonçant alors la nécessité de passer à l’étude des constitutions susceptibles de régir correctement ou non la vie de la cité, on comprend trop souvent que c’est de politique qu’il était question, dans ce premier volet, plus théorique, qui sera suivi de la description analytique des institutions particulières. On politise Aristote ou on le rationalise, dès lors que, dans la recherche des vertus directrices de l’action éthique ou de la norme devant peser sur elle, on focalise l’entièreté de l’attention sur la vertu de "phronèsis", comme a pu le faire Ricoeur, ou même Gadamer, qui inscrit la pensée aristotélicienne dans la filiation de l’intellectualisme socratique. Et pourtant, le parti pris d’une lecture plus virginale (s’il est possible d’envisager une telle primitivité de l’approche textuelle d’un corpus si lesté, déjà), pourrait se rendre attentif à certains signes, qui ne sont pas nécessairement dispersés, entre lesquels un cheminement peut être tissé, qui offrirait un visage étrangement contemporain, relativement à la tradition interprétative communément reçue et faisant autorité. Une attitude problématique, peut-être, mais qui pouvait être tentée.

C’est ainsi que, prenant appui, dans d’autres travaux, sur la formule selon laquelle la vie morale tout entière aurait pour matière première le plaisir et la peine, dont Aristote ne limite pas l’étude au livre VII, classiquement reçu, mais l’inscrit dans une quasi archéologie des concepts principaux de la constitution du champ éthique, il m’a semblé important de ne pas occulter les indices dont la présence n’est pas plus écrasée que les affirmations les plus manifestes. Si l’on suit la voie du plaisir, et cela commence dès le livre II, c’est que l’affectivité est première, que nous naissons au monde et aux autres, dans une forme d’immédiateté qui est de l’ordre de la spontanéité affective. Aristote insiste sur ce point, adoptant un point de vue génétique qui demande à être entendu, la difficulté étant dès lors de montrer l’émancipation de l’aptitude à la vertu, à partir de cet affect premier, qui enveloppe tous les autres, et de déplier le mode d’élaboration d’un critère moral, à partir de la donation spontanée, dans le plaisir et la peine, du sentiment de l’utile et du nuisible. Le problème n’est pas mince, puisque toute action s’inscrit dans un contexte pluri-paramétré, et qu’il n’y a pas de règle droite qui puisse s’ajuster à la diversité sensible, alors que c’est précisément cette option méthodique de l’ajustement, de la convenance au réel qui est préservée par Aristote dans son approche de la morale, le respect de l’"oikeion", qui a lui-même la force de respecter la réalité singulière. Mais ouvrant cette norme méthodique, qui est de plasticité et non de rigueur catégorique, Aristote offre la mesure de deux linéarités de pensée qui trouveront à se conjuguer dans une belle résonance, livrée par ce même terme.

La première c’est que, dénonçant, malgré les tentatives répétées, l’impossible codification de la norme vertueuse, intentionnalité et action comprises, il permet la promotion de vertus particulières comme celle de la douceur ("praotès") : celle-ci ne vérifie pas l’exigence de juste mesure en ce qu’elle additionnerait les milieux respectifs des différents paramètres gradués, offrant une forme de résolution quantitative de la question. Elle sourd d’une appréciation qualititative de ce qui convient (l’"oikeion") à une situation donnée. Elle peut être une colère, un excès donc, devenue juste eu égard à certaines circonstances qu’elle aura enregistrées. La douceur signe cet alignement au réel qui ne le reproduit pas, mais le redresse en ne le négligeant pas. Et il se trouve qu’en faisant cela Aristote confirme le pouvoir sémiotique de l’affectivité, comme il ouvre une fécondité au registre de l’affectivité entre les hommes.

C’est ainsi que, et l’on aborde alors la seconde linéarité, tardivement rencontrée, dans ces beaux livres sur l’amitié, VIII et IX, qu’Aristote commence par dresser l’inventaire des traits qui soulignent la naturalité de la "philia", n’hésitant pas, ce faisant, à rendre secondaire le rapport civique, derrière la primauté du rapport familial à l’autre (la mère, le conjoint, le membre d’une même famille), mais aussi et surtout, cette reconnaissance primitive, instantanée, d’une mêmeté en l’autre, rencontré lors d’un voyage, hors des cadres identitaires de la polis, donc, et que je perçois, immédiatement, sans autre savoir préalable, en me fiant à la seule donation affective qui se signale en moi, en me signalant qu’il est un "oikeion", un parent, un familier….

Hors de toute norme politique, de toute régulation civique, l’homme est ainsi doté, par la douceur, d’une forme de perception diffuse mais juste, de ce qu’il convient de faire dans une situation donnée, et de la proximité qui l’unit à tout être humain, dont pourraient l’éloigner toutes les normes culturelles. Dans cette douceur, qui ouvre droit aux formes de la sympathie, Aristote consacre le pouvoir de l’affect, dans le rapport de l’agent à l’action qu’il entreprend, mais aussi dans la capacité d’accueil qu’il peut réserver à l’autre : quelque chose comme une ouverture dyadique se dessine dans sa possibilité, que n’oublieront pas des penseurs anciens, Plutarque, Stobée, Julien, mais aussi des philosophes contemporains, comme Max Scheler, Martin Buber et son ontologisme du réciproque, Günther Anders qui rechigne à la clôture monadique, Emmanuel Levinas qui renommera l’éthique comme philosophie première, ou Peter Sloterdijk qui pensera à leur suite la structure écumère de la subjectivité, dans une sphérologie qui déploie en cercles élargis la fécondité de la donation initiale de l’autre dans la douceur première, le sentiment de la non-étrangeté de celui que je ne connais pourtant pas. Jacqueline de Romilly ne s’y était pas trompée, qui, dans "La douceur dans la pensée grecque", faisait d’Aristote l’inventeur de cette parenté humaine, de cette loi de l’hospitalité qui précède celle de l’amitié, et dont la formule bien connue de Terence résume l’esprit : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger »


La question de la Philia n'est-elle pas alors l'angle contre lequel vient se déconstruire la théorie de la norme éthique?


En effet, la fécondité de ces deux livres et de cet affect de l’amitié ne s’arrête pas à cet élargissement de la réceptivité de la présence d’autrui, hors des critères civiques de sa reconnaissance. Elle participe, m’a-t-il semblé, de cette tentative incessamment relancée par Aristote de détermination d’un critère nécessaire de l’action vertueuse (puisque c’est de l’acquisition de la vertu qu’il est très précisément question, ce que Socrate n’aurait pas suffisamment envisagé, lui qui se serait focalisé sur la seule dimension de sa définition). Aristote réclame à plusieurs reprises l’adoption d’un nouveau point de départ, pour tenter d’y voir plus clair, alors qu’il avait lui-même dénoncé au livre II la difficulté de l’entreprise, qui ne relève pas de la spéculation pure, et qui requiert une forme d’inventivité méthodique, un recours à des "tupoi", des esquisses provisoires et programmatiques, qui seront progressivement dessinées, précisées, au fur et à mesure d’une argumentation dont l’objectif principal est de venir en aide, d’aider celui qui est aux prises avec cette matière labile de la moralité ou de la conduite reconnue comme telle par le législateur qui doit fixer les conditions de la bonne éducation (II, 2). Or quand la matière fait défaut, qu’il n’y a rien de théoriquement défini, sur quoi l’on puisse s’appuyer, et que c’est précisément d’ajustement à la réalité sensible, particulière, variable et variée qu’il est question, eh bien, on doit pouvoir, relativement à ces choses qui ne sont point évidentes, apparaissantes, se servir de témoignages manifestes : prendre appui sur la phénoménalité (II, 2, 1104a 13-14). Et c’est alors ce couple affectif du plaisir et de la peine qui va offrir aussi bien la phénoménalité que la première matière susceptible de donner un sens à la graduation qualitative, pluri-paramétrée, et qui va suggérer l’idée de médiété, de juste milieu, comme critère de la rectitude de l’intention ou de l’action morales. Il reste que l’appréciation de cette médiété, étant affaire de sens et de données sensibles, ne va pas de soi, et se trouve constamment renvoyée à l’appréciation d’un homme déjà devenu vertueux, paradigmatique en son genre, le "phronimos", ou à une méthode d’ajustement tâtonnante, de resserrement de la perception de l’écart fautif jusqu’à l’impossibilité de discerner sensiblement la faute, et qui vaudra comme localisation approximative du milieu recherché et jamais théorisé (II, 9).

L’analyse des conditions de l’intention pratique (livre III), comme celle des vertus particulières (III, 9 – V), devraient contribuer à ce maillage plus précis, ce contournement du milieu recherché, mais alors qu’il ouvre le livre canonique, livre VI, dédié à la "phronèsis", la vertu de prudence qui désigne la vertu de la puissance rationnelle de l’âme aux prises avec la contingence du réel, ou intellect pratique, Aristote dénonce encore l’obscurité de tout ce qui a pu être dit jusque-là, et le fait que l’on ignore encore la règle matricielle de formation des médiétés (VI, 1138b 23-26). On doit pouvoir s’attendre à ce que, avec la vertu de prudence, ce soit de cela qu’il soit enfin question, et que la démarche puisse trouver ici son point d’aboutissement. Or curieusement, au terme de ce livre complexe, on ne sait toujours rien, véritablement. Nous nous trouvons simplement face à l’énigmaticité d’un conditionnement réciproque d’une vertu morale particulière, la modération ou "sôphrosunè", qui est précisément la vertu relative au plaisir et à la peine, et dont la force directrice assure en un sens la moralité de toutes les opérations intellectuelles dévolues à la "phronèsis", et de cette dernière, dont la capacité de détermination des conditions de la réalisation pratique assure à l’intention pratique un prolongement effectif, et fait accéder la vertu, excellence naturelle de toute fonction possédée, au rang de vertu morale proprement dite, soit rationnellement engagée. C’est dire que l’installation idéale dans le cercle de l’harmonie interne d’une vertu rationnelle, la "phronèsis", et d’une vertu morale, la "sôphrosunè", qui s’enveloppent mutuellement, doit être obtenue, sans qu’aucune élucidation génétique ne soit réellement envisagée. L’épaisseur ontique de la morale s’augmente de cette indétermination des conditions de sa production, laquelle laisse tout le loisir aux interprètes de refermer la question sur la pédagogie politiquement orientée et définie.

C’est ainsi que l’on parvient aux livres consacrés à la "philia", qui offrent à mes yeux - c’était l’intention primordiale de tout ce cheminement de lecture cursive des textes éthiques d’Aristote, que d’essayer de le montrer - un mode de résolution, sinon théorique (puisque ce serait impossible), du moins affectivo-pratique, de cette question anthropologiquement fondamentale qui est celle de la constitution de la normativité. Analysant précisément tous les éléments constitutifs de l’amitié (les objets qui la motivent, comme les lignes psychologiquement structurelles de l’affect éprouvé et qui accède au rang de vertu dès lors que l’objet, apprécié en l’autre, n’est pas seulement l’agréable ou l’utile, mais la vertu même), Aristote parvient, au terme d’un parcours riche, d’une incroyable modernité, lors d’une interrogation focalisée sur la modalités de l’ouverture, dans ce soi de l’homme moralement vertueux, à ce qui serait l’autre pour lui, et auquel il est uni par le partage du même horizon normatif, à un ensemble de considérations auxquelles il faut donner leur pleine résonance.

On en retiendra trois, principalement, qui sont constitutives de la dyade philétique, (on comprendra : éthique), et qui sert de préalable à l’instauration de formes de communautés régulièrement plus amples, et simplement limitées par le partage obligé d’une vertu dont la vie doit être compatible avec le degré d’extension du cadre amical. Ainsi, en premier lieu, chacun des amis selon la vertu offre à l’autre une facilitation du regard sur l’action déployée, ce qui rend possible l’appréciation de son degré d’adéquation au contexte d’insertion. En un second temps, le bonheur des amis implique la conscience participative de l’autre à la conscience que chacun peut avoir de sa propre existence, de sa propre éthicité, ce qui ne peut être réalisé que par le biais d’une vie communautaire, d’un "suzèn", où seront mises en commun les discussions et les pensées, ce qui sera regroupé sous un terme qui donne à l’affectivité sa pleine portée constitutive de la sphère de vie éthique elle-même et non pas seulement des critères qui la régissent : les hommes, amis selon la vertu, qui partageront ainsi cette commune reconnaissance de ce qui les anime, dans cette conscience participative que l’éthique tisse entre eux, seront inscrits dans un ordre de recouvrement des sensibilités. Aristote parle de "sunaisthanesthai", sentir communément, sentir avec, sentir ensemble. Et enfin, pour conclure, on pourra aisément concevoir que cette communauté, ancrée dans une conscience élargie, puisse permettre à chacun des amis de servir une possibilité d’amélioration, de correction réciproque, des comportements observés et par là même aussi, peut-être, des intentions préalables supposées. La démarche sensoriellement tâtonnante du livre II s’efface devant un redressement amical, une compénétration des affectivités, des sensibilités et des pensées, qui s’ajustent réciproquement, pour faire être le cheminement d’ajustement solitaire à une réalité mouvante, mais toujours soumise à la quête d’une norme, originairement placée à la source de l’amitié et de la vie rassemblée, mais aussi téléologiquement visée comme une transcendance dont la normativité vit de la quête qu’elle nourrit.


Quel vecteur l'amitié peut-elle encore fournir aux conflits des affaires humaines, à la sphère anthropologique, en prise avec les tourments du sublunaire, dépourvue de toute règle universelle?


La réponse à cette question se construit selon les réponses apportées aux deux précédentes, parce que si l’on comprend qu’avec Aristote, l’homme a été décentré de l’ordre naturel, lui-même soumis à fluctuation, et peut comme tel devenir l’objet d’une approche qui ne soit pas celle de la physique, on comprend que la méthode d’analyse des affaires humaines entraîne à sa suite plusieurs conditions qui ne peuvent être ignorées. Car de même qu’Aristote a dû élargir les cadres de la scientificité (ouvrant alors le champ de l’ontologie) dès lors que les modalités extra-génériques de l’étant ont pu interdire la réduction de l’étude aux formes strictes de la scientificité, de même, encore ici, parce qu’il y est question, non seulement de la contingence du sublunaire (que la science ne peut saisir que de façon affinée, mais jamais totalement ajustée), mais encore de l’affectivité, de l’intentionnalité humaine toujours complexe et d’actions spécifiques, en prise avec une complexité tout aussi sévère des situations de leur insertion, il lui faut, s’il ne veut pas abandonner ce qui échappe aux règles rigides à une pluralité éclectique et incontrôlable, tramer un filet aux mailles plus lâches, qui puisse convenir à l’anthropologisation de l’éthique qu’il est en train d’accomplir, ou à l’ouverture de l’éthique à un homme pleinement reconnu. La méthodologie que j’ai désignée, après Richard Bodéüs qui, le premier, a souligné l’importance, dans ces textes éthiques, du recours au terme de l’"oikeion" (à la fois le familier, le parent, mais aussi le convenable, l’adapté), comme « méthodologie de l’"oikeion"», se doit donc de respecter l’aspect mouvant, presque erratique de la matière sous –jacente dont il est question, en fondant une nouvelle approche discursive du vrai qui ne serait pas de scientificité du général, mais de constitution progressive de l’ébauche, de l’esquisse un peu large donnée originellement et dont le sens remplissant serait temporellement inscrit, construit, au gré du frottement avec le phénoménal, sensible, humain, de la réalité extérieure, du soi, de l’autre. Le relâchement de la rigueur théorique en discipline typologique se légitime donc de la fluidité matérielle de ce qu’elle retient et de la temporalité d’un devenir qu’elle épouse discursivement en précisant les portraits provisoirement déposés. Le discours pratique s’instaure de cette façon, qui enveloppe, on peut le mesurer, toutes les dimensions de la vie humaine qui pourraient faire l’objet d’une étude déclinée, et du même coup, tout ce que nous pouvons être amenés aujourd’hui à considérer comme des « sciences humaines » et dont Aristote aura préalablement dégagé la rigueur appropriée de la rigueur théorétique, d’une part, de la causalité poiétique, d’autre part, tout en élargissant, de la même façon, la légitimité de l’approche philosophique, laquelle se marque, non de l’univocité d’un discours revendiqué, mais de sa plasticité d’adaptation aux matières impliquées, ce que dit encore cette revendication du convenable, de l’"oikeion" (principalement "Ethique à Nicomaque", I, 1 ; I, 7 ; "Ethique à Eudème", I, 1 ; I, 6). L’"oikeion" et le philosophique pourraient s’envelopper réciproquement, en n’oubliant jamais le point de départ, qui doit être retrouvé, restitué, augmenté de son élucidation à l’arrivée : le phénomène, fût-il sensible, fût-il humain, éthique ou affectif. La recherche causale, si elle est l’apanage du mode argumentatif philosophique, peut se poursuivre dans des champs d’investigation qui peuvent lui paraître réfractaires. Il reste à trouver la combinaison adéquate, à suivre la matière même, comme la chair de ce qui est l’objet initial de l’étude. La "philia" en offre la réalisation exemplaire, nous semble-t-il, puisqu’elle offre, dans la communauté philétique, la détermination toujours reconduite de règles indéfiniment recontextualisées, sans que jamais, jamais, l’éthicité visée ne soit laissée de côté, puisqu’elle vit de ce partage communautaire autant qu’elle le fonde en véracité.

Marie-Hélène Gauthier

(Ir)responsabilité de la littérature / Ginette Michaud (Colloque Derrida ENS Ulm / IMEC)

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 Il faut pouvoir faire crédit au tribunal et admettre qu’il donne libre cours à la majesté de la loi, car c’est là son unique mission ; or, tout est confondu dans la loi, accusation, défense et verdict ; il serait criminel qu’un être humain pût s’y introduire de son propre chef.
— Franz Kafka, « Défenseurs[1] ».

Nul n’est censé ignorer la loi, dit-on. Le terrible paradoxe de la loi, ce qui la voue à la terreur et au terrorisme, c’est que, universelle dans sa structure, elle se formule néanmoins toujours d’un performatif, d’un événement de langue nationale ou dans un idiome singulier que nul n’est censé ignorer. C’est-à-dire dans la littéralité d’une lettre. La littérarité de la littérature est-elle simplement étrangère à la littéralité de cette lettre ?
— Jacques Derrida, « “Justices”[2] ».


« Apories de l’éthique » : le rapport de Jacques Derrida à ces deux mots est, on le sait, inégal, pour ne pas dire radicalement dissymétrique. Autant il ne cessait de revendiquer le premier comme la condition inconditionnelle de la pensée, le levier par lequel celle-ci s’ouvrait depuis son impossibilité même, autant il avait avec le second une explication interminable faite d’évitement, de distance, de détournement, surtout lorsqu’on cherchait à découper son œuvre en périodes et tournants, de « linguistic turn » en « political » ou « ethical turn[3] », comme pour en marquer les « progrès » apparents. On doit donc souligner une différence importante dans la portée de ces deux mots pour Jacques Derrida, scellés ici dans l’expression « Apories de l’éthique » qu’on nous propose comme le sujet de cette séance.
Car force est de constater que l’aporie n’est pas seulement un concept parmi d’autres pour Derrida mais la manière même de sa pensée, sa ressource et son geste philosophique le plus caractéristique, comme le remarquait Jean-Luc Nancy :

Au bout de toutes ces présuppositions, il [Derrida] savait qu’il trouverait, non pas une absence originaire de présupposé mais l’impossibilité d’une telle origine pure – et l’aporie. Il allait à cette aporie avec une sorte de folie maniaque, avec un entraînement et pour ainsi dire un entrain (un allant, une fougue, voire une rage) qui n’appartenait qu’à lui, qui était sa manière, son style et sa force, oui, sa vigueur […][4].

L’éthique restait, quant à elle, surtout le nom d’un concept problématique (juridique, politique, théologique) fondé sur des catégories – vouloir-dire, intentionnalité, conscience, sujet, volonté, endettement, culpabilité – qui faisaient toutes, et depuis les commencements de son œuvre, l’objet du travail déconstructeur de Derrida. Autant l’aporie était le lieu où sa pensée puisait toute sa force, autant l’éthique demeurait suspecte à ses yeux, un terme dont il ne se servait qu’en l’assortissant de ces pincettes-guillemets[5]qui indiquaient qu’il en faisait un usage singulier, le soutirant à la loi du sens commun et du langage, j’oserais presque dire annonçant ainsi qu’il le mentionnait plus qu’il n’en usait vraiment, vidant le mot paléonyme de ses attributs et prédicats, fût-ce les plus « essentiels ». L’« éthique » selon Derrida, cela impliquait en effet de penser autrement la responsabilité, et d’abord ce couple responsabilité/irresponsabilité et sa limite instable, obscure, dès lors qu’il s’agissait d’y inclure le refoulement, la dénégation, l’hypocrisie, l’ironie, etc. – tout cela qui fait trembler l’éthique, telle que déterminée par la métaphysique classique en « théologie de la valeur », « philosophie du courage, de la prise de conscience » et « projet héroïque de connaître sa vérité »[6], et désigne son manque de fondement[7].
Il paraît donc paradoxal de rapprocher sinon de nouer ici ces deux termes comme s’ils étaient sur le même plan, alors qu’ils restent de fait hétérogènes l’un à l’autre, l’aporie relevant moins pour Derrida de l’impasse et de la paralysie qu’elle n’est le nom même de l’impossible, c’est-à-dire de « ce qui est hors du possible, […] hors du déjà donné[8] », alors que l’éthique renvoie aux normes, règles, lois face auxquelles il faudra répondre, selon les multiples sens que donne Derrida à ce vocable, au moins trois : « répondre à l’autre, répondre de soi, répondre de en général » (CH, 108).
En fait, plutôt que d’« Apories de l’éthique », c’est plutôt d’« Éthique de l’aporie » qu’on devrait parler en ce qui concerne l’approche de ces questions par Derrida, questions dont il interrogera d’ailleurs sans arrêt le privilège, déplaçant radicalement la question (de la question) vers celle de la réponse et de la responsabilité, qui seule en répondait pour lui. Dans une conférence intitulée « Apertura dell’aporia » prononcée il y a tout juste un an, le 24 septembre 2013, à Brasilia lors du colloque « Pensamento intruso. Jean-Luc Nancy & Jacques Derrida », Jean-Luc Nancy choisit précisément ce motif comme le plus significatif de la pensée de Derrida, celui dont il a, dit-il, le plus appris :

De Derrida, j’ai appris la non-question. J’ai appris le pas de question, ou j’ai appris que peut-être un certain temps de la question était passé. De la question avec sa réponse. Ou même de la question qui reste sans réponse. De lui, je crois, j’ai appris – donc, « j’ai appris » ça veut dire que quelque chose est passé de lui à moi –  j’ai appris quelque chose comme une affirmation, une pensée affirmative. Une pensée affirmative non pas comme l’affirmation d’une réponse qui couperait court à toute question, mais une affirmation qui viendrait avant ou après la question[9].

Cet aspect touchant la question, plus : la priorité ou le privilège de la question, loge ainsi au cœur de la pensée de l’aporie chez Derrida, qui estime que l’éthique n’a pas suffisamment « réélaboré de façon critique ses propres catégories » (CH, 68). De la vigilance critique, de la responsabilité nouvelle à laquelle Derrida en appelle, on citera en exemple – et ce n’est pas n’importe quel exemple, bien sûr – le débat de La Conférence de Heidelberg du 5 février 1988, en compagnie de Hans-Georg Gadamer et Philippe Lacoue-Labarthe, important « document » récemment édité par Mireille Calle-Gruber et qui nous parvient donc vingt-six ans plus tard : pièce d’archive, mais aussi témoignage dans lequel Derrida, en un lieu et un moment particulièrement significatifs quant à ces questions dont nous héritons toujours, doit justement répondre de ce que serait une réponse responsable ou éthique pour lui. Dans ces « circonstances » pour le moins tendues, il réfléchit alors de manière « improvisée », « désarmée[10] » et d’autant plus performative, en s’engageant dans la voie la plus épineuse, la plus « impossible » au sens de l’aporie, n’essayant ni de justifier ni de condamner le silence de Heidegger, évitant toute réponse en forme de « oui » ou de « non », de « pour » ou « contre[11] » (qui ne serait plus, justement, une réponse philosophique) pour plutôt porter et supporter, endurer[12]– c’est ce qu’on doit faire avec l’aporie selon Derrida – « l’injonction faite à notre responsabilité devant la nécessité de lire Heidegger comme il ne s’est pas lu lui-même » (CH, 83) ; assumant, donc, la nécessité d’ouvrir (et Nancy, dans sa conférence, souligne cette étroite affinité, contre toute étymologie, entre l’aporie et l’apérité[13]) des « Modes de lecture qui sont inédits et qu’en tout cas Heidegger lui-même n’a pas produits, ou n’a pas pu produire » (CH, 94). Pour Derrida, cette injonction à lire revient ici encore à questionner le privilège de la question, sa critique de l’éthique passant, mais sans s’y arrêter ou s’y paralyser (comme on le lui reproche souvent à tort), par l’analyse

de la force et de la nécessité des questions heideggeriennes, cependant que m’apparaissait, je n’ose pas dire leur insuffisance, mais quelque chose qui, en elles, appelait […] non seulement un progrès dans le questionnement, mais un autre type de questionnement, éventuellement un contre-questionnement, et éventuellement… des questions au sujet de la question, c’est-à-dire au sujet des privilèges que la question a gardés chez Heidegger jusque dans ses derniers textes ; des textes, notamment, comme ceux d’Unterwegs zur Sprache où la pensée était définie comme « questionnante ». (CH, 77-78)            

Si, donc, Jacques Derrida est resté sur ses gardes à l’endroit du mot « éthique », lui préférant – et j’insiste d’emblée sur ce verbe, « préférer », qui m’intéressera plus loin – ceux de « réponse » et de « responsabilité » qui mettent « en situation de répondre à un appel ou à une provocation […] que l’être n’a pas choisi – qui le choisit en quelque sorte, qui vient à lui » (CH, 123), « responsabilité, de ce point de vue, [qui] est bien toujours seconde » (CH, 123), c’est qu’il ne cesse de se demander ce que serait « une réponse qui, en quelque sorte, précède la question » : « C’est dans cette voie que je cherche de quoi et devant quoi je me sentirai responsable » (CH, 126). On se rappellera ce passage – on pourrait en citer cent autres – où Derrida précise le sens qu’il entend, lui, donner à ce mot. Dans « Abraham, l’autre »,évoquant cette scène de l’appel telle qu’il se l’adresse (à) lui-même, il déclare :

Je me parle alors, jem’adresse à moi une apostrophe qui semble me venir depuis lelieu d’une responsabilité sans limite, c’est-à-dire hyperéthique,hyperpolitique, hyperphilosophique, d’une responsabilité dontle ferment, tu l’as aussitôt compris, me dis-je, brûle au fond leplus irrédentiste de ce qui se dit « juif »[14].

De ces quelques remarques préliminaires, on retiendra donc une première insuffisance, une insuffisance première plutôt, reconnue par Derrida à ce mot « éthique », sans qu’il soit pour autant possible de simplement « remplacer un concept par un autre » (CH, 102). Ni garder ni rejeter, c’était aussi la forme, elle-même aporétique, de l’héritage privilégiée par Derrida : la « responsabilité en termes d’impératif catégorique, bonne volonté, sujet kantien, ça ne suffit pas, donc on remplace par autre chose. Non, ce n’est pas comme cela que ça se passe » (CH, 102), précise-il lors de ce débat. Alors, comment cela se passe-t-il ? Que faire si la source de l’éthique « ou bien n’est pas définie, ou bien quand elle se définit devrait se faire dans un langage radicalement étranger à toute la métaphysique classique[15] » ? Comment traiter de ce « ni… ni », de ce « ou bien… ou bien », formes par excellence de l’oscillation et du vertige de l’aporie ?
Si le mot et la chose répondant au nom d’« éthique » signifient autre chose qu’un corps de règles et de prescriptions, ils doivent eux-mêmes faire l’épreuve de l’aporie, traverser ce que Derrida qualifie de « terrifiante épreuve de l’indécidabilité » (CH, 126), sans laquelle il n’y a ni décision ni responsabilité. Et ce, sans plus se fier à aucune assurance et en l’absence de tout critère.
Dans « l’instance éthique[16] » – expression que Derrida dit préférer à celle d’« éthique » pour la distinguer de la morale –,  il y va donc d’un tout autre geste que celui du savoir théorique : il s’agit d’un acte singulier, sans modèle ni identification[17], qui consiste à se déplacer, à se déporter, voire à faire le saut d’« un énoncé de type constatif décri[vant] une façon d’être, disons une éthique » à « une façon de faire essentiellement performative (to justice) » (J, 24), comme il le souligne dans « “Justices” », ce grand texte où il est question de l’éthique de la lecture et « en général vers lequel je me tournerai dans un instant.
Car l’aporie, l’aporie de l’éthique, prend non pas la voie formalisée ou formalisable d’une définition pour Derrida mais doit ne pas pouvoir se définir, elle doit manquer à elle-même d’une certaine façon, rester si singulière et étrange, étrangère à soi (comme le « Je préfère ne pas » de Bartleby), qu’elle ne relève ni d’un ego, ni d’une appropriation, ni d’une identification : « la responsabilité, déclare Derrida, ça ne se définit pas théoriquement, ça se prend, lentement, longuement, indéfiniment, incessamment – je veux dire constamment » (CH, 102). « Ça se prend », et non pas « je la prends », « ma » responsabilité : c’est-à-dire qu’il n’y va plus de « bonne volonté », de « bonne conscience », de liberté, de « certitude subjective », mais d’« un “il faut” qui ne doit rien, […] un devoir qui ne doit rien, qui doit ne rien devoir pour être un devoir, qui ne s’acquitte d’aucune dette, un devoir sans dette et donc sans devoir » (A, 37). L’aporie de l’éthique est cette expérience – si c’en est encore une, car y en a-t-il jamais « De l’aporie comme telle ? » (A, 35), demande Derrida –, qui a lieu « comme endurance ou comme passion, comme résistance ou restance interminable » (A, 42). L’aporie prend donc cette forme-là du pas sans pas, d’une transgression dont Derrida se demande si elle en est encore une et « s’il faut transgresser [la loi] pour ouvrir le champ de la responsabilité. C’est là une question[18] », dit-il. Il faut en tout cas s’embarrasser dans la contradiction le plus longtemps possible et essayer de se « mouvoir non pas contre ou à partir de l’impasse mais, d’une autre manière, selon une autre pensée, peut-être plus endurante, de l’aporie ». (A, 32)
*
Mais revenons maintenant à « “Justices” », où Derrida relie de manière très forte la question de l’éthique à celle de la littérature, du commentaire et de la lecture. Il écrit :

Répondre de la responsabilité, et de ce qui la lie et l’oblige à la justice, c’est penser la responsabilité en en formulant et en en formalisant la possibilité, autant que l’aporie. Responsabilité éthique (c’est-à-dire aussi juridique et politique) qui s’expose non seulement dans ce qu’on appelle la vie ou l’existence mais dans la tâche de déchiffrement, de lecture et d’écriture. (J, 60-61)

Ce n’est pas la première fois que Derrida lie ainsi la question de la responsabilité éthique dans la vie à celle du déchiffrement[19]. Dans Béliers, Derrida interrogeait aussi longuement la responsabilité de la lecture du poème de Celan qui se pose « dans l’histoire de la littérature ou dans la vie, dit-il, entre le monde du poème et le monde de la vie, voire au-delà du monde qui n’est plus[20] », et il le faisait en marquant à l’endroit du poème, de manière performative et non seulement constative, « de façon juste et fidèle » (B, 9), sa réserve à l’endroit de ce que l’on nomme habituellement « l’éthique ».

Mais si je dois(c’est l’éthique même) porter l’autre en moi pour lui être fidèle, pour en respecter l’altérité singulière, une certaine mélancolie doit protester encore contre le deuil normal. […] Elle doit s’emporter contre ce que Freud en dit avec une tranquille assurance, comme pour confirmer la norme de la normalité. La « norme » n’est autre que la bonne conscience d’une amnésie. (B, 74)

Dans Apprendre à vivreenfin, Derrida livre encore une phrase étonnante, obligeant à repenser la hiérarchie, la préséance ou l’ordre que l’on accorde en règle générale à ces deux actes : vivre et lire. Il n’hésite pas, en un geste audacieux à déplacer, voire à inverser le rapport entre ces deux exigences, en soulignant l’échange qui a cours entre elles :

Dans chaque situation, il faut créer un mode d’exposition approprié, inventer la loi de l’événement singulier, tenir compte du destinataire supposé ou désiré ; et, en même temps, prétendre que cette écriture déterminera le lecteur, lequel apprendra à lire (à « vivre ») cela, qu’il n’était pas habitué à recevoir d’ailleurs[21].

Dans cette toute petite phrase – « lequel apprendra à lire (à “vivre”) cela » –, Derrida pose ces deux verbes dans un certain rapport où il semble concéder au second une préséance, pour ne pas dire une préférence, sur le premier. Comme si « lire » précédait « vivre », et non le contraire, comme on le croit en général : renversement qui n’est pas étranger à sa lecture du poème où il dit vouloir offrir « une interprétation inquiète, tremblée ou tremblante, peut-être même tout autre chose qu’une interprétation » (B, 26), une lecture contresignante et performative du vers de Celan en le portant là où il n’y a précisément plus de sol ou de fondement éthique pour répondre à son injonction.
Mais je reviens à « “Justices” ». C’est dans ce texte, une conférence en hommage à son ami J. Hillis Miller qui a précisément écrit un livre intitulé The Ethics of Reading que Derrida salue et commente longuement, que Derrida aborde peut-être le plus frontalement la question de l’éthique en la nouant à celle de la lecture et de l’interprétation. Loin de poser la littérature comme une région secondaire ou marginale de l’instance éthique, Derrida retourne résolument cette perspective et fait plutôt de la littérature le foyer même de sa préoccupation éthique parce que la littérature – une certaine expérience de la littérature – s’expose sans cesse « aux questions et aux demandes de la loi (et non seulement de la loi éthique, mais aussi juridique et politique) » (J, 47). La responsabilité de la lecture ou de l’interprétation doit allier, selon Derrida,
 
la rigueur inventive de l’analyse, certes, mais aussi le double souci de justesse et de justice, le souci proprement éthique d’articuler, dans la fidélité responsable au texte de l’autre, les questions théologiques, ontologiques, épistémologiques, littéraires ; et de le faire, de préférence, en privilégiant la performativité, ou plutôt la question du performatif. (J, 28 ; je souligne.)

Ce serait donc là la seule façon d’être « juste en amitié », comme le dit Derrida de Miller dans ce texte, et « d’abord dans son travail de lecture et d’écriture. J’ose penser que c’est la même chose, le même ressort et la même loi. Le même rapport à la loi. » (J,  56) Mais Derrida ne se contente pas de cette affirmation : il adhère aussi à la position de Miller pour qui « Sans art du récit, il n’y a pas de théorie de l’éthique » (J, 59) et il soulève alors toute une série de questions touchant à la fois l’éthique de la lecture et l’éthique « en général » :

N’est-ce pas la meilleure façon de dire à la fois l’origine et la fin de l’éthique ? Sa fin comme son eschatologie et sa fin comme limite, son terme et sa mort ? La limite même ? N’est-ce pas la condition de toute injonction éthique ? De toute question méta-éthique sur l’éthique ? Mais aussi la fatalité d’un échec ? D’une trahison et d’un parjure intrinsèques, immanents à la fidélité même ? N’est-ce pas surtout ce qui nous donne à penser la justice dans son lien essentiel au droit, tout aussi bien que dans son irréductibilité au droit, sa résistance, son hétérogénéité au droit ? Ce qui reviendrait à voir affleurer le surgissement d’une justice qui excédera toujours le droit, mais sans laquelle le droit de lui-même, by justicing, ne se mettrait jamais à s’essouffler après la justice. (J, 59)

Ce qui retient tout particulièrement Derrida dans ce livre de Miller, c’est donc un double excès de la responsabilité, sensible du dedans comme du dehors, sa manière de se tenir justement sur la limite (et on le sait, il n’y a pas plus aporétique que cette limite même[22]) et de la faire apparaître, de la laisser se manifester tout en la dépassant, en la transgressant, comme le font également les fictions pensantes de Melville ou de Kafka, où le défi de la littérature consiste à la fois à répondre à, deou devant la loi, même pour la récuser. Derrida écrit :

Dans The Ethics of Reading, Miller explique en quoi la responsabilité de la réponse excède d’une part, le présumé dedans d’une lecture purement interne, comme le dedans d’un texte ou d’une institution académique. Elle excède d’autre part, vers le politique, le social ou le juridique, les limites étroites d’une éthique. Je le dis sans provocation ironique, The Ethics of Reading excèdent « the ethics of reading », elles débordent et la simple lecture etla morale au sens étroitement convenu. Elle va « further » than a mere ethics of reading et je soulignerai dans le passage suivant le mot « further » […].  (J, 69)

Quelle est la portée de ce « further », cette avancée reconnue par Derrida qui n’est ni pas ni impasse, mais pas au-delà, pour faire écho à Blanchot qui est toujours présent dans la réflexion de Derrida dès qu’il est question du rapport à la loi ? Mais j’en viens maintenant à tenter de répondre de mon titre, de cette contraction – (Ir)responsabilité de la littérature – qui s’est imposée à moi, même si j’aurais peut-être « préféré ne pas » moi aussi…
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Car, en effet, pourquoi parler de la littérature dans cette séance ? Est-ce bien sérieux de l’y introduire ? Mais qui permet de juger du sérieux de la littérature ? Cette question même qui a tant retenu Derrida dans les textes littéraires qui l’interpellaient – ceux qui savaient justement s’y prendre pour suspendre sens et référence, et défier la loi du genre –, comment pourrions-nous l’éviter dès lors que « Parler d’instance éthique signifie que la requête de l’éthique, le souci éthique, l’explication avec la loi est à l’origine de la littérature[23] » ? Dans « Préjugés, devant la loi », Derrida souligne l’importance que cette question prend pour lui : « L’une de ces questions pourrait être : et si la loi, sans être elle-même transie de littérature, partageait ses conditions de possibilité avec la chose littéraire ? » (P, 109). Il n’hésite pas à donner une préséance – préférence encore – à la littérature en ce qu’elle s’avance vers la loi pour en questionner l’origine[24]– cette loi qui ne peut justement penser sa source, qui, comme la littérature, ne sait pas qui et ce qu’elle est en son fondement et qui fraye donc avec une certaine folie, le « Fondement mystique de son autorité » lui échappant toujours et demeurant hors la loi[25]. Derrida n’a cessé en fait de marquer à quel point la littérature était exemplaire pour expérimenter ces questions :

À chaque instant, la mise en œuvre de la langue implique une radicalisation de la responsabilité qui peut traverser les risques de la plus haute irresponsabilité. […] Mais s’irresponsabiliser […], cela engage une responsabilité radicale et hétéronomique, pour ainsi dire. Cette irresponsabilité peut ressembler à l’irresponsabilité la plus souveraine ou la plus désinvolte : c’est le risque[26].

Il est indéniable que la réflexion mise à l’œuvre et à l’épreuve de la littérature par Derrida aura toujours placé en son foyer ce rapport à la loi pour le déstabiliser[27]. Que ce soit au sujet de Blanchot avec la question du témoignage, ou du secret dans la scène d’Abraham inséparable de celles de Kafka, James et Melville, l’un des héritages les plus importants de Derrida en ce qui a trait à la littérature (quoi que l’on désigne sous ce nom, ou qui se laisse appeler sous ce nom : Derrida n’aura cessé de rappeler à quel point il reste obscur) concerne sa manière de « se déplace[r] déjà dans cette zone de la langue où le code du droit, du code, du code judiciaire, voire pénal, croise tous les autres codes » (P, 89) : là où, pour comprendre l’impossible accès à la loi (quel que soit son type : nature, morale, droit, politique), il faut « se laisser tenter par l’impossible » (P, 110) et approcher « La loi comme interdit » (P, 115), comme s’y risquent certains récits quand ils font « le récit impossible de l’impossible » (P, 118), introduisant la « fiction au cœur même de la pensée de la loi » (P, 108), de sorte que « C’est l’origine de la littérature [qui y est saisie] en même temps que l’origine de la loi » (P, 117), comme Derrida l’écrit dans « Préjugés, devant la loi » :

L’interdiction présente de la loi n’est donc pas une interdiction, au sens de la contrainte impérative, c’est une différance.
[…]
Car la loi est l’interdit. […] Il faut ne pas savoir qui elle est, ce qu’elle est, où elle est, où et comment elle se présente, d’où elle vient et d’où elle parle. (P, 120-121)

On le voit : la loi partage ici tous ses traits, ses limites indiscernables avec la littérature[28]. Et la responsabilité de la lecture commence peut-être là également, à savoir que si « nul n’est censé ignorer la loi », croire savoir ou pouvoir en lire le texte ne relève plus de la compétence et fait donc courir le risque que « savoir lire ne rende la loi encore plus inaccessible » (P, 115).
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Si, dans « Préjugés », Derrida questionne, à partir et de l’intérieur abyssal du récit de Kafka, la « prérogative ontologique », tout « le dispositif théorico-ontologique » (P, 93)  qui préjuge et présuppose ce que juger veut dire, c’est sans conteste dans Donner la mort, où il élabore la question du secret en la posant comme le cœur même de la littérature, qu’il va pousser « further » son analyse au sujet de l’éthique de la lecture, reliant le silence singulier dont la littérature a le pouvoir – l’impouvoir plutôt – à la responsabilité de l’éthique. Le secret et la responsabilité en viennent à partager la même structure étrange selon laquelle « le secret de la responsabilité consisterait […] à abriter en soi un noyau d’irresponsabilité ou d’inconscience absolue » (DM, 38). Dans ce texte, Derrida utilise aussi toujours le mot « éthique » sous caution en parlant de l’éthique en général, concept qui est, dit-il, « privé de cohérence, de conséquence et même d’identité à soi » (DM, 117). L’éthique ou « la responsabilité en général » (DM, 89) peuvent toujours se convertir et conduire à l’irresponsabilité, l’« exercice de la responsabilité […] ne laiss[ant] d’autre choix que celui, le plus inconfortable qui soit, du paradoxe, de l’hérésie et du secret » (DM, 47), autrement dit, la voie de l’aporie dans laquelle ne peut manquer de s’engager la « responsabilité absolue » (DM, 89) du sujet – la seule qui intéresse Derrida. Telles sont les « Apories de la responsabilité » (DM, 88) : « Éthique comme irresponsabilisation, contradiction insoluble et donc paradoxale entre la responsabilité en général et la responsabilité absolue. » (DM, 89)
Tout acte éthico-politique supposément responsable institue donc une nouvelle figure de la responsabilité, « comme si », écrit Derrida – et ce « comme si » est essentiel, introduisant au sein de l’éthique et de la responsabilité la possibilité de la feinte et de la fiction[29]–, « la responsabilité absolue ne devrait plus relever d’un concept de responsabilité et devait donc rester inconcevable, voire impensable pour être ce qu’elle doit être : irresponsable, donc, pour être absolument responsable » (DM, 89). Dans la perspective derridienne, l’éthique « en général » ne prend donc jamais assez en compte la responsabilité « absolue » du sujet qui garde « Farouchement, jalousement » (DM, 89) son secret par-devers lui et à son insu même.
S’il me fallait passer de nouveau, aporie oblige, par cet important foyer de l’œuvre derridienne, c’est que l’éthique et la littérature semblent s’y affronter à plus d’une reprise et s’écarter l’une de l’autre, comme le laissent entendre certains énoncés tels que celui-ci où est exposée leur différence fondamentale : « L’esthétique exige le secret de ce qui reste caché, elle le récompense ; l’éthique, elle, requiert la manifestation au contraire ; l’esthétique cultive le secret, l’éthique le punit. » (DM, 167, n. 2) Mais en rester à cette contradiction apparente serait sans doute manquer l’essentiel du silence paradoxal, si absolument singulier, d’Abraham, de Bartleby, de Kafka ou de Blanchot. Derrida poursuit et complique en effet la contradiction entre esthétique et éthique : « Car toute la différence qui compte ici, c’est la différence entre le secret paradoxal d’Abraham et le secret de ce qui doit être caché dans l’ordre esthétique et qui doit être au contraire dévoilé dans l’ordre éthique. […] Or le paradoxe de la foi n’est ni esthétique (le désir de cacher) ni éthique (l’interdiction de cacher) ». (DM, 167, n. 2) Il y va donc d’une aporie de plus, de fiction et de vérité, de « fiction vraie » (DM, 167), de « fables », de « narration fictive », de ce qu’« on est sans doute en droit d’appeler de la littérature » (DM, 166), mais qui, en même temps, autre aporie indépassable, sont indécidables, c’est-à-dire ne sont plus simplement, « pas seulement une figure de style ou un effet de rhétorique » (DM, 99), mais des lieux où l’on « ne parle pas par figure, fable, parole, métaphore, ellipse, énigme » (DM, 109), qui ne sont, qui ne deviennent littéraires que « par cet abandon même » (DM, 191). Mais cette aporie en passe – c’est tout ce qu’on peut en dire et c’est ce qu’elle fait : passer sans passer – par un récit qui en traduit la structure et « énonce en son paradoxe la responsabilité » (DM, 110) de la lecture, elle-même à la fois lisible (rien de caché) et d’une « indéchiffrabilité absolue » (DM, 111), qui s’y scelle. Et dès lors, lire, l’acte de lecture en littérature comme dans la vie, fait l’épreuve de la justice autant qu’il la met à l’œuvre, si « justice » est le mot[30] qui ne se laisse ni thématiser, ni conceptualiser, ni formaliser ; si « justice » « se trouve sinon marqué ou remarqué, appelé du moins, nommé comme ce qu’il faut pratiquer justement sans être marqué ou remarqué. Il faut être juste sans se faire remarquer. » (DM, 145)
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Pour finir, un mot au sujet d’un mot très bref, économique et puissant, comme les aime Derrida : « pré ». Ce préfixe ou préposition qu’on retrouve dans « Préjugés » importe à Derrida en tant qu’il précède toutes les catégories prédéterminées, et tout particulièrement la catégorie qui préjuge de ce qui est catégorique ou prédicatif – manière déjà de marquer les limites de l’aporie de l’éthique pour lui, l’éthique étant précisément ce qui ne se laisse pas arraisonner par des règles ou des normes lui préexistant[31].
Mais en quoi ce « pré » – à peine un mot, pas encore un substantif, un quasi-mot – est-il ce que Derrida préfère ?
« Pré » renvoie à l’apérité, à l’« ouverture de l’aporie » que Nancy a décrite comme l’opération fondamentale de la pensée de Derrida, son geste le plus inédit. Il faudra un jour repérer, à travers tout le corpus de Derrida, les incidences de ce mot, « préférence », qui surgit souvent en des points particulièrement stratégiques (j’en donne quelques exemples prélevés presque au hasard dans les textes convoqués ici : dans Apories, au sujet de la distinction entre mourir et périr : « Je préfère périr. Pourquoi ? serait-ce parce qu’il apparaît plutôt deux fois qu’une dans telles traductions données ? Non, mais parce que ce verbe garde quelque chose du per, du passage de la limite, de la traversée marquée en latin par le pereo, perire (qui veut dire exactement cela : s’en aller, disparaître, passer – de l’autre côté de la vie, transire) » (A, 63) ; dans « Préjugés », au sujet de l’homme de la campagne du récit de Kafka : « il en arrive à préférer attendre (littéralement : il se décide à préférer attendre) » (P, 113) ; dans Apprendre à vivre enfin, au sujet de la survie : « […] au contraire, c’est l’affirmation d’un vivant qui préfère le vivre et donc le survivre à la mort[32] » ; jusqu’aux ultimes mots du dernier billet (qui sont eux-mêmes une citation oblique adressée à Blanchot) : « Préférez toujours la vie…[33] »).
  Pourquoi cette préférence ? Qu’est-ce que préférer ? Et pourquoi faudrait-il en faire le cœur de la réflexion sur l’aporie et l’éthique de Derrida ? « Préférence » (du latin praeferre, porter (ferre) en avant (prae)) marque la supériorité, la haute qualité par laquelle « on place une personne, une chose au-dessus d’une autre, des autres[34] » : c’est à ce titre une figure de la souveraineté, d’une souveraineté autre capable de passer outre à la prérogative du pouvoir qui « préjuge, prédétermine ou prédestine l’essence même du jugement » (P, 93) ; c’est un mot qui a aussi partie liée avec le privilège, la prédilection, l’élection d’une singularité irréductible : dire « je préfère » – et c’est toujours un speech act, le plus injustifiable qui soit –, c’est à la fois me présenter devant la loi et lui opposer que je me passe d’elle, que je me tiens « dans ce hors-la-loi de la loi[35] » (P, 95). Enfin, « préférer », c’est également une figure de la décision (on opte pour, on se décide en faveur de) et de l’indécidable tout à la fois (la préférence appartient à ces vocables en « ance » (insistance, résistance, différance) qui sont à la fois actif et passif, relevant de cette voix moyenne chère à Derrida). Tout comme Bartleby dont il est dit dans le récit qu’il « était un homme de préférences plutôt que de présupposés[36] », on pourrait dire de la philosophie de Derrida qu’elle a une préférence pour cette figure, mieux : qu’elle est et fait la différence de cette préférence, qui est l’affirmation de la différance. Dans Apories, Derrida fait d’ailleurs de ce préférer l’« ultime aporie » (A, 104) : « le pré-férer de la pré-férance même, à savoir l’originarité pré-archique du propre, de l’authentique, de l’eigentlich » (A, 103-104).
Mais c’est bien sûr à un « préférer ne pas » que je pensais aussi, en écho à la remarquable lecture de Gisèle Berkman dans L’Effet Bartleby où elle montre toute l’affinité entre la phrase de Bartleby et le « Pardon de ne pas vouloir dire… » (DM, 161), qui définit pour Derrida « l’être-en-l’air » (DM, 178), suspendu, interrompu, de la littérature. En repassant ici par la « topique sans lieu propre », l’« atopique différantielle » (P, 126) de ces fictions pensantes qui diffèrent et ajournent la loi, j’ai voulu rappeler à quel point d’une part, la littérature importe à Derrida comme « ce qui parle selon la loi, de la loi et contre la loi » et, d’autre part, comment, en matière d’éthique, la loi est toujours tramée, transie de fiction ; comment, surtout, il s’agit de les « penser ensemble[37] » (P, 132) dans leur sans-rapport, leur hétéronomie irréductible. Alors, peut-être, sommes-nous enfin seuls sur le seuil[38]de ces indélimitables questions éthiques telles que Derrida les entend : « Alors, à qui répond-on ? Qu’est-ce qu’une réponse de ce point de vue-là ? Qu’est-ce qu’une réponse qui, en quelque sorte, précède la question ? » (CH, 123)

Oui : qu’est-ce donc que répondre peut vouloir dire et surtout pouvoir-ne-pas ?

C’est bien la possibilité d’un pouvoir-ne-pas ou d’un ne-plus-pouvoir, mais nullement l’impossibilité d’un pouvoir. La nuance est presque inconsistante. C’est sa fragilité même qui me paraît à la fois décisive et significative […]. (A, 121-122)



(Colloque international « Derrida à venir : questions ouvertes », organisé par l’ENS et l’IMEC, École normale supérieure, Paris, du 1er au 4 octobre 2014.)


[1] Dans Œuvres complètes, t. II, Claude David (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 644.
[2] Dans Appels de Jacques Derrida, précédé de « Justices » par Jacques Derrida, Danielle Cohen-Levinas et Ginette Michaud (dir.), Paris, Hermann, coll. « Rue de la Sorbonne », 2014, p. 47. Désormais abrégé en J, suivi de la page.
[3]« [I]l n’y a jamais eu, dans les années 1980 ou 1990, comme on le prétend parfois, de political turn ou de ethical turn de la “déconstruction” telle, du moins, que j’en fais l’expérience. La pensée du politique a toujours été une pensée de la différance et la pensée de la différance toujours aussi une pensée du politique, du contour et des limites du politique, singulièrement autour de l’énigme ou du double bind auto-immunitaire du démocratique. Ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, qu’il ne se passe rien entre, disons, 1965 et 1990. Simplement, ce qui se passe reste sans rapport et sans ressemblance avec ce qui pourrait donner simplement à imaginer la figure du turn […], de la Kehre, du tour ou du tournant. Si le “tournant” tourne en prenant un “virage” ou en forçant, comme le vent dans les voiles, à “virer de bord”, alors le trope du tournant tourne mal, il tourne à la mauvaise image. Car il détourne la pensée de ce qui reste à penser […] ». (J. Derrida, Voyous. Deux essais sur la raison, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2003, p. 64. C’est Jacques Derrida qui souligne. Sauf indications contraires, ce sont toujours les auteurs qui soulignent.)
[4]Jean-Luc Nancy, « Entretien avec Lorenzo  Fabbri », Liberazione, novembre 2004 ; repris sous le titre « Philosophy as Chance: An Interview with Jean-Luc Nancy», dans Critical Inquiry, tr. angl. Michael Naas et Pascale-Anne Brault, vol. 33, no 2, hiver 2007, p. 427-440. Je cite ici la version en français que m’avait transmise Jean-Luc Nancy.
[5]Dès 1965, Derrida parle déjà dans son cours sur Heidegger d’éthique « entre guillemets » : cf. J. Derrida, Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire. Cours de l’ENS-Ulm 1964-1965, Thomas Dutoit (éd.), avec le concours de Marguerite Derrida, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2013, p. 293.
[6]Ibid.
[7]Dans La Conférence de Heidelberg, au moment crucial d’aborder la portée politique du silence de Heidegger au sujet d’Auschwitz, Derrida souligne la nécessité de repenser la responsabilité, une responsabilité nouvelle, d’un « trouble vertigineux », dit-il, en l’absence de toute certitude et de toute règle, et qui doit être « non pas une évasion, mais une redéfinition » : « Je tiens, au contraire, que par exemple la déconstruction aujourd’hui […], même lorsqu’elle met en question cette axiomatique de la subjectivité ou de la responsabilité, ou quand elle met en question certains axiomes du discours heideggerien, n’est bien sûr pas une abdication de la responsabilité, c’est, à mes yeux en tout cas, la responsabilité la plus difficile que je puisse prendre. Et me fier à des catégories traditionnelles de la responsabilité me paraîtrait, aujourd’hui, justement, irresponsable. » (J. Derrida, La Conférence de Heidelberg. Heidegger : portée philosophique et politique de sa pensée. Rencontre-débat de Heidelberg, 5 et 6 février 1988, Mireille-Calle-Gruber (éd.), « Note en 2014 » de Jean-Luc Nancy, préface de Reiner Wiehl, Paris, Lignes/IMEC, 2014, p. 67-68. Désormais abrégé en CH, suivi de la page.)
[8] J.-L. Nancy, « Apertura dell’aporia », dans Pensamento intruso. Jean-Luc Nancy & Jacques Derrida, Piero Eyben (dir.), Vinhedo, Editora Horizonte, 2014, p. 15-25. La conférence étant inédite en français, je cite ici la version que m’a transmise Jean-Luc Nancy. Pour ce passage, f. 4.
[9]Ibid., f. 1-2.
[10] J. Derrida, La Conférence de Heidelberg, op. cit., p. 57.
[11]Ph. Lacoue-Labarthe, ibid., p. 116.
[12]Dans sa conférence, Nancy souligne ce passage d’Apories : cf.« Prière d’insérer », p. 1, dans Apories. Mourir – s’attendre aux « limites de la vérité », Paris, Galilée, coll. Incises », 1996. Désormais abrégé en A, suivi de la page.
[13]« Ouvrir l’aporie de l’intérieur. C’est-à-dire, de l’aporie, passer à l’apérité. Oui, ce mot n’a rien avoir avec l’aporie, mais “apérité” au sens de ce qui, en tant qu’ouverture, peut être ouvert sans viser la sortie, l’issue, et, pourtant, sans se considérer comme enfermé dans l’impasse ou dans la paralysie. » (J.-L. Nancy, « Apertura dell’aporia », loc. cit., f. 5.)
[14]J. Derrida, « Abraham, l’autre », dans Judéités. Questions pour Jacques Derrida, Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly (dir.), Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2003, p. 22.
[15]J. Derrida, Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire, op. cit., p. 293.
[16]J. Derrida, Déplier Ponge. Entretien de Jacques Derrida avec Gérard Farasse, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Objet », 2005, p. 107.
[17]Derrida signale ce point comme l’un des plus difficiles des apories de la responsabilité : « La question, c’est qu’une responsabilité vraiment singulière, qui soit vraiment ma responsabilité mais ma en un sens qui ne renvoie pas à un ego ni à une possession, ma singulière responsabilité ne peut être une responsabilité singulière que si, naturellement, je romps avec tout modèle et toute identification. Je ne sais pas si cela est possible. […] C’est là une question. » (J. Derrida, La Conférence de Heidelberg, op. cit., p. 136.)
[18]Ibid.
[19]Dans « Préjugés, devant la loi », Derrida nous prévient contre toute interprétation hâtive ou réductrice du récit de Kafka, qui considérerait la littérature l’« antichambre » de la philosophie, alors qu’elle est bien plutôt déjà le lieu de la loi, l’expérience du franchissement du seuil et de sa limite instable.(J. Derrida, « Préjugés, devant la loi », dans La Faculté de juger, J. Derrida, V. Descombes et al., Paris, Minuit et Colloque de Cerisy, coll. « Critique », 1985, p. 114. Désormais abrégé en P, suivi de la page.)
[20]J. Derrida, Béliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2003, p. 46. Désormais abrégé en B, suivi de la page.
[21]J. Derrida, Apprendre à vivre enfin, entretien avec Jean Birnbaum, Paris, Galilée et Le Monde, coll. « La philosophie en effet », 2005, p. 31-32.
[22]Cf., entre autres passages, J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2000, p. 254, et Papier Machine. Le ruban de machine à écrire et autres textes, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2001, p. 390, où Derrida souligne que « L’expérience de la limite “touche” à quelque chose qui n’est jamais pleinement présent. Une limite n’apparaît jamais comme telle. »
[23] J. Derrida, Déplier Ponge, op. cit., p. 107.
[24]Sur cette question, cf. Marc Crépon, « L’impossible anamnèse (Kafka et Derrida) », dans La Vocation de l’écriture. La littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 57-76.
[25]Argument développé par Derrida dans Force de loi. Le « Fondement mystique de l’autorité » (Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2005 [1994]) et qui se trouve condensé dans ce passage de « Préjugés, devant la loi » : « Ce qui reste invisible et caché en chaque loi, on peut donc supposer que c’est la loi elle-même, ce qui fait que ces lois sont des lois, l’être-loi de ces lois. Inéluctables sont la question et la quête, autrement dit l’itinéraire en vue du lieu et de l’origine de la loi. Celle-ci se donne en se refusant, sans dire sa provenance et son site. Ce silence et cette discontinuité constituent le phénomène de la loi. » (La Faculté de juger, op. cit., p. 109-110.)
[26] J. Derrida, Déplier Ponge, op. cit., p. 108-109.
[27]Indice parmi tant d’autres du « sérieux » de la littérature pour Derrida : a-t-on assez remarqué que la réflexion d’Apories– qui touche au cœur même de ce qu’est la pensée pour lui – prenait son point de départ dans le commentaire d’un texte de Diderot commentant lui-même Sénèque ? Que pouvait signifier une telle ouverture, doublement littéraire, quant à la généralité, l’universalité de la question de l’aporie analysée dans ce livre, mais aussi partout ailleurs dans l’œuvre de Derrida ? Que se passe-t-il ici entre la pensée de l’aporie et les frontières et les fins de la littérature ?
[28]Cf. J. Derrida, Passions. « L’offrande oblique », Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1993, p. 91 : « C’est de cela, c’est pour cela, que la littérature (entre autres choses) est “exemplaire” : elle est, elle dit, elle fait toujours autre chose, autre chose qu’elle-même, elle-même qui d’ailleurs n’est que cela, autre chose qu’elle-même. » Dé-finition esthétique et éthique de la littérature, « lettre » sans « l’être », sans être ni essence, sans loi alors qu’elle fait la loi : « Mais n’y a-t-il pas lieu, pour toute littérature, de déborder la littérature ? Que serait une littérature qui ne serait que ce qu’elle est, littérature ? Elle ne serait plus elle-même si elle était elle-même. […] Nous touchons ici à l’un des points les plus difficiles à situer, quand on doit retrouver le langage sans langage, le langage au-delà du langage, ces rapports de forces muettes, mais déjà hantées par l’écriture, où s’établissent les conditions d’un art performatif, les règles du jeu et les limites de la subversion. […] Dans l’instant insaisissable où elle joue la loi, une littérature passe la littérature. Elle se trouve des deux côtés de la ligne qui sépare la loi du hors-la-loi ; elle divise l’être-devant-la-loi, elle est à la fois, comme l’homme de la campagne, “devant la loi” et “avant la loi”. Avant l’être-devant-la-loi, qui est aussi celui du gardien. Mais dans un site aussi improbable, aura-t-elle eu lieu ? et y aura-t-il eu lieu de nommer la littérature ? » (J. Derrida, « Préjugés, devant la loi », dans La Faculté de juger, op. cit., p. 133-134.)
[29]« Comme si (je dis souvent “comme si” à dessein, comme si je ne voulais pas dire ce que je dis, et ce serait là l’entrée de la révélation en littérature) […] ». (Ibid., p. 199-200.)
[30]En intitulant sa conférence « “Justices” », en plaçant le mot entre guillemets, Derrida souligne qu’il est à la fois nom et verbe, suspendu entre deux langues et qu’il ne sera peut-être pas possible de rendre justice à ce titre sans savoir qui ou quoi parle dans ce mot, singulièrement (en dépit du pluriel) et en général, et en quelle langue.
[31] Sur le pré de préjugement qui peut être peut « être homogène à l’ordre du jugement », mais qui « peut aussi rester absolument hétérogène à l’ordre de tout jugement possible, non seulement plus vieux, toujours plus vieux, que le jugement comme son origine, mais sans rapport, si c’était possible, avec l’instance judicative en général », cf. J. Derrida, « Préjugés, devant la loi », dans La Faculté de juger, op. cit., p. 92-93.
[32]J. Derrida, Apprendre à vivre enfin, op. cit., p. 55.
[33] J. Derrida, dans Rue Descartes, no48, avril 2005, p. 6-7.
[34]Cf. entrée « préférence », dans Le Grand Robert de la langue française, t. 5, Alain Rey (dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 2001, p. 1110.
[35] Dans L’Effet Bartleby, Gisèle Berkman cite ce passage de L’Écriture du désastre : « Je préférerais ne pas (le faire). Cette phrase parle dans l’intimité de nos nuits : la préférence négative, la négation qui efface la préférence et s’efface en elle, le neutre de ce qu’il n’y a pas à faire, la retenue, la douceur qu’on ne peut dire obstinée et qui déjoue l’obstination avec ces quelques mots ; le langage se tait en se perpétuant. » (Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 219 ; cité par G. Berkman, L’Effet Bartleby.Philosophes lecteurs, Paris, Hermann, coll. « Essais/Fictions pensantes », 2011, p. 15.) Elle remarque que, n’ayant rien « “ni à cacher ni à révéler, mais à signifier la jointure même” », cette figure de « l’entre-deux ontologique » est ainsi une figure « sourdement, silencieusement politique », reliant « la résistance passive à l’éthique politique du refus ». (Ibid., p. 132 et p. 35.)
[36] Herman Melville, Bartleby le scribe, tr. fr. Pierre Leyris, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996, p. 54, cité par G. Berkman dans L’Effet Bartleby, op. cit., p. 123.
[37]« Si le texte de Kafka dit tout cela de la littérature, l’ellipse puissante qu’il nous livre n’appartient pas totalement à la littérature. Le lieu depuis lequel il nous parle deslois de la littérature, de la loi sans laquelle aucune spécificité littéraire ne prendrait figure ou consistance, ce lieu ne peut être simplement intérieurà la littérature. » (J. Derrida, « Préjugés, devant la loi », dans La Faculté de juger, op. cit., p. 132.)
[38]« Cela signifierait plutôt selon moi, et c’est là le geste d’une pensée déconstructrice, que nous ne tenons même pas pour assurée l’existence (naturelle ou artificielle) d’aucun seuil, si par seuil on entend ou bien ligne de frontière indivisible ou bien solidité d’un sol fondateur. À supposer que nous nous attardions sur le seuil, c’est aussi bien pour endurer l’épreuve qui consiste < à > sentir le séisme toujours en cours qui menace l’existence de tout seuil, qui en menace et l’indivisibilité et la solidité fondatrice. […] L’abîme, s’il y en a, c’est qu’il y ait plus d’un sol. Plus d’un solide, et plus d’un seul seuil. Plus d’un seul seul. » (J. Derrida, Séminaire La bête et le souverain. Volume I (2001-2002), Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (éds), Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2008, p. 413 et p. 423.)

Le discrédit de l’Europe / Marc Crépon (Colloque Derrida, ENS Ulm /IMEC)

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« Le crédit de l’Europe est épuisé ». Il y a  bien des façons d’entendre un tel énoncé. Au-delà du sens évidemmentéconomique qu’on est tenté  de lui donner, selon lequel l’appartenance à la communauté européenne aurait cessé  de signifier, pour beaucoup -à commencer par les Athéniens[1]-,  une « ressource » et une « sécurité », se retournant au contraire en une source croissante d’insécurité, la formule, pour ce qu’elle vaut, fait signe aussi bien vers une redoutable crise de confiance : « l’Europe ne fait plus recette ». Même la promesse  d’une paix durable qu’elle semblait porter encore, à la fin du siècle dernier, ne fait plus « rêver », aussi vrai qu’on ait pu parler, comme Jeremy Rifkin le faisait encore, il y a quelques années, d’un « rêve européen ». Aussi le crédit en question n’est-il pas seulement celui que la communauté consent aux Etats endettés, c’est également celui que les citoyens d’Europe accordent à ses institutions. En forçant un peu sur les mots, « l’Europe ne fait plus crédit » signifie qu’elle n’est plus portée par la vague d’une croyance : la plupart ont cessé d’y croire. On ne croit plus en ses institutions, soupçonnées  de servir exclusivement les intérêts d’une classe  dominante, y compris dans les valeurs démocratiques qu’elles se reconnaissent comme fondement — mais, du même coup, on ne croit pas davantage en une supposée « identité européenne». Et là encore, il y a assurément de bonnes raisons  de mettre en doute son invocation, tant l’histoire de l’Europe est indissociable des images de  sa propre identité qu’elle n’aura cessé  de construire et de projeter dans le monde, avec tout ce  que celles-ci purent avoir de dominateur et d’exclusif. Loin d’être reconductible à une simple, double ou triple origine culturelle définie une fois pour toutes (Athènes, Rome et Jérusalem), cette identité, en effet, fut toujours relationnelle : son histoire et son devenir sont indissociables non seulement des rapports multiples que les nations européennes nouèrent les unes avec les autres, mais au moins autant des relations qu’elles ont entretenues avec ce qu’elles pensèrent et définirent comme leurs altérités. Si quelque chose donc comme une « identité culturelle »  de l’Europe devait être pensée, celle–ci n’aurait de sens, à rebours  de toutes les identifications et appropriations indues, que dans l’horizon historique, complexe et souvent conflictuel, de ses ouvertures multiples.

         Mais lorsque nous disons aujourd’hui que l’ « identité  de l’Europe » fait l’objet d’un discrédit, ce n’est pas la contestation légitime de ces identifications qui est en question et ce n’est pas non plus l’« horizon cosmopolite », qui pourrait être dégagé de leur critique,  qui est mis en avant. C’est à la tentation réactive d’un repli crispé sur  des identités nationales supposées menacées dans leur intégrité ou leur pureté, sinon dans leur existence, qu’il est donné droit pour prétendument les restaurer ou les sauver. La crise de confiance s’apparente ainsi à la recherche d’une loi de l’histoire alternative. Un peu partout en Europe, dans des partis et des formations extrêmes, elle suscite la tentation de « mono-généalogies » culturelles régressives et discriminantes qui reconduisent toute identité collective à l’« origine » prétendument homogène de son histoire et toute identité individuelle à ses supposées « racines ». Ce qui est nié alors, c’est ce que cette histoire doit aux traductions (inter-linguistiques et intersémiotiques), aux importations (de formes symboliques, de savoirs, de pratiques et pas seulement de produits commerciaux) aux échanges (intellectuels, artistiques, savants), c’est-à-dire au processus complexe qui soumet toute identité, aussi bien individuelle que collective,  à la loi d’une perpétuelle autodifférenciation, laquelle consiste, pour elle, à n’avoir d’avenirqu’autant qu’elle devient autre qu’elle même : ni pure ni homogène, donc, mais toujours « hétérogène ». Cet avenir, compris comme devenir autre, c’est celui que redoutent et combattent à la fois tous ceux et celles qui ne perçoivent dans ce mouvement  rien de plus et rien de moins qu’une dissolutionde l’identité qu’ils tiennent pour responsable de tous les maux. Le risque alors, c’est de faire de la crise économique liée aux effets  de la mondialisation une « crise  de l’identité », comme si la perte de la souveraineté économique et, du même coup, politique, qui sont le premier effet de cette mondialisation devait être mise sur le compte des mouvements de population, des vagues d’émigration, de toute cette hospitalité stratifiée qui sont depuis toujours constitutives du devenir des identités — y compris quand elles se définissent comme « nationales ». Le risque, ce serait de s’imaginer, comme cela semble être le cas pour ces nostalgiques d’un passé largement fantasmé, qu’il n’y aurait pas de solution plus appropriée pour répondre à la crise que la restauration de cette « identité » perdue, comme si elle constituait la condition première d’une souverainetéretrouvée.   

          Identité et souveraineté : si la question est ici de savoir dans quelle mesure les peuples européens pourraient se retourner contre la démocratie, c’est dans leur tension réciproque — la tension entre une souveraineté éprouvéecomme perdue et la tentation d’une identité susceptibled’être restaurée — que ses termes doivent être posés. On sait, grâce aux analyses proposées par Pierre Rosanvallon dans Le peuple introuvable, quelle déception originaire nourrit le malaise dont souffre la démocratie, à savoir l’expérience d’une contradiction insurmontable entre « le principe politique de la démocratie » et son « principe sociologique [2] ». Parce que le principe formel de la construction juridique du peuple en corps des citoyens exige la « désincorporation du social » ou encore sa « désubstantialisation », la démocratie reste, en permanence, exposée à des tentatives de figuration symbolique qui pallient son indétermination. Et en même temps, l’attachement qu’elle requiert implique qu’un minimum de crédit puisse être accordé à cette construction et à cette abstraction. La démocratie repose ainsi sur un équilibre fragile qui se laisse résumer  dans ces termes : plus la confiance qu’on met en elle est forte, confortée par les garanties qu’elle offre (la sécurité, la paix), plus elle tient le pari de la non-violence qui lui est essentiel, moins cette figuration est perçue comme une nécessité. A l’inverse, pour peu qu’elle se trouve décrédibilisée, la tentation sera toujours forte de « substantialiser » le peuple — par exemple, en lui réinventant une identité homogène, fut-ce au prix d’une fascination pour une violence reconduite.

         La violence : on conviendra aisément qu’à demander dans quelle mesure le « peuple » pourrait se révéler un ennemi de la démocratie, c’est d’elle qu’il est question. Ce ne sont pas ses revendications, ses protestations ni sa contestation en elles-mêmes qui sont inquiétantes, mais les formes de violence que son idée (celle qui fait diversement le lit  de tous les populismes) pourrait justifier. Dans les réflexions qui suivent, on se concentrera sur celles qui procèdent des tentatives qui visent à ré-identifier, ré-essentialiser ou ré-substantialiser le peuple, entre lesquelles se distribuent les différentes formes d’invocation du « peuple » (de droite et de gauche) qui affectent aujourd’hui les démocraties européennes. En d’autres termes, c’est moins du « peuple » lui-même qu’on se demandera s’il constitue un tel ennemi que de l’idée ambivalente qu’on s’en fait et de la façon dont celle-ci, jouant sur le discrédit des démocraties, contribue à décrédibiliser davantage encore la construction juridique du peuple souverain qui lui sert de fondement. Mais pourquoi devrait-on reconnaître dans ces tentatives un péril ? Qu’est-ce qui nous pousse à percevoir dans l’invocation d’une « identité » du peuple, de son « essence » ou de  sa « substance » une menace — à plus forte raison, lorsque celles-ci font l’objet d’une promesse (de défense, de restauration, de régénération ou de renaissance ? Nombreux sont ceux et celles pour lesquels, de fait, ces idées n’ont rien de redoutable. Ici un  long détour  s’impose. C’était en 1990 — et déjà on était en droit de s’alarmer d’une résurgence des nationalismes européens, alors même que, le mur  de Berlin tombé, l’Europe semblait portée par la promesse d’une réunification, qui n’était pas seulement celle de l’Allemagne, mettant un terme à près d’un demi-siècle de divisions menaçantes. Tandis que la perspective d’un élargissement de l’Union européenne s’ouvrait, le spectre des crispations identitaires réactives qu’elle ne manquerait pas de susciter en retour s’annonçait déjà. C’est alors que Derrida prononce, à Turin, une conférence  publiée l’année suivante sous le titre L’autre cap[3], avec pour sous-titre « Mémoires, réponses, responsabilités », vers laquelle, aujourd’hui plus que jamais, il n’est pas inutile  de se retourner. Quelques vingt ans avant la crise qui constitue l’horizon de notre questionnement, il ouvre, en effet, ses réflexions en énonçant deux axiomes, dont l’un au moins pourrait sonner comme une mise en garde. Le premier déjà qu’il nomme un « axiome de finitude » signifie l’épuisement  de l’Europe, une autre façon de dire qu’elle ne fait plus « rêver », trop vieille, vieillie, usée et désormais fatiguée de ses crises économiques, sociales, politiques à répétition, de ces « sommets », de ces rencontres interministérielles qui ne semblent apporter aux « citoyens d’Europe » aucun secours, aucun soutien, aucune solution aux multiples formes d’insécurité qui fragilisent leur vie, aucune amélioration tangible de leurs conditions d’existence. Elle porte aussi le fardeau de son passé, alourdi d’une histoire coloniale-raciale et des formes multiples d’exploitation, de domination et de discrimination qui l’ont accompagnée et qui la font regarder avec suspicion des autres continents, rendant ambivalente et ambiguë son attraction même. Le second axiome, quant à lui, renvoie à la question de l’identité, sans que Derrida précise, s’il songe alors à l’européocentrisme (c’est-à-dire à toutes les identifications indues  de l’Europe à la démocratie, aux droits de l’homme, au progrès de la raison, comme si ces grandes conquêtes avaient été sapropriété qu’elle aurait eu à charge d’ « exporter » dans le reste du monde) ou aux identités culturelles européennes, à leurs fantasmes respectifs et à la surenchère d’appropriations dont leur identification finit toujours par faire l’objet. Peu importe en vérité, car le second axiome vaut aussi bien pour l’un (l’européocentrisme) que les autres (les identités culturelles nationales). Ce qu’il rappelle, en effet, est la chose suivante :

        « Le propre d’une culture, c’est de n’être pas identique à elle-même. Non pas  de n’avoir pas d’identité, mais  de ne pouvoir s’identifier, dire “moi“ ou “nous“, de ne pouvoir prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi ou, si vous préférez, la différence avec soi[4]. »

     Et il poursuit un peu plus loin :

      « Cela peut se dire, inversement ou réciproquement, de toute identité et de toute identification : il n’y a pas  de rapport à soi, d’identification à soi sans culture, mais culture  de soi comme culture de l’autre, culture du double génitif et de la différence à soi. La grammaire du double génitif signale aussi qu’une culture n’a jamais une seule origine. La monogénéalogie  sera toujours une mystification dans l’histoire  de la culture[5]. »
        
       On conçoit la menace qui se dessine ici en filigrane. S’il est vrai que la crise que traverse l’Europe, en même temps qu’elle attise la défiance à l’encontre des démocraties européennes ravive, sinon attise l’inquiétude d’une fidélitéà une identité supposée menacée,  qu’à défaut de croire en l’Europe, c’est cette fidélité, entendue comme attachement qui devient elle-même l’objet d’une croyance, comme une bouée de secours à laquelle on s’accroche, la question se pose  de savoir comment, à quelles conditions, suivant quels principes on est « fidèle » à cette « identité », dans laquelle on veut croire.  Est-ce, en cédant à la tentation d’un repli sur soi, d’une clôture défensive, d’un cloisonnement protecteur, en multipliant les gestes symboliques de réappropriation et de ré-identification de l’identité à des identifiants culturels homogènes, purifiés, épurés, avec tout ce que celles-ci peuvent signifier et impliquer de violences effectives et symboliques, de stigmatisation et de discrimination des éléments considérés comme « étrangers » ? Ou bien, est-ce en reconnaissant ce mouvement de différenciation de soi d’avec soi comme la seule chance pour une identité culturelle déterminée de rester vivante — c’est-à-dire en  donnant droit à « cette culture  de soi commeculture  de l’autre ? Dans ces deux façons antagoniques de comprendre, de sentir et donc de « vivre » la fidélité à soi, il y va, on l’aura compris de deux formes radicalement opposées de penser les règles de l’hospitalité. La première est vouée à s’enfermer dans la spirale sans fin de conditions de plus en plus restrictives. Elle empile les uns sur les autres les lois, les décrets, les contrôles, les fichages, elle mesure son succès au nombre des interpellations et des expulsions, comme s’ils constituaient le baromètre d’une intégrité, d’une indemnité ou d’une sécurité restaurées. La seconde, au contraire sait que si certaines conditions sont sans doute nécessaires, celles-ci ne sauraient en aucun cas  se réclamer d’un principe de justice qui devrait bien davantage être identifié à l’exigence d’une hospitalité inconditionnelle. Elle sait que toute condition est à ce titre « injuste » et qu’aussi nécessaire soit-elle, elle suppose toujours une transaction avec le seul principe  de justice qui tienne : celui d’une  hospitalité inconditionnelle.

         Dans le premier cas, l’Europe est, par définition suspecte. Elle ouvre des frontières que les partisans- thuriféraires d’une « identité protégée » préféreraient voir rester fermées. Elle est présentée, dans les discours les plus agressifs, comme une « passoire » qui laisse entrer sur le « sol européen » ces hommes et ces femmes étrangers à sa culture qui sont censés non seulement menacer son identité (importer d’autres mœurs, d’autres pratiques, d’autres règles), mais également peser du poids de leur nombre (réel ou fictif) sur les données économiques de la crise (les chiffres du chômage, le montant global des prestations sociales les dépenses de l’Etat). Dans le second cas, l’Europe apparaît comme une chance : celle, précisément d’en finir avec ces crispations culturelles, identitaires. Ceux qui en défendent le principe savent ce que l’invocation de l’ « identité » (nationale, raciale, ethnique, linguistique, culturelle, etc.) a coûté à l’Europe et combien reste redoutable le potentiel de destructions imprévisibles et pourtant probables que réactive ou ravive son invocation meurtrière — comme si le signifiant Europe portait en lui la promesse d’en finir avec toutes les appropriations  identitaires ou identificatoires.  Elle en porte la promesse, mais elle inclut aussi, du même coup, la menace de se construire elle-même en forteresse — ne faisant rien d’autre alors que déplacer les frontières et les murailles, reconstruisant  sur  ses confins les murs qu’elle a détruits à l’intérieur.

        Car voilà toute la question : si la vocation de l’Europe reste d’en finir avec les « identités meurtrières »,  il en résulte une  « responsabilité », au sens que Derrida donne à ce terme qui ne saurait  se réduire à aucune de celles auxquelles, au cours de son histoire, l’Europe s’est complu à s’identifier (celle d’une mission «  civilisatrice », ou toute autre exportation problématique d’une idée ou d’une représentation du « bien »). Cette responsabilité, quelle est elle ? Et en quoi est-elle concernée par la crise de confiance, le déficit de crédit, dont nous sommes partis, au début de ces réflexions ?  Souvenons-nous de la façon dont, dans L’autre cap, Derrida définit la responsabilité et de ce qui lie en elle l’éthique et la politique :

         « J’oserai suggérer que la morale, l’éthique, la responsabilité, s’il y en a, n’auront jamais commencé qu’avec l’expérience de l’aporie. «  … » La condition de possibilité de cette chose, la responsabilité, c’est une certaine expérience de la possibilité  de l’impossible : l’épreuve  de l’aporie, à partie de laquelle inventer la seule invention possible, l’invention impossible[6]. »
      
        Cette responsabilité, quelle est-elle ? S’il est vrai qu’il s’agit pour l’Europe,  comme le titre de l’ouvrage (L’autre cap) semble l’indiquer, de se donner une autre direction — une orientation qui ne reproduise pas cette  présomption et cette arrogance d’une « centralité » exemplaire, insoutenables au reste du monde et depuis longtemps dépassées sur tous les plans — cette responsabilité prend la forme d’une aporie, dont les deux termes se laissent définir de la façon suivante. D’une part l’Europe ne peut plus s’imaginer pouvoir encore fonder son unité sur aucun des discours, auxquels elle a jadis identifié sa place dans le monde, sa prétendue « mission » morale, politique ou culturelle. Elle ne peut plus se réclamer des trois sources supposées de son identité (la Grèce, Rome et le judéo-christianisme) pour s’ériger en « capitale du monde ».  A supposer qu’on veuille jeter un regard rétrospectif sur les guerres du XXème siècle, elles ne signifient pas autre chose, comme le savait le philosophe tchèque Jan Patoçka[7], que la fin de cette illusion. Et puisqu’il faut bien s’interroger sur les « citoyens d’Europe » — sur ce peuple ou cette communauté introuvables —, ce n’est certainement  pas sur de tels critères ni sur une telle vision centralisée que leur attachement à quelque chose comme une « appartenance européenne » pourrait  reposer. Quant au second terme  de cette même aporie, nous le connaissons : cette identification de l’Europe, aussi impossible soit-elle, ne devrait pas non plus aboutir à ces multiples formes de renoncement à l’unité, à la communauté qui ne revendiquent la distinction des nations européennes, leur séparation, leur souveraineté restaurée que pour mieux réactiver, ranimer ou raviver la peur, la haine, la xénophobie et avec eux les antagonismes du passé, les divisions artificielles : tous ces fantasmes identitaires régressifs qui ont fait la violence de son histoire. « Ni le monopole, ni la dispersion[8] », écrit Derrida — avec la conscience aiguë de ce que l’invocation de l’« identité » aura pu avoir de meurtrier.
      
       Pour autant, les deux termes de cette aporie ne sont pas exclusivement négatifs. Ils ne se contentent pas de marquer deux impossibilités. Ils dessinent en même temps sinon une voie de dégagement, du moins la direction qui oriente la responsabilité de l’Europe, comme « expérience de la possibilité de l’impossible » ou encore comme « invention impossible ». Ce vers quoi ils font signe, en effet, donne son titre à l’essai  de Derrida : « l’autre cap », entendu comme « le cap de l’autre » — et peut-être même « l’autre du cap » — un cap qui ne serait
  
     « Pas seulement  celui que nous identifions, calculons, décidons mais le cap de l’autre devant lequel nous devons répondre, que nous devons et dont nous devons nous rappeler, le cap de l’autre étant peut-être la première condition d’une identité ou d’une identification qui ne soit pas égocentrisme destructeur — de soi et de l’autre[9]. »

        Et pourtant, il n’est pas sûr non plus que « le cap de l’autre » suffise à redonner du crédit à l’Europe, ou alors, il convient  de s’interroger au préalable sur le sens qu’on donne à ce terme, sans rien précipiter. Car après tout, il se pourrait bien que le « discours sur l’autre », comme la « pensée  de l’autre », soit aussi une des figures de l’épuisement que l’on rappelait en commençant.  Et si la lassitude que provoque son invocation aura toujours quelque chose de suspect, si l’on pourra toujours y déceler un nouvel avatar de cet « égocentrisme destructeur » dont parle Derrida, il n’en demeure pas moins qu’il faut en comprendre les raisons. De quel « autre » donc parle-t-on (voilà la question), en disant qu’il engage la responsabilité de l’Europe ? Et en quoi celle-ci implique-t-elle alors une certaine articulation de l’éthique et de la politique ? Cet « autre » nous le savons déjà ne saurait  se définir en termes culturels ni en termes de « civilisation ». L’altérité ici ne saurait être celle d’une culture, d’une langue ou d’une religion. La penser, la circonscrire ou l’identifier  de cette façon, qui est toujours réductrice, reviendrait à reconduire ce que les deux volants de l’aporie ont pour objet d’écarter : le présupposé d’identités cloisonnées, étrangères les unes aux autres et potentiellement conflictuelles — celles-là mêmes dont des forces politiques ou religieuses hostiles à toute forme d’unité ou de rassemblement auront beau jeu d’exploiter les différences. Comment donc la penser autrement ?

         C’est là qu’au-delà des analyses derridiennes qui ont déjà vingt ans, la crise que traverse l’Europe aujourd’hui — un « aujourd’hui » qui n’est ni tout à fait le même ni tout à fait un autre que le sien — porte  ses leçons. Car s’il y eut, dans cette crise, une expérience de l’altérité, comme appel d’une responsabilité, celle-ci (l’altérité) fut transversale. Elle a traversé, et elle traverse encore, les frontières de l’Europe, internes et externes, suscite de nouvelles solidarités, entraîne des mouvements de protestations qu’aucune forme d’appartenance, aucune allégeance (culturelle, nationale, communautaire)  ne circonscrivent d’emblée. Cette expérience que tant  de dirigeants politiques se refusent à entendre ou qu’ils minimisent, avec des arguments « démophobes », c’est celle d’un surcroît de vulnérabilité — ou, pour le dire encore autrement, c’est celle de la multiplication des formes d’insécurité qui ont toutes en commun de rendre la vie plus fragile ». L’altérité, alors quelle est-elle ? Certainement pas celle de « peuples » ou de « parties de peuple », ignorants, désaffectés ou sur-affectés, incapables de comprendre les grands enjeux et les grandes décisions, les contraintes qui s’imposent aux dirigeants — comme voudraient le faire croire, pour se donner du crédit, tous ceux et celles qui sont toujours prompts à minimiser, de façon péjorative la vox populi. Partout en Europe, l’altérité, transfrontalière, transculturelle, plurinationale, concerne ces hommes et de ces femmes, dont  la  « crise » aggrave de façon dramatique les conditions d’existence. Elle rassemble, à l’intérieur de Europe autant qu’à ses portes, les laissés-pour-compte, les abandonnés, les oubliés de cette histoire que l’Europe voudrait pouvoir continuer d’écrire sans eux ou malgré eux. Aussi n’est-ce pas la question de l’identité, mais celle de la singularité qui définit l’altérité. Si l’on ne veut pas se payer des mots de la politique, de l’éthique et de l’histoire, on se doit  de rappeler (ce serait le commencement  de la responsabilité) qu’il y va d’abord et avant tout, en Europe et ailleurs, de ces millions d’hommes et de femmes auxquels sa construction, prise dans la mondialisation, ne permet plus de s’inventer ni d’exister comme singularités. Cette impossibilité, nous nous sommes habitués à toutes ses figures qui sédimentent dans la société ce qui reste pourtant inacceptable : le chômage de masse, l’exclusion, la pauvreté, l’impasse que créent des années d’études (en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Italie et même en France) qui ne débouchent sur aucun emploi, la dépendance qui en résulte. Autres, ceux qui en font l’expérience et dont cette expérience constitue le premier visage  de l’Europe le sont avec une violence quasi-insoutenable et nécessairement explosive, parce que la « communauté » qu’ils ont reçue en partage — cette « communauté » qui  se voulait exemplaire, dans l’espoir et la volonté de paix et de sécurité qui en inspiraient la construction — s’est retournée en insécurité.  Voilà au demeurant ce que signifie toute dette : elle renverse la promesse d’un héritage en une menace durable. Aussi est-ce l’impossibilité de cette invention (l’invention de la singularité dans un projet de vie déterminé) qui indigne et qui révolte — et ce n’est pas un hasard si elle touche partout ce que d’un mot qui trouve ici tout son sens on appelle si communément « la jeunesse ».

         Cette traversée  de la violence que signifie aujourd’hui l’expérience envahissante non seulement de toutes ces formes d’exclusion, mais au moins autant de l’impuissance des politiques européennes à faire de leur réduction la priorité de leur action, prises qu’elles sont dans d’autres calculs, liés les uns aux autres, sans que ce lien se traduise par la moindre amélioration du sort de ces millions  d’hommes et de femmes fragilisés, c’est ce qui rend si problématique le maintien d’un crédit minimal dans la construction juridique du peuple souverain, telle qu’elle sert de fondement à la démocratie. Aussi son véritable « ennemi » n’est-il pas le « peuple » en lui-même, car il n’a jamais été aussi peu défini, mais cette altérité, dont elle ne sait plus endiguer la croissance explosive — l’altérité, encore une fois, de ceux et celles qui ne peuvent plus s’inventer dans ce cadre, comme des singularités ; c’est-à-dire faire reconnaître à ce titre, et voir reconnus, dans leur formation, leur savoir, leur expérience, leurs années d’étude ou leurs années de métier, leur intelligence, leur caractère, leurs compétences, quelque chose d’insubstituableet dirremplaçable qui se suffise à soi-même.

      Il reste que cette traversée pourrait signifier encore autre chose. Elle devrait sortir l’Europe hors d’elle-même. Pendant des années, il semblait qu’elle pouvait se soucier, avec un sens très aléatoire de la justice, du bien être d’une majorité d’Européens, sans trop se préoccuper des autres, ou du moins en s’en protégeant. Sa prospérité impliquait qu’elle ferme les yeux ou qu’elle ne se laisse pas trop déranger par ce qui, hors de ses frontières, perpétuait la misère et, à l’intérieur, était tenu pour inéluctable (une nécessité économique) et par conséquent secondaire. Le développement de son projet, les progrès de sa construction, l’accumulation des directives et des règlements s’en accommodaient. Rien ne devait entamer le « rêve européen ». Il n’en va plus de même aujourd’hui. Le visage que la crise donne à l’aporie qui nous a servi de fil conducteur est le suivant. D’un côté, l’Europe n’est plus en mesure  de garantir aux citoyens cette sécurité (ces possibilités d’invention et d’existence) qui lui permirent longtemps d’ignorer le reste du monde. Parce que la pression des multiples formes d’insécurité qui compromettent la vie vient de partout, la vulnérabilité ainsi ne connaît plus de  frontières. De l’autre, tout repli identitaire, nationaliste qui se présenterait comme une issue ne fait en réalité qu’exacerber la violence de la misère sans lui trouver d’autre solution que celle de réactiver ce que Freud appelait si justement « le narcissisme des petites différences ». 

          C’est pourquoi la « question européenne» la plus urgente, comme le pressentait déjà Derrida, est celle qui lie son « avenir » et sa promesse à un horizon cosmopolite — et ce même horizon à une responsabilité « éthique ». Si les différentes réponses apportées par les gouvernements européens et par la commission européenne aux crises qu’a connues l’Europe depuis quelques années ont pu susciter un  sentiment de révolte, c’est que, dans les calculs faits, les programmes imaginés et les décisions prises pour sortir  de cette crise, la vulnérabilité accrue d’un  nombre considérable de citoyens européens  — ce que ces crises signifiaient, à chaque fois, de la façon la plus concrète qui soit — apparaissait tantôt comme un épiphénomène accessoire, tantôt comme un mal nécessaire. Ainsi se perdait, au moment même où au contraire il eût été urgent de le rappeler, ce qui lie pourtant la politique, en son essence,  — la politique entendue comme un être-contre-la-mort, au service de la vie —, à la responsabilité  du soin, de l’attention et du secours qu’exigent de partout et pour tous la vulnérabilité et la mortalité d’autrui.  « De partout et pour tous », voilà qui place le principe de cette responsabilité et les règles  de solidarité qu’elle appelle à l’échelle du monde. On dira sans doute qu’il s’agit d’un principe « intenable » — une exigence hyperbolique, d’une radicalité telle que, d’entrée de jeu, elle se donne sous le signe de l’impossible.  On connaît, au demeurant, la phrase qui en résume le constat fataliste : « on ne saurait accueillir toute la misère du monde ». Et pourtant, c’est précisément parce qu’il s’agit, à chaque fois, de « rendre possible l’impossible » et c’est parce que toute demande d’attention, de soin et de secours est singulière, irréductiblement singulière et qu’à ce titre, elle ne saurait être comprise, englobée, effacée ou sacrifiée dans un calcul général — c’est pour toutes ces raisons que cette exigence définit une responsabilité qui n’est pas seulement celle de l’Europe (et qu’il ne lui revient même pas d’exemplifier), mais que toute son histoire appelle. On le disait en commençant : l’Europe s’est constituée comme un double faisceau de relations : celles que les nations européennes ont entretenues les unes avec les autres et celles que communément et concurremment elles ont entretenues avec le reste du monde. Elle fut à ce titre un « miroir » du monde, avec toutes les déformations, toutes les perspectives incomplètes que son reflet pouvait impliquer.  C’est de ce double faisceau que les Européens ont hérité ; et c’est dans cet héritage que s’enracine la responsabilité, éthique et politique,  de l’Europe, à laquelle on pourrait donner, par conséquent, le nom d’éthi-cosmo-politique.

Marc Crépon
Ecole Normale Supérieure/CNRS
Directeur du département  de philosophie










[1]Une première version de ce texte  a été prononcée à l’Institut français d’Athènes, en janvier 2012.
[2]Pierre Rosanvallon,  Le peuple introuvable, histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998, p. 12.
[3]Cf. Derrida, L’autre cap, mémoires, réponses et responsabilités, Paris, éditions  de minuit, 1991.
[4]Jacques Derrida, L’autre cap, op. cit., p. 16.
[5]Jacques Derrida, op. cit., pp. 16-17.
[6]Jacques Derrida, L’autre cap, op. cit., p. 43.
[7]Voir sur ce point Marc Crépon, Altérités  de l’Europe, Paris, Galilée, 2006.
[8]Jacques Derrida, L’autre cap, op. cit., p. 43.
[9]  Jacques Derrida, L’autre cap, op. cit., pp. 20-21.

Quand la technique s'emballe / Aurélien Barrau (Colloque Derrida, ENS Ulm/IMEC)

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Derrida et la technique, c’est une histoire d’angoisse, de phobie ou de folie. C’est une logique du défi et du déni. Peut-être même du délit. Mais, comme toute histoire et toute logique derridienne, c’est aussi le lieu d’un paradoxe, le prétexte d’un retournement ou d’un vacillement, la genèse d’une chute inchoative. Je voudrais penser à partir d’une forme technique extrême, presque archétypale. Je voudrais choisir le joyciel. Le programme absolu dans la bibliothèque impossible des logiciels de la langue. Pour deux raisons. D’abord, parce qu’il est l’exact sens – si elle en a un, faudrait-il ajouter – de la technique. « La technique, rappelle Jean-Luc Nancy, est ce qui aurait à la fois dérobé toute espèce de fin dernière ou de bien suprême et rendu la raison proliférante, exorbitante, voire délirante dans son autosuffisance même, cancéreuse sous sa croissance. » La technique, poursuit-il, « ne vient pas du dehors ». Et ensuite parce que, justement, la technique de Joyce, est exactement celle qui va s’auto-enrayer pour mettre en défaut cette autre immense obsession de Derrida : la loi. Quelle loi ? Tout est là. Mais il se pourrait bien que ce soit bien davantage que la loi du texte, il se pourrait que toute la structure rhizomatique du legs, du légal et du légiféré soit ici interrogée. Et, au-delà, la question même de la Vérité qui, sous son apparente hétérogénéité, lui est toujours adossée sous un régime de violence latente.
C’est ici qu’il faut lire la sidérante contemporanéité de la problématique. Ni s’extraire – ce serait impossible – de l’ordre technique, ni souscrire à une technocratie réifiante. Il n’est question que d’user des possibles enfouis dans le schème ou le rouage pour les mener là où ils pensaient ne pas pouvoir se déployer.

Derrida n’était « pas sûr d’aimer Joyce »[1], au moins « pas tout le temps ». Toute son œuvre peut pourtant être lue comme une explication avec Joyce. Jusqu’à La pharmacie de Platon, Glaset « Envois » qui se révèlent, comme le rappelle Manola Antonioli, « littéralement hantés pas Joyce »[2]. L’écriture de Joyce défie la loi de la compétence. Elle nous rend absolument incompétents. Il n’y a aucun « critère absolu pour mesurer la pertinence d’un discours sur Joyce »[3]. L’ « événement Joyce », comme il le nommait en un sens quasi deleuzien, nous rend prisonniers de la stricture d’un double lien : d’une part il faut « écrire, ajouter une nouvelle lecture et une nouvelle interprétation au texte » mais, d’autre part, toute nouveauté, « toute tentative de traduction, sont  déjà programmophonées dans l’instrasuibilité du corpus joycien »[4]. Le « oui » joycien, celui du monologue de Molly, est toujours non-constatif, non-descriptif et insuffisamment performatif. « Oui » attend une réponse, au moins un interlocuteur : le monologue se meut en soliloque. Le « oui » de Joyce lu par Derrida s’extrait du logos de la langue. Il est un contrepoint du « rire triomphal et jubilatoire de toute puissance, de réappropriation encerclante qui accompagne la mise en place du dispositif machinique d’Ulysse »[5]et du oui-rire léger qui «  dissémine à l’infini tous les plis et replis de l’écriture ».

Joyce fut avant tout une machine. Peut-être plutôt un outil, un outil-technique, presque un fétiche, utilisé par Derrida pour contrer Husserl. Pour s’y opposer « mécaniquement ». Dès L’origine de la géométrie[6] : l’un et l’autre mettent en œuvre une articulation entre langage et histoire, mais tandis que Husserl cherche la transparence et l’univocité, Joyce invente la fission de chaque noyau d’écriture, la surcharge inconsciente et l’équivoque généralisée. Comme le rappelle Benoît Peeters, citant L’origine de la géométrie, Derrida tend à opposer « la réduction méthodique de la langue empirique » de Husserl à « la plus grande puissance des intentions enfouies, accumulées et entremêlées dans l’âme de chaque atome linguistique » chez Joyce. La tentation d’y déceler un dialogue entre Derrida phénoménologue et son double, comme hanté par une littérature et une écriture « débordant tout vouloir dire »[7]n’est pas loin. Joyce est plus qu’une loi détraquée parce qu’absolument diffractée. Il est l’instrument dont Derrida avait besoin pour présenter une anomie qui fonctionne. Un hors-loi radical qui n’a rien d’un nihilisme. Ni même d’un laxisme. Peut-on risquer déjà l’idée suivant laquelle il s’agirait peut-être de ce que Goodman nomme « un relativisme radical sous contrainte de rigueur » ? C’est une possibilité à garder en mémoire.

Juste après l’énonciation des Circonstances, Derrida précise d’emblée : « Deux mots, donc, seulement pour relancer ce qu’Hélène Cixous vient de nous dire : la scène primitive, le père complet, la loi […] »[8]. À partir de ces deux mots, « HE WAR », prélevés et réinscrits dans Finnegans Wake, il sera donc question de loi. De la loi. Mais de la loi mise à mal par un texte qui guerre. Qui guerre contre ce qui le fait texte, contre sa propre textualité. D’où cette « folie d’écriture »[9]où, pourtant, tout est programmé. Comme sur un ordinateur de 1000èmegénération, écrit Derrida. Comme sur un calculateur quantique qui excèderait sa propre algorithmique. En ce sens, le texte de Joyce va plus loin encore que la bibliothèque borgésienne : il contient plus que tous les possibles, il renferme de quoi neutraliser toutes les analyses. Il désexégèse. On ne lit pas Joyce, on se tient « au bord de la lecture »[10]. Le joyciel est intrinsèquement bugué, il génère ses propres inconsistances et se prémunit contre les corrections. 

Finnegans wake « mobilise et babelise la totalité asymptotique de l’équivoque »[11]. Le recours à l’image de l’asymptote est fondamental parce qu’il n’est justement pas envisageable d’atteindre cette totalité. On peut s’en approcher arbitrairement, on peut en être plus proche « que tout epsilon », mais jamais la toucher. Elle est intrinsèquement inatteignable. Joyce ne se contente pas d’être à proximité de cet « état », il invente une dynamique qui permet de toujours s’y accoler d’avantage. Presque de s’y indexer. Le flux de langage frôle toujours plus intensément la totalité. Il est à la fois intégralement dirigé vers elle et pourtant quasi tangentiel, comme il se doit quand la courbe effleure son asymptote. Derrida évoque cette capacité de Joyce à « faire affleurer à la plus grande synchronie possible, à toute vitesse, la plus grande puissance des significations enfouies […] ». À cette différence fondamentale avec la visée deleuzo-guattarienne qu’aucune ralentie n’est ici nécessaire. Ce magma des vitesses quasi-infinies constitue, en lui-même, l’espace joycien. L’opération « déconstruit la hiérarchie » qui ordonne « mythologies, religions, philosophie, sciences, psychanalyse, littératures »[12]. La multiplicité des lectures possibles – et même nécessaires – s’organise, pourrait-on dire, en rhizome. Elle destitue les fondations et ramifications au profit d’une (dés)organisation sans point d’entrée identifiable : aucune coordonnés dans cet espace à la courbure paroxystique.

La loi prend la forme de l’échec. Même une traduction parfaite – idéalement compétente et informée – menée par des automates infaillibles constituerait un échec parce qu’elle « échouerait à traduire la multiplicité des langues – et à conserver l’étranger dans la traduction »[13]. He war ne peut pas se traduire en une seule langue : « c’est effacer la marque de sa loi et la loi de sa marque »[14]. La loi ne s’évanouit pas. Elle se contrarie et se contredit alors même qu’elle est scrupuleusement suivie. Elle s’infracte. La traduction « effacerait ce simple fait : une multiplicité d’idiomes, non seulement de sens mais d’idiomes, doit avoir structuré cet événement d’écriture qui maintenant fait la loi »[15]. La loi s’instaure par l’événement qui la bouleverse. Il n’est pas question de la suivre ou de s’y plier mais de la faire. Or, la faire, c’est aussi toujours la défaire dans sa précédente inscription et acception. C’est donc la relativiser et, par là même, la déconstruire profondément. Il n’est pas anodin que dans le second texte réuni dans le même volume, non plus donc Deux mots pour Joyce mais Ulysse gramophone,Derrida revienne sur la traduction à propos de … Descartes ! La traduction latine a naturellement volontairement omis le passage justifiant l’usage du français. Parce qu’elle « prétendait reconduire le Discours de la Méthodeà ce qui, selon la loi de la société philosophique d’alors, aurait dû être le véritable original en sa vraie langue »[16]. La loi dit la vérité et, ce faisant, hiérarchise jusqu’à imposer la suppression dans la traduction. Joyce jouerait ici le rôle d’un anti-Descartes absolu. (Il est d’ailleurs signifiant, bien qu’il n’y fasse pas référence que cette mention inquiète du latin intervienne alors même que Derrida s’apprête à étudier le oui chez Joyce. Il n’y a, strictement parlant, pas de oui en latin …)

« He war– la signature de Dieu. En donnant la loi, et la langue, c’est-à-dire les langues, il a déclaré la guerre »[17]. Le « il », le « he », ne préexiste pas à la guerre. Il s’y forme et s’y façonne. Toute la mémoire grammatotransformée du monde se rejoue dans Finnegans Wake. La séquence se répète en se disloquant.
Joyce, au moins Joyce lu par Derrida, fait plus que de s’extraire d’un lieu ou d’un mo(n)de. Il s’extrait de la totalité : « […] la totalité calculable est déjouée par une écriture dont on ne sait plus décider si elle calcule encore, et mieux et plus, ou si elle transcende l’ordre même et l’économie d’un calcul, voire d’un indécidable »[18]. En précisant « calculable », Derrida pouvait encore laisser entendre que l’écrire de Joyce ne défiait qu’un certain ordre logique et rationnel, presque déterministe. Mais il poursuit immédiatement en précisant qu’elle peut transcender l’économie du calcul. Elle balaye donc aussi hors du seul champ mécanique ou prévisible. Elle affronte une totalité totale qui excède la dimension computationnelle. Le joyciela d’une certaine manière anticipé les mises à jour et les évolutions technologiques. Il ne dépend ni du système d’exploitation, ni du processeur. Il est parfaitement portable. Il a rompu tout dépendance par rapport à la plateforme. Autrement dit : il déjoue déjà la loi à venir. Il frappe d’obsolescence ce qui aurait du le remplacer : l’up-grade échoue avant d’être.
Peut-être Joyce s’est-il vengé du Dieu de Babel : « […] ressentiment a priorià l’égard de tout traducteur possible. Je t’ordonne et t’interdit de me traduire, de toucher à mon nom, de donner un corps d’écriture à la vocalisation »[19]. Et Derrida poursuit : « par ce double commandement il signe. La signature ne vient pas après la loi, elle en est l’acte divisé […] »[20]. Le rire de Joyce, celui qui traverse tout Finnegans wake, est là pour « absoudre » ce mal de signature. L’art de Joyce se déploie dans la place laissée par sa signature. « He war, c’est une contresignature, elle confirme et elle contredit, elle efface en souscrivant »[21]. La signature de Joyce nomme et dé-nomme. En fermant l’œuvre, elle ouvre sa réception.

Avec Blanchot, Derrida questionnait le titre. Avec Joyce, il interroge la signature. En miroir et en résonnance, les deux réflexions se portent au lieu exact où la loi pourrait à la fois s’instituer et se fissurer. Il montre que tout à l’inverse d’une autodissolution spontanée, la loi s’y déploie et, parfois même, s’y renforce. Il montre qu’elle ne vacillera pas d’elle même. Il montre donc qu’une extraordinaire violence doit s’établir dans le corps (avec et sans organe) du texte pour contrer la violence régulatrice qui allait s’y répandre. Il montre finalement que Blanchot et Joyce inventent des passes pour échapper à la loi menaçante. Ils créent des agencements anti-systémiques qui, pensés simultanément, encerclent la sur-régulation répressive.

Le rapport joycien à la loi est complexe. Indirect. « Avec Joyce, la chance est toujours ressaisie par la loi »[22]. Il est impossible de nier la loi ou de douter de sa prééminence. Elle s’éclipse un instant et réinvestit immédiatement le récit. Elle spirale autour du texte. Joyce n’affronte pas la loi, il joue avec elle et se joue d’elle dans sa dynamique propre. Il ne l’évite pas, il l’utilise. Il use ses potentialités : « et pourtant l’aléa des rencontres, le hasard des coïncidences se laissent précisément affirmer, accepter, oui, voire approuver dans toutes les échéances »[23]. Il la fatigue. L’imprédictible infecte la loi. Joyce ne cherche pas à imposer une décision ou à exercer une volonté contre l’ordre légal. Il laisse une vibration stochastique troubler le processus de l’intérieur. Il pousse la loi à intégrer l’inintégrable. Il la neutralise en l’obligeant à s’étendre à l’infinité des possibles. Sans choisir. Parce que la bifurcation guette toujours. Elle est ce qu’aucune loi ne peut interdire ou empêcher. S’il évoque une « errance sans calcul »[24], Derrida présente plutôt un calcul (toujours approximatif) de l’errance. Jusqu’à ce que le processus computationnel s’enlise dans la démultiplication des chemins.
Joyce produit de l’impuissance. Il défait le concept d’expertise dans l’appréhension de son œuvre. Déchoir de leur piédestal les savants universitaires est ici plus qu’un jeu malicieux, et certainement assez jubilatoire – surtout quand on y fait allusion ici à l’Ecole Normale--, c’est une manière de s’assurer que l’œuvre demeure inépuisable. Une façon, là aussi, de créer une asymptote. Un « Joyce Scholar » devrait disposer « en droit de la totalité des compétences dans le champ encyclopédique »[25].
« Le dessein de plier d’immenses communautés de lecteurs et d’écrivain sous sa loi, de les retenir par une interminable chaîne transférentielle de traduction et de tradition, on peut le prêter à Platon aussi bien qu’à Shakespeare, à Dante aussi bien qu’à Vico, sans parler de Hegel ou d’autres divinités finies. Mais aucun d’eux n’a pu, aussi bien que Joyce, calculer son coup […] »[26]. Derrida utilise Joyce comme une machine de guerre anti-loi. Au sens, là encore, presque littéralement deleuzien d’un nomadisme[27]. L’affrontement est donc très subtil puisque Joyce tente lui aussi de plier ses exégètes et poursuivant à sa loi. Mais sa loi consiste précisément à sursaturer la loi au point de la rendre intenable. La machine de guerre, écrivaient Deleuze et Guattari, entretient un rapport au nombre, à l’invention d’un nombre « nombrant »[28]. C’est exactement cette « surpopulation » légale qui contribue à la composition d’un espace textuel lisse.
« Tout nous est déjà arrivé avec Ulysse et d’avance signé Joyce »[29]. Il ne reste plus aucun espace de restriction ou de coercition pour la loi : sa loi a déjà tout écrit. Elle a empreintéle futur antérieurement. Il n’y a plus rien à orienter ou défléchir. Mais, et tout est là, « rien de nouveau ne pouvant vous surprendre du dedans, quelque chose, enfin, pourrait vous arriver d’un dehors imprévisible. Et vous avez des invités. »[30]Il faut donc supposer qu’en exténuant les possibles internes, la technique-Joyce nous met en position de créer ou de recevoir des potentialités externes. En épuisant le monde, il ouvre un autre monde. Que signifie notre incompétence forcée face à Joyce ? Y compris chez les plus érudits. Précisément ceci : que nous sommes tous hors la loi. Que ne sachant plus la déceler ni la reconstruire, nous n’avons aucun autre choix que l’illégalité. Mais l’illégalité se mérite et se conquiert. Elle se gagne. Le Joyce de Derrida fait de nous des bandits de la langue : non pas pour voler ou violer le texte mais, au contraire, pour lui rendre sa justice paradoxale.


Ici la technique joue contre la loi et, chez Derrida, la loi s’articule toujours à la Vérité. Chacune parle au nom de l’autre. Chacune s’institue dans la dynamique de l’autre.
Mais chacune hérite aussi de la violence de l’autre[31].
« Il faut la vérité. »[32]
La mise au point de Derrida est, semble-t-il, incisive et radicale. Non seulement il la faut, mais, poursuit-il, « c’est la loi ». Au-delà du jeu avec Freud et son « prototype normal du fétiche », l’injonction derridienne sonne comme un couperet. Ici, il n’y pas à transiger. Naturellement, la méthode est signée, presque emblématique. C’est la technique-Derrida. Nous ne sommes ni en introduction, ni en conclusion du texte. Pas même dans le corps. La remarque, décisive et certainement préliminaire, se trouve reléguée en note de bas de page, plus ou moins perdue au cœur de l’ouvrage (en l’occurrence Positions). Apparemment insignifiante sauf, naturellement, à inventer une sémiotique de la marge. Elle est donc hors texte mais pas strictement « hors livre», elle se glisse en bordure pour aborder l’interrogation centrale. Parergon, déjà. Elle se place en lisière. Pire : cette note de bas de page n’est pas même strictement dédiée au problème de la vérité mais à une mise au point sur l’historicisme et plus particulièrement sur sa nécessaire critique, à partir, là encore, de Husserl. Pire toujours : la note vient compléter ce qui avait été « oublié » dans la réponse initiale de Derrida ! Elle est donc non seulement spatialement déportée mais aussi temporellement retardée. Il n’invente pas cette phrase, il ne la compose pas pour l’occasion, il la « répète ». Derrida l’emprunte, donc, et la fait sienne. Mais celui à qui il l’emprunte (en l’occurrence lui-même, dans un autre ouvrage) en est-il véritablement l’auteur ? Ne serait-ce pas ici, ne serait-ce pas déjà, la chaîne récursive engendrée par un concept inappropriable et sans doute sans origine qui se dessine ? L’enjeu est annoncé : ne pas « revenir naïvement à un empirisme relativiste ». Autrement dit : qu’elle qu’en soit l’archéologie ou la généalogie, la vérité est un impératif. Quand bien même elle demeurerait indéfinissable ou ambivalente, il la faut. Ce n’est ni une règle, ni une convention, c’est une « loi ». Fût-elle, comme l’ajoute immédiatement Derrida, « disséminatrice ». Voilà le point nodal : la vérité est, d’une manière ou d’une autre, toujours liée à la loi et à sa perfection technique.
Le propos est insistant : « il ne s’agit en aucun cas de tenir un discours contre la vérité ou contre la science ». Ce serait « impossible et absurde ». On peut bavarder sur ce qui est souhaitable mais il n’y a pas discussion sur l’impossible. Derrida est radical : la vérité a force de loi. Mais que serait donc cette vérité titubante de la loi paradoxale du joyciel ? Quelle force représenterait-elle dans un texte qui se plie sous sa complétude ?
Pourtant, et c’est ce qui, pensons-nous, constituera le frémissement d’une immense remise en cause de l’ordre (nomos peut-être plus encore que logos), un malaise lancinant se dessine dans le rapport à la vérité. Et ce, dès cette note de bas page à laquelle la lecture de Joyce donne tout son sens. Cette vérité peut elle s’écrire au singulier sans autre définition ? C’est en effet le nom de Nietzsche qui est ici convoqué par Derrida ! Référer à Nietzsche alors même que l’on déclare son attachement inconditionnel à la vérité n’est pas neutre. C’est celui pour qui la vérité devient une entreprise de falsification du réel, de négation des différences, d’atrophie des métamorphoses, qui est donc évoqué. Mais celui, pourtant, qui ne nie pas une possible vérité héraclitéenne, une vérité du devenir et de l’écoulement. Derrida, ici encore, joue d’une ambiguïté qu’on pourrait dire inévitable : Nietzsche est nommé mais il ne l’est que dans la stricte mesure où son absence est « regrettée ». Il intervient en tant que manque. Il adopte la forme spectrale de celui qui hante la discussion – puisque ce texte est celui d’un échange – sans y participer. Mode spectral donc, mais aussi spéculaire : Nietzsche renvoie l’image d’une vérité qui s’effrite petit à petit sous ses propres contraintes. Nietzsche plante le joyciel. Il crashe le disque dur d’Ulysse. Il dispose une erreur fatale dans le processeur de la veille de Finnegan, évoqué par Jean-Luc Nancy. Nietzsche reflète les fissures qui ont mis le concept en auto-tension. Il n’entend pas explicitement révolutionner le sens de la vérité mais bien davantage en révéler les contradictions « toujours-déjà » présentes.

La technique, la loi, le vrai. C’est le triptyque infernal de Derrida. C’est la tierce qu’il quarte en y ajointant non pas l’errance mais la rigueur. L’implacable rigueur qui porte la loi à l’impossible de sa puissance.
Ici la technique s’emballe. Elle se sature. Elle est l’outil dont Derrida use pour faire vaciller la loi du texte. Même dans la mécanique de Joyce, on peut échapper à l’implacable. On peut défier le déterminisme numéral et causal. Mais ça ne vient pas de soi. L’automate ne s’enraye pas automatiquement. Il faut, et c’est tout le sens –ou le non sens justement– de cette lecture, s’immiscer dans les inter-lignes et y faire fonctionner la mise en excès de la loi propre – quoique toujours impure – de l’écrire.
Ce qui, aujourd’hui, résiste, perdure, contamine, dans la technique-Derrida affrontant et s’innervant de la technique-Joyce, c’est justement l’évanescent et le contingent. C’est l’extrême fragilité de cette violence nécessaire. Et c’est là l’actualité cinglante de ce geste, de cette hantise hantée de la technique. C’est là sa dimension tragique et même catastrophique, au sens propre, c’est-à-dire celle d’une entreprise qui entend retourner la technique, par la technique, sans en nier l’implacable dynamique et l’inquiétante efficace.
Le Joyce de Derrida ne saurait évidemment n’être qu’un exemple. Mais il n’en demeure pas moins exemplaire. Exemplaire d’une subversion respectueuse qui crée du loin, de l’intérieur.

Aurélien Barrau



[1] J. Derrida, Ulysse gramophone, Paris, Galilée, 1987, p. 20.
[2] M. Antonoli (dir.), Abécédaire de Jacques Derrida, Op. cit., p. 215.
[3]Ibid., p. 216.
[4]Ibid. 
[5]Ibid., p. 217.
[6] J. Derrida, « Introduction » à Husserl, L’origine de la géométrie, Paris, P.U.F., 1962
[7] B. Peeters, Derrida, Ibid., p. 162.
[8] J. Derrida, Ulysse Gramophone, Op. Cit., p. 16.
[9]Ibid., p. 19.
[10]Ibid., p. 24.
[11]Ibid., p. 28.
[12]Ibid.
[13]Ibid., p. 44.
[14]Ibid., p. 45.
[15]Ibid., p. 44.
[16]Ibid., p. 59.
[17]Ibid., p. 48.
[18]Ibid., p. 51.
[19]Ibid., p. 52.
[20]Ibid.nd
[21]Ibid., p. 53.
[22]Ibid., p. 60.
[23]Ibid.
[24]Ibid., p. 61.
[25]Ibid., p. 97.
[26]Ibid., p. 96.
[27] G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 50.
[28] G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 460.
[29] J. Derrida, Ulysse Gramophone, Op. Cit., p. 98.
[30]Ibid., p. 102.
[31] Le paragraphe ci-dessous est en partie issu d’une note publiée sur Strass en octobre 2013
[32]J. Derrida, Positions, Paris, Editions de Minuit, 1972, p. 80.

Restes / Jean-Clet Martin (Colloque Derrida ENS Ulm / IMEC)

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De la grammatologieuse souvent du vocabulaire du déchet, de l’invasion, de la pandémie, voire de la souillure [1]. D’après des restes, des virus qui développent une forme de résistance à toute assimilation. Il s’agit d’un mouvement monstrueux –encore un mot fréquent chez Derrida- qui survit à toute suppression. Cette monstruosité se déchaîne selon des reliquats, des transplants qui procèdent par déplacements. Le moyen âge parlait de translation, translation de restes, « translation de reliques ». L’écriture elle-même d’ailleurs offre de tels transports, transformations, greffes, photocopies, sérigraphies...  dont la première feuille n'a sans doute jamais été autre chose qu'une lithographie, quelque chose dont le premier numéro serait déjà une copie. Et cela n’a rien de commun avec la traduction qui veille forcément à une analogie. La translation est précisément sans analogie. Elle montre plutôt des restes qui ne se remplissent d’aucune origine assignable et par conséquent ne s’achèvent selon aucune finalité prévisible. L’écriture, on le verra progressivement, fuit, transperce autrement sur les différents feuillets d’un palimpseste. Elle est un cas de bifurcation, un cas de transplant, cas tératologique d’une invasion. Comme si toute œuvre était marquée d’une contagion constitutive, elle qui naît de la monstruosité, du contact avec l’étranger, avec certaines traces virales qui forment les éléments, les éléments d’une grammatologie.
Nous voici donc devant l’élément, l’élément d’une écriture, l’élément d’un espace déchiré, page décomposée en marges, colonnes, morcellements, faite de morceaux  -le plus plein des morceaux, le plus arrondi étant déjà un biface, un double, une partie incomplète inquiétée par la trace de son autre. Il y a dans l’espace de l’écriture des éléments et chez Derrida toute une analytique de l’élément. Des éléments qui ne sont ni eau, ni terre, ni air, ni feu ; des éléments qui ne sont pas des corpuscules, ni des choses en soi. Ce sont plutôt des traces tout à fait réelles, des traces différemment friables. Comment l’élément peut-il alors se composer, s’agglomérer, se métaphoriser, se signaliser ? Pour le moment, je vais essayer de m’en tenir à De la grammatologie pour entrer un peu dans cette « élémentarité » de la trace.
Cela suppose une redéfinition de l’élément. Qu’il y ait des éléments, cela renverrait classiquement à des données de principe, des composants minimaux, normalement pleins comme lorsqu’on se réfère aux phonèmes ou encore aux atomes, indivisibles, briques élémentaires. Descartes est assez exemplaire dans cette approche si classique de l’élémentaire. Pour lui, les éléments de l’étendue sont autre chose évidemment que des atomes. Ce sont déjà des parties, et chaque partie peut se diviser en fragments insubstantiels quoique substituables. Toute une logique ventilée partes extra partes. Des "corpuscules" eux-mêmes divisibles en éléments plus fins, etc. On comprend donc que la matière, si discontinue, ne tienne pas ensemble, qu’il lui faut un principe autre, une altérité radicale pour rendre compte de sa solidité, un lien, une force qui impliquent l’existence de Dieu, de sa « création continuée ». Un argument ontologique par la matière… L’élément cartésien est comme la cendre ; il est affecté d’un vide, d’une faille pour ainsi dire infinie. Il en va de même de l’élément selon Derrida mais avec Dieu en moins, avec un Dieu mort. Si l’élément est une trace, cette trace ne montre finalement jamais le sceau primordial qui réduirait l’écart par un contact. La trace est pour cela même « architrace », et l’écriture une écriture élémentaire dont le lien n’est pas prescriptible. Il n’en reste que des tangences ou des touches différemment infléchies, dans un milieu stochastique.
        L’écriture des éléments nous inscrit, pour toutes ces raisons évoquées, dans ce vertige, dans cette dissémination d’une étendue à laquelle on soustrait le lien, le vinculum divin comme accord des parties. Il n’y a donc plus aucun rapport qui soit immédiat. Le rapport le plus proxime aux choses sera déjà médiatisé par un intermédiaire. Et cet infini vient faire éclater la perfection définie de la présence à soi, de ce qui aurait en soi-même son fondement. L’œuvre, élémentaire par principe, est donc essentiellement ouverte. Tout un texte, une texture, une tessiture, un tissu entre des régimes disparates dont l’architrace constitue l’origine sans origine. Mais, dans cette mort de l’œuvre qui ne se réunit plus par la « création continuée », dans cette dissémination, se met en place une résistance. Le reste est résistance. Il se brise, se double, se réplique de façon automatique, "machinique" pour reprendre ici le beau mot de Deleuze/Guattari… Je cite Derrida qui parle à ce propos d’ « une survie quasi-machinale de l’œuvre ». Comme si l’œuvre entrait dans un automatisme, se muait en une machine corporelle, un animal-machine. Elle suppose en effet tout un montage de sections, d’insections, de plans, de coupes, de notules, d’archivation, de citations…[2].
          Dans l’œuvre, se tire un trait ; un trait entre des séquences : un tracé relie les restes, les éléments erratiques de l’écriture. Et ces reliures, ces reliques reliées, ne sont ni de Dieu ni de l’homme. C’est assez beau ce genre de reliquats, de tessons quand on ne cherche pas à les rassembler, à recoller les bouts pour restaurer le compotier brisé mais pour entrer dans une nouvelle composition. Derrida formule cela par un étrange exemple dans papier machine, une très belle relique, un morceau d’anthologie. Je ne plaisantais pas évidemment en parlant de relique, et il me fallait en trouver une. La voici : un moustique fossilisé suce le sang d’un autre insecte. Derrida interrompt soudainement son texte pour nous parler de cela qui apparemment n’a rien à voir avec son propos. Un morceau d’ambre a été retrouvé, avec au centre un étrange hôte. Et ce dernier obéit à un programme : une régularité qu’on entend encore la nuit, dans nos nuits qui sont toutes les nuits revenues, avec l’étrange sonorité de l’animal. Mais là, dans ce morceau d’ambre, il est sans doute en décalage lorsqu’il suce le sang d’un autre moustique –un male ?- et que cette liaison se trouve figée, paléographiée, paléontologisée. Et sans demander son reste, sans trop fournir d’explication, Derrida va composer avec cette relique. Il va la relier. Il procède au lien anachronique. De façon brutale, presque cubiste. Derrida va en faire le dispositif même de l’autobiographie. Un art du faux raccord. C’est le cas, par exemple, de Nietzsche écrivant avec son sang dans lequel trempe son corps, l’alphabet de sa génétique. Ce qui nous met en face d’un extraordinaire décalage de l’écriture génétique vers celle sur papier démultipliant l’œuvre. Que Nietzsche ne soit pas un insecte, personne n’en doutera... Mais il signe ses écrits, dit-il comme Shakespeare et bien d’autres, avec son sang[3]. Il use de son sang pour dire un écart, une blessure comme une mouche écrasée.
Du sang, redevable d’une certaine génétique, Nietzsche passe à l’œuvre de l’écrivain qui porte d’étranges reliquats, d’étranges stigmates. Ce n’est pas encore microfiches ni circuits imprimés. Mais il y a tout de même un circuit, un court-circuit (Aurélien Barrau parlait hier du bug d’un logiciel). L’écriture, son impression, entraîne la vie hors de soi, détrempe le sang et lui soutire des éléments désormais redevables à un automate, un automate spirituel. Voici qu’un tel écart, une telle translationconteste la limite du donné et de l’acquis. Dans ce programme ni donné, ni acquis, décalé, la vie trouve sans doute un débouché, selon certaines machines, selon certains reliquaires capables d’une sur-vie. Il s’agit d’une procédure qui s’appuie sur toutes les machines d’écriture, qu’il s’agisse de livres en papier ou de livres électroniques, voire de chutes cinématographiques. La vie passe, passe vers d’autres vies, d’autres corps, d’autres empreintes. Une vie déjà automatisée dans l’instinct (comme celle du moustique dont nous étions partis), entre ainsi sous un nouvel automatisme, vie sur vie, vie selon vie qui provoque une coupure, un animal-machine ou encore ce que Derrida nommera un « animal autobiographique »[4]. Il y a forcément un rapport du corps à l’écriture, l’un étant écrit comme l’autre dans une forme de génie génétique, Malin Génie plutôt pour défier la loi du genre. Et d’une colonne à l’autre, du message génétique (sang nietzschéen) à la machine qui le décalque, va se produire, dans le corps, une blessure, une sensibilité qui n’a plus à rien voir avec ce que nous appelons « réceptivité », « sens commun », ou encore « esthétique».
La philosophie de Derrida vise une passivité plus profonde que celle de la chair[5]. Une passion qui renoue avec des écritures du corps, de la machine prothétique dans un branchement dont rien ne pouvait accueillir le choc, si ce n’est une blessure aussi forte que la cicatrice venue d’ailleurs, la circoncision de l’Autre tracée dans le corps. L’écrivain œuvre autour d’une blessure, d’une insection qui le rend comparable à l’insecte englué dans un ruban, comme la mouche se trouve prise dans les anciens pièges, cette pellicule où elle va se coller pour survivre, se nourrir d’un leurre qui fera son tombeau.
Mais le tombeau de l’œuvre, les hiéroglyphes de l’œuvre, son reliquat, sont bien plus persistants que des cadavres : ce sont des écrits qui restent, des reliques qui entrent dans une matière spectrale. Ils se laissent engloutir par le buvard du papier, tout en y déposant des effets durables, des témoins, des strates comparables à celles qu’on analyse pour la calotte glaciaire, la mémoire de la terre. Ce dépôt effectif, cette wirklichkeit forment une résistance qui trouve des équivalents peut-être dans l’habitude, automatisme de l’instinct décrit par Maine de Biran dont Derrida a beaucoup parlé. Voici donc que le décalage de l’écrit, du corps, de ses gènes se verse sur le papier, produit une coupure, un écartèlement, une vie autonome, une habitation. Habitude et habitation étant bouturées selon une même translation. Cela produit l’effet d’une demeure qui serait comme une troisième vie dirait Biran, une demeure qui « est –je cite Derrida- à la fois une blessure et une ouverture, la chance d’une respiration (…) –comme si la machine, la quasi-machine opérait déjà, avant même d’être techniquement produite dans le monde » (P.M p. 112).
Il y a, peut-être, quelque chose de suicidaire dans l’écriture, l’œuvre ne pouvant survivre que dans le hors-d’œuvre d’un support devenu automatique. Et ce qui s’automatise, c’est la destruction du moi autant que la création de quelque chose de nouveau redevable à des figurations de l’esprit (Ghost). Il en va ainsi des personnages de la littérature qui absorbent leur auteur, qui le coupent de son origine, de ses initiatives, du présent vivant qui le définit. Qui se souviendrait de Tirso de Molina à propos de Don Juan ? Ce dernier n’est-il pas complétement délocalisé par rapport au premier ? Et que penser de Faust qui est entièrement pris dans une seconde vie, prolongée hors d’elle par un pacte de sang,  par une ombre, un fantôme confié au diable ? On dirait ainsi que le personnage anesthésie brutalement celui qui se laisse ainsi voler son âme, il le vampirise à l’image de l’insecte suçant le sang de sa funeste victime. Ce faisant, il lui ouvre d’autres intuitions, d’autres modalités vitales, d’autres sensations qui adoptent un point de vue inhumain, celui d’un narrateur abstrait, celui d’une focalisation monstrueuse, épouvantable, fictive, anticipatrice, utopique, fantastique, Faustienne, méphitique, etc. En tout cas, la région en supplément qui se découvre dans cet automatisme de la machine narrative, de la machine cinématographique[6], de la machine photographique produit une expérience limite. Elle nous place en regard d’autres mondes, inouïs, aux espaces-temps déformés, désarticulés. Ce sont des éléments qui ont besoin de la machine pour devenir sensibles, d’un dispositif technique pour se prolonger, se mettre en archive dans une bibliothèque, celle de Babel, totalement débordée.
C’est en tout cas quelque chose de ce genre qui se produit chez Kleist absorbé par les marionnettes, adoptant leur perspective automatique. C’est le cas de Grégoire qui entraine Kafka à se muer en insecte, en cloporte, et c’est le cas du cinéma tout autant dont Derrida a moins parlé. Par tous ces traits, nous voyons bien que l’œuvre nous ronge, mange l’auteur mais, ce faisant, le rejette vers une vie tout autre. Un certain cannibalisme, s’il en est, qui inquiète la chair par un esprit, un fantôme, suivant une étrange translation de ses reliques, de ses marques, claviers, types de golem…
L’écriture est sensible non au moi de l’auteur, mais à l’esprit auquel il laisse place et qui s’ouvre par le nom de certains personnages qui ont la vie plus dure, plus longue que lui. C’est sans doute, comme le montre Derrida, le cas de Marx qui vit de ses fantômes, dans la spectralité des problématiques qui le hantent, le font revenir aux mêmes points, dans une incroyable machine dialectique[7]. Et je ne parlerais pas de celle de Hegel pour laquelle il faudrait un logiciel à part. Nous savons en tout cas qu’écrire, c’est créer une vie hors la vie, une vie qui donc réclame –je cite Derrida- « une certaine matérialité qui n’est pas nécessairement une corporéité, une certaine technicité, la programmation, la répétition, l’itérabilité, la coupure ou l’indépendance au regard de tout sujet vivant » PM 115. Le papier machine, pour toutes ces raisons, est le lieu d’une sensibilité dont le clavier est redevable d’un grammage et dont le monument constitue une archive, un ruban comme celui qui permet la survivance des momies. L’écriture de Derrida pourrait bien, sous ce rapport, se confier aux rubans, aux phylactères, à la pellicule photographique, à la cellule infographique réinscriptible. Une relique frappée, enroulée dans l’ambre de la momie. Mais loin d’être indéconstructible, celle-ci, au contraire, mute et produit des formes décalées, différentes, tout en différance pour reprendre ce concept devenu emblématique.





[1]De la grammatologie, p. 52.
[2]Id.
[3]« De tout ce qui écrit, je ne lis que ce que quelqu’un écrit avec du sang. Ecris avec ton sang et tu verras que le sang est esprit », Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Editions du livre de poche, Trad. G.A. Goldschmidt, p. 50.
[4]Titre d’une conférence reprise dans L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006.
[5]Derrida, Penser à ne pas voir, Paris, Editions de la différence, 2014, p. 76.
[6]Derrida, La danse des fantômes in Penser à ne pas voir, op.cit. p. 308. Il y est dit que «Le cinéma est un art du fantôme ».
[7]Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.

La fin et le commencement du livre / Elise Lamy-Rested (Colloque Derrida, ENS Ulm/IMEC)

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Il n’aura pas échappé à un lecteur de Derrida que mon titre reprend, pour le modifier, celui du premier chapitre de De la grammatologie, « La fin du livre et le commencement de l’écriture », qui fut publié en 1967. Trente ans plus tard, en 1997, Derrida rédige une introduction à une discussion avec Roger Chartier et Bernard Stiegler, qui eut lieu à la Bibliothèque nationale de France. Elle est intitulée « Le livre à venir », en hommage, entre autres, à Maurice Blanchot. Dans ces deux textes, il est question du livre, mais pas exactement du même : il suffit en effet de lire la première phrase de chacun d’eux, pour se rendre immédiatement compte que les instruments conceptuels au moyen desquels Derrida le ou les pense ont radicalement changé. Or ceci ne tient pas seulement à la transformation de la pensée derridienne qui en trente ans serait enfin advenue à maturité, en se libérant notamment du style encore un peu académique, en tout cas largement pris dans les schèmes intellectuels des années 60, de De la grammatologie, mais aussi sans doute, au brutal changement de rythme que connaît le monde à la fin du XXème siècle. Le style de Derrida (quand je parle de style, j’en parle dans le sens le plus commun qui soit), c’est tout du moins mon hypothèse, accompagne une mutation présentée à la fois comme un temps de suspens, « le temps et la place d’une minuscule virgule dans un texte infini » (p. 31 PM), et un temps vertigineusement accéléré : « nous pourrions parler d’une secondarisation de la seconde même (…) ce qui change ainsi la face de tout sur la face du monde n’est qu’une petite fraction de fraction de seconde… » (ibid.). Le livre, ou plus exactement le problème livre, incarnerait donc ce brusque changement de rythme ou cette brusque suspension du temps, autour desquels tournent sans doute tout « Le livre à venir ». Qu’est-il donc arrivé au livre en trente ans ? C’est en commençant par faire une lecture croisée de De la grammatologie et du premier texte de Papier Machine, que je tenterai de formuler une réponse et de repenser ce que j’ai appelé, en parodiant le titre du premier chapitre de De la grammatologie, « la fin et le commencement du livre ».    
Je ne crois pas me tromper en affirmant que De la grammatologie obéit encore à un paradigme structuraliste, même si Derrida cherche à se départir du structuralisme, notamment saussurien, en en pensant justement la « fin » qu’il désigne parfois par telle périphrase : « la clôture d’une époque ». Le diagnostic derridien formulé dès l’ouverture du chapitre 1 est sans appel : « [L’] inflation du signe « langage » est l’inflation du signe lui-même, l’inflation absolue, l’inflation elle-même. Pourtant, par une face ou une ombre d’elle-même, elle fait encore signe : cette crise est aussi un symptôme. Elle indique comme malgré elle qu’une époquehistorico-métaphysique doit déterminer enfin comme langage la totalité de son horizon problématique. » Cette époque dont nous parle Derrida en reprenant le terme de Heidegger, est celle de la présence ou de la conscience qui se confond enfin, en ce début de deuxième moitié du 20ème siècle, avec le signifié. L’inflation du signe et la mise en crise du signifié révèleraient l’impossibilité d’une présence pleine qui n’existe que par et dans le langage. En effet, si la conscience se confond avec le langage, cela signifie qu’elle est continument travaillée par la matérialité d’un signifiant qui peut-être se laisse oublier ou qui peut-être se voit réprimé mais qui secrètement la structure tout entière. La mise en crise de l’époque du signifié correspond au retour du refoulé : la matérialité du signifiant ressurgit, mettant en question l’idéalité et l’identité de la conscience au profit du jeu de la différence entre les signifiants. Telle est l’époque historico-métaphysique au sein de laquelle naît la philosophie derridienne et dont elle cherche à se départir. Car ce que Derrida appelle « l’écriture » n’est justement pas le jeu des signifiants, elle est cet espacement entre les signes qui ouvre le signe sur son au-delà. Elle est une dynamique sans commencement ni fin, qui en appelle à un substitut matériel ou à un support technique dont la forme et la matière dépendent toujours du contexte historique. Si Derrida parle de « commencement de l’écriture », c’est uniquement en ce que cette écriture, qu’il nomme aussi différance, en se délivrant enfin de la répression exercée par la conscience ou le signifié, peut commencer à se laisser penser. Avec la prolifération du signe, c’est le signe lui-même qui finit par s’exténuer. Le texte est en fait cette écriture infinie qui ne se laisse border par aucune limite et ne se laisse contenir dans aucun livre qui n’est pas simplement identifiable au livre papier. Dans De la grammatologie, le livre est en effet d’abord compris comme la totalité du signifiant qui est encore, malgré lui, dépendant du signifié. Dans les termes mêmes de Derrida, « L’idée du livre, qui renvoie toujours à une totalité naturelle, est profondément étrangère au sens de l’écriture. Elle est la protection encyclopédique de la théologie et du logocentrisme contre la disruption de l’écriture, contre son énergie aphoristique et (…) contre la différence en général. Si nous distinguons le texte du livre, nous dirons que la destruction du livre, telle qu’elle s’annonce aujourd’hui dans tous les domaines, dénude la surface du texte. Cette violence nécessaire répond à une violence qui ne fut pas moins nécessaire. » (p. 30-31). Dans cette citation, Derrida glisse d’une définition du livre à une autre : le livre comme ultime figure onto-théologique devient le livre que l’on tient dans les mains, que l’on feuillète, que l’on parcourt debout, assis, accroupi ou couché d’un œil distrait ou attentif, le livre que l’on dépose dans une bibliothèque et qui forme un tout sur lequel on peut gloser pendant des heures pour peu qu’on l’ait lu ou fait semblant de le lire. Ces livres-là, nous dit Derrida dans De la grammatologie, s’essoufflent, ils sont en fin de course, obsolètes, dépassés, sans avenir. Le temps du livre, qui est le temps de la patience, le temps du calcul et de la présence se trouve disloqué par la violence de l’écriture dont la temporalité est discontinue et dont le passé, inconnaissable, est en fait toujours à venir.
Dans Papier Machine, l’à venir du livre s’écrit cette fois en quatre mots. Il n’est plus simplement le livre total dont le livre papier ne serait qu’un avatar, il est un livre qui résulte de l’« incorporation électronique et virtualisante » (p. 20) du livre papier qui n’a donc jamais été incompatible avec ce que Derrida appelle le texte, comme une lecture rapide de De la grammatologie aurait pu le laisser croire. Qu’est-il arrivé au livre en 30 ans ?, me demandais-je tout à l’heure. Derrida nous a donné la réponse : il a été incorporé par les nouvelles technologies. Au livre imprimé sur le papier ou l’écorce s’est substitué, en moins d’une fraction de seconde, le livre électronique ; et au paradigme structuraliste qui servait encore à penser le livre dans De la grammatologies’est substitué un style singulier, extrêmement fluide qui emprunte largement au vocabulaire des nouvelles technologies, même si celui-ci reste néanmoins marqué par celui de la linguistique. En 30 ans, une histoire de plusieurs millions d’années « qui [a] transform[é], et de façon progressive et par mutations brusques, le rapport du vivant à soi et à son milieu… » et auquel on a cru pendant très longtemps, a été brutalement interrompue, mise en suspens par une « minuscule virgule » (p. 30) ; ce qui nous a juste donné le temps de nous apercevoir que le texte était infini et que l’histoire ne s’était en fait jamais laisser tenir en main. Ce temps de suspens, cette ponctuation n’est donc pas le temps nécessaire à la reprise du souffle d’une histoire linéaire, elle est plus exactement la brisure d’une temporalité qui n’est pas simplement disloquée mais dont le rythme s’est vertigineusement accéléré. Il ne s’agit pas simplement d’une époque de retrait, comme aurait pu le dire Heidegger, mais on assiste aussi au surgissement d’un autre temps, ou peut-être, aussi, au surgissement du temps de l’autre, qui brusquement a fait sauter la répression qui s’est longtemps exercée contre lui. Ce temps est celui d’une profonde, radicale et ultra rapide mutation qui ne se fonde sur « aucun modèle et aucune norme à reproduire » (p. 31) et qui reste donc incalculable. Ce temps-événement est aussi, disais-je, celui de la prolifération tout azimut des nouvelles technologies qui ont littéralement « incorporé » le livre.
« Le livre a été incorporé par les nouvelles technologies ». Voilà une bien curieuse expression que Derrida entend dans son sens le plus littéral et qui donne du corps, de la vie et du souffle à ce qu’on pense n’être même pas mort, à savoir le livre ou la machine : « cela respire ou vit comme le souffle d’une infime et presque invisible ponctuation » (p. 30). Derrida nous décrit l’apparition d’un monstre ou d’un mutant ni tout à fait humain ni tout à fait animal ni tout à fait machine, et cet hybride pourrait bien être le livre à venir qui ne formerait plus cette totalité que l’on dépose dans une bibliothèque, mais qui se confondrait avec des processus textuels infinis et ouverts à tous, qui quant à eux modifieraient « le rapport du visage, des yeux, de la bouche, du cerveau au reste du corps, à la station debout, à la main, au temps, à la vitesse, etc. » (p. 31). Ce livre étrange qui s’annonce aujourd’hui même, que l’on peut penser mais non se représenter de manière déterminée, nous travaille sans cesse et nous transforme à notre insu.
Mais plus précisément, ce qui est peut-être en jeu dans ce court texte de Papier de Machine, c’est la question de la mémoire qui est inséparable de la matière, comme nous l’indique le titre de la première partie du livre, « Matière et mémoire », que Derrida avoue un peu loin, dans le deuxième texte de Papier Machine, « Le ruban de la machine à écrire »,  avoir volé à Bergson et à Ponge (p. 39). Car derrière ce rêve du livre à venir, se dissimule en fait toute la philosophie derridienne de la survie, dont nous allons voir qu’elle est une autre forme d’écriture et dont la temporalité, qui échappe au présent, est simultanément passée et à venir. Selon Derrida, la survie, qui excède le vivant aujourd’hui physiquement ou biologiquement présent, est inséparable d’un substitut matériel qui seul peut se transmettre de génération en génération. Ni réductible à du biologique ni réductible à du spirituel, la survie est d’abord le lien entre les vivants d’hier, aujourd’hui physiquement disparus, et ceux de demain, aujourd’hui non encore apparus. La survie est donc bien une mémoire qui résiste à son anéantissement, c’est-à-dire à l’irreprésentable ou à l’effacement irréversible, en produisant et en se préservant dans des représentations dont la « représentation consciente » (Vorstellung en terme husserlien) n’est que le dernier avatar. C’est bien le concept de phainesthai qui est ici, comme souvent, en jeu. La survie est une machine à produire des représentations qui sont d’abord des représentations phantasmatiques ou, dans les termes du « Livre à venir », « des figures marines, abyssales, fantomales, numériques ou numérologiques » (p. 21). La survie est une représentation matérielle qui peut bien prendre une infinité de formes en fonction du contexte dans lequel elle s’inscrit, mais qui garde chaque fois la trace d’une disparition. Elle est arbitraire et conventionnelle, même si elle est absolument nécessaire. Elle se détache de son géniteur dont on a depuis longtemps perdu la trace, et se répète en se déformant au gré de chaque singularité. L’histoire du livre se confond en fait avec l’histoire de cette représentation ou de cette mémoire. Le livre garde en lui la marque d’une lutte : si la chaîne signifiante est infinie (« il n’y a pas de hors texte »), le livre se referme illusoirement sur un sens. Ce dernier geste est celui d’une conscience qui résiste au débordement propre à la survie. La survie en effet ne cesse d’excéder le présent, pour se perpétuer mécaniquement, en suivant la dynamique d’une itération qui prend corps dans une représentation fantasmatique pas toujours visible, et dont le phénomène, comme nous l’avons déjà vu, n’est que la forme idéale. En encore d’autres termes, la sur-vie se confond avec ce substitut technique transmissible de génération en génération par le biais de la répétition et qui garde en vie les morts. Le vivant d’aujourd’hui, en incorporant ce substitut et en lui donnant une autre forme – celle de sa singularité – permet à la tradition de se préserver et de se perpétuer. Ce peut-être une citation, ce peut être un mot, ce peut être une image, ce peut être n’importe quel objet qui est toujours susceptible de devenir un fétiche. En incorporant ce substitut technique, le vivant d’aujourd’hui se laisse affecter par une altérité qui survit machinalement en celui-ci. C’est bel et bien de télécommunication que nous parle Derrida, très longtemps après l’Introduction à l’origine de la géométrie (1962) dans laquelle ce concept fut thématisé par le biais de sa réflexion autour du concept d’écriture dont on comprend maintenant comment elle a pu disloquer le livre papier, pour produire cet autre livre, monstrueux, fantasmatique et encore à venir.
Le livre suscite donc logiquement toutes sortes de fantasmes et plus particulièrement deux, nous dit Derrida à la fin du « Livre à venir ». Ces deux fantasmes ignorent tout, sans doute, de ce qui vient, mais ils expriment comme des symptômes notre incapacité à prévoir ou à calculer l’à venir. « Ce qui s’annonce comme la forme même de l’à-venir du livre, encore comme livre, c’est d’une part, au-delà de la clôture du livre, la disruption, la dislocation, la disjonction, la dissémination sans rassemblement possible, la dispersion irréversible de ce codex total (…) mais simultanément le réinvestissement constant du projet livresque, du livre du monde ou du livre mondial, du livre absolu (…), le nouvel espace de l’écriture et de la lecture de l’écriture électronique voyageant à toute allure d’un point du monde à l’autre, et reliant, par-delà les frontières et les droits, non seulement les citoyens du monde sur le réseau universel d’une universitaspotentielle, d’une encyclopédie mobile et transparente, mais surtout lecteur comme écrivain possible ou virtuel, etc. » (p. 27). Autrement dit, les « deux limites fantasmatiques » du livre à venir sont « la fin comme mort ou la fin comme telos ou accomplissement » ; je cite une fois de plus Derrida. Ces deux fantasmes s’inscrivent donc encore dans une représentation téléologique ou messianique, en un mot judéo-chrétienne, de l’histoire – l’apocalypse n’étant en effet que l’envers de l’arrivée du Messie – que le livre à venir ne cesse pourtant de disloquer. Contrairement à ce que l’on fait parfois dire à la philosophie derridienne, on voit donc bien ici que celle-ci n’est pas gouvernée par la nostalgie du telos ; et que ce que Derrida appelle parfois le « messianicisme sans messie » est justement une perversion du vocabulaire de la philosophie messianique ou téléologique.
Comment dès lors parler justement du livre à venir, sans se laisser porter, comme tout à l’heure, par la dynamique de la survie qui le sous-tend ? Peut-être en se mettant à distance de ces deux fantasmes, même si l’on doit aussi les garder en mémoire. Il faut d’abord se délivrer de l’idée selon laquelle le livre pourrait corps et bien disparaître, et plutôt analyser ses formes de résistance à l’intérieur même des nouvelles technologies. Mais il faut tout autant se délivrer de l’idée selon laquelle il serait possible de reconstruire le livre du monde, qui contiendrait tous les savoirs en se débarrassant du livre ancien, du livre papier beaucoup trop rigide et beaucoup trop opaque par comparaison avec la fluidité et la transparence du numérique, seul capable de reconstruire une nouvelle Aufklärung. Car dans ces deux cas, il s’agit de dépasser le livre, plus exactement la matière « livre », soit en l’annihilant soit en l’idéalisant. Ce sont là les deux modalités d’un même rêve d’immortalité bien éloigné de la dynamique d’une survie qui ne cesse de se transformer en s’incorporant dans des singularités vouées à disparaître. Si un tel rêve se débarrasse d’une matière trop encombrante, la survie y est inscrite ; elle en est inséparable, même si elle n’y est pas réductible. Une matière habitée par une vie qui excède le présent, voici comment pourrait in fine se définir la survie.
Dans cette perspective, il est donc bien possible d’envisager la fétichisation du livre qui, à venir, est en fait toujours passé. Si le livre peut être érigé en fétiche, c’est-à-dire en un matériau vivant, sacré mais aussi en lequel on a foi, c’est parce qu’il garantit la survie de singularités aujourd’hui disparues, mais qui se destinent à l’à venir. La magie propre au livre est ainsi destinée à demeurer, exerçant toujours la même fascination et suscitant toujours le même amour chez ceux qui auront su le lire, c’est-à-dire qui auront su se laisser hanter par le survivant qui y est dissimulé pour lui redonner, l’espace-temps d’un instant, une autre forme de vie, étrange et inquiétante (Unheimlichen termes freudiens).    
Enfin, cette mutation du livre qui flirte avec sa disparition, ouvre de nouvelles zones éthico-politiques qu’il faudra bien que le droit investisse par un moyen ou par un autre. Il en va de la question du droit d’auteur, qui occupe la réflexion de Derrida depuis « Signature événement contexte », mais aussi, très certainement, de celle du pouvoir et du savoir, qui n’était pas absente lors de la domination du livre papier et qui reste active, après l’incorporation de ce dernier par les nouvelles technologies. Cette idée d’une ouverture de zones de non droit attendant leur régulation par un droit qui se devra d’être le plus juste possible, se trouve déjà dans Force de loi, et elle est inséparable de la politique et de l’éthique de l’altérité développée par Derrida. C’est au nom de la quasi-transcendance de l’autre qui est virtuel mais dont la survie est bien réelle, incorporée dans un substitut technique, que la justice doit se rendre. L’éthique et la politique derridiennes se pensent toujours en raison de cette altérité que l’on peut dénier ou à laquelle on peut au contraire redonner un espace et un temps out of joint, pour reprendre cette citation de Hamlet, qui structure les Spectres de Marx et qui est aussi en travail dans le « Livre à venir ».
Quoi qu’il en soit, si ce livre à venir devient aujourd’hui pensable, même si non représentable, c’est sans doute parce que, comme je le remarquais en ouverture de mon intervention, le rythme de l’histoire s’est brusquement accélérée sous la puissance des nouvelles technologies ou la force d’une survie qui a fait éclater ce que j’appellerais, pour respecter la dynamique de la philosophie derridienne, « le corps de l’histoire ». Organisée autour de la tête, du visage, des yeux et de la bouche, cette histoire qui  ne se différencie pas du logos tel que le rêvait Platon, pouvait, illusoirement, se tenir en main, se maîtriser dans sa totalité et se laisser enfermer dans un livre relié. Mais cette autre histoire, écrit Derrida, « ne tient pas à elle-même, ne se maintient pas, ne se tient plus en main maintenant. Elle n’obéit plus au doigt et à l’œil comme ferait un livre. L’aurait-elle jamais fait ? » (p. 31). « Le livre à venir », je parle du titre comme de l’objet, se referme donc sur un futur antérieur dont nous savons quelle place il tient chez Derrida. Car c’est toujours au sein des bibliothèques, où se dépose le passé, que se cache l’à venir.


Elise Lamy-Rested

Chantal Jaquet : "Les transclasses ou la non reproduction" (PUF) / Pierre Macherey

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L’ouvrage de Chantal Jaquet est de ceux qui donnent du souci aux libraires, parce qu’ils hésitent sur le rayonnage où ils doivent le ranger. Publié hors collection, ce qui est une pratique peu courante aux Presses Universitaires de France, il se prête en effet à plusieurs approches dont il effectue subtilement le nouage : d’une part, il se confronte à un problème, celui de la reproduction sociale, qui intéresse au premier chef les sociologues (ce problème a été posé par Bourdieu et Passeron dans leur ouvrage fondateur "La reproduction", Minuit, 1970) ; d’autre part, il mobilise en vue d’en éclairer les enjeux et d’en esquisser la solution des schèmes conceptuels empruntés à la philosophie de Spinoza, dont Chantal Jaquet est par ailleurs une grande spécialiste ; enfin, le matériau sur lequel il travaille consiste en témoignages repris à la littérature autobiographique (Jack London, Annie Ernaux, etc.) et de fiction ("Le rouge et le Noir", référence qui revient de façon récurrente dans l’ensemble de l’ouvrage où en est proposée une lecture particulièrement stimulante). En entrelaçant ces diverses thématiques, Chantal Jaquet tresse un discours qui relève de la logique singulière, hors norme, de l’essai en tant qu’« expérience intellectuelle ouverte », selon la caractérisation proposée par Adorno dans son étude sur « L’essai comme forme », reprise dans le recueil de ses "Notes sur la littérature". Son ouvrage, consacré au phénomène des « transclasses », est lui-même de type transdiciplinaire : entre autres apports, il démontre la capacité de la philosophie à investir des domaines débordant le cadre qui lui est généralement imparti, et ainsi redescendre du ciel sur la terre, en devenant ce que Deleuze, à propos de Spinoza précisément, avait appelé « philosophie pratique », c’est-à-dire une attitude de pensée qui ne se confronte pas seulement à des problèmes de théorie pure.

Le problème pratique traité par Chantal Jaquet est celui de l’existence des transclasses. Qu’est-ce qu’un ou une transclasse ? C’est quelqu’un dont l’histoire personnelle a suivi une trajectoire qui met en défaut, ou semble mettre en défaut, le déterminisme de la reproduction sociale en tant que celle-ci procède, ou est censée procéder, par transmission linéaire d’héritage, qu’il s’agisse de biens matériels, de biens culturels ou de biens symboliques : il s’agit d’un individu qui ne suit pas l’itinéraire qui lui a été normalement tracé à partir de ses origines familiales, comme Julien Sorel dont l’imprévisible ascension sociale a fait un déraciné, un déclassé, ce qui a contribué à en faire un héros de roman, un personnage à tous égards à part que son itinéraire en dents de scie dirige vers une issue fatale. Etre transclasse, c’est revendiquer, ou subir, une singularité qui, en raison de son caractère décalé, remet en cause, subvertit, voire même casse les normes ordinaires qui garantissent la pérennité de l’ordre social. Comment traiter un tel cas d’exception ? Conduit-il à invalider, ou au contraire à conforter la règle commune suivant la formule traditionnelle selon laquelle « l’exception confirme la règle » ? Et, pour donner à cette question une plus grande envergure encore, quel statut assigner, en général, à la singularité ? Faut-il la penser principalement par défaut, comme ce qui se dérobe à une entreprise de rationalisation, ou bien au contraire y a-t-il une rationalité propre du singulier, du type de celle dont Spinoza définit l’allure en posant la nécessité d’une connaissance de troisième genre, « science intuitive » qu’il définit par la saisie des essences singulières ? Lucrèce lui-même n’avait-il pas lié le mouvement nécessaire des atomes à la possibilité d’un "clinamen" qui perturbe la belle ordonnance des genres, et fait désordre, sans cependant porter atteinte à la « nature des choses », bien au contraire? En soulevant ces interrogations, on commence à mieux comprendre en quoi la considération du cas des transclasses se situe à l’articulation de la sociologie et de la philosophie, dont elle entremêle les fils ordinairement séparés.

Avant d’aller plus loin dans l’examen de ce problème, il faut attirer l’attention sur le fait qu’il ne peut être posé en général de manière intemporelle et anhistorique, hors contexte. La société dans sa forme actuelle n’est pas une société de castes, qui enferme pour toujours chacun dans sa catégorie d’origine, mais une société de classes : selon Marx, c’est précisément la bourgeoisie, la toute première « classe » de l’histoire, qui a inventé la mobilité sociale, c’est-à-dire la possibilité pour les individus, considérés formellement comme étant maîtres absolus en droit d’eux-mêmes et de leur destin, de modifier leur position à l’intérieur du champ global qui définit les rapports sociaux, sous la condition que ce changement de position ne porte pas atteinte à la soumission de ce champ au principe de la domination de classe, une domination à la reproduction de laquelle il contribue[1]. La société bourgeoise, pour l’appeler ainsi, est une société non pas figée mais en devenir, qui surmonte l’opposition de l’ordre et du progrès, en faisant du progrès, sous les espèces de la « croissance », le moteur de son ordre : c’est la raison pour laquelle, dans ce type de société, l’éducation, c’est-à-dire le système qui gère les apprentissages individuels et en évalue les performances, détient un rôle central, ce qui justifie que son fonctionnement, où est en jeu l’intérêt général, relève de l’initiative publique[2]. Est-ce à dire que dans le nouvel ordre social ainsi instauré, que sa nature même incite à se renouveler constamment, ce qui le place dans un état de révolution permanente, règne une complète anomie qui dissout toute régularité ? Tout au contraire, il procède d’un type original de régularité, qui est son invention propre : la régularité dans le changement. Dans le cadre de ce que Foucault a appelé « société de normes », dont le système s’est selon lui mis en place en Europe durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, le moyen principal de cette innovation a été l’utilisation des statistiques dont le résultat a été la mise en place d’un système de gouvernementalité ou « bio-pouvoir », qui appréhende les existences humaines en calculant les chances qu’elles ont d’accéder à tel ou tel statut, donc au point de vue, non de leur être déjà tout donné, mais de leurs potentialités qu’il reste à faire passer en acte, ce qui n’est pas seulement leur affaire mais fait intervenir la collectivité tout entière, dans le cadre installé par la mise en place d’un nouveau régime de pouvoir : selon les paramètres exploités par ce calcul, il est possible de déterminer si, selon la position qu’il occupe dans la société, tel ou tel à plus de chances de rester en bonne santé, de devenir délinquant, ou de devenir professeur d’université, sans toutefois que cette prévision ait une valeur prédictive, car, comme dans les parties de dés[3], à chaque lancée singulière la possibilité reste ouverte que tombe ou non le numéro escompté. Le problème que s’est posé Bourdieu, dont la démarche peut être replacée dans ce cadre d’analyse, est de comprendre comment les chances (ou les malchances), qui sont déterminées rigoureusement sur le plan des grandes masses au niveau desquelles elles ont valeur explicative, se gèrent au jour le jour sur le plan des cas individuels, pour autant que ceux-ci, tout en étant soumis à des règles générales, peuvent très bien y faire défaut, comme cela se produit sur le tapis où des dés sont lancés : à cette fin, il a principalement mis en avant les concepts d’habitus et de sens pratique, qui permettent de comprendre comment des individus sont socialement conditionnés, en ce sens qu’ils sont prédisposés dès la naissance, de par le type de formation auquel ils sont assignés, à s’orienter dans le monde et dans la pensée, donc à occuper telle où telle position sociale, sans que cela signifie pour autant qu’ils y soient contraints au sens d’une obligation intangible à laquelle il ne leur soit pas du tout permis de se dérober ; de ce que les habitus, et en particulier les habitus familiaux, ne soient pas une fatalité rigide, il est d’ailleurs lui-même, à titre personnel, et Bourdieu a pratiqué à cet égard ce qu’on peut appeler une ego-sociologie, un bon exemple, lui, le petit paysan béarnais que le système national des bourses a conduit à suivre un parcours scolaire d’excellence qui l’a finalement amené à occuper, sans qu’il ait jamais perdu de vue d’où il venait, une chaire au Collège de France, renouvelant ainsi l’exploit accompli au XIXe siècle par un Michelet ou un Renan, autres prestigieux transclasses. Et, bien sûr, Bourdieu n’était pas naïf au point de croire que c’était uniquement par lui-même, en vertu d’une décision de son libre arbitre et par ses seules forces, qu’il s’était écarté glorieusement des chemins battus : mais il s’est évertué à chercher une explication à sa situation d’exception qui puisse s’inscrire dans un cadre collectif, où jouent des causes générales qui transcendent les volontés individuelles. Vu sous cet angle, le cas des transclasses présente, au-delà de sa singularité même, une portée considérable : il oblige à repenser sur de nouvelles bases, dans le cadre historique de la société actuelle, la manière dont joue tendanciellement le déterminisme de la reproduction sociale, sous des formes statistiquement calculables qui laissent naturellement place à des exceptions.

La procédure de reproduction sociale fondée sur les habitus, qui programment des tendances générales, conduit à interpréter la manière dont ces tendances s’appliquent en particulier en termes de réussite ou d’échec, donc à en valoriser ou à en dévaloriser les effets, ce qui en surdétermine la signification : les différences, qui sont inéluctables car il est de toutes façons impensable que tous les membres d’une même catégorie suivent exactement la même trajectoire de vie, deviennent alors des écarts, susceptibles d’une mesure positive ou négative. C’est sur ce plan que s’opère ce que Chantal Jaquet appelle « la distinction dans la distinction », c’est-à-dire, au-delà du fait d’être différent, ce qui est en dernière instance le cas de tout le monde (l’homme normal dont parle Quêtelet est une fiction théorique de statisticien), celui d’être ressenti et de se ressentir soi-même comme différent, en ce sens qu’on occupe une place qui n’est pas vraiment la sienne, celle à laquelle on est objectivement ou normalement assigné. Sur ce plan, où faits et valeurs sont étroitement imbriqués entre eux, occuper une position sociale renvoie, non seulement à un être objectif de classe, mais à une conscience de classe, c’est-à-dire à une ressaisie subjective du phénomène de la différence, au double sens de son intériorisation et de sa spectacularisation, par le jeu d’un double regard, celui que la personne porte sur soi et celui qui est porté sur elle ou qu’elle sent peser sur elle (le regard du « spectateur impartial » dont parle Adam Smith, qui conjoint les deux dimensions de l’intériorité et de l’extériorité). Sont ainsi installées les conditions d’une tension affective que la personne transclasse est exposée à subir sous des formes exacerbées : en s’appuyant sur les exemples tirés de la littérature qui constituent le principal matériau de ses analyses, Chantal Jaquet décrit avec beaucoup de subtilité les alternatives de la gloire et de la honte qui déchirent celui ou celle qui se voit, et en même temps est vu(e), ou se voit être vu(e), comme transfuge, c’est-à-dire d’une certaine façon comme traître à sa classe. De là un déséquilibre : la personne qui est en proie à cette "fluctuatio animi", comme l’appelle Spinoza, ne sait plus où elle est, ni où elle en est, car elle est écartelée entre plusieurs pôles de référence dont il lui est impossible d’effectuer la synthèse ; comme dirait Pascal, elle est « au rouet » de sa misère et de sa grandeur, privée de repères fixes qui lui permettraient de stabiliser sa position. Or cette prise de conscience, dont les manifestations peuvent être très douloureuses, ne risque guère de se produire chez les gens qui sont restés dans la ligne majoritaire, tout simplement parce qu’ils ont suivi, le plus souvent machinalement, sans être en proie à aucune espèce de doute, la trajectoire qui leur était proposée comme la plus probable par le calcul des chances : elle reste au contraire l’apanage des minoritaires, chez lesquels la différence a pris la forme imprévisible, et à cet égard scandaleuse, d’un injustifiable écart. Le paradoxe est que ces personnes qui ne sont pas ou ne se sentent pas à leur place, on pourrait dire dans le langage de Deleuze, qu’elles (se) déterritorialisent, peuvent être, appréciées selon d’autres critères, des exemples de grande réussite sociale : l’enfant d’ouvriers d’une ville de province devenu un journaliste parisien en vue, la fille de paysans d’une région peu favorisée devenue professeur à la Sorbonne, ne sont pas, dirait-on dans le langage de tous les jours, des gens à plaindre, ce qui ne les empêche pas d’avoir à porter le poids de plusieurs héritages superposés, dont les charges ne sont pas harmonieusement ajustées entre elles, ce qui pose problème.


On pourrait rapprocher la présentation que Chantal Jaquet donne de ce problème de la thématique de l’étranger telle qu’elle a été développée par Alfred Schütz. A l’arrière-plan de l’examen de cette thématique se trouve la question de l’identité, posée en général comme celle de l’identité des acteurs sociaux qui se connaissent et se font reconnaître par le biais de leur appartenance à un groupe, avec tout le système d’évidences rattachées à cette appartenance, ce que Schütz appelle « attitude naturelle ». Schütz avait des raison personnelles d’être préoccupé par cette question : ayant dû quitter l’Autriche, où il avait soutenu, en 1932, une thèse préparée sous la direction de Husserl, "Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt" (« L’édification significative du monde social »), il avait échoué à New York ; en vue de se présenter devant le cercle intellectuel de la New School of social Research, qui, pendant la seconde guerre mondiale, a aussi accueilli , entre autres personnes en transit, Lévi-Strauss, il a donné une conférence intitulée « The Stranger » qui associe de manière étonnante analyse théorique et témoignage personnel. Sous quelles conditions peut-on passer de la connaissance directe que l’on a de sa propre situation d’étranger à un savoir sur le statut de l’étranger, vu avec le recul qu’impose l’esprit scientifique? Implicitement, Schütz se confrontait à cette interrogation en prononçant sa conférence sur l’étranger, cet étranger qui était aussi l’étranger à lui-même qu’il était devenu personnellement en tant qu’immigrant. La démarche de Schütz est donc intéressante en ce qu’elle l’amène à considérer l’étranger de l’intérieur, en se plaçant au point de vue même de l’étranger, ce qui est favorisé par le fait que la position de l’analyste de la société est précisément celle qu’occupe son objet d’étude : il est lui-même l’étranger qui débarque dans un monde où sa place n’est pas déjà marquée et où il n’est pas attendu. Selon Schütz, la personne qui cherche à se faire admettre dans un nouveau groupe social d’appartenance, donc à faire son entrée dans un monde environnant (Umwelt) différent de celui avec lequel elle est familiarisée, se trouve dans la situation paradoxale de quelqu’un qui, en vertu de la tendance spontanée de chaque position singulière à se faire centre et à réordonner le monde en fonction de ses critères propres, doit redisposer le monde tel qu’il le voit autour de lui tout en sachant, c’est une évidence à laquelle il ne peut échapper car elle ne cesse de se rappeler à lui, qu’il se trouve en fait à la périphérie du système qu’il entreprend de pénétrer : son centre, c’est la périphérie, ce qui est intenable, concrètement invivable, et justifie que tous les moyens soient utilisés pour qu’il soit mis fin à cette insupportable expérience de marginalité, avec les tensions psychiques qui en sont l’accompagnement obligé, c’est-à-dire pour que la périphérie cesse peu à peu d’être périphérique et se rapproche du centre du système ; c’est la condition pour que ce centre devienne habituel, ou comme habituel, et donc praticable sans trop de problèmes, ce qui nécessite un difficile travail sur soi. Cela a pour conséquence que l’étranger est hanté par un besoin de comprendre qui l’incite à mettre à nu les dispositifs secrets, les agencements cachés du mode de vie auquel il est confronté, ce dont il a besoin pour parvenir à en contrôler la pratique, une démarche qui ne lui est pas naturelle. De ce point de vue, la crise à laquelle il est en proie stimule en lui le besoin de savoir, un besoin que n’éprouvent généralement pas ceux qui disposent par droit d’héritage du sens de l’orientation qui lui fait défaut et à l’absence duquel il tente, avec les moyens dont il dispose, de suppléer[4]. Pour cela, il lui faut reconstruire une vision du monde comme à neuf, en reprenant les choses à la base, ce qui représente, mentalement, une véritable entreprise de refondation. Selon Schütz, du fait d’être engagé dans une telle entreprise, l’étranger cultive deux dispositions qui lui sont spécifiques et sont inconnues des partenaires ordinaires ou majoritaires du groupe : l’attitude critique et la loyauté ambiguë. En effet, il aborde la nouvelle manière de penser habituelle dont il tend à s’assimiler les usages dans l’état d’esprit de quelqu’un qui a dû renoncer à sa propre manière de penser habituelle, et a appris à cette occasion que, des habitudes, on peut avoir à les perdre, et c’est pourquoi aussi elles sont si difficiles à acquérir, du moins lorsque certaines conditions ne sont pas réunies : il est donc naturellement amené à éprouver certains doutes quant à la pérennité des usages, quels que soient ceux-ci. D’où cette conséquence que, à l’égard des nouvelles coutumes qu’il lui faut adopter, il ne pourra pratiquer, dans le meilleur des cas qu’une familiarité distanciée. Même admis et parfaitement acclimaté, au terme d’un difficile processus de passage, il ne pourra effacer les traces de la crise qu’il a traversée : c’est pourquoi, péniblement acquis aux modèles d’une nouvelle culture, il maintiendra par rapport à ceux-ci un minimum de recul, c’est-à-dire une attitude au fond négative. Cela pourra se traduire éventuellement par un excès de conformisme : pour effacer la mauvaise impression que peut produire sa position de dilettante culturel, qui jongle avec les codes, il va alors en rajouter, en vue de faire oublier, et peut-être en vue de se faire oublier à lui-même, le décalage persistant qui s’est installé entre lui et les autres, et qui l’empêche de pratiquer exactement de la même manière qu’eux des rites dont il a toutes les raisons d’éprouver la précarité. C’est-à-dire qu’il lui sera très difficile, et même à la limite impossible, d’être naturel en accomplissant des gestes dont il n’aura pas insensiblement admis le bien-fondé à la suite d’un apprentissage commencé à la naissance, dans un environnement familial favorable à cette inculcation qui, dans de telles conditions, pourra rétrospectivement paraître s’être effectuée toute seule, ce qui n’a cependant pas été le cas. Ce que les autres font tout simplement sans se poser de questions, il doit se forcer lucidement à le faire, parce qu’il le faut bien, mais sans illusions : et même s’il met en oeuvre tous les moyens pour ne pas se trahir et pour que cette lucidité désenchantée n’apparaisse pas au grand jour, il lui sera très difficile de dissimuler qu’il vient d’ailleurs, et que, ayant rompu avec ses origines, il est dans la posture de quelqu’un qui a définitivement coupé avec toute forme d’origination ou d’enracinement, et qui, tout au plus, peut essayer de « faire comme si », sans vraiment y croire. De là un soupçon dont les manifestations peuvent rester imperceptibles, mais qui le poursuit : non, il n’est pas vraiment comme les autres, et il ne le sera jamais, quels que soient ses efforts et ceux de son milieu d’accueil dans lequel il est condamné à rester jusqu’au bout, même assimilé, un « étranger », un stranger, dont la place est partout et nulle part. Ce sentiment est renforcé par le fait que l’étranger ne perçoit la nouvelle configuration culturelle à laquelle il est confronté que par bribes, à partir desquelles il doit lui-même en recomposer par ses propres moyens la cohérence d’ensemble, ce pour quoi il faut qu’il en découvre le code de déchiffrement, et la chose peut être difficile et pénible. Ce qui, pour le membre du groupe qui appartient à celui-ci de droit, constitue un tout consistant et harmonieux, se présente à lui sous une forme éclatée, dont il ne peut raccorder les éléments à une tradition antérieurement assimilée, ce qui a pour conséquence qu’elle offre les caractères de la gratuité, et même à la limite de l’absurdité, à la manière d’un spectacle qui se déroulerait sous ses yeux sans qu’il en détienne les clés d’interprétation : comme s’il les contemplait à travers une vitre, il voit des gens se comporter en ayant l’air de trouver sans difficulté un sens à ce qu’ils font ; mais ce sens lui échappe en grande partie. Du même coup, les hésitations et les incertitudes de sa propre conduite, car il est constamment exposé à se conduire de travers, démontrent en retour ce que ce sens comporte de problématique : pour ceux qui le maîtrisent, il a une portée évidente, et en conséquence universelle ; mais pour celui qui n’entretient pas avec lui une réelle familiarité, il n’a de valeur que singulière, ce qui a pour conséquence qu’il ne va pas du tout de soi, et à la limite bascule dans le non sens.[5]

Chantal Jaquet développe au sujet du cas des « transclasses » des considérations voisines de celles que Schütz présente à propos de celui du "stranger", cet étranger qu’il est lui-même au moment où il prononce sa conférence. Dans les deux cas, on a affaire à un même malaise, lié à l’expérience de vivre en porte-à-faux, en étant tiraillé entre plusieurs pôles de référence. Ce malaise est subjectif, dans la mesure où il est éprouvé par la personne qui y est en proie. Mais, si elle en reçoit de plein fouet l’impact, il est clair qu’elle n’en est pas elle-même la cause : il est lié à une situation objective, et c’est pourquoi il ne se réduit pas à un phénomène se produisant dans la conscience ; ses manifestations subjectives sont les effets d’un processus qui se déroule sur un autre plan. Ceci pris en compte, on est amené à élargir le champ à l’intérieur duquel se pose le problème de la singularité : concrètement, on n’est pas singulier tout seul, dans l’intimité du for intérieur individuel, mais en contexte, sous des formes complexes qui nouent entre elles plusieurs types de déterminations. Etre transclasse, ce n’est pas être hors de la société, mais c’est y occuper une position inconfortable, y être sans savoir où on est, du fait d’être déchiré entre plusieurs sites ou critères d’identification dont il n’est pas évident d’effectuer la synthèse :

« Le transclasse porte deux mondes en lui et il est habité par une dialectique des contraires sans être assuré que les opposés puissent composer et que les oscillations puissent déboucher sur un équilibre […] Condamné au grand écart entre des univers souvent incompatibles, un transclasse est nécessairement travaillé par des contradictions ouvertes ou souterraines. » (p. 156)


Toute la question est de savoir si ces contradictions sont l’apanage des personnes qui sont dans la situation de transclasse ou bien si elles transcendent cette situation. Dans un passage capital de son livre, Chantal Jaquet écrit :

« En définitive, pour comprendre l’affirmation d’une trajectoire singulière à l’œuvre dans la non-reproduction, il ne s’agit pas de se borner à saisir ce « que chacun fait de ce qu’on a fait de lui », comme Sartre invite à le faire, mais il faut analyser ce que l’on a fait de lui et des autres. Les données du problème ne se réduisent pas à un face à face entre un être singulier et son milieu dans une logique individualiste atomistique. Elles impliquent d’appréhender les modalités complexes par lesquelles chacun se fraie une place dans l’être en se définissant par identification et différenciation au sein d’un espace donné avec et contre les autres. La non-reproduction obéit à un schéma d’interconnexion dans lequel l’individu ne saurait être pensé comme un être isolé qui fait sécession par rapport à sa propre classe. S’il fait figure d’exception, il n’est pas un îlot coupé du reste, un empire dans un empire, pour parler comme Spinoza. Il n’est d’exception que dans un environnement qui le permet, de sorte qu’un parcours atypique ne constitue pas une déviation : il s’opère avec le concours du milieu, à la croisée de ses impulsions et de ses répulsions. Il n’est pas le fruit d’un dérèglement, mais d’une combinaison de règles autres que celles qui prévalent généralement. » (p. 95)

La difficulté à être qu’éprouvent l’immigrant et le transclasse est le symptôme d’une situation qui excède leur cas personnel et, à la limite, concerne la société tout entière : celle-ci est elle-même directement concernée par leur expérience, qui joue à son égard le rôle d’un révélateur.

Le statut équivoque de transclasse invite donc à repenser sur de nouvelles bases à la fois la nature identitaire du sujet et le mode d’organisation et de fonctionnement du champ social à l’intérieur duquel intervient ce processus d’identification :

« Le fait que bien des individus se figent ou soient figés sur une étiquette ou dans des conditions données, comme des caméléons qui seraient empêchés de bouger, ne doit pas faire oublier que l’existence humaine peut prendre la couleur des lieux où elle s’écoule et qu’elle s’inscrit dans le registre de la variation et de la variété. Dans ces conditions, ce qui différencie le transclasse de ses congénères, ce n’est pas tant l’absence d’un moi substantiel ou d’une identité véritable, car c’est somme toute le lot commun, que l’expérience du changement radical d’état, l’épreuve du passage d’un monde à l’autre que peu d’êtres humains connaissent, en raison de l’immobilisme des sociétés. » (p. 118)

On peut en conclure que cet immobilisme, qui sert de caution à la fiction de l’ordre social, c’est-à-dire de la société-substance, représentation imaginaire faisant pendant à celle du moi-substance, cache en réalité tout autre chose, à savoir un régime de variation et d’échange dont le principe réside, non dans le libre-arbitre individuel, mais dans la manière dont est déterminé en pratique le déroulement de la vie collective, dont la nature n’est pas substantielle mais processuelle. C’est précisément ce que Simmel avait essayé de faire comprendre dans son ouvrage "Sociologie - Etudes sur les formes de la socialisation" (trad. fr. L. Deroche-Gurcel et S. Muller, PUF, 1999), en vue d’introduire dans la connaissance sociologique une perspective dynamique. La sociologie telle qu’il la conçoit ne se contente pas en effet d’étudier les formes institutionnelles de la société toute faite, mais, ce qui est tout autre chose, les schèmes de socialisation qui, happés au vol, correspondent, dirait Mauss, au moment où « la société prend ». Est donc « social », non pas ce qui relève de l’ordre de la société posé comme existant en soi de façon indépendante, mais ce qui, si on peut dire, fait société, ou prend socialement forme, et représente ainsi un mouvement de socialisation complètement immanent à sa manifestation, donc représente la société en train de se faire : c’est la raison pour laquelle il est parfaitement inutile de supposer qu’existe sous les faits sociaux un substrat qui serait la société dont ils constitueraient les émanations diverses. Parler de socialisation, comme le fait Simmel, c’est refuser d’admettre que la société existe à la manière d’une chose tenant debout toute seule par sa vertu propre une fois qu’elle a été constituée : car, en réalité, c’est à tout moment, et sous les formes les plus diverses, que se poursuivent des actes de socialisation qui, réellement, font la société, ou plutôt font que les hommes existent et agissent en tant qu’êtres sociaux, ce qu’ils ne sont pas au titre d’une donnée naturelle préalable dont leurs comportements seraient la manifestation seconde. Dans cette perspective, être socialisé c’est participer sous un biais ou sous un autre au processus complexe de la socialisation, qui est en réalité un processus de processus : autrement dit, c’est mener une existence sociale, c’est-à-dire accomplir des actes susceptibles à un certain niveau d’être qualifiés de « sociaux ». Cela veut dire selon Simmel que, en dernière instance, la question « Comment la société est-elle possible ? » ne renvoie pas, comme s’agissant de la nature, à un problème théorique, mais se pose d’abord comme un problème pratique, et met en jeu, dirait Bourdieu, un sens pratique. Encore une fois, la société, ça se fait ; et ça se fait, non pas en une seule fois et pour toujours, mais à chaque instant, au quotidien, et par tous : et c’est ce « faire société », tel qu’il s’effectue collectivement au jour le jour, que doit tenter de saisir au vol le regard sociologique. 

En conséquence l’entreprise sociologique telle que Simmel la redéfinit repose sur un concept fondamental qui est celui d’action réciproque ou d’interaction :

« Il y a société là où il y a action réciproque de plusieurs individus. Cette action réciproque naît toujours de certaines pulsions ou en vue de certaines fins. Les pulsions érotiques, religieuses ou simplement conviviales, les fins de la défense ou de l’attaque, du jeu ou de l’acquisition de biens, de l’aide ou de l’enseignement, et une infinité d’autres encore, font que l’homme entre dans des relations de vie avec autrui, d’action pour, avec, contre autrui, dans des situations en corrélation avec autrui, c’est-à-dire qu’il exerce des effets sur autrui et subit ses effets. Ces actions réciproques signifient que les vecteurs individuels de ces pulsions et de ces finalités initiales constituent alors une unité ou autrement dit une « société » [...] Cette unité ou socialisation peut avoir des degrés très divers, selon la nature et la profondeur de l’action réciproque, - de la réunion éphémère en vue d’une promenade jusqu’à la famille, de toutes les relations « provisoires » jusqu’à la constitution d’un Etat, de la communauté passagère des clients d’un hôtel jusqu’à la profonde solidarité d’une guilde médiévale. Tout ce que les individus, le lieu immédiatement concret de toute réalité historique, recèlent comme pulsions, intérêts, buts, tendances, états et mouvements psychiques pouvant engendrer un effet sur les autres ou recevoir un effet venant des autres - voilà ce que je définis comme le contenu, en quelque sorte comme la matière de la socialisation. Ces matières qui emplissent la vie, ces motivations qui l’animent ne sont pas encore en elles-mêmes d’essence sociale. Dans leur donné immédiat et dans leur sens pur, la faim ou l’amour, le travail ou le sentiment religieux, la technique ou les fonctions et les produits de la vie intellectuelle ne représentent pas encore la socialisation ; au contraire, ils ne la constituent que quand ils modèlent à partir de la coexistence des individus isolés certaines formes de collectivité et de communauté qui ressortissent au concept général d’action réciproque. La socialisation est donc la forme, aux réalisations innombrables et diverses, dans laquelle les individus constituent une unité fondée sur ces intérêts - matériels ou idéaux, momentanés ou durables, conscients ou inconscients, agissant comme des causes motrices ou des aspirations téléologiques - et à l’intérieur de laquelle ces intérêts se réalisent. » (Sociologie - Etudes sur les formes de la socialisation, éd. cit., p. 43-44)

Pour résumer ce passage où sont concentrés les enjeux essentiels de la démarche de Simmel, on peut dire que le regard sociologique se fixe pour objectif de déceler dans le flux de la vie ordinaire des hommes les formes par lesquelles s’exerce une « action réciproque », les configurations dans lesquelles plusieurs individus, deux ou davantage, par exemple les joueurs d’une partie de carte, les clients d’un hôtel, les élèves d’une même classe ou d’un même établissement scolaire, ou encore les membres d’une formation musicale, interagissent, se lient et s’influencent à quelque degré les uns les autres, et ainsi font société, se socialisent, à chaud si on peut dire. On peut dire qu’à ce point de vue l’action réciproque constitue la forme commune à toutes les formes de socialisation que la sociologie se fixe pour objectif d’étudier. C’est pourquoi être sociologue, c’est s’intéresser aux aspects sous lesquels les comportements humains présentent un certain degré de réciprocité, quel que soit ce degré, ce qui justifie que le regard sociologique puisse se fixer sur toutes les manifestations de la vie quotidienne sans exception[6]. 

Les transclasses sur lesquels se fixe l’attention de Chantal Jaquet, qui porte elle-même sur eux un regard où se mêlent l’objectif et le subjectif, sont, non moins que ceux qui, pour ainsi dire, sont bien dans leur classe, des gens qui font société. Mais, de par la manière singulière dont ils font société, ils démontrent en acte que le processus complexe de socialisation à travers lequel la société se fait est aussi, à certains égards celui à travers lequel elle ne cesse de se défaire, pour se refaire à nouveau, selon des modalités différentes. L’histoire sous tension des personnes transclasses trahit le fait que, dissimulé sous les apparences de la stabilité, l’état de transit et de transe est permanent dans la vie collective, où, au fond, rien n’est jamais joué pour toujours dès l’origine : les fondements sont se réclame l’ordre social sont illusoires, ou plutôt ils sont engagés dans un mouvement permanent de renégociation qui leur ôte le caractère de certitude et d’évidence dont ils se réclament abusivement. De là, un retournement complet de perspective : ce sont les transclasses qui sont, peut-on dire, en plein dans la norme, dans la mesure où ils sont ceux qui révèlent le mécanisme secret de son fonctionnement dont la régularité n’est pas a priori garantie. A ce point de vue, on pourrait parler de « jeux de société » dans un sens voisin de celui où Wittgenstein parle de « jeux de langage » : les transclasses sont les mieux placés pour savoir que vivre en société c’est se soumettre à la nécessité de « jouer le jeu », avec les cartes dont on dispose, dont la distribution favorise les uns en même temps qu’elle défavorise les autres. 

Autrement dit, si dans la vie sociale, tout est, comme dit Simmel, interaction, c’est, selon Chantal Jaquet, parce que son jeu est soutenu au fond par des rapports de forces :

« L’imaginaire de la honte sociale est le produit historique de la division de la société en classes et à ce titre il excède le cadre particulier d’une conscience donnée, que ce soit celle du transclasse ou d’un autre individu. Il est un des avatars de la lutte des classes dans le champ théorique et plus précisément le résultat de formations idéologiques qui expriment, sous-tendent et perpétuent la hiérarchie sociale sur le terrain des idées. La hiérarchie politique est métamorphosée en ordre naturel par le biais de l’éducation, de la culture, de la presse et de tous les moyens de communication susceptibles de façonner l’opinion, de telle sorte que les dominés intériorisent l’idée qu’ils sont des êtres inférieurs, paresseux et peu doués, qui relèvent du « monde d’en bas », fait pour obéir et être dirigé. » (p. 171)

Le sentiment de malaise qu’éprouve le transclasse exprime donc quelque chose qui va bien au-delà de sa position personnelle. Son contenu à la fois objectif et subjectif est l’effet de la dynamique de socialisation dont les variations produisent généralement du commun sous des formes qui sont toujours et partout singulières :

« Aucune existence n’est pure reproduction, car la copie n’est jamais le modèle ; elle le double et le redouble, le trahit ou le traduit. C’est pourquoi il y a nécessairement de la marge et du jeu, aussi infimes soient-ils. Ainsi toute existence humaine se définit par une pratique de l’écart différentiel, parce qu’elle oscille toujours entre les deux figures minimales et maximales du conformisme et de l’originalité, par rapport aux normes données. » (p. 221)

Le vécu, comme l’appellerait un phénoménologue, qui, pour quiconque, accompagne le fait d’être emporté dans la dynamique de la socialisation est soumis en permanence à cette oscillation, dont les manifestations sont en premier lieu affectives. C’est ce point précisément que Chantal Jaquet met en évidence en exploitant sa culture spinoziste. Pour Spinoza, les conduites communautaires, si elles peuvent être, sous certaines conditions, rationalisées, n’en sont pas moins en dernière instance passionnelles, c’est-à-dire liées au désir, à la joie et à la tristesse. Le désir, c’est l’effort en vue de persévérer dans son être qui, pour tout être, est à la clé de l’ensemble de ses comportements. Or, cet effort, il est impossible de le réaliser seul par soi-même : mais il ne peut prendre forme qu’à travers des échanges avec le milieu extérieur, humain et non humain. La vie affective se déroule à l’articulation du singulier individuel et du collectif :

« Dans la lignée spinoziste, l’affect est social par excellence. Il recouvre l’ensemble des modifications corporelles et mentales qui touchent notre puissance d’agir, la renforcent ou l’amenuisent. Produit de l’interférence entre la puissance causale d’un homme et celle des forces extérieures, il est l’expression des relations interhumaines et des échanges avec le milieu environnant. L’affect relate l’histoire de notre relation avec le monde extérieur et s’inscrit dans un déterminisme du lien interactif. » (p. 223)

C’est la raison pour laquelle les manifestations de la puissance vitale s’accompagnent de sentiments de joie et de tristesse, qui traduisent le fait que, dans le jeu permanent de ces échanges en l’absence desquels cette puissance ne parviendrait jamais à se réaliser, on se trouve plus ou moins actif ou passif, c’est-à-dire entraîné dans le sens d’une expansion ou au contraire d’une restriction de l’effort en vue de persévérer dans son être. Sur ces bases, Spinoza construit, dans la troisième partie de l’Ethique, une théorie détaillée de l’affectivité qui dessine le cadre à l’intérieur duquel, dans la partie suivante de son livre, il introduit une théorie de la socialité, c’est-à-dire de la vie communautaire où prend place le projet proprement éthique de libération qui concerne chacun dans son rapport avec tous, donc comporte inévitablement une dimension politique.

A cette théorie spinoziste de l’affectivité, dont l’importance est cruciale pour comprendre comment s’opèrent ce qu’on a appelé les « jeux de société », Chantal Jaquet emprunte un concept qui lui paraît particulièrement opportun en vue d’expliquer le phénomènes des transclasses : celui d’« ingenium », quelle traduit par « complexion ». L’"ingenium", c’est l’ensemble des dispositions mentales et corporelles qui définissent la position de chacun à l’intérieur du champ global où il trace sa trajectoire personnelle ; cet ensemble prend la forme d’une complexion parce qu’il est le résultat d’un agencement, donc ne se présente pas comme une totalité pré-constituée selon un ordre immuable :

« L’idée d’ingenium souligne la dimension historique de la nature d’un être et son façonnement par les causes extérieures, de sorte que sa singularité distinctive est moins constitutive que constituée. » (p. 99)

Avoir un "ingenium", une complexion, c’est se trouver, par la force des choses, à la croisée de plusieurs voies, et être soumis à l’obligation de coordonner les enseignements d’expériences diverses, qui ne sont pas ajustées au départ : cette opération s’effectue à tous les moments de la vie, au coup par coup, et sans garanties ; la seule continuité dont elle dispose est celle qui lui est communiquée par la mémoire corporelle et mentale qui enregistre et additionne les traces laissées par ces rencontres occasionnelles, qui ne sont pas placées sous la loi d’une finalité unique. D’où cette conséquence :

« La pensée de la complexion implique une rupture avec la pensée de l’identité et invite à une déconstruction du moi personnel et social. » (p. 9)

De cette rupture, le transclasse est le témoin privilégié ; il en reçoit les effets en pleine figure. Mais il n’en est pas la cause, et il n’est pas le seul à y être exposé, car, à des degrés divers, elle affecte potentiellement tous les acteurs sociaux, dont l’identité peut à tout moment être remise en cause. Dans la logique de cette analyse, il n’y a pas lieu de parler d’une nature humaine : tout au plus y a-t-il une condition humaine qui, en tant que condition, est conditionnée par des événements, et en conséquence se dérobe à une entreprise d’essentialisation. Cette « condition humaine », le transclasse la partage avec tous les autres membres de la collectivité, même s’il la vit de manière différente, comme c’est d’ailleurs le cas de tous à l’intérieur d’un monde où il y a partout de la singularité et où les formes de régularité sont au mieux tendancielles et non déterminées au cas par cas.

C’est cette même thèse que défend Judith Butler lorsqu’elle écrit : 

« Le « je » n’a aucune histoire propre qui ne soit en même temps l’histoire d’une relation – ou d’un ensemble de relations – à un ensemble de normes. »[7]

L’identité d’un sujet d’une part est relationnelle et non posée dans l’absolu ; d’autre part elle se constitue ou se construit en relation, non à une norme unique vis-à-vis de laquelle elle aurait le choix entre s’y adapter ou y faire défaut, mais à « un ensemble de normes » ; enfin elle ne fait pas l’épreuve de ces normes selon un ordre préétabli qui en légitimerait l’arrangement. L’histoire d’un sujet est celle de son passage à travers le maquis des normes et des formes diverses d’existence que celles-ci prescrivent, un passage qui se révèle souvent malaisé. Dans le texte « Sur la reproduction » dont il a extrait son article sur les appareils idéologique d’Etat, Althusser fournit à ce sujet un exemple personnel : 

« Qu’entendons-nous lorsque nous disons que l’idéologie en général a toujours déjà interpellé en sujets des individus qui sont toujours-déjà des sujets ? En dehors de la situation limite du « Prénatal », cela signifie concrètement ceci. Lorsque l’idéologie religieuse se met directement à fonctionner en interpellant le petit enfant Louis en sujet, le petit Louis est déjà-sujet, pas encore sujet-religieux, mais sujet-familial. Lorsque l’idéologie juridique (imaginons que ce soit plus tard) se met à interpeller en sujet le jeune Louis en lui parlant non plus de Papa-Maman, ni du Bon Dieu et du Petit Jésus mais de la Justice, il était déjà sujet, et familial et religieux, et scolaire, etc. Je saute les étapes morales, esthétiques, etc.. Lorsqu’enfin plus tard, du fait de circonstances auto-hétérobiographiques, du type Front Populaire, Guerre d’Espagne, Hitler, Défaite de 40, captivité, rencontre d’un communiste, etc., l’idéologie politique (en ses formes comparées) se met à interpeller en sujet le Louis devenu adulte, il y a beau temps qu’il était déjà, toujours-déjà sujet, familial, religieux, moral, scolaire, juridique…, etc., et le voilà sujet politique ! qui se met, une fois de retour de captivité, à passer du militantisme catholique traditionnel au militantisme catholique avancé : semi-hérétique, puis à la lecture de Marx, puis à s’inscrire au Parti communiste, etc. Ainsi va la vie. Les idéologies ne cessent d’interpeller les individus en sujets, à « recruter » des toujours-déjà sujets. Leur jeu se superpose, s’entrecroise, se contredit sur le même sujet, sur le même individu toujours-déjà (plusieurs fois) sujet. A lui de se débrouiller. »[8]

Cette page, dans laquelle Althusser résume à grands traits son itinéraire personnel de « sujet », montre comment quelqu’un, à qui n’a jamais été laissé le temps d’exister par lui-même au titre d’un individu naturel, s’est trouvé dès le départ exposé au jeu d’instances, Althusser les nomme des appareils idéologique d’Etat, dont les interventions se sont succédées. C’est ce qui a fait de lui un sujet feuilleté, démultiplié, morcelé, plus ou moins en accord avec lui-même, du fait d’avoir été soumis à ces pratiques de normation accumulées ; celles-ci ont fait d’un « petit Louis », l’enfant qui était d’emblée attendu dans le cadre familial, un « le Louis », personnalité complexe, contrastée, et éventuellement broyée, tiraillée entre des procédures d’acculturation distinctes et éventuellement antagoniques qui se sont réunies en le prenant pour cible sur laquelle leurs interventions faites en ordre dispersé se sont occasionnellement concentrées. Le sujet qui a été fait et, à tous les sens du mot, refait au cours de cette histoire embrouillée n’en constitue pas la source ou le principe directeur : son rapport à soi en tant que toujours-déjà sujet n’est ni simple ni direct, et en conséquence est entaché d’une ineffaçable opacité. Une telle chose a été rendue possible par le fait qu’il était un toujours-déjà/et/futur-sujet, pour lequel les jeux étaient faits sans l’être, ce que résume de façon frappante la formule lourde de sous-entendus : « A lui de se débrouiller ». Un tel être, qui n’a jamais fait l’expérience de ce que pourrait être une première nature, s’est trouvé jeté dans l’ordre, un ordre qui est en réalité un désordre ou du moins un fouillis, d’une seconde nature où ses potentialités ont été exposées, avant même qu’elles puissent être exploitées, à être évaluées, répertoriées et calibrées suivant différentes échelles de qualification dont les mesures recoupées, en se surimprimant, ont fait de lui l’être qu’il est personnellement devenu, au cours d’un processus difficultueux, jalonné d’antagonismes, qui est destiné à ne s’achever qu’à sa mort. D’une telle personne, on ne peut dire ni qu’elle est soumise à une contrainte ni qu’elle est totalement libre de faire ce qu’elle veut : en réalité, placée sous le regard et les feux croisés des divers appareils idéologiques d’Etat qu’elle a rencontrés sur sa route, elle est les deux à la fois, en permanence à la croisée des chemins, dans une position fixée et instable, en proie à l’obligation de faire des choix qui ne relèvent que partiellement de son initiative[9].

« Sujet », on le devient, non tout d’un coup, mais durant sa vie entière, prise du début jusqu’à la fin, à travers une succession de reprises qui, à chaque fois, reconfigurent différemment la complexion propre à l’être sujet. La formule « le jour où je suis devenu sujet » est dépourvue de sens, car, d’une part, on ne reste pas le même sujet, celui que, soi disant, on « est » ; et, d’autre part, même si certains moments de ce parcours présentent un caractère plus mémorable que d’autres, et représentent des franchissements de seuils, aucun ne présente le caractère définitif d’un renversement complet du pour au contre, ou d’un avènement revêtant l’allure décisive d’une création "ex nihilo". La constitution du sujet s’effectue à travers un processus ininterrompu et accidenté, dont la fin n’est pas contenue dans son commencement : pas plus que comme l’irruption d’une nouveauté radicale, sur laquelle il n’y aurait plus ensuite à revenir, elle ne se présente comme une lente maturation ou émergence à travers laquelle, se révélant peu à peu, une nature propre s’avérerait à l’identique. Ni tout à fait autre, ni tout à fait même, le sujet est entraîné dans un mouvement incessant de transformation, qui exprime son rapport au monde. C’est pourquoi, s’il est appelé à se conformer aux modèles que les normes lui proposent davantage qu’elles ne les lui imposent, il conserve, dans le cadre même de l’action des normes et des procédures très particulières qui caractérisent cette action, la possibilité de s’écarter de ces modèles. Tous étant confrontés à la demande pressante qui leur est faite de devenir de « bons sujets », rien n’assure qu’ils vont se prêter à cette demande sans marge d’écart, ce qui va faire d’eux, et même tendanciellement d’eux tous, de plus ou moins mauvais sujets[10]. Le propre des normes est justement qu’elles façonnent ensemble bons et mauvais sujets, ce qui est la condition pour qu’elles fassent entre eux la différence en encensant et en récompensant les premiers et en stigmatisant les seconds. Ce que les normes produisent, ce n’est pas à coup sûr des gens normaux en particulier, mais de la normalité en général : par là même, ce qui fait leur force fait aussi leur fragilité, en combinant puissance et impuissance, réussite et échec, bonne et mauvaise conscience, impossibles en dernière instance à démêler. Les normes tendent à produire du consensus, mais elles n’y parviennent qu’en produisant simultanément du dissensus : les formes d’accord qu’elles prescrivent ne s’imposent que dans la lutte ; et cette lutte introduit une possibilité permanente de jeu dans l’ordre qu’elles s’efforcent d’instaurer. Car, si les normes travaillent sur du possible, les résultats auxquels elles parviennent sont sans cesse à reprendre, du fait même qu’ils s’inscrivent dans le champ du possible, où les jeux ne sont jamais faits définitivement mais seulement anticipés et préparés.

Résumons : les transclasses étudiés par Chantal Jaquet sont des gens qui sont mal dans leurs normes. Leur cas est singulier, mais il n’est pas exceptionnel ; il est le symptôme d’une situation générale qui se prête à être vécue sous des configurations diverses. Les transclasses, pour autant qu’on puisse les faire tous rentrer dans le même sac, ce qui est loin d’être évident, représentent l’une de ces configurations, et "nihil aliud". En examinant leur situation, on comprend que ce qu’on appelle identité est le résultat d’un travail interminable dont l’issue n’est pas garantie. La lutte que doivent mener les transclasses pour exister aux yeux des autres et à leurs propres yeux, loin de les isoler, les raccorde à la condition commune que tous les membres de la collectivité ont en partage : ces derniers sont directement concernés par leur problème. C’est pourquoi une éthique de la libération de type spinoziste est amenée à s’intéresser à eux, comme le livre de Chantal Jaquet en fournit l’exemple, à l’intersection de la sociologie et de la philosophie.

Pierre Macherey



[1] Ce thème est exploité dans le roman de Nizan, Antoine Bloyé, que Chantal Jaquet donne en référence. On pourrait aussi citer, entre autres exemples du même type,  Joson Meunier d’Emile Moselly, écrivain régionaliste lorrain aujourd’hui injustement oublié.
[2] L’élitisme républicain, c’est-à-dire la doctrine selon laquelle, en travaillant bien à l’école, on se donne la possibilité d’emprunter l’ascenseur social dans le sens de la montée, donne sa caution idéologique à l’existence de la société-école.
[3] C’est à partir de l’étude des conditions dans lesquelles se déroulent les jeux de hasard qu’a été formée la notion de probabilité, qui est à la base de la rationalité statistique à l’œuvre dans la société de normes. Se représenter le champ de la vie collective à l’image d’un tapis de jeu est loin d’aller de soi. L’ouvrage que Ian Hacking a consacré à « l’émergence de la probabilité » élucide les conditions dans lesquelles ce rapprochement, à première vue incongru, a été effectué. Notons que Spinoza s’est intéressé à cette question : un Traité sur le calcul des chances lui a été, peut-être à tort, attribué.
[4] De manière comparable, Chantal Jaquet note : « Le transclasse ne peut confondre son être et son état, il a toujours une pensée de derrière et une lucidité forcée. Même lorsqu’il s‘aveugle sur lui-même, il sait confusément qu’il n’est pas de ce monde et il doit faire taire le doute concernant sa légitimité […]  Cette posture incommode de non-coïncidence à son rôle social offre la possibilité précieuse du recul et de la distance critique. » (p. 146 et 148)
[5] Une bonne est illustration de ce phénomène est fournie par le roman de Nabokov, Pnine, qui est une fiction élaborée à partir de l’expérience personnelle de l’auteur. Pnine est un  russe cultivé émigré en Amérique, où il a obtenu un poste d’intérimaire dans une médiocre université de province ; à peine toléré, il est perdu dans un monde qui lui est pour l’essentiel inconnu et où lui, l’étranger, ne voit partout que des marques d’étrangeté. Nabokov écrit : « Il était trop continûment sur ses gardes, trop douloureusement en état d’alerte à la simple pensée des chausse-trapes diaboliques, à l’idée que ce milieu instable (imprévisible Amérique !) pouvait l’entraîner dans quelque bévue grotesque. » Lorsque ceux de ses collègues qui le regardent avec sympathie lui tapent sur l’épaule en l’appelant, à la mode américaine, « Tim », - lui qui pour ses amis russes est « Timofeï Pavlovitch » -, il ne peut s’empêcher de sursauter, en réalisant qu’il lui faut répondre à cette adresse en utilisant le même procédé, donc en nommant son interlocuteur « Jim » ou « Tom », des appellations qui lui écorchent la bouche tant elles lui paraissent naturellement entachées de vulgarité. Il s’y résigne cependant, en se faisant à lui-même cette réflexion : « C’est naturellement une concession à l’Amérique, mon nouveau pays, merveilleuse Amérique, qui me surprend parfois mais toujours provoque le respect. Au commencement, j’étais fort embarrassé… »  De fait, embarrassé, Pnine le demeure en permanence lorsqu’il se confronte aux usages de la « merveilleuse Amérique » que, à défaut de les comprendre, il se contraint, sans y parvenir de façon satisfaisante, à mimer, comme pourrait le faire un acteur sur une scène de théâtre. Invité à une soirée, il essaie de prendre une contenance détendue : « Timofeï Pnine s’installa dans le living-room, croisa les jambes pro amerikanski (à la façon américaine)… » Mais, justement, cette notation ironique du narrateur le donne à entendre, il ne sera jamais que « comme un américain », ou comme il se le dit à lui-même dans sa langue natale pro amerikanski, ce qui traduit la position malaisée d’éloignement dans la proximité, de familière étrangeté, dont il lui est impossible de se déprendre. Il sait bien qu’en Amérique il ne sera jamais « chez lui », et qu’il aura en permanence à fournir des preuves d’appartenance à ce monde qui n’est pas le sien : c’est sans doute en prévision de cela qu’il porte en permanence avec lui, dans son portefeuille, le certificat de naturalisation qu’il a eu beaucoup de peine à obtenir.
 [6] Notons que Simmel développe dans ce cadre une analyse du phénomène de « l’étranger » qui, à certains égards, recoupe celle de Schütz
 [7] J. Butler, Le récit de soi, trad. fr. Paris, PUF, 2007, p. 7
[8] Sur la Reproduction, Paris, PUF/Actuel Marx, 1995, p. 228-229
[9] Lorsque, comme il le raconte, Althusser s’est inscrit au parti communiste, un engagement qui a marqué toute la suite de son existence et dont il n’a cessé d’avoir à payer le prix, il ne l’a pas fait de sa seule initiative, en tant que sujet libre n’ayant à rendre compte de ses actes qu’à lui-même : mais il l’a fait parce que l’occasion, en raison d’une certaine réunion de circonstances, lui en a été donnée. Sans doute, il aurait pu ne pas le faire, car si cette occasion était la condition nécessaire de son engagement, elle n’en était pas la condition suffisante : sans y être à proprement parler obligé, il l’a fait au titre de sujet surdéterminé, condamné à être libre dirait-on en reprenant les mots de Sartre.
[10] Les normes, dans la mesure où elles prennent pour cible du virtuel, ne peuvent jamais être satisfaites totalement : elles incitent ceux qu’elles interpellent à se dépasser, à être encore un peu plus ce qu’elles attendent d’eux. Comme l’écrit Althusser : à eux de se débrouiller. Dans cette perspective, le bon sujet, l’homme parfait, est destiné à rester pour toujours un idéal, dont ne se réalisent, dans le meilleur des cas, que des versions approchées, améliorables : c’est à l’intérieur de la marge ainsi ouverte que prend place le processus de l’éducation, pour autant que celui-ci consiste en la mise en conformité progressive à des normes

Pierre Macherey/ Le sujet des normes (entretien)

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Vous venez de publier un livre sur "Le sujet des normes". Et dans cette tentative, il ne sera pas question de parler des normes de manière Platonicienne comme si elles étaient des régulations Intelligibles. Mais, en même temps, on n'est pas davantage dans l'opinion lorsqu'il s'agit de normes. Peut-on en rester du coup à une éthique qui ne trouve aucune règle extérieure aux cas pour lesquels faire valoir une vérité? N'y a-t-il plus de loi? Sommes-nous désormais perdus?

Les lois sont toujours là: ce qui s'est perdu, c'est la croyance en leur légalité, c'est-à-dire en leur objectivité. A mon point de vue, s'est substituée à cette croyance disparue une forme de persuasion insidieuse, que j'appelle "infra-idéologie", et qui s'adresse à ceux qu'Althusser appelait des "toujours-déjà-sujets". C'est une mutation historique radicale, dont nous vivons au jour le jour les retombées, qui sont tout sauf réjouissantes.

On ne peut pas seulement dire que c'est l'Etat qui perd la chose en soi de la loi. C'est l'Etat qui lui-même se perd  -soit dans une gouvernance qui procède aux coups de sondage soit par des décisions qui ont simplement pour elles le sérieux de l'intention. La normativité se place-t-elle en-dehors de cette impasse? C'est quoi précisément une norme? Relève-t-elle d'une autre stratégie? d'un autre Sujet?

Je suis de plus en plus convaincu que le dépérissement de l'Etat est entré dans une phase avancée. Maintenant, l'essentiel se passe ailleurs, selon mon hypothèse qui n'est bien sûr qu'une hypothèse de travail, sur le plan des normes, qui est davantage économico-idéologique ou idéologico-économique que politique: le changement effectué par le moyen des normes a consisté précisément dans la fusion inattendue de l'économie et de l'idéologie, d'où est sortie une forme toute nouvelle de pouvoir (la "gouvernementalité" dirait un foucaldien).

Cette approche des normes constitue une disposition qui rejaillit sur la manière de se rapporter à soi-même et par conséquent introduit à un Sujet qui n'est sans doute pas celui du XIXe ou du début du XXe siècle. Il y a donc une histoire qui rend compte de ce rapport. Quelle est alors cette figure? Quel est ce moment?

Il me semble que la fusion-confusion de l'économie et de l'idéologie, qui a rejeté le politique et le juridique à l'arrière-plan, est la clé de ce qui se présente à présent sous les espèces du libéralisme. C'est cette théorie de la production de soi et des marchandises, ou de soi comme marchandise et des marchandises comme "soi", dont il faudrait reconstituer l'histoire tout à fait complexe d'Adam Smith à nos jours. C'est sans doute à cela que Foucault pensait lorsqu'il parlait d'ontologie du présent.

C’est tout de même un sacré constat. Alors que le sujet classique s’oppose à l’objet, du moins en domine l’éventail, le sujet moderne devient un produit ? Non seulement produit du travail auquel il se soumet et qu’il revendique, mais produit de marketing, d’expositions médiatiques qui en font tout un programme. Je suis donc normé, je suis devenu standard, une marchandise, la marchandise que donc je suis… Y voyez-vous des parades, des formes de résistance possibles ? 

La réponse à votre question tient au fait qu'on n'est pas sujet, aujourd'hui, par et pour une norme, mais par et pour des normes, entre lesquelles, fatalement, il y a, non harmonie préétablie, mais du jeu: ça coince toujours quelque part, et c'est par là qu'il reste une possibilité de s'en sortir (si toutefois on survit au conflit des normes, ce qui n'est pas toujours le cas). Une contribution intéressante à cette question est le livre de Chantal Jaquet qui vient de paraître: "Les transclasses- La non reproduction" (PUF): ce livre développe une conception de ce que l'auteure appelle la "complexion", très utile pour éclairer le problème que vous soulevez. A cela s'ajoute, naturellement, qu'on ne lutte pas contre les normes tout seul dans son coin, mais avec d'autres, et le plus possible d'autres, dans le contexte d'une situation donnée.

L’idée de sujet est finalement celle de l’assujettissement, assujettissement qui passe par des interpellations, peut-être par des formes de production extrêmement complexes qui sont normées par de puissants algorithmes. On dirait que la « vie » est aujourd’hui prise dans une époque où se nouent des réseaux téléphoniques, informatiques pour constituer -comme c’est le projet de Google-  une hyper-conscience, la nécessité pour chacun de couler dans le réseau sa mémoire intégrale, son historique. Contre de telles normativités vous vous référez à Deligny. Comme si on pouvait imaginer d’autres cartes, celle de l’autiste qui apparemment est dans un rejet de la norme... Mais peut-être encore celle de l’utopie. Des cartes utopiques. Vous avez beaucoup parlé d’utopie dans votre parcours intellectuel. Quel rapport entre norme et utopie ?

La démarche utopique est foncièrement ambivalente, et l'erreur que l'on commet souvent est de la réduire à l'un seul (linceul?) de ses aspects. D'un côté elle est hypernormative: elle en rajoute, grille sur grille. Mais, de l'autre, elle est critique, elle recèle une potentialité d'ironie destructrice des normes: Breton ne s'était pas trompé en faisant place à Fourier dans son Anthologie de l'humour noir. C'est par ce second côté que l'utopie m'intéresse: elle dit l'envers du réel, "was fehlt", pour reprendre le refrain du Mahagonny de Brecht dont Ernst Bloch avait fait sa devise.

Votre approche des normes passe par une lecture de Marx que vous croisez à celle de Foucault. Est-ce Marx lu par Foucault plutôt que par Althusser?

J'aimerais pouvoir échapper à cette alternative. Ce qui, à mon avis s'impose aujourd'hui, c'est d'essayer de lire Marx autrement. C'était le sens de la démarche d'Althusser: et si certains de ses aspects sont périmés (la coupure, encore que!, la Théorie avec un majuscule, etc), il y a en d'autres qui méritent d'être redécouverts, et surtout retravaillés (c'est à quoi je me suis employé dans le deuxième chapitre de mon livre). Quant à Foucault, il me paraît utile de le faire dialoguer avec Marx, en écartant résolument l'idée de les aligner l'un sur l'autre: il me semble, c'est à discuter, que, en tous cas, ils parlent de la même chose, s'ils n'en parlent pas de la même façon, avec les mêmes concepts et du même point de vue. Et cette chose, que les pensées molles qui ont pignon sur rue aujourd'hui s'efforcent d'évacuer ou de recouvrir d'un nuage pudique d'ignorance, c'est à elle que nous avons affaire en premier lieu, et que nous devons essayer de comprendre.

Vous parliez tout à l'heure de jeu... S'agirait-il d'un jeu de normes à la manière dont on repère chez Wittgenstein des jeux de langage?

J'avais en effet déjà pensé à ce rapprochement, qui me convient tout à fait. Cela permet d'introduire l'idée que l'agencement des normes "joue", ce qui l'oblige en permanence à se réajuster dans l’hétérogène, en constant déséquilibre, sans garantie de légitimité ou de succès.

Vous avez beaucoup travaillé sur Spinoza. Une manière de ne pas se rendre esclave de soi-même et des autres. Sa lecture nous apprend-t-elle alors à nous libérer des normes ?


Mais bien évidemment! Comme je l’ai déjà évoqué, je suis en train de lire en ce moment le très intéressant livre de Chantal Jaquet, "Les transclasses, ou la non-reproduction" qui vient de paraître aux PUF. Bien que la thématique des normes n'y soit pas mentionnée, c'est bien cette question qui est en jeu, pour autant que le sujet des normes est un sujet bien ou mal "reproduit", au sens que revêt aujourd'hui la procédure de reproduction sociale. Chantal Jaquet est une spécialiste très compétente et reconnue de Spinoza: et l'un des intérêts que présente son livre est que, précisément, il mobilise une culture spinoziste pour éclairer des problèmes contemporains qui intéressent à la fois la philosophie et la sociologie. J'en prépare un compte-rendu. Quand il sera prêt, je vous l'enverrai...

Les animaux et la musique / André Hirt

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Pour Bibie, la chatte...



On dit que les animaux se cachent pour mourir, et encore qu’ils ne parlent pas, en nulle occasion, parce qu’ils n’auraient aucun rapport avec la vérité. On dit qu’ils emplissent et régissent « l’empire du silence », et aussi qu’ils sont « pauvres en monde ». En somme, s’il existe une négativité, les animaux, dans leur multiplicité innombrable malgré la raréfaction des espèces dont notre époque est responsable, l’incarneraient à la perfection.

Il fut un temps, pensons seulement à l’Égypte ancienne, où cette négativité était magnifiée, comme retournée, pour former l’espace intemporel du divin. La destruction de cette idée, qui ne fut et n’est pas davantage une simple représentation, pourrait servir de ligne conductrice pour évaluer le mouvement général de l’Occident, les séparations conceptuelles qu’il a introduites, les valeurs qu’ils a instituées, les violences de tous ordres qu’il a provoquées, dont l’intention fut de séparer les plans de l’être et des dignités. À cet égard, les animaux seraient la mesure de toute chose, de celles qui sont comme de celles qui ne sont pas… 

Bien sûr, nous nous sommes servis d’eux, comme aurait dit Montaigne, pour nous caricaturer et nous relativiser. Ils furent notre ironie. C’est avec, ou plutôt contre eux que la pensée s’est affirmée et exprimée. Nous nous mettions à parler en eux et pour eux, à leur place en vérité, et toujours parce qu’ils n’auraient par devers eux rien de signifiant à dire. Parfois, nous nous sommes mis à les aimer, voire à les chérir tout autant que nous les consommons et les soumettons à un élevage de plus en plus intensif. Peut-être, mais cette pensée n’est pas encore venue à la maturité de son sérieux, ne pouvons-nous pas nous passer d’eux. Eux, justement, se passent très bien de nous. C’est en ce sens qu’ils sont les habitants légitimes de la terre, non par décision, mais de fait (ils ignorent le pouvoir, exigent seulement qu’on ne leur soustraie pas leurs attaches, à chaque fois singulière, à la Terre, à la possibilité de la toucher, qui est la condition de leur survie, de s’y inscrire et d’y évoluer). Ils savent en effet, sans avoir besoin d’élaborer la moindre connaissance (ils font la part du savoir et de la connaissance, qui leur paraît bien inutile), que la Terre n’est pas le monde, qu’il ne peut y avoir de monde sans Terre et que le déploiement du monde et des mondes humains contredit leur Terre. 

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Le silence en effet des animaux invisibles, comme dans les forêts, leurs mouvements dans le ciel, leurs travaux souterrains et nocturnes dont on ne perçoit que les traces et les résultats, leurs organisations secrètes comme celles du vol concertant des oiseaux, nous admirons tout cela et en même temps nous en sommes plus qu’intrigués, parfois inquiétés sans que nous en comprenions la menace déguisée ou quelque signe qui nous serait indiqué en l’occurrence. 

En réalité, nous ne savons pas ce qu’est le silence, parce que nous ne détenons pas la mesure de ce silence. Nous ne disposons que du bruit et de la parole pour imaginer leurs contraires. Nous n’avons aucune idée du langage qui pourtant et nécessairement régi leurs agissements, et les sons, nombreux et polyphoniques qu’ils émettent par exemple la nuit dans une forêt, nous sont non seulement incompréhensibles, mais insaisissables pour eux-mêmes. À peine éprouvons-nous que nous ne sommes pas seuls, et que notre règne sur la nature est très largement imaginaire, autant que celui, présumé, de notre place centrale dans l’univers. Il y a une infinité cosmique et naturelle dans le sentiment de la présence variée des animaux, à nos portes, sous nos pieds, sur nos têtes. Et c’est ce silence-là, autre et analogue à celui des espaces infinis dont Pascal relevait qu’ils ne comportent pas le moindre signe de la présence d’un Dieu, qui nous apparaît parfois assourdissant. C’en est fini alors de nos projections anthropomorphiques sur le langage des animaux. Nous faisons connaissance de ceci qu’ils sont à l’écart de nous, que nous sommes séparés, que rien de physique ou d’intellectuel ne nous permet de penser leur régime d’expression, sans parler de leur vie psychique et de leur expérience propre, pour chaque espèce, pour chaque individu, d’exister.

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Aristote accordait aux animaux la phonè tout en leur retirant le logos. Cette distribution toute négative des facultés ne concédait en vérité rien aux animaux. D’une part, la phonè n’est selon lui que le moyen expressif des affects (douleur, plaisir), une sorte de système réactif en somme, et d’autre part l’absence de logos soustrait les animaux à toute vérité (à toute ouverture). Pure négativité encore, par conséquent, si l’on songe que la phonè serait sans jugement réel et que le logos serait sans affect (il est vrai qu’Aristote fait l’étude de l’affect dans l’usage du logos dans sa Rhétorique, mais cela ne touche pas l’intégrité en soi de ce dernier). Et loin de n’être signifiante que pour les animaux, la très rigide distinction d’Aristote, lui qui se montre d’habitude si soucieux des continuités et des progressions, concernerait l’humain, par exemple dans la pratique de la musique. Si nous prolongeons de notre côté l’analyse en tirant les conséquences de cette logique, la raison même de la musique ne peut véritablement consister dans l’usage du logos. Sa stimulation résiderait plutôt dans l’emploi de la phonè. La musique devrait dans cette hypothèse n’être qu’expressive et sans portée sur la vérité ; elle ne pourrait en outre rien distinguer au titre de bien et de mal, de juste et d’injuste. La musique conserverait par conséquent quelque chose d’animal, elle nous relierait en quelque sorte à leur nature, et nous serions parfois musiciens au lieu d’exercer notre jugement. À moins que la musique soit attachée directement aux sphères non humaines, d’une part l’animal, d’autre part le dieu… Dans ce dernier cas, il nous faudrait accorder que l’exercice en acte de l’intellect et de la faculté thérorétique en général permettrait aux hommes, certes de façon purement ponctuelle et momentanée, de connaître la béatitude du dieu, prise dans le mouvement circulaire, harmonieux, donc en quelque façon sonore, de la contemplation. Mais la musique ne serait dans cette éventualité plus rien d’expressif, puisque la présence de la vérité et l’âme qui la contemple connaîtraient l’assomption. La musique n’aurait plus rien de musical ; elle se serait dépouillée de toute médiation instrumentale, la phonè, et le logos lui-même, cet instrument supérieur, cèderait à sa réalisation et à son propre contenu de vérité, comme on retire une échelle après être parvenu à l’étage supérieur de la hiérarchie. 

À la réflexion, la différence aristotélicienne n’affecte pas seulement le classement des facultés, la distinction entre hommes et animaux et dieux, mais hypostasie pour toute l’histoire les domaines de légitimité ainsi que les régimes d’être et de signification. La musique devient, sous cet angle de vue, le point d’exercice de la déconstruction de ces distinctions et oppositions. Et, plus profondément, la déconstruction musicale qui fait ressortir que la musique est aussi logos et qu’elle n’est pas purement expressive au sens immédiat et animal du terme donne lieu à un autre niveau de déconstruction, cette fois-ci depuis les animaux, en ce que leur expressivité et leurs facultés de jugement éventuelles devraient être envisagées sous d’autres conditions que celles qui projettent sur eux ce que les hommes sont, mais seulement négativement. Ainsi ce qu’expriment les animaux est-il réellement du même ordre que les affects humains (qu’est-ce par exemple qu’une souffrance animale ?) et le silence qu’on leur attribue est-il comparable au nôtre (leur silence ne doit-il pas être pensé autrement que par l’absence de logos ?) ? 

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Les animaux émettent des sons, comme on sait. Non seulement les cigales du Phèdre de Platon chantent (il y a de la divinité en elles, un chant archaïque, proche de la Terre, qui rend le son de l’éternité), mais les abeilles, les grillons (celui de Mallarmé, si désiré, si envié par le poète!), les serpents, la multitude des oiseaux que Messiaen s’efforçait d’écouter un à un dans son inventaire paradisiaque en l’honneur de Saint-François d’Assise, les rugissements modulés des fauves, l’insistance parfois désespérée du lamento des chiens qui hurlent dans la nuit, tout ce carnaval des animaux par conséquent fait songer très directement à la musique et s’y registre tout naturellement. Pour autant, nous les humains nous efforçons encore de traduire dans ce qu’il faut bien appeler notre langage musical ce que nous présumons de l’art naturel des animaux. Mais ce qui est art pour nous et que nous présupposons en eux, les animaux l’ignorent. On en vient à l’idée qu’ils ne possèdent qu’une seule voix, que la division entre des régimes d’expressions est pour eux sans signification, sans raison ni portée, et qu’en définitive ils n’expriment proprement rien dans la mesure où ce qu’ils émettent dans et comme la traversée sonore de l’espace ne fait qu’un avec leur être. Le fait que tel sifflement ou roucoulement ait valeur de signe n’indique pas la décision de signifier et de se hisser sur le plan du langage, en sortant momentanément du silence, mais marque l’extension de leur liaison naturelle aux choses. Les animaux, à cet égard, existent au sens fort en ce qu’ils font usage de l’intégralité de leurs facultés tout en parcourant et en remplissant, contrairement à nous qui ne cessons d’en sortir et de chavirer, leur aire naturelle. Entre ce qu’ils sont par nature et leurs pratiques il n’y a nulle différence. Leur chant, si l’on peut parler ainsi, n’est que – mais il ne faudrait pas en faire mention négativement – l’exercice à gorge déployée de leur existence, à laquelle rien ne fait défaut. Leur chant, donc, n’est pas en suppléance d’une autre parole ni quelque déplacement d’un vouloir-dire en un autre régime d’expression. On dira qu’ils sont dans leur chant là où pour nous ce que nous entendons par musique constitue une négativité, cette part manquante de notre être et de notre langage où nous projetons imaginairement notre substantialité présumée, notre douleur d’exister ici-bas et notre bonheur espéré au Paradis. 

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Ce n’est précisément pas idéaliser la condition des animaux que de se représenter leur plénitude existentielle, c’est en revanche leur témoigner le respect de leur stricte propriété, qui est de ne manquer d’aucune voix et de posséder toutes les orgues par lesquelles ils circonscrivent leur lieu naturel et leurs pratiques. Pas davantage est-ce les installer sur un plan de perfection où on imaginera leur divinité, puisqu’il faut tout de même rendre compte des aspects qu’ils nous renvoient, à commencer sinon par leur liberté (mais nul être plus libre qu’un chat) du moins par leur immersion dans ce qui constitue réellement à chaque fois et dans tous les cas un monde, mais duquel ils ne sauraient sortir. Et c’est de ces mondes-là que nous ne savons strictement rien. C’est pourquoi, les animaux possèdent aussi leur négativité, qui est absence de partage avec nous. 

Peut-être la plénitude de leur chant, qu’il soit audible ou non par d’autres sphères d’existence, n’est-elle pas contradictoire avec une forme de douleur qui est de ne pouvoir traduire leur négativité. De toute façon, on peut tenir que les animaux, dans ce contexte, connaissent une structure qui s’avère rigoureusement inverse de la nôtre, à savoir qu’ils sont dans leur musique et que le langage dans ses déploiements multiples (la capacité d’inventer des signes aurait dit Descartes) leur est impossible, là où de notre côté nous possédons cette faculté d’invention, mais ignorons l’immersion dans la plénitude du chant. C’est précisément en ce que les animaux n’inventent rien et qu’ils n’en éprouvent nul besoin qu’ils connaissent la plénitude d’exister. 

Leur négativité est leur douleur, face à nous, précisément face contre face. Sans doute reconnaissent-ils, comme les superbes chevaux, en nous des maîtres ou des Seigneurs, une sorte de défaite immémoriale, qu’ils ont dû accepter. Leurs yeux qui nous regardent parfois se dérobent, ou alors nous fixent, soit avec inquiétude ainsi que nous le présumons, soit avec le sentiment plus avéré d’un danger. C’est que la confiance qu’ils nous accordent n’est, à juste titre, jamais totale. Secrètement, ils ne baissent pas la garde même lorsqu’ils baissent les yeux. 

Et de cette douleur il faut tenter de parler. De la tristesse des animaux par conséquent, celle qu’ils expriment ou celle à laquelle ils reviennent. Car au fond de leurs chants, et des plus enjoués comme on les observe le matin et le soir chez les oiseaux, se tient, tapie comme eux, dans l’imitation vocale de leur disposition corporelle, l’amorce d’un thrène, un kommos ou un chant de plainte provenant d’une nature qu’ils ne peuvent jamais abandonner et qui les régit, d’une nature aussi qui les aura gardés sous son joug et qui aura résisté à toute forme d’expulsion hors d’elle comme il est arrivé pour les hommes. Ils savent qu’ils sont les sacrifiés de la Création, qu’ils n’ont jamais cessé de l’être et qu’ils le seront à jamais. 

Déjà, dans la tragédie, les hommes ont cherché à se relier par le sacrifice animal aux dieux, ritualisant ainsi la vérité de la chaîne secrète des êtres. À chacun sa douleur, sa demande et son besoin, dira-t-on. Mais les animaux ne furent que moyens, la seule adresse possible des hommes lorsqu’ils tentèrent de parler aux dieux et de se parler entre eux. Chaque sacrifice fut et est un coup porté que les animaux intériorisent. Ils forment ensemble les archives de l’Histoire, de son impuissance aussi à se départir de la nature, et encore de sa défaite. Et il n’y a nul hasard à ce que la scène du théâtre soit en vérité la scène du sacrifice d’où va provenir dans un instant le cri de l’animal que l’on égorge. Cet espace, car il s’agit essentiellement de cela, coupe la douleur dans laquelle s’évanouit le cri de l’animal des spectateurs qui assistent, pour finir avec plaisir, au culte. La scène est donc la césure spatiale qui d’un côté met à l’écart et dispose dans l’invisible et l’inaudible la souffrance de l’animal et de l’autre le regard des hommes qui, un moment, a entrevu sur la scène son en deçà : l’ob-scène. 

Toutefois, une autre vérité s’impose s’agissant des animaux : l’espace cache le temps dans le théâtre, ou bien le temps, celui du passé et du destin qui se déroule, est mis en scène dans et par l’espace. Pour nous, la musique est essentiellement temporalité. Parfois, elle retourne du temps à l’espace (Parsifal). Mais les animaux, justement, si l’on songe à leur étrange « musique », ne sont-ils pas les gardiens de l’espace, de la distribution du monde et des êtres ? Qu’auraient-ils à faire du temps et encore moins de sa conscience ? Ne sont-ils pas, à chaque fois et pour chacun, la spatialisation même, la naissance et l’établissement des lieux, formant ainsi l’unité des lieux et des êtres ? Et de notre côté, nous, sans lieu ni être véritables, voués et abandonnés au temps, ne recherchons-nous pas un espace où nous n’aurions plus à exister mais simplement à vivre ? En quelque sorte, les animaux connaissent l’inverse de ce qui constitue notre mouvement : nous tendons du temps vers l’espace, que nous constatons introuvable là où les animaux répugnent par nature au temps. La dissymétrie qui est la nôtre s’agissant de l’espace et du temps fait que la musique est la recherche temporelle des lieux, le mouvement inachevé et inachevable vers eux. L’espace manque… Pour nous, il est le manque et se situe toujours « ailleurs », « là-bas » (prêtons un instant l’oreille, parmi d’autres possibilités, au dernier mouvement de la IV° symphonie de Mahler, cette conclusion paradisiaque, cette description d’un lieu, alors que l’œuvre s’inaugurait par le grelot des cloches de vaches!). 

Qu’y a-t-il en effet de plus dissemblable qu’un monde régi par le temps et des mondes déterminés par des espaces ? Comment serait-il possible de passer de l’un aux autres, si ce n’est par le frôlement de la musique ? Mais alors, les animaux ne sont-ils pas parfaitement musiciens, chacun mais pleinement à sa manière ? Cela serait encore une projection, à l’évidence. Mais imaginons pourtant ce que ce serait que d’être un être musical, comme Mallarmé s’écriant qu’il désirerait être un grillon, « cette voix sacrée de la terre ingénue » (et Mallarmé ajoute : « Tout le bonheur qu’a la terre de ne pas être décomposée en matière et en esprit était dans ce son unique du grillon »). « Unique » en effet, comme Mallarmé le souligne, intraduisible donc, insacrifiable surtout. 

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D’une certaine manière, le silence dans notre musique est ce qui nous reste, sans que nous en sachions rien, de l’animalité et de la propre animalité que nous sommes. Et ce silence qui autorise la musique, qui la commande rythmiquement, qui en marque les ruptures et les relances, est comme une suspension, une immobilisation au cours du mouvement. S’y attarder, ou plutôt y demeurer après y avoir été pris et absorbé, c’est découvrir l’espace, une sorte de plaine de vérités, puisque a lieu en l’occurrence un retour, une réinscription originaire, certes purement fictionnée par la musique et par conséquent douloureusement éprouvée en raison de la différance qu’est au fond la musique pour nous, mais aussi et tout autant réelle dont la joie ressentie marque l’index incontestable. C’est dans l’animalité, la nôtre, parmi d’innombrables, qu’il faudrait fouiller la provenance musicale, idée à laquelle précisément la pensée, l’imagination et la raison, l’intellect en somme ne sauraient se rendre. 

Mais il est question ici moins de l’idée de la musique que de sa provenance, ou plus exactement de sa puissance de supplémentarité. Car le silence qui la meut n’est pas, selon toute vraisemblance, le silence des animaux, de ces êtres qui n’ont pas composé. Là où les hommes produisent de la musique en ponctuant leur silence, en cherchant à lui donner une forme adéquate à son expression, les animaux dans leur chant sont de part en part un silence dont nous ne pouvons nous faire l’idée. La raison de notre silence tient aux sons qui le portent alors que la musicalité animale réside dans leur ritournelle, soit l’extension et la compréhension pour eux-mêmes de leur existence naturelle. Ce que nous entendons de leur chant est déjà notre musique, traduite et interprétée, mais nous ne percevons pas le silence de leurs sons parce que nous atteignons avec eux, et dans ce silence précisément, la limite absolue de notre faculté à traduire. Pour qu’il y ait traduction, en effet, au moins le « texte » d’origine doit-il être disponible. Nous pouvons imiter les animaux, ce que nous ne cessons, de toutes les manières, de faire, de même que nous ne manquons pas de restituer par la voix et les instruments la musique que nous percevons d’eux (en ce sens, quelle est exactement la signification et même l’enjeu de Pierre et le loup de Prokofiev ?), mais il nous est impossible d’entendre l’affection unique des voix qui sont à chaque fois les leurs et qui forme la texture et la vibration de leur musique. Et ce ne serait donc, dans l’épreuve de cette pensée qui ne peut s’en remettre qu’à des hypothèses, que dans l’expérience de notre propre voix que nous pourrions faire l’expérience de notre auto-affection animale et en tant qu’animale, irraisonnée mais constitutive, charnelle et non intellectuelle, naturellement élaborée autant qu’expressivement déployée. Car n’est-pas le point d’expression qui forme toute la question, ce point auquel la musique aspire lorsqu’elle cherche sa voix, cette voix qui est animalement la nôtre, mais que nous avons perdue dans l’exercice de notre humanité ? 

Il reste que nous partageons ce qui nous sépare des animaux. Un orchestre est une nuée d’oiseaux, parfois une jungle, ou encore un troupeau ou une meute. Un quatuor fait songer à une nichée. Poulailler et ménagerie constituent des entités politiques régies par des tonalités, des répons, des enchaînements et des improvisations dont les hommes ne connaissent que l’analogie, mais qu’ils cherchent à reproduire mystérieusement, sans savoir ce qu’ils font. Et en vérité, nous ne savons pas ce que nous faisons lorsque nous suprenons musiciens, nous ne savons ni ce que nous sommes ni qui nous sommes. Cette déconstruction, il semble que les grands musiciens la savent un peu et désirent nous transmettre son expérience, mais nous n’osons pas souvent la reconnaître depuis l’assurance de notre humanité, la croyance que nous avons en elle et la conscience que nous nous formons de notre différence. Ainsi, j’entends l’ours dans Beethoven, le moment où, pour finir et comme un point de réussite et de perfection musicale, il n’est plus qu’un ours (les Diabelli), j’entends l’oiseau parfois qu’est devenu Mahler (les deux mouvements nocturnes de la VII° symphonie) à moins qu’il ne se sente chrysalide et papillon (III° symphonie, au début), je vois le galop du cheval fougueux du dernier mouvement du 4° quatuor de Bartok, et le cygne contemplatif et dolent de Sibelius qui revient souvent dans les songes, j’entends et je vois Bach en Noé afin de sauver dans l’arche de sa musique le désastre de la Création. Mais peu importent les illustrations, qui sont autant de vérités casuelles. Expérimentons plutôt et allons par exemple vers le piano, devenons taureau et regardons dans les yeux de l’homme. 



André Hirt

Chronique du 16
(Octobre 2014)

Jacob Rogozinski / Feu la mort : deuil, survie, résurrection (Colloque Derrida ENS Ulm/IMEC)

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Feu la mort : c'est d'abord une citation détournée, une allusion au titre d'un livre de Derrida, Feu la cendre, admirable méditation sur le reste, le deuil, le sacrifice et l'holocauste, la "dispersion sans retour"L'incinération y est la marque de ce qui résiste au travail de deuil, d'une "affirmation de feu sans lieu ni deuil"[1]. Mais la cendre n'est pas la mort et toute mort ne laisse pas forcément des cendres : il y a plusieurs manières de mourir, plusieurs manières de penser la mort. Feu la cendre ou Feu la mort : les titres jouent sur une homonymie, sur les deux sens du mot français "feu", dont l'équivocité sémantique recouvre peut-être deux relations différentes à la mort. "Feu", dans notre langue, désigne le plus souvent le feu, la flamme qui réchauffe ou détruit -et, par dérivation, l'ordre mortel de faire feu. Entendue ainsi, l'expression "feu la mort" retentirait comme une déclaration de guerre : "au feu la mort!", "feu sur la mort!". Nous savons que le terme "feu" s'emploie également en français dans une locution un peu désuète pour qualifier un défunt : "feu Untel". Dans ce cas, le titre ne se laisserait plus entendre comme un mot d'ordre belliqueux, mais comme cet étrange et paradoxal énoncé : la mort est morte, c'en est fini de la mort. C'est qu'il ne s'agit pas du même feu -le feu en tant que flamme dérivant du latin focus, le foyeralors que "feu" comme désignation d'un défunt provient de fatum, le destin. "Feu Untel" se dit en effet de celui qui a accompli son destin, l'inexorable destin de tout homme, de tout vivant, qui est de mourir. Ce qui engage une certaine conception de la destinée humaine, de l'existence comme finitude, et assigne à la pensée sa tâche : de nous apprendre à mourir, de s'y exercer ou de l'anticiper, selon une vénérable tradition qui irait de Platon et des Stoïciens jusqu'à Heidegger. Elle diffère de cette autre conception qui en appelle à une victoire ultime sur la mort, au point d'annoncer la mort de la mort. Vision ardente où il y va d'une flamme, d'un "lac de feu" où la mort serait à la fin des temps précipitée pour s'y consumer à jamais. Vous avez reconnu le kérygme final de l'Apocalypse de Jean (20, 14-15), cette annonce eschatologique qui s'oppose radicalement à l'autre pensée de la mort, celle qui nous enseigne à lui faire bon accueil en acceptant notre finitude.
En ce conflit, ce différend entre deux pensées de la mort, où Derrida se situerait-il? Du côté de la finitude, de l'acceptation du destin et de l'anticipation du pouvoir-mourir? Rien n'est moins certain. L'apocalypse, l'annonce et le ton apocalyptiques, il s'y était déjà mesuré[2]. En prenant comme point de départ un écrit où Kant dénonce le "ton grand seigneur" des "mystagogues", il en venait à s'interroger sur ce "puissant programme" qui, tout au long de l'histoire occidentale, ne cesse d'"annoncer la fin". Il se demandait "si c'est un ton, l'eschatologie, ou bien la voix elle-même"; si toute voix n'est pas celle du "dernier homme" (la littérature est alors brièvement convoquée, avec le nom de Blanchot, que nous allons bientôt retrouver). Il se demandait enfin si l'apocalyptique ne serait pas "une condition transcendantale de tout discours, de toute expérience même, de toute marque ou de toute trace (…), c'est-à-dire de l'envoi divisible pour lequel il n'y a pas d'auto-présentation ni de destination assurée"[3]. Affirmation qui fait charnière entre ses travaux précédents sur l'envoi ou la "destinerrance" et certains motifs qu'il allait déployer par la suite, comme la promesse et le messianisme, la "messianicité sans messie". Mais sans jamais aborder ce qui est pourtant au cœur de l'annonce messianique et/ou apocalyptique (à supposer que ces deux notions se recouvrent, ce qui n'est pas certain) : cette promesse que, "aux jours du messie, les morts ressusciteront". Quel rapport y a-t-il entre une telle promesse et la "logique du deuil" qu'il n'a cessé de travailler? Sans oublier cette énigmatique visée d'un "deuil du deuil", celle d'un "au-delà du principe de deuil" qui est, disait-il, "la seule chose qui finalement m'intéresse", cela même qui "me fait écrire et parler", "me donne et me retire l'idiome"[4]. Faire l'expérience du deuil revient toujours -selon l'expression du psychanalyste Daniel Lagache- à "tuer le mort" en nous : à tracer une limite entre le moi vivant et le mort, afin de parvenir à se séparer de l'objet perdu, tout en l'introjetant, en le digérant pour mieux l'expulser -processus d'introjection qu'il importe de distinguer de l'incorporation "cryptique" de l'objet mort dans le moi à laquelle s'est beaucoup intéressé Derrida. Tuer le mort en en faisant le deuil, serait-ce la matrice de cette promesse messianique de tuer la mort? Faire son deuil, n'est-ce pas à chaque fois faire son deuil de la mort elle-même, proclamer ici et maintenant la mort de la mort?
Si ce n'est que, en affirmant le deuil du deuil ou la mort de la mort, on maintient paradoxalement l'instance que l'on espérait révoquer, on la renforce même en la redoublant, puisqu'il s'agit encore et toujours de faire son deuil et/ou de mettre à mort… Feu la mort ne fait qu'énoncer ce paradoxe où la mort gagne à tous les coups. Sans doute faudrait-il confronter de tels énoncés aux différentes occurrences de ce geste derridien qui consiste à redoubler un concept - la "vérité de la vérité", la "relève de la relève", la "donation du don", etc.- comme si ce redoublement permettait de dégager son quasi-transcendantal. Feu la cendre, Feu la mort : en quel lieu atopique, en quel temps pré-originaire ou post-terminal s'est-on situé pour pouvoir proclamer cela? En un temps toujours à venir, celui de la prophétie, de l'annonce messianique et apocalyptique, ou bien en un temps toujours déjà passé, puisque la cendre et le deuil y sont la trace d'un événement d'autrefois, d'une flamme éteinte? Et surtout, qui oserait l'énoncer? Qui peut être assez vivant ou assez mort pour proférer non pas que "je suis mort", comme Derrida n'a cessé de l'écrire durant toute sa vie, mais que la mort elle-même est morte, que c'en est fini du deuil? Profération encore plus inouïe que le je suis mort du Valdemar de Poe, car elle suppose un pas au-delà de la mort. C'est-à-dire une survivance. Mais de quelle survie est-il ici question? Quel rapport y a-t-il entre le motif derridien de la survivance et ce vieux mot -qu'il n'emploie presque jamais- de résurrection? Impossible d'aborder cette question sans se confronter à l'équivoque de la survivance; car "survivre" et ses dérivés sont en français tout aussi ambigus que le verbe "revivre"[5]. Un survivant est celui qui a traversé une épreuve où il risquait la mort et qui en est revenu vivant. Tout survivant est en ce sens un "revenant", bien que sa revenance ne soit pas forcément celle d'un fantôme : ce peut être aussi la sur-vie d'un vivant qui s'est affronté victorieusement à la mort. Voilà pourquoi un sentiment de triomphe -une exaltation maniaque- caractérise souvent l'expérience du survivant et peut la rendre si redoutable pour lui-même et les autres. e nombreux exemples en attestent : survivre peut rendre fou, survivre peut amener à se tuer et à tuer. Ce serait le moment, si nous en avions le temps, d'examiner ces pages étonnantes de Masse et puissance où un Juif qui a survécu au nazisme, Elias Canetti, s'interroge sur la "passion de survivre" et l'inquiétante jouissance qu'elle peut procurer : il y voit une sorte de "malédiction" et la matrice des tyrannies[6]… Gardons-nous d'ailleurs d'oublier que le verbe survivre désigne également dans notre langue le fait de rester en vie après avoir perdu ce qui donnait sens à sa vie, ses proches, ses amours, son honneur, voire ses facultés vitales : ainsi dit-on parfois de celui qui a tout perdu qu'"il se survit à lui-même". Comprise de cette manière, la survie serait plutôt une sous-vie, l'existence quasi-spectrale d'un vivant déjà presque mort, d'un mort-vivant. Cette ambiguïté persiste-t-elle lorsque l'on passe dans une autre langue? Se résout-elle, au moins partiellement, dans la dualité des expressions verbales qui traduisent "survivre" en allemand (überleben / fortleben) ou en anglais (qui présente trois possibilités : to survive / to live on / to outlive)[7]?
En reprenant ce terme pour en faire un motif majeur de sa pensée, Derrida hérite de sa signification équivoque qu'il ne remet jamais en cause. Il lui arrive de présenter la "survie" comme une vie hyperbolique, un surcroît de vie, et le préfixe sur résonne alors d'un accent quasi-nietzschéen. C'est notamment le cas de l'entretien où il déclare -quelques semaines avant sa mort- que "la déconstruction est du côté du oui, de l'affirmation de la vie", que "survivre à la mort (…), c'est la vie la plus intense possible"[8]. Mais cette déclaration, en dépit de son caractère quasi-testamentaire, ne nous donne pas forcément son dernier mot, la vérité ultime ou le secret enfin dévoilé de son œuvre (s'il pouvait y avoir un…). Nous qui l'aimions tant, nous aurions tant aimé que son Oui viens soit un oui à la vie, que sa pensée soit une "athanatologie", une méditation de la vie et non de la mort, l'affirmation d'une "vie antérieure à l'opposition de la vie et de la mort"[9]. Et pourtant, ce n'est pas toujours le cas : dans ses textes antérieurs, la survie n'est quasiment jamais déterminée comme sur-vie, résurgence de la vie en sa plus extrême intensité. Au lieu de rapprocher un peu artificiellement Derrida de Nietzsche, de Bergson, de Rosenzweig ou de Henry, il convient de prendre acte de ses ambiguïtés, de ses hésitations, voire de ses contradictions, en évitant de passer sous silence cette mélancolie de la déconstruction, cette tentation thanatologique où sa pensée de la survivance se soumet si souvent à l'emprise de la mort. Peut-être parce qu'il caractérisait -un peu trop vite- le logocentrisme comme un biologocentrisme, une  métaphysique de la Vie; et qu'il se méfiait d'une affirmation univoque de la vie, d'une vie qui prétendrait se démarquer radicalement de la mort et en finir avec elle, et ne serait finalement qu'une présence pure sans différance, c'est-à-dire un autre nom de la mort. Car la "vie pure", disait-il, est synonyme de la "mort pure" - "et tout ce que je dis va aussi bien contre une philosophie de la vie que contre son simple contraire"[10]. Ce qui explique que, le plus souvent, il identifie le survivant, le revenant et le spectre; qu'il entende la survie comme l'existence spectrale d'un ni-vivant-ni-mort qui se survit à soi-même sans jamais avoir été soi-même. Car "le survivant est toujours un fantôme"[11], toujours déjà en deuil de soi, en deuil de cette singularité unique, irremplaçable, qu'il n'a jamais été, puisqu'il en porte le deuil "depuis la mort de qui n'a jamais été vivant"[12].
Impossible de rien comprendre au motif derridien de la survie sans tenir compte de ce combat qu'il n'a cessé de mener sur deux fronts, pour desserrer l'étau d'un double-bind où, jusqu'à présent, s'est trouvée piégée toute pensée de la mort. Double contrainte qui prend la forme d'une aporie redoublée : pour faire vite, nommons ses deux pôles l'aporie de la relève et l'aporie de la finitude. Il s'est expliqué avec la première dans L'écriture et la différence, puis dans Glas, et il m'est impossible, dans les limites de ce texte, de suivre le fil de cette longue et patiente explication. Il s'est confronté à la seconde dans le livre qui porte précisément ce titre, Apories. Il y interroge la conception heideggérienne d'une saisie anticipante de sa mort par le Dasein, qui le ferait accéder à sa "possibilité la plus propre" en assurant ainsi son individuation la plus radicale. Ce qui présuppose que le Dasein puisse attester de sa mort "comme telle", se faire le témoin de sa "propre" mort, alors qu'il lui faut rester en vie pour pouvoir en témoigner : car c'est "en tant que vivant ou mourant -mourant demeurant en vie- qu'il atteste de l'être-pour-la-mort"[13]. L'analytique existentiale du Dasein achoppe ainsi sur l'énigme d'un ni-vivant-ni-mort, encore en vie dans le déjà-là de sa mort, qui est précisément la survivance comme deuil de soi. Or Heidegger "ne veut rien connaître du revenant et du deuil". En voulant fonder l'ipséité du Dasein sur l'anticipation de sa mort à venir, l'auteur d'Être et temps a méconnu une autre possibilité : que cette ipséité se soit constituée "à partir d'un deuil originaire" qui serait à la fois un deuil de soi et le deuil d'un autre; si bien que son "rapport à soi accueille ou suppose l'autre au-dedans de son être-soi-même comme différent de soi"[14]. Son ipséité se découvre alors irrémédiablement fêlée, entamée par ce rapport pré-originaire à l'autre, par la structure d'une irréductible auto-hétéro-affection. C'est cette altération pré-originaire du soi-même que Heidegger -à la différence de Levinas, peut-être déjà de Hegel- ne parvient pas à penser. Pas plus qu'il ne parvient à appréhender la torsion temporelle impliquée dans le deuil de soi originaire, ce mourir que Blanchot désigne parfois comme "l'imminence incessante (…) de ce qui s'est toujours déjà passé".
Ni Hegel, ni Heidegger : comment échapper à la double aporie dont ces deux noms sont les indices? Comment déjouer l'aporie de la finitude sans verser dans l'aporie de la relève? Tout en évitant le geste inverse, où la pensée se laisserait piéger aussi sûrement; car il s'agit bien de surmonter ces deux apories : même s'il a pu parfois la présenter comme une "épreuve aporétique", l'on ferait un bien mauvais coup à la déconstruction en prétendant qu'elle doit simplement s'installer dans l'aporie au lieu de chercher à la traverser. Lorsqu'il tente de se soustraire aux apories de la philosophie, il a souvent recours à la littérature; par exemple en jouant Mallarmé "contre" Platon, ou plutôt au lieu de Platon, Bataille et Genet au lieu de Hegel ("au lieu de" : ce qui ne veut pas dire que la littérature aurait à investir la place dévolue à la philosophie, mais plutôt qu'elle la déstabilise sans se substituer à elle). Pour desserrer le double-bind du fini et de l'infini, de l'être-à-la-mort et de la vie absolue, c'est à Blanchot qu'il se réfère, à son affirmation d'un "survivre sans survivre" -entendez : sans surcroît de vie- où se révèle la contamination indécidable de la vie et de la mort. Lisant Blanchot, il souligne que "si l'on voulait à tout prix parler ici de résurrection (…), il n'y aurait ni christologie ni Vendredi Saint spéculatif, ni vérité de la religion dans le savoir absolu (…). Mais tout cela, la Passion, la Résurrection, le Savoir absolu sont mimés, répétés et déplacés (…) dans la vie sans vie de cette survivance"[15]. Blanchot au lieu de Hegel : le mourir sans mort d'une survie sans vie plutôt que la relève de la mort dans l'auto-affirmation de la Vie absolue. Mais aussi Blanchot au lieu de Heidegger, car l'épreuve de la mort dont il s'est fait le témoin dissout la singularité et l'identité du Soi dans l'expérience d'une mort anonyme où "je ne meurs pas, je suis déchu du pouvoir de mourir, (où) on meurt, on ne cesse pas et on n'en finit pas de mourir"[16]. L'on a affaire, précise Derrida, à '"une mort qui, pour être irremplaçable, et parce qu'elle est unique, n'est même pas individuelle, (…) proposition qui inquièterait jusqu'à cette Jemeinigkeit, ce 'chaque fois mien'" du Dasein heideggérien[17]. C'est cette neutralisation de la vie/la mort qu'il repère dans un récit de Blanchot, L'instant de ma mort, qui met en scène ce que l'on pourrait appeler une mort sans mort de la mort. Récit de style autobiographique -ou plutôt "auto-thanatographique"- qui raconte un épisode survenu peu avant la Libération. Qu'il s'agisse d'un témoignage authentique ou fictif n'a ici que très peu d'importance. "Je me souviens d'un jeune homme (…) empêché de mourir par la mort même". Soupçonné de participer à la Résistance, le narrateur anonyme du récit avait été arrêté par les Allemands et conduit devant un peloton d'exécution. Au moment où le "lieutenant nazi" allait crier "feu!", survient "un autre 'feu', un contrefeu", une fusillade déclenchée par les Résistants. C'est alors que les soldats laissent partir le narrateur qui se retrouve ainsi vivant par-delà sa mort, hanté à jamais par l'expérience impossible de cette mort qui n'a pas eu lieu, qui a eu lieu sans avoir lieu, n'est arrivée qu'à ne pas arriver. Bien loin de le délivrer ou de le rendre à la vie, cette "interruption du mourir" le laissera pour toujours en instance de mort, d'une mort qui n'est pas sa propre mort, qui le dépossède de toute identité propre en le vouant à la survivance d'un vivre sans vie. À ce que Derrida propose de nommer la demeurance, où il convient d'entendre non seulement "ce qui séjourne et se maintient à travers le temps dans une demeure", mais aussi "l'expérience inéprouvée de qui meurt, là où deux meurent, ne meurent pas (…) ou dé-meurent dans le moment où ils meurent"[18]. Mourir sans mourir -et donc survivre- à l'instant même où l'on meurt, en cet instant qui n'en finira plus de finir, s'étire monstrueusement jusqu'à durer tout le temps d'une vie. Telle est l'épreuve de la demeurance, du dé-mourir dont Blanchot nous fait part.
Arrivé en ce point, deux séries de questions s'imposent :
-(1) Nous retrouvons ici ce que Derrida avait déjà repéré auparavant chez Blanchot, l'insistance d'un X sans X ("nom sans nom", "malheur sans malheur", "être sans être"…) qui culmine dans une série d'énoncés sur la vie/la mort : "mort sans mort", "survivre sans survivre", "vivre sans vivant comme mourir sans mort", etc.[19]. Il faudrait sans doute confronter cette logique du X sans X avec le geste derridien du redoublement quasi-transcendantal (sur le mode X de X). Il lui arrive d'ailleurs de conjuguer lui-même les deux gestes, par exemple lorsqu'il parle de la "vérité sans vérité de la vérité". Que se passe-t-il donc lorsque le X de X s'entrelace au X sans X et se laisse contaminer par lui? Certes, le motif blanchotien du Neutre ne peut en aucun cas se réduire à une simple annulation des oppositions. Il implique malgré tout leur neutralisation sur le mode d'un ni/ni, et Derrida entérine ce geste en plusieurs passages décisifs de son œuvre. Survivre, en ce sens, n'est ni vivre ni mourir, tout comme le pharmakon n'est ni simplement remède, ni uniquement poison. Ce que cette neutralisation des opposés interdit d'envisager est leur position dissymétrique au sein de leur opposition, le primat d'un terme sur un autre, la préférence que l'on pourrait décider d'accorder à la vie sur la mort (ou à la mort sur la vie). Lorsqu'il s'efforçait de décrire la "stratégie générale de la déconstruction", son double-geste ou sa double scène, Derrida soulignait cependant qu'elle doit éviter de se limiter à la "simple forme du ni/ni", de "neutraliser simplement les oppositions binaires de la métaphysique", en méconnaissant ainsi leur dissymétrie et le renversement nécessaire de leur hiérarchie[20]. A-t-il suffisamment tenu compte de cette exigence? En se laissant captiver par le X sans X de Blanchot, n'a-t-il pas trop souvent cédé à ce que j'appellerai volontiers (que l'on me pardonne ce mauvais Witz!) un ni-nihilisme de l'indécidable? Et quelles en seraient les conséquences pour la question qui nous occupe? Se refuser, dans l'entrelacs de la vie/la mort, à affirmer le primat de la vie sur la mort, n'équivaut-il pas nécessairement à soutenir le primat inverse, à préférer la mort et à penser la survie -voire la vie elle-même- comme un mode de la mort?
-(2) Dans l'expérience singulière de la demeurance que le récit de Blanchot met en scène, une certaine relation au nazisme est en jeu, avec tout ce que cela implique : le désastre absolu, la "mort sans nom", cela même que Derrida désigne, en lisant Celan, comme la "menace d'une crypte absolue"[21]; mais sa lecture patiente et rigoureuse du récit de Blanchot ne l'évoque jamais. Et pourtant, cette survivance spectrale qui s'inscrit en filigrane dans tous les écrits de Blanchot, est-elle si différente de l'insoutenable épreuve dont parlait Adorno, cette "mort pire que la mort" dont le XX° siècle nous a appris la possibilité[22]? Bien que Blanchot l'ait abordée à plusieurs reprises, notamment dans L'écriture du désastre, c'est une piste où Derrida ne s'engagera pas. Nous savons que, contrairement à Lyotard, à Lacoue-Labarthe (pour ne parler que de proches), il aura laissé cette crypte scellée. Si l'on pouvait en prendre toute la mesure dans la pensée et l'écriture -mais est-ce seulement possible?- toutes les questions qui se posent ici, ces apories de la vie/la mort, du deuil, du spectre, de la survivance, ne devraient-elles pas être profondément réélaborées? Comment survivre à l'épreuve d'une mort pire que la mort? Comment survivre pour en témoigner? Ce témoignage ne serait-il pas encore et toujours le fait d'un "sujet", de ce qu'Artaud appelle un moi survivant? En mettant l'accent, à la suite de Blanchot, sur l'anonymat du mourir et la spectralité du survivre, la conception derridienne de la survivance ne risque-t-elle pas de le méconnaître, de l'esquiver?
Qui est le survivant? Si quelqu'un pouvait survivre à l'instant de sa mort, pourrait-il encore en témoigner en première personne? Blanchot a choisi de laisser anonyme le narrateur de son récit, sans doute parce qu'il avait pris acte depuis longtemps de ce deuil de soi, cette neutralisation du Je dans l'instance anonyme du On meurt. Dans L'instant de ma mort, cet destitution du Je prend la forme d'un dialogue, ou plutôt d'une interpellation du Je par un autre "sujet", une autre voix, tout aussi anonyme : "Je suis vivant. Non, tu es mort". Autant dire, remarque Derrida, que "ce qui fut moi n'est plus moi, l'ego cogito" et "ce qui sépare les deux identités égologiques n'est rien de moins que la mort même"[23]. L'insoutenable épreuve d'une mort sans mort divise irrévocablement le "je" de lui-même, le dédouble en un je affirmant qu'il est vivant et un tu qui l'interpelle comme déjà mort; ce qui lui interdit de se rassembler dans la conscience-de-soi du sujet hégélien ou l'ipséité finie du Dasein heideggérien. Leçon assez voisine de celle que Derrida avait tirée du Valdemar de Poe : l'impossible énoncé je suis mort signifie en même temps la mort du Je, sa revenance endeuillée et spectrale. Selon un geste de destitution de l'ego qu'il partage avec d'autres contemporains -Sartre, Bataille, Lacan, Deleuze…- et que j'ai proposé d'appeler égicide. Geste qui se noue toujours, d'une manière ou d'une autre à une thanatologie, c'est-à-dire à la préférence donnée à la mort sur la vieIl ne saurait être question ici de déployer toutes les implications d'un tel geste, d'en exposer les présupposés et les limites[24]. Simplement de rappeler que cette (non) expérience de la mort qui fut celle de Blanchot n'est pas la seule dont attestent la littérature et les arts de notre temps; qu'un autre rapport à la vie/la mort, une autre survivance sont possibles. Il m'est impossible d'analyser ici, parmi tant d'autres exemples significatifs, le rôle qu'a pu jouer cette traversée de la mort dans le parcours de deux plasticiens contemporains, deux pilotes de guerre, l'un américain et l'autre allemand -Sam Francis et Joseph Beuys- victimes tous les deux d'un accident d'avion et qui ont puisé dans le mourir-sans-mort d'un coma traumatique la matière de toute leur œuvre. Je me contenterai d'évoquer, beaucoup trop brièvement, l'attestation que nous en donne un poète. "Je suis mort depuis longtemps"écrivait dans les années 20 Antonin Artaud, "je suis déjà suicidé, ON m'a suicidé" -et, quelques années plus tard, "j'ai toujours su que j'étais Artaud le mort"[25]. Il se considère en effet comme une "momie de chair fraîche", un "mort-né", voué à la survivance spectrale de ce qui "n'est ni mort ni vivant". Autant d'énoncés auto-thanatographiques où s'affirme l'étrange savoir d'un deuil antérieur de soi-même, d'un devenir-neutre de "sa" mort, qui le situeraient tout près du "on meurt" de Blanchot. Si ce n'est que, à partir d'un certain moment -qui coïncide avec sa traversée de la folie, sa "guérison" (si ce terme convient ici), son retour de l'asile de Rodez- de tels énoncés vont laisser place à l'affirmation d'une vie plus puissante que la mort : "j'ai franchi la mort, la sombre mort par la vie, et rester la mort c'est trahir la vie"[26]. Comme Blanchot et tant d'autres, Artaud se vit en effet comme un survivant, parmi une "poussière de moi survivants"; mais il identifie désormais sa survie à une résurgence de vie : au franchissement d'une limite, de ce point qu'il nomme le "point de mort" et qui désigne aussi bien le pas-de-mort, l'inanité ou l'imposture de la mort. S'il continue d'affirmer une préférence, ou plutôt une précédence, ce n'est plus celle de la mort sur la vie dans la torsion temporelle d'un deuil antérieur, mais celle de la vie, envisagée comme re-création continuée, perpétuelle re-naissance : il s'agit de "naître à la vie dans la vie. Car à chaque instant vécu nous précédons notre propre naissance"[27]. Ces énoncés inouïs, comment les entendre? Comme ceux de Blanchot, ils s'enracinent dans une expérience personnelle : celle de son effondrement en Irlande, de son internement dans plusieurs asiles, de l'épreuve de l'électrochoc subie à l'asile de Rodez, de son retour à l'écriture, cette "guérison" qu'il vit comme une résurrection. Et cependant, tout autant que celles de Blanchot, son écriture et sa pensée ne se laissent pas "expliquer" par des circonstances auto-bio-thanatographiques. Faut-il repérer chez Artaud, comme Derrida l'a parfois suggéré, le fantasme d'une parousie absolue, l'empreinte d'une métaphysique de la vie, d'une vie sans mort, qui s'imaginerait qu'elle en a fini avec les spectres et le deuil et resterait ainsi captive de la conception chrétienne de la résurrection et du salut[28]? Rien n'interdit de le croire. Sinon, peut-être, certains énoncés d'Artaud lui-même où il affirme l'irréductible nouage de la vie/la mort dans l'existence et le poème, leur entrelacs ou leur chiasme, mais sous le primat de la vie : car "le secret de mon existence est que je suis un morceau de bois mort toujours vivant", "d'autant plus vivant qu'il est mort"[29]. N'était-ce pas sa manière singulière d'affirmer la survie, de préférer toujours la vie?



[1] Feu la cendre, Ed. des Femmes, 1987, p. 43.
[2] Dans une conférence au colloque de Cerisy (1980), "'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie", in Les fins de l'homme, Galilée, 1981, rééditée séparément chez Galilée en 1983.
[3] Op. cit., pp. 77-78.
[4] Sur ce motif du "deuil du deuil", cf. entre autres Points de suspension, Galilée, 1992, p. 54.
[5] F. Worms en a exploré le double-jeu dans son beau livre Revivre, Flammarion, 2012.
[6] Cf. Masse et puissance, 1960, Gallimard, 1966, pp. 241-295.
[7] Question qui n'est pas seulement une "question de traduction" et que je dois à une remarque de Sam Weber.
[8] Apprendre à vivre enfin, Galilée, 2005, p. 38.
[9] C'est l'orientation que défendent généreusement, mais selon moi trop hâtivement, plusieurs lecteurs de Derrida : je pense notamment à mes amis A. David (cf.  Rue Descartes n° 48, 2005, pp. 111-115), G. Bensussan (cf. "Oui, la survie", Rue Descartes n°52, pp. 53-62) et F. Worms (dans une conférence encore inédite intitulée "La simplicité de Derrida").
[10] Résistances – de la psychanalyse, Galilée, 1996, p. 50.
[11] Parages, Galilée, 1986, p. 161.
[12] Glas, Galilée, 1974, p. 26.
[13] Apories, Galilée, 1996, p. 96.
[14] Apories, p. 111.
[15] "Demeure", in Passions de la littérature, Galilée, 1996, pp. 45-46.
[16] L'espace littéraire, Gallimard, 1955, p. 160.
[17] "Demeure", p. 38.
[18] "Demeure", p. 55.
[19] Cf. Parages, Galilée, 1986, p. 91, etc.
[20] Cf. Positions, Minuit, 1972, pp. 56-57.
[21] Cf. Schibboleth – pour Paul Celan, Galilée, 1986, pp. 83 et 94-96.
[22] "Dire que la mort est toujours la même est aussi abstrait que non-vrai (…). C'est une nouvelle horreur que celle de la mort dans les camps : depuis Auschwitz, la mort signifie avoir peur de quelque chose de pire que la mort"– Dialectique négative (1966), Payot, 1978, p. 290.
[23] "Demeure", p. 48 -cf. aussi pp. 68-69.
[24] Sur cette question, je me permets de renvoyer à la première partie de Le moi et la chair, Cerf, 2006, ainsi qu'à Cryptes de Derrida, Lignes, 2014.
[25] Œuvres complètes, Gallimard, t. I-2 (1925), p. 20 et t. XII, p. 202. J'ai tenté de décrire la logique paradoxale du rapport d'Artaud à la mort dans Guérir la vie, Cerf, 2011.
[26] Cahiers de Rodez, OC, t. XVII (1945), p. 265.
[27] Cf. sa lettre à Dequeker (1945), OC, t. XI, p. 74.
[28] À défaut d'un texte, je me réfère à une intervention orale, prononcée le 14 mars 1999 lors d'un colloque sur L'écriture et la mort organisé par le Collège international de philosophie.
[29] Suppôts et suppliciations (1946-47), OC, t. XIV-2, pp. 84 et 245.

L'éthique animale de Jacques Derrida / Patrick Llored (Colloque Derrida, ENS Ulm / IMEC)

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L’antispécisme radical de la déconstruction.

« L’étranger parle mal du mal, il ne croit plus au souverain,
ni au souverain bien ni au souverain mal. Il en souffre seulement mais il
espère toujours, sachez-le, le faire savoir »
Jacques Derrida

Comment peut-on ne plus croire au souverain quand on est un Homme ? Ne pas croire au souverain, n’est-ce pas justement le propre des bêtes dont les hommes pensent depuis toujours qu’elles ne connaissent ni le souverain bien ni le souverain mal ? Que peut donc vouloir dire ne plus croire au souverain pour un membre de l’espèce dominante, l’espèce humaine ? Non pas seulement au souverain en tant que concept faisant signe vers l’idée de puissance et de maîtrise du réel, mais, en plus, ne plus y croire en tant qu’il a donné et ne cesse de donner lieu à une famille de mots et concepts relevant de l’éthique et de la politique des hommes : force, maîtrise, autonomie et puissance relèvent directement du concept de souveraineté. En réalité, Il y a dans le mot « souverain » employé ici par Derrida, pour en refuser la violence, un concentré de toute l’histoire de l’Occident dans la mesure où ce terme a toujours connoté l’idée d’une excellence humaine comme force, en tant que force au dessus de toutes les autres, tant dans le domaine éthique, le souverain bien, dans le domaine religieux, Dieu étant le souverain en tant que détenteur de l’autorité suprême, que dans le domaine politique, en sa dernière signification démocratique, dans la forme moderne de la souveraineté du peuple. Le mot donc de souverain, et donc le concept de souveraineté, ont une valeur des plus positives dans notre culture occidentale. Ils sont non seulement les termes de tout acte de pouvoir, quel qu’en soit son domaine d’inscription, mais aussi, et peut-être surtout, les principes, comme origine, de tout pouvoir digne de ce nom. C’est donc le concept clé de toute explication de ce que sont devenus aujourd’hui l’éthique, la politique, le droit, le sujet et la philosophie. Or comment arrive-t-on à ne plus croire en ces principes de souverain et de souveraineté qui fondent notre culture humaniste en ses moindres détails ?
Comment dès lors un philosophe contemporain comme Derrida peut-il ne plus croire en ce qui fait l’identité profonde de notre monde ? Comment une philosophie peut-elle mettre à distance avec une telle obsession, ce que nous sommes devenus, à savoir des sujets souverains ? La philosophie derridienne n’est-elle pas en ce sens profondément antimoderne voire réactionnaire en tant qu’elle repose sur le refus catégorique de tout ce qui constitue notre monde en sa supposée modernité ? Comment expliquer ce paradoxe troublant selon lequel celui qui passe pour le plus postmoderne des penseurs, sous le prétexte que sa philosophie serait une exacerbation de l’individualisme et de la liberté intégrale tournant au narcissisme radical, soit en même temps celui qui ne croit, et n’a jamais cru, au fond, ni à l’individu, ni à la subjectivité, ni à l’autonomie, ni donc à la souveraineté lorsqu’elle s’incarne en la souveraineté de l’homme et en celle, politique, du peuple comme communauté fictive des hommes ?  
La philosophie de Derrida se nourrit donc d’un paradoxe qui la structure en profondeur : celui de refuser cette idéologie de la souveraineté tout en étant en même temps une défense radicale d’une autre subjectivité, d’une autre souveraineté et en conséquence d’une autre liberté, lesquelles restent encore à inventer. C’est la raison pour laquelle cette philosophie derridienne aura toujours eu à se battre avec ce concept de souveraineté qui est donc celui qui résume, comme aucun autre, notre monde tel qu’il a été inventé par des siècles de construction de souveraineté. Le concept de souveraineté est l’autre nom de notre monde, si l’on donne au monde son double sens : à la fois la réalité où l’on vit mais aussi l’histoire, les conditions d’existence, les conditions transcendantales de son invention, lesquelles sont au principe de ce qui a produit cette réalité qu’est la souveraineté. La souveraineté est notre unique réalité non seulement parce que nous nous représentons comme des sujets souverains mais aussi parce que cette même réalité consiste à nous enjoindre en permanence de vivre pour et avec cette subjectivité souveraine dont elle est issue. A vivre de et pour cette subjectivité souveraine comme étant l’autre nom, le seul peut-être, de notre réalité qui s’unifie dans et par ce concept. Or cette souveraineté pensée comme propre de l’homme est étroitement dépendante de notre manière de comprendre ce que nous avons toujours pensé sous les noms de l’animal et de l’animalité. C’est cette thèse iconoclaste qui structure en profondeur ce que nous appelons l’antispécisme de Derrida et par conséquent son éthique animale.    
La question se pose donc de savoir ce que veut dire déconstruire cette souveraineté et quels sont les effets de cette critique sur le philosophe Derrida  ainsi que sur sa philosophie. Une philosophie qui a renoncé à la souveraineté est-elle encore une philosophie digne de ce nom, si l’on entend par philosophie la recherche et l’invention du mythe du sujet souverain ? Une philosophie qui lutte corps et âme pour déconstruire cette souveraineté comme puissance de la subjectivité mérite-elle encore le nom de philosophie ? Une philosophie qui passe son temps à déconstruire tout ce qui dans notre tradition philosophique occidentale participe et contribue à l’invention quotidienne de cette souveraineté en ses multiples formes, ontologiques, éthiques, politiques, épistémologiques, scientifiques voire esthétiques, ne devrait-elle pas renoncer au nom même de philosophie, mais aussi à tout savoir à partir duquel s’invente toujours la réalité ? La philosophie, en tant qu’elle est l’autre nom secret de la souveraineté humaine, est et a toujours été une invitation et une puissante contribution à la production de souveraineté, c’est-à-dire de puissance sur l’animal à partir du moment où le savoir philosophique n’a jamais reconnu aux animaux aucune forme de souveraineté animale. Pour la philosophie occidentale, l’animal est le non souverain absolu[1].
 En conséquence, il est étonnant  de  voir lier  cette absence de croyance en toute forme de souveraineté avec l’expression d’une souffrance telle qu’indiquée ici par Derrida. On aurait pu penser que ce scepticisme envers la souveraineté serait libérateur chez Derrida autant dans son esprit que dans sa pensée. Or il semble que ce ne soit pas le cas. Qu’est-ce donc que cette souffrance ? Cette souffrance n’est-elle pas inscrite au cœur même de la pensée derridienne ? Si tel est le cas et si celle-ci n’est pas séparable d’une grande préoccupation pour la question animale qui cimente la vie et l’œuvre, alors ne serions-nous pas en droit de penser que la déconstruction est animée en son fond par une force apparemment contradictoire que Derrida appelle « la vie-la mort », réunissant en un même concept ce qui semblerait si éloigné alors qu’il ne s’agit que du même ?
On comprend peut-être déjà ce que peut vouloir dire ne plus croire au souverain et en quoi cette suspension de la croyance ouvre la possibilité d’un tout autre rapport à la vie, d’un rapport qui ne soit plus fait de souveraineté. Qu’est-ce que donc un rapport à la vie et donc à la vie animale sans souveraineté ? Si la pensée derridienne est une philosophie de la non-souveraineté radicale de tout vivant, alors ce qui reste de ce sujet n’est-il pas conduit, sans même le vouloir, à vivre des expériences de pensée soustraites à tout impératif de maîtrise et libérées de toute appartenance communautaire ? Qu’est-ce qui reste de la souveraineté une fois qu’elle a été nettoyée de ses illusions de pouvoir ? Qu’est-ce qui reste du sujet une fois qu’il a été expurgé de son moi ? Qu’est-ce qui reste de l’homme une fois qu’il a été ouvert à des expériences d’altérité radicale à l’égard de l’animal ? Ces questions nous demandent de nous ouvrir à notre tour à une tentative de biographie intellectuelle de Jacques Derrida où la question de l’animal jouera le premier rôle.          

Antisémitisme, identité juive et antispécisme.

La question que nous voudrions poser dans cette tentative de zoobiographie intellectuelle est celle de savoir comment la pensée derridienne est devenue un antispécisme radical comme on en trouve peu dans l’histoire de la philosophie et de la culture occidentales. Plus précisément, il faudrait aller jusqu’à dire que la déconstruction ne peut être comprise en dehors de cet antispécisme philosophique qui la structure en profondeur à travers tous les concepts fondamentaux qui en constituent la marque de fabrique. La déconstruction doit donc être interprétée, et ce contre la très grande majorité des interprétations dominantes actuelles, comme une philosophie animale d’un genre particulier où le vivant animal vient travailler la conceptualité derridienne dans ses moindres détails théoriques. Notre hypothèse de lecture se trouve explicitement formulée et confirmée dans un passage clé de l’ouvrage posthume L’animal que donc je suis. Il est tout à fait incompréhensible que cette phrase n’ait jamais fait l’objet d’une analyse digne de ce nom qui aurait entièrement déplacé les lignes de compréhension de la déconstruction, précisément vers son antispécisme radical rarement vu par les commentateurs de la déconstruction. Voici cette affirmation en sa radicale complexité : « Si la déconstruction a dû, tout nécessairement, se déployer à travers les années en déconstruction du phallocentrisme, puis du carnophallogocentrisme, la substitution toute initiale du concept de trace aux concepts de parole, de signes ou de signifiant était d’avance destinée, et délibérément, à passer la frontière d’un anthropocentrisme, la limite d’un langage confiné dans le discours et les mots humains. La marque, le gramme, la trace, la différance concernent  différentiellement  tous les vivants, tous les rapports du vivant au non-vivant[2]. » Le renversement radical de la parole par rapport à la trace écrite qui définit la déconstruction est donc d’abord et avant tout anthropocentrisme, un renversement de l’être humain par rapport à l’animal. Cette déconstruction du propre de l’homme est donc une déconstruction du symbolique comme non partage de la souveraineté, laquelle a jusqu’à maintenant refusé et violemment interdit à l’animal d’être accueilli dans la communauté éthique et politique de l’homme. La philosophie animale derridienne ne vise qu’à accueillir le vivant animal au cœur même de l’éthique à partir d’une philosophie de la vie comme trace dont nous aimerions retracer la genèse zoographique derridienne.      
La violence antisémite dont Derrida a été la cible lors de la Seconde Guerre Mondiale dans l’Algérie coloniale fût vécue par le philosophe comme un piège identitaire dans lequel la subjectivité vient à s’aliéner elle-même. En effet, c’est cette violence antisémite qui assigne par la force une identité et une appartenance qui sont en règle générale toujours instables et ouvertes sur l’altérité. C’est à cette aliénation d’Etat que Derrida répondra en ne tombant jamais dans aucun piège identitaire qui peut toujours prendre la forme d’un mécanisme auto-immunitaire susceptible de se retourner contre le sujet lui-même. C’est toujours l’Etat souverain qui produit des identités sociales, culturelles et religieuses pour mieux contrôler les populations et les opposer arbitrairement les unes aux autres. On pourrait même aller jusqu’à dire que le racisme d’Etat dont Derrida a été la victime n’est rien d’autre qu’une forme exacerbée de spécisme d’Etat. Autrement dit, entre ces deux formes d’exclusion que sont racisme d’Etat et spécisme d’Etat, il existe plus d’une analogie qui a conduit dans le cas de Derrida à une conscience de l’extrême souffrance que ces deux violences d’Etat produisent sur les vivants humains comme non humains. Ce mécanisme politique qui conduit l’Etat à tomber dans des politiques identitaires n’a pas été seulement la marque de fabrique du colonialisme mais aussi de l’antisémitisme français des années 30 et 40. Il conduira Derrida à vivre toute identité sur le mode du malaise et de la souffrance à partir du moment où elle est le produit d’un Etat autoritaire de type racial et raciste, lequel s’est tragiquement incarné dans l’Etat français livré à des fantasmes politiques identitaires au temps de la colonisation et de l’Occupation. C’est armé de cette tragique lucidité quant à l’origine de toute identité, identité vécue sur le mode permanent de la douleur et acquise par Derrida dans la plus grande blessure personnelle, qu’il comprendra très tôt que toute appartenance, qu’elle soit culturelle, politique ou spéciste, est toujours une limitation considérable de liberté. Autrement dit, un point aveugle et aveuglant, conduisant chez Derrida à ce qu’il faut bien appeler un mal d’appartenance qui est aussi un mal d’identification à toute emprise communautaire enfermant les animaux humains comme non humains dans des fictions identitaires.
Ce sera donc à partir et avec cet habitus singulier qui le fera toujours être dedans et dehors de tout ce à quoi le monde social nous destine en permanence, produisant de l’identité, de la subjectivité, de la souveraineté et donc de l’humanité, que prendra forme chez Derrida l’idée même de la déconstruction comme possibilité d’échapper à ces situations d’aliénation touchant tant les hommes que les animaux. Il s’agit donc pour la déconstruction de sortir des limites que le monde nous impose en défaisant, démontant et démantelant  ses coups de force symbolique. La déconstruction est donc en même temps une philosophie qui offre la possibilité de se déconstruire soi-même comme de déconstruire le monde humain, par conséquent humaniste et spéciste, que l’on habite, sans même savoir qu’on l’habite parce qu’il nous habite et nous hante. C’est pourquoi l’urgence derridienne a été de penser la philosophie comme déconstruction du propre de l’homme tel que celui-ci s’est inventé par l’Occident et sa métaphysique spéciste. C’est animé par cet ambitieux projet zoobiographique et philosophique de déconstruction de soi comme produit de la métaphysique occidentale qu’il faut interpréter son désir de faire de la philosophie une déconstruction du propre de l’homme en tant que ce supposé propre ne sert qu’à maintenir les limites entre humanité et animalité. Et c’est peut-être même l’entrée en philosophie comme relevant d’une appartenance communautaire humaniste qui est immédiatement vécue par Derrida comme une inscription autoritaire dans une culture et un discours qui ne reconnaissent pas l’autre, inscription autoritaire qu’il s’agit  aussi de déconstruire en y introduisant de l’altérité dans un  univers intellectuel saturé d’humanisme tel qu’il s’incarne dans l’idéologie dominante de l’époque dans laquelle se forme la pensée de Derrida : le marxisme dogmatique. Cet itinéraire fait donc de la déconstruction une expérience-limite des plus vivantes, loin de tout intellectualisme, jusqu’à impliquer dans l’exercice même de la pensée des éléments autobiographiques difficiles à mobiliser comme objets de pensée dans l’univers académique, mais conditions de la pensée derridienne.
La déconstruction se construit en repoussant les limites de la vie humaine pour y laisser place à la vie animale et plus elle se confronte aux urgences contingentes et historiques de son époque, plus elle s’ouvre à l’altérité radicale de l’autre. C’est ce qui se produira au moment d’un autre moment clé de l’existence de Derrida, l’indépendance de l’Algérie comme indépendance de la déconstruction à l’endroit de toute forme de spécisme. L’indépendance algérienne viendra mettre définitivement en question tout sentiment d’appartenance, y compris la croyance en une communauté humaine.

L’indépendance derridienne à l’égard de l’humanisme politique.

Ce ne peut être le fait du hasard chronologique si l’indépendance politique de l’Algérie de 1962 se produit au même moment que l’indépendance philosophique de Derrida à l’égard de ce que nous appellerons sans hésitation aucune l’humanisme politique. Que veut conquérir en ce cas son indépendance ? Quel sens y a-t-il à parler d’indépendance philosophique ? Qu’a signifié un événement aussi important que l’indépendance algérienne dans une trajectoire philosophique comme celle de Derrida ? Car il s’est bien produit un tournant inséparablement politique et philosophique en 1962 dans la vie et la pensée de Derrida. Si, en effet, Derrida, a reconnu la légitimité politique des revendications indépendantistes algériennes, si Derrida s’est reconnu dans le désir de liberté du peuple algérien en parlant, sans équivoque aucune, de la « légitimité de la rébellion », il n’a néanmoins jamais cru en l’idée de souveraineté politique, celle-ci n’étant à ses yeux qu’une croyance qui fait la part trop belle à une idéologie de la liberté en installant une communauté donné dans une position de maîtrise politique, illusoire selon Derrida. L’idée de souveraineté politique relève d’abord d’une croyance métaphysique faisant de l’existence de toute communauté nationale une substance se percevant comme autonome dans ses relations avec les autres.
Autrement dit, toute revendication de souveraineté politique ne peut que s’accompagner d’une forme de communautarisme versant immédiatement dans le nationalisme. Cette position derridienne rejoint ainsi celle d’Albert Camus, également sceptique quant à la croyance en une autonomie absolue et quant à celle d’une légitimité de toute forme de nationalisme, à même de fonder un régime politique durable ouvert sur la différence[3].
Quel est ce tournant derridien  dont l’indépendance algérienne aura en quelque sorte servi de révélateur politique ? En quoi cet événement historique aura-t-il été aussi un événement pour la pensée derridienne alors en formation ? Ce tournant philosophique derridien aura pris la forme d’une pensée pour laquelle le réel est le lieu d’une tension extrême qui produit une divergence entre lui et lui-même car il ne peut plus dès lors être pensé comme une totalité close, fermée sur elle-même, laquelle contiendrait et concentrerait ses propres lois d’existence et de transformation. Par conséquent, l’idée que le réel, en tant que totalité produisant par elle-même, ses propres lois de fonctionnement, serait constitué d’une origine et d’une finalité maîtrisée, fixées sur le présent, est une illusion. Il n’y a pas dans ce qui s’appelle le réel quelque chose qui en ferait une forme qui ne devrait qu’à elle-même ses propres conditions de possibilité. Prenons, par exemple, le soi présent chez tout vivant, au-delà de l’opposition supposée entre l’homme et l’animal : ce soi est pensable pour Derrida comme traversé par une différence radicale entre son origine, ou ce qu’il croit être tel, et les différentes formes de sa manifestation, qui font que le soi se différencie en lui-même par rapport à cette supposée origine.
Le soi, autrement dit, ne peut jamais être réduit à ce qu’il croit être au moment de son existence présente. Le soi de tout vivant échappe justement à tout vivant. Il échappe à toute existence présente. Ce qui revient à dire que le « présent vivant », concept créé par le philosophe Husserl, comme idée d’une présence absolue, comme idée d’une présence vivante qui ferait la vie de tout soi, de tout sujet donc, et dans laquelle son existence se tiendrait, est traversé par une ouverture, ce qu’on pourrait appeler, une « déhiscence », notion de biologie végétale qui décrit l’ouverture naturelle de la plante donnant ainsi ses fruits. Cette ouverture radicale inscrite dans toute existence fait que ce « présent vivant » ne peut avoir la maîtrise de lui-même car son ouverture est ce qui le fait exister en tant que vivant. Elle prend toujours, par principe, le dessus sur lui. C’est donc cette « déhiscence » de la vie qui, par exemple, conduit le moi à se découvrir toujours autre par rapport à lui-même. D’où le fait que la présence à soi, tant du côté des vivants humains que non humains, ne peut jamais se réduire à une présence comme origine d’elle-même, l’origine « réelle » échappant à cette supposée origine présente. Cette présence à soi se soustrait à ce que Derrida nomme « l’indivision innocente de l’Absolu originaire », à savoir cette croyance selon laquelle l’origine serait ce qui permettrait de donner sens à tout ce à quoi elle donne lieu et naissance. Ce qui revient à dire que l’origine est elle-même divisée chez tout vivant, c’est-à-dire qu’elle échappe à sa croyance en son indivision, donc à sa croyance en sa souveraineté comme maîtrise d’elle-même.
Et pourtant, c’est ce mythe de l’indivision sensé remplir cette origine, celui de sa supposée pureté comme mythe d’origine, donnant lieu à une autre illusion en un « absolu originaire », qui contamine toute réalité. Plus exactement, ce mythe s’incarne pour Derrida dans toutes les formes de souveraineté, qu’il s’agisse de celle de l’individu ou bien encore celle du peuple. Si toutes ces souverainetés sont à distinguer, elles obéissent toutes à la force de la croyance en une présence pleine et entière reposant sur la conscience comme propre de l’homme. Or ce seront très exactement ces structures spécistes qui seront mises en question par Derrida dès son premier livre, L’Origine de la géométrie (1962), qui est en même temps une traduction par Derrida d’un texte de Husserl, en même temps qu’une déclaration d’indépendance philosophique et politique de Derrida à l’égard de la métaphysique comme métaphysique de la présence qui pense le sujet humain, contre le vivant animal, comme étant son propre souverain, c’est-à-dire comme étant une unité en accord avec son supposé moi originaire. Cette métaphysique de la présence fait de tout sujet humain un vivant toujours présent à lui-même, s’inscrivant dans un « présent vivant » à partir duquel produire sa propre auto-fondation. Autrement dit, un vivant réduit à un mécanisme d’identification lui offrant la possibilité de s’inventer selon la loi autoréférentielle de sa volonté propre.
Or Derrida cherchera toujours à déconstruire cette conception de l’identité individuelle comme résultant d’une décision libre et souveraine du sujet. Cette déconstruction de la souveraineté humaine censée faire le propre de l’homme interviendra dès le début des années 1960 alors même que celles-ci voient triompher un contexte philosophico-politique ne reconnaissant que les identités politiques, sociales et culturelles fortes comme l’ont été le nationalisme, le marxisme et plus généralement toutes les philosophies insistant sur la genèse libre, entière et autonome de toute subjectivité dont la phénoménologie est à cette époque l’une des principales représentantes. L’existence d’une telle stratégie inséparablement politique et philosophique a toujours fait courir à la déconstruction le risque d’un désengagement au moment où l’engagement fait partie de l’identité des intellectuels de l’époque, risque qui fait penser au philosophe Jean-Luc Nancy que le supposé désengagement derridien par lequel sa pensée commence n’est en réalité qu’un détour qui permet de mieux envisager de nouvelles formes d’action politique et intellectuelle et d’introduire la pluralité et l’écart dans un univers où les modèles dominants restent humanistes, aliénants et liberticides en profondeur : « Il faut, au contraire, affirmer, nous explique Jean-Luc Nancy, que loin de se retirer prudemment, au sens banal et timoré du terme, de l’engagement politique, Derrida percevait avec finesse et prudence au sens fort du terme (…) la nécessité de déplacer l’engagement par rapport aux sujétions devenues canoniques, c’est-à-dire aux sujétions identitaires[4]. »
Cette nécessité du déplacement dans la pensée derridienne conduit à un décentrement radical du concept de souveraineté humaine en vue de déconstruire non seulement les identités de tous types, mais plus encore, en un geste de grande portée éthique et politique, d’ouvrir à tous les vivants, y compris les vivants non humains, l’espace de la pensée et donc celui de la politique, en neutralisant tout risque de sujétion prenant la forme de l’anthropocentrisme et de l’anthropologisme. Anthropologisme : tel est peut-être l’autre nom de la cible visée par la déconstruction à partir du moment où cet anthropologisme échoue non seulement à penser ce qu’il convient de continuer à appeler, malgré toutes les réserves du philosophe, « l’humain », celui-ci ayant été pensé jusqu’à maintenant dans le cadre d’un seul modèle interprétatif, celui de la métaphysique de la présence à soi du sujet souverain. Mais cette métaphysique échoue à penser le « non humain » en tant qu’elle a toujours exclu l’animalité de son domaine théorique, tant en sa forme politique qu’éthique. Or il semble pertinent aujourd’hui d’avancer que l’une des raisons pour laquelle Derrida, dès le début de son œuvre, a cherché à mettre en lumière les points aveugles de la phénoménologie husserlienne comme philosophie du « présent vivant » fondé sur la conscience du sujet, soit motivée par le désir de rompre avec cet anthropologisme qui réduit violemment la vie à la seule vie humaine sans prendre en compte la vie animale et plus précisément ce que Derrida appelle « la question du vivant animal » : « Elle (la question du vivant et du vivant animal) aura toujours été pour moi la plus décisive. Je l’ai mille fois abordée, soit directement, soit obliquement, à travers la lecture de tous les philosophes auxquels je me suis intéressé, à commencer par Husserl et le concept d’animal rationale, de vie ou d’instinct qui se trouve au cœur de la phénoménologie[5]. »
Telle nous apparaît donc être l’indépendance philosophique de Derrida qui prend forme en ce début des années 1960, indépendance non pas seulement par rapport à des traditions intellectuelles fortes et dominantes, comme le marxisme et la phénoménologie, que son travail questionne et mettra en question en permanence, mais aussi par rapport à des formes de sujétion de type biopolitique qui soumettent les vivants, humains comme non humains, à la loi de l’identité. Autrement dit, la déconstruction prend ainsi forme en s’attaquant à la conception dominante voire dominatrice du politique qui fait de l’autosuffisance du sujet souverain la condition d’accès à la communauté politique. Si l’on ne peut donc pas parler de philosophie politique derridienne, le concept même de philosophie politique voulant dire et traduisant en réalité l’idée de communauté politique centrée sur un sujet souverain, il y a en revanche chez Derrida une « politique de la philosophie » selon la belle expression de Jean-Luc Nancy, qui permettra de penser l’existence des vivants, de tous les vivants donc, en dehors d’une idée de communauté anthropocentrée et donc fermée sur elle-même et sur la violence qu’elle sécrète.  La publication de trois livres importants de Derrida en 1967 signera avec force cette déclaration d’indépendance vis-à-vis de toute forme de communauté centrée sur l’existence d’un sujet maître de lui-même et du monde qui l’entoure. Ces trois œuvres invitent à un véritable décentrement du sujet, décentrement qui vise à éloigner et à déconstruire en profondeur les trois cibles majeures de ce qui deviendra la déconstruction : l’anthropologisme comme philosophie fondée sur un sujet souverain, maître de lui et du monde qui l’entoure ; l’anthropocentrisme comme vision du monde privilégiant l’humain par rapport à toutes les formes d’existence non humaine et, enfin, l’idée même de « communauté humaine » comme totalité autonome se donnant à elle-même ses propres règles de fonctionnement et centrée sur les concepts d’identité et de fraternité déconstruits de manière radicale. C’est donc dans la déconstruction du ciment métaphysique de la communauté humaine que Derrida engage sa philosophie et en privilégiant tout ce qui vient questionner cette communauté qui se pense comme autonome, c’est-à-dire comme se donnant librement à elle-même ses propres principes de vie.

La déconstruction comme déconstruction du propre de l’homme

Il n’est pas possible de comprendre la déconstruction sans parler de son désir d’intervenir dans la pensée philosophique de manière singulière en renouvelant les modes de lecture et d’interprétation des textes analysés sans jamais perdre de vue la nécessité de défaire l’idée d’une toute puissance du sujet souverain supposé capable par lui-même de produire un savoir absolu sur lui-même. Pratiquer la déconstruction revient donc, à ce moment de l’itinéraire derridien, à conduire les concepts aux dernières limites de leur force critique. L’œuvre qui s’appelle Marges (1972) vise donc à conduire la philosophie en ses marges à partir desquelles la philosophie doit être produite mais aussi à montrer précisément que cette même philosophie a toujours cherché à limiter ces mêmes marges alors que la déconstruction n’a de sens  qu’en vue de sortir des limites assignées à la méthode philosophique elle-même : « La philosophie a toujours tenu à cela : penser son autre. Son autre : ce qui la limite et dont elle relève dans son essence, sa définition, sa production. Penser son autre : cela revient-il seulement à relever (aufheben) ce dont elle relève, à n’ouvrir la marche de sa méthode qu’à passer la limite ? Ou bien la limite, obliquement, par surprise, réserve-t-elle toujours un coup de plus au savoir philosophique ? Limite/passage[6]. » Faire de la limite ce à partir de quoi la philosophie devient possible. Cela revient donc à faire de la philosophie une activité qui s’élabore à partir de son dehors, à savoir à partir d’un lieu qu’elle ne pourrait plus s’approprier. La déconstruction cherche donc à introduire dans la philosophie même de quoi venir repousser ses limites, à savoir tout ce qu’elle cherche à écarter de peur d’être incapable de les maîtriser. Mais en même temps, l’introduction de ces limites permet de neutraliser en quelque sorte tout ce qui a rendu impossible le fait que la philosophie prenne pour objet ces limites mêmes. On retrouve ici ce qu’on pourrait appeler le geste derridien décisif, le geste radical de la déconstruction, intrinsèquement lié à la déconstruction comme philosophie, à savoir la maîtrise de la maîtrise, celle-ci étant pour Derrida le point aveugle de la philosophie occidentale et de la métaphysique qui en résulte : « Tant qu’on n’aura pas détruit jusqu’au concept philosophique de maîtrise, toutes les libertés qu’on dira prendre avec l’ordre philosophique resteront agitées a tergo par des machines philosophiques méconnues, selon la dénégation ou la précipitation, l’ignorance ou la niaiserie[7]. »
C’est cette maîtrise que cherche et qu’aura toujours cherché à détruire la déconstruction derridienne. Mais ici, le concept de maîtrise n’est pas seulement celui qui provient de la tradition philosophique elle-même, mais celui qui est la réalité car il a inventé cette même réalité dans la mesure où pour Derrida elle peut être analysée sous l’angle d’une immense textualité qui fait qu’il n’y a pas de distinction entre philosophie comme activité de pensée et monde comme invention à partir et avec cette pensée de la maîtrise qui est une pensée de la souveraineté. On ne comprendra jamais assez que pour la déconstruction détruire cette maîtrise veut dire s’attaquer à tout ce à quoi la tradition philosophique a donné lieu comme relevant du supposé propre de l’homme : la conscience, le sujet, la subjectivité, la présence. C’est pourquoi la conceptualité derridienne se veut en même temps une critique de ces concepts de maîtrise et de souveraineté en même temps qu’un travail de création de concepts pouvant neutraliser cette maîtrise comme puissance de soi sur le monde. Parmi ceux-ci, le concept de trace va jouer un rôle central dans le projet d’inventer une philosophie du vivant qui dépasse les frontières entre humanité et animalité.
Ce concept de trace est  directement lié à la question du logocentrisme, autre concept clé derridien qui ne peut se comprendre sans relation avec la question animale. Le logocentrisme est le privilège accordé par la culture occidentale à une forme particulière de souveraineté, celle issue de la parole comme supposé propre de l’homme. La généalogie de la déconstruction que nous tentons de faire ici prend son point de départ dans la volonté d’accorder à la vie, et tout particulièrement, à la vie animale, à la vie du vivant animal, une importance que le logocentrisme lui a toujours refusée. C’est ce que dit clairement Derrida dans un texte qui n’est jamais lu dans une perspective animaliste, « Freud et la scène de l’écriture », publié dans L’écriture et la différence en 1967 : « Le logo-phonocentrisme n’est pas une erreur philosophique ou historique dans laquelle serait accidentellement, pathologiquement précipitée l’histoire de la philosophie, de l’Occident, voire du monde, mais bien un mouvement et une structure nécessaires et nécessairement finis : histoire de la possibilité symbolique en général (avant la distinction entre l’homme et l’animal et même entre vivant et non vivant)[8]. » Il nous faut mettre en relation cette définition du logocentrisme avec ce qui est la définition la plus récente du même concept dans la philosophie animale derridienne, à plus de 20 ans de distance pour voir ce qui a bougé dans la déconstruction : « Ce que je voudrais dire d’un mot à propos du logos, c’est que, au fond, ce qu’on peut appeler, ce que j’ai appelé depuis très longtemps le « logocentrisme », justement, qui a toujours désigné selon moi une hégémonie forcée, un forçage, imposant une hégémonie, ne signifie pas seulement l’autorité du logos comme parole, comme langage – qui est déjà une interprétation – mais signifie aussi  une opération proprement, je dirais, entre guillemets, « européenne » qui rassemble justement à la fois les traditions bibliques et puis la tradition philosophique, en gros les religions monothéistes, les religions abrahamiques et la philosophie. Ce logocentrisme des religions abrahamiques et de la philosophie signifiant non pas que le logos était tout simplement au centre de tout, mais qu’il était en situation, justement, d’hégémonie souveraine, organisant tout à partir de ses forçages de traduction[9]. » Il est remarquable de noter que le concept de logocentrisme est donc inséparable chez Derrida de la question de l’animal et permet à sa philosophie animale de penser en même temps la vie humaine et la vie animale comme si l’une et l’autre ne pouvaient se comprendre sans prendre en compte non seulement ce que les hommes font à l’animal, mais de manière plus fondamentale, ce que les animaux font à la question de la souveraineté humaine.
Nous pouvons dès lors commencer à définir ce que nous entendons par l’antispécisme radical de Derrida dans ses dimensions historique, politique et éthique. Cela signifie que le logocentrisme, à savoir ce privilège accordé par l’histoire à la souveraineté humaine, et à elle seule, c’est-à-dire en fait à la conscience s’exprimant dans la voix et la parole, est toute notre histoire. Autrement dit, notre monde n’est pas interprétable en dehors de ce privilège qu’il a toujours accordé à la parole comme expression de la conscience humaine. Plus précisément, cette histoire logocentrique n’est rien d’autre que ce qui a permis ce que Derrida nomme la « possibilité symbolique » en ce qu’elle permet l’invention permanente de notre monde selon un triple mouvement déconstructible : le symbolique est d’abord un espace mental où parole et conscience jouent un rôle de premier plan ; il est aussi ce qui est à l’origine de la distinction entre l’humain et l’animal, mais aussi de la différence entre le vivant et le non vivant. Autrement dit, notre monde où domine la force hégémonique de la souveraineté humaine produit du symbolique qui consolide ce même pouvoir souverain en un mouvement circulaire, faisant ainsi que symbolique, pour l’être humain, veut dire cette distinction entre le vivant humain et le vivant non humain.
Or Derrida nous annonce en 1967 que cette distinction entre l’être humain et l’être animal est elle-même une « structure finie » puisque ce texte doit être lu comme l’une des étapes fondamentales de la déconstruction comme mouvement historique de ce que Derrida appelle « la déconstruction du propre de l’homme », en tant que celui-ci s’est approprié par la violence le symbolique par un coup de force religieux, philosophique et éthique excluant les animaux de toute communauté symbolique avec les humains. Toute la philosophie derridienne peut donc être lue comme une déconstruction de ce symbolique, c’est-à-dire comme une déconstruction de cette « répression logocentrique » au principe même du symbolique comme propre de l’homme mais aussi comme une opération de décompression du sens que l’homme s’est approprié par la violence afin de l’ouvrir aux animaux. L’intérêt de ce texte de 1967 est que Derrida y puise les « fondations » de sa philosophie du vivant animal en s’appuyant sur un auteur inattendu, Freud, qui est à l’origine de l’invention d’un nouveau concept de vie. Derrida reprend à Freud le concept de trace pour comprendre la vie animale en dehors de tout logocentrisme.
Il faut aussi prendre conscience que ce concept de trace vise à comprendre la vie animale selon quelques principes permettant de parler d’une éthique animale dès les débuts de la déconstruction. Quelles sont donc les conditions de possibilité de l’éthique animale chez Derrida et en quoi le concept de trace est-il la condition de possibilité de cette éthique d’un genre particulier et propre à la déconstruction ?

L’éthique animale derridienne

L’éthique derridienne n’a aucun sens à être pensée comme la production de règles et de normes morales, c’est-à-dire comme un système abstrait de conventions, mais doit plutôt être envisagée comme une réflexion sur ce qui fait éthique dans l’éthique, sur ce qui la rend possible, sur ce qui fait qu’il peut y avoir de l’éthique, « l’éthique au-delà de l’éthique » selon l’expression utilisée dans le livre Apories. L’éthique animale derridienne est incompréhensible sans la prise en compte du concept de trace par lequel quelque chose comme une vie psychique animale se forme, se produit et se développe selon un double mouvement sans lequel aucune vie psychique ne pourrait exister. Ce double mouvement repose d’abord sur une logique d’espacement et de temporalisation mais aussi sur une logique d’effacement : « Les traces ne produisent donc l’espace de leur inscription qu’en se donnant la période de leur effacement. Dès l’origine, dans le « présent » de leur première impression, elles sont constituées par la double force de répétition et d’effacement, de lisibilité et d’illisibilité[10]. » Toute vie psychique, humaine ou animale, fonctionne selon une logique de la trace, elle-même soumise au régime de sa répétition et de son effacement. L’intégrité du psychisme animal tel qu’il est ici décrit selon cette logique de la trace est ce à partir de quoi il faut penser l’éthique animale derridienne. Plus exactement, la trace est donc une force psychique double, constituée en même temps de répétition et d’effacement, qui ne vise qu’à persévérer dans son « être » selon une logique complexe qui fait du vivant animal un « être » dont l’intériorité se constitue en ne se soumettant jamais à une quelconque identité repliée sur elle-même. Dit autrement, cette logique de la trace permet de penser la constitution d’un soi qui ne se replie jamais sur lui-même, d’un soi qui échappe à un moi et qui, par conséquent, crée ainsi les conditions de sa propre liberté jamais réductible à une identité ou à une subjectivité données. La trace est donc la condition de possibilité de toute vie animale. La dimension éthique de cette logique est en construction permanente d’elle-même malgré, et grâce à, l’effacement qui l’habite. Ce qui échappe à la maîtrise entière de la trace est la condition de l’éthique au sens où aucune autre force ne doit venir toucher ce système producteur d’une forme certaine de liberté, voire de souveraineté ici pensée en dehors de toute maîtrise.
La conséquence la plus fondamentale de cette philosophie animale de la trace est de ne jamais séparer le corps de l’animal de ses capacités ou représentations. La déconstruction offre donc la possibilité de fonder une éthique non dualiste selon laquelle toute vie prend forme dans un corps à partir duquel capacités et représentations de l’animal prennent forme. Derrida n’a pas fondé son éthique animale sur une seule « capacité » des animaux, celle de souffrir ou celle du souffrir. Dès le début de la déconstruction, sa philosophie animale se veut une pensée qui accueille la vie animale en une « zoopolitique », à savoir dans le cadre d’une éthique offrant les conditions de possibilité d’une communauté politique entre humains et animaux, dans laquelle s’établirait un véritable partage démocratique de souveraineté entre eux. Autrement dit, il y a chez Derrida, l’idée que la « perception », et le corps dans lequel elle s’inscrit selon une logique de la trace, est aussi la condition du rapport possible à l’autre, humain ou animal. Cela a une conséquence fondamentale à partir de laquelle on peut dire que l’origine de toute vie est dans le rapport à l’autre. S’il n’y a pas de vie animale sans représentations, et donc sans capacités, celles-ci ne sont jamais premières. C’est l’autre qui sera toujours premier dans l’origine de la vie. On pourrait donc dire, pour préciser cela, que la trace, loin de se réduire en une intériorité subjective, sera toujours de l’autre perçu avant d’être de l’autre représenté : toute trace est faite de l’existence de l’autre comme « perception » et non comme « représentation ». Dans la logique de la trace telle qu’elle est pensée par Derrida, c’est le rapport à l’autre qui est toujours premier : «  Mais c’est que la « perception », le premier rapport de la vie à son autre, l’origine de la vie avait toujours déjà préparé la représentation. Il faut être plusieurs pour écrire et déjà pour percevoir[11] » ou dit de manière plus concentré en une formule qui résume toute sa philosophie animale : « Il faut penser la vie comme trace avant de déterminer l’être comme présence[12] ».
Qu’est-ce que cela veut dire du point de vue de l’éthique animale derridienne ? D’abord que le vivant animal est porteur d’une vie qu’aucun pouvoir souverain ne doit venir entraver. Cela veut dire ensuite que le corps animal possède une intégrité que rien ne doit venir diminuer, au sens où ce corps est le lieu même de la finitude du vivant qu’il faut laisser se déployer. Le respect de cette finitude du vivant est le lieu où l’éthique animale derridienne prend naissance en lui offrant la possibilité d’une hospitalité inconditionnelle, autre nom de cette éthique. Cette hospitalité inconditionnelle est donc le lieu d’un espace et d’un temps où la vie du vivant s’inscrit afin de permettre d’accueillir l’autre en tant qu’autre et ce tout autre est dès lors porteur de cette finitude que je partage avec lui et qu’il partage avec moi. Cela a comme conséquence de repenser de fond en comble le concept de politique qui devient chez Derrida une zoopolitique. La zoopolitique est ce dans quoi et avec quoi toute vie animale doit s’inscrire non pas seulement pour qu’elle soit respectée et protégée, mais afin de lui permettre de produire aussi du commun à travers une zoopolitique du toucher, respectueuse de cette logique de la trace. Cette zoopolitique du toucher partagée par vivants humains et vivants animaux veut dire aussi partage du symbolique qui est peut-être l’autre nom de cette philosophie antispéciste. Partage du symbolique comme partage de souveraineté et donc de liberté.

Conclusion

Il est donc faux de parler d’un tournant éthique et politique chez Derrida dans les années 80 et 90. La conceptualité derridienne prendra seulement une forme plus éthique et politique qui ne peut être comprise sans prendre encore en compte quelques éléments biographiques. En effet, l’étrangeté du monde dans lequel vit Derrida en ces années-là lui devient de plus en plus grande jusqu’à se traduire par un écart de plus en plus béant dans la réception de son travail entre le monde académique international et la scène intellectuelle française. Derrida devient le marrane qu’il a toujours été, « marrane » étant ce mot d’origine espagnole qui est une insulte antisémite désignant les Juifs convertis de force au catholicisme sous l’Inquisition, mais continuant à vivre entre deux mondes et deux cultures. Derrida reconnaîtra définitivement dès lors que sa philosophie vit entre deux mondes qu’il cherche à réunir par la pensée : le monde des humains inséparable de celui des animaux. Autrement dit, le marrane est celui dont la vie ne peut être vécue qu’en régime d’extériorité. Vivre pour lui veut dire survivre, c’est-à-dire exister à la fois dedans et dehors, c’est-à-dire appartenir à une communauté humaine qui ne prend signification pour lui que si elle diffère d’avec elle-même. Une communauté « différante » ouverte sur le dehors. Ce contraste dans la réception et la reconnaissance de la déconstruction est d’abord un contraste entre une hospitalité qui provient principalement de l’étranger et une inhospitalité qui naît de la supposée communauté d’appartenance. Contraste qui ne fait que confirmer les intuitions philosophiques derridiennes sur les limites de toute appartenance et de toute identification communautaire. Le devenir-animal du marrane qu’est Derrida pourrait être l’expression qui concentre le mieux les dernières réflexions de Derrida en tant que l’animot est en même temps celui qui est exclu de la communauté politique et morale des hommes tout en y jouant un rôle de contre-modèle absolu. L’animot est le pharmakon. Notre hypothèse de lecture est que c’est toute la pensée derridienne qui devient marrane en tant qu’elle vise à accueillir l’autre dans le cadre d’une hospitalité inconditionnelle ouverte à tous les vivants. Le concept d’hospitalité inconditionnelle est l’un des derniers états de l’antispécisme derridien en tant qu’il fait signe vers une éthique radicale dont la finalité est d’accueillir l’autre au-delà de toute distinction spéciste. La déconstruction est donc devenue ce qu’elle n’aura jamais cessé d’être : l’une des dernières grandes pensées du vivant à l’intérieur de la tradition philosophique occidentale : « Tout vivre ensemble suppose et garde comme sa condition même, la possibilité de cette séparation singulière, secrète et inviolable depuis laquelle seul s’accorde, dans l’hospitalité, un étranger à un étranger. Reconnaître qu’on ne vit ensemble, et bien, qu’avec et comme un étranger, un étranger « chez soi », dans toutes les figures du « chez-soi », qu’il n’y a de « vivre ensemble » que là où l’ensemble ne se forme pas et ne se ferme pas (…), ne se laisse contenir, épuiser ou commander ni dans un ensemble naturel ou organique (génétique ou biologique) ni dans un ensemble juridico-institutionnel. Et cela, quelque nom qu’on donne à ces ensembles (organisme, famille, voisinage, nation, Etat-nation) avec leur espace territorial ou le temps de leur histoire[13] ». S’il y a quelque chose comme une communauté des vivants, de tous les vivants, elle ne peut jamais être réduite à quelque dimension biologique ou naturelle que ce soit dont la fermeture conduit toujours à une grande violence. Derrida aura toujours cherché à déconstruire toute forme de communautarisme prenant la forme d’un logocentrisme culturel en défendant la thèse que les relations entre vivants doivent se soustraire à cette violence du logocentrisme quand celui-ci fait de la parole et de la langue humaines la justification de tout spécisme. Autrement dit, il n’y a d’hospitalité digne de ce nom que si elle ne parle pas la langue de l’autre, c’est-à-dire que si la langue de l’autre m’est entièrement étrangère : « L’hospitalité suppose à la fois l’appel ou le rappel du nom propre en sa pure possibilité (c’est-à-toi, toi-même que je dis « viens », « entre », « oui », et l’effacement du même nom propre («viens », « oui », « entre », « qui que tu sois et quels que soient ton nom, ta langue, ton sexe, ton espèce, que tu sois humain, animal ou divin[14] »… » Cet effacement du nom propre serait ainsi non pas la fin de toute souveraineté mais un partage démocratique de cette même souveraineté déconstruite par l’événement donc que constitue la venue des animaux en démocratie, partage de souveraineté libérateur, dont le véritable nom est libération animale.


[1] Nous publierons en mars 2015 un ouvrage collectif aux éditions Autrement, Pour l’abolition de l’exploitation animale. Le véganisme éthique, aux Editions Autrement, avec le philosophe Gary Francione, dans lequel je retrace l’histoire de la philosophie occidentale en montrant qu’elle est avant tout une recherche de souveraineté et que très peu nombreux ont été les penseurs de la tradition occidentale à y inclure véritablement et généreusement les animaux, sauf le philosophe présocratique Empédocle : « La violence théologico-politique du régime carné. L’éthique animale d’Empédocle à Derrida ». 
[2]L’animal que donc je suis, Paris, Editions Galilée, 2006, p.144.
[3] C’est une telle position sceptique et donc inclassable pour l’époque que Derrida exprimera dans une lettre à l’historien français Pierre Nora : « Et quand Camus écrit que, « si bien disposé qu’on soit envers la revendication arabe, on doit cependant reconnaître qu’en ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle », je suis loin, pour ma part, de partager l’assurance de ta protestation (implicite). D’une part, je ne vois pas ce qu’il y a de si péjoratif là-dedans ; ni, d’autre part, pourquoi on adhèrerait sans réserve au nationalisme – en tant que tel- des révolutionnaires  arabes, quand on sait qu’aujourd’hui l’indépendance nationale-politique n’est rien, et surtout dans le cas des pays sous-développés ; quand, d’un côté, on condamne le nationalisme-français en particulier, avec raison, comme une valeur réactionnaire. Je sais bien que cela dépend de la situation, que le nationalisme algérien est révolutionnaire, mais précisément, en tant que tel, le nationalisme est utilisé, sinon créé par la révolution pour son énergie passionnelle ou comme énergie passionnelle. » Cet extrait se trouve dans le livre de l’historien Pierre Nora, Les Français d’Algérie, Paris, Editions Plon, p.122.
[4][4]Cette thèse très suggestive et explicative de l’œuvre derridienne se trouve dans le texte de Jean-Luc Nancy « L’indépendance de l’Algérie, l’indépendance de Derrida », dans l’ouvrage collectif Derrida à Alger. Un regard sur le monde. Essais. Paris, Editions Actes Sud, 2008, p.244.
[5]L’Animal que donc je suis, p.57
[6] Jacques Derrida, Marges. De la philosophie, Paris, Editions de Minuit, p.156.
[7]Marges, p.88.
[8] Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, p.66
[9] Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain. Volume I, Paris, Editions Galilée, 2006, p.344.
[10]L’écriture et la différence
[11]L’écriture et la différence.
[12]L’écriture et la différence.
[13] Jacques Derrida, « Avouer – L’impossible » dans l’ouvrage collectif Comment vivre ensemble ? Paris, Editions Albin Michel, 2001, p.196.
[14] Comment vivre ensemble, p.197.

Communauté et Fraternité : Un différend entre Derrida et Nancy? / Pierre-Philippe Jandin (Colloque Derrida, ENS Ulm-IMEC)

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                                                      « Comment distinguer entre deux désajustements, entre
                                                       la disjointure de l’injuste et celle qui ouvre la dissy-
                                                       métrie infinie du rapport à l’autre, c’est-à-dire le lieu
                                                        pour la justice ? Non pas pour la justice calculable et
                                                       distributive. (…) … non pas pour un rendre justice qui
                                                        se limiterait à sanctionner, à restituer et à faire droit,
                                                        mais pour la justice comme incalculabilité du don et
                                                       singularité de l’ex-position an-économique à autrui ».[1]  

                                                      « La question serait donc, ici comme ailleurs : comment
                                                       penser en d’autres termes ?comment délaisser l’accom-
                                                       plissement sans se résoudre à l’interminable, comment
                                                     désavouer la transcendance sans se vouer à l’immanence
                                                       opaque ? »[2]                       
      
        Comment les pensées de J. Derrida et de J.-L. Nancy se touchent-elles ? Quel est leur point de tangence ? Sans doute le souci d’une question partagée, qu’il leur arrive de formuler ensemble (insimul), c’est-à-dire en même temps ou à la fois ( le hama grec ), au sujet du « vivre-ensemble » ou de l’ « être-avec ». Il semble que, à ce propos, un différend reste entre eux, que l’un a un différend avec l’autre. Cette « simple » description, dans son usage même des prépositions, adverbes ou locutions adverbiales, laisse paraître l’occasion et l’enjeu du différend : les notions de rapport, de lien et d’altérité. Dans leurs manières respectives d’aborder la pesée de ces questions politiques et/ou ontologiques, chacun témoigne aussi bien de sa proximité que de son écart de l’autre. Ainsi J.-L. Nancy rappelle-t-il un échange bref et instructif entre J. Derrida et lui, au cours d’un dialogue que nous avons partagé[3] : « A l’occasion d’une conférence que j’ai donnée lors du colloque de Cerisy consacré à J. Derrida, intitulé La démocratie à venir, j’ai rédigé un texte sur la notion de « peuple »[4]. Quand j’eus fini mon exposé, Derrida me déclara : « j’aurais pu dire tout ce que tu as dit, mais pas avec le mot « peuple » ; à quoi je répondis : « oui, mais alors donne m’en un autre », et lui : « je ne sais pas, mais pas « peuple ». Cette petite anecdote est intéressante car elle montre que Derrida a les mêmes réticences envers ce terme qu’envers « communauté » ( « trop juif ») ou « fraternité » (« trop chrétien »). Mais justement « peuple », c’est différent … Il n’empêche que Derrida exprime, par son embarras, celui de notre situation philosophique actuelle ; en certains endroits nous manquons de mots ». Témoigne de ce manque l’usage des guillemets, fréquent chez ces deux penseurs, qu’il s’agisse d’ « extraire » une notion de son contexte traditionnel ou de tenter de « contenir » ou de « border » ses significations proliférantes. Quant à l’ « excès » qui semble ici dénoncé, par le recours à l’adverbe « trop », qui pourrait en donner la mesure, c’est-à-dire la juste mesure ? Il existe plusieurs façons d’être « trop » ( « de trop » ou « en trop »)[5], il existe plus d’une manière d’être « plus d’un » ; le voisinage de ces deux logiques, si l’on peut garder ce terme, est sans doute  un point de tangence important des pensées de J.-L. Nancy et de J. Derrida.
       Ce dernier rappelle à la prudence et à la nuance dans les dernières lignes fort connues de son ouvrage Le toucher, Jean-Luc Nancy[6]. Avant de lancer le « salut » de la fin, « un salut sans salvation, un salut juste à venir », il a précisé sa perception de J.-L. Nancy « comme un parieur. Mais un parieur désespéré : (qui) ne cesse de miser, d’engager, de s’engager, de tout faire pour calculer exactement, exagérément aussi, des gages hyperboliques, mais sans rien attendre, sans compter sur le bénéfice d’aucun « argument du pari ». Sur aucun salut. Peut-être est-ce aussi cette folie de perdition, cet impossible, sa « déconstruction du christianisme ». »  La suite, obéissant à la « loi du toucher », précise : «  Si je l’imitais en cela, il resterait à voir en quoi le fond ou le style de christianisme qui résiste encore à toute déconstruction diffère de l’un à l’autre, et signe nos histoires respectives de façons intraduisibles l’une à l’autre. Nous ne sommes pas « chrétiens » ou « non chrétiens, entre guillemets, de la même façon, mais peu importe ici, sans doute ». Nous devrions ajouter, en toute probité, nous semble-t-il : nous ne sommes pas « juifs » ou « non juifs », entre guillemets, de la même façon, mais peu importe « tout autant ». Ce qui alerte ici notre curiosité, c’est la double question d’un « reste » et d’une « résistance » qui parcourt l’écriture de ces deux hommes ; peut-être s’agit-il tout à la fois de la pensée de la « communauté » et de la « communion », qui s’enlève, ainsi que tous deux l’ont précisé, sur l’expérience de l’ « échec immense » dont parlait G. Bataille, l’effondrement du « communisme ». Etre-ensemble et être-au-monde sont deux dis-positions indissolublement et intimement liées dont le sens ne nous est plus livré, simplement en tout cas, par une philosophie ou une théologie assurée.
        L’aventure partagée par J.Derrida et J.-L. Nancy – mais ce n’est la qu’une possibilité entre autres de recevoir ce double legs – est peut-être la recherche, en-deça des grandes charpentes onto-théologiques, d’un affect qui précéderait tout ajustement et toute concorde, tout contrat. Ce dont semble témoigner J.-L. Nancy : «  par exemple, « Politiques de l’amitié » me semble un texte très fort, en particulier dans sa manière de répondre et de détourner la pensée de Schmitt sur l’ami et l’ennemi, un texte dont fondamentalement l’enjeu est l’affect, pas une politique de l’affect mais la question d’un affect politique, et cet affect Derrida lui donne le nom d’amitié. Et je me demande ce qu’il y va dans ce nom d’amitié qui renvoie soit – c’est plutôt l’attitude de Derrida – à un impossible, parce que l’amitié dont il parle est toujours impossible, soit à la philiagrecque qui renvoie à un certain modèle politique et social. Et de l’autre côté, il y a la fraternité à laquelle Derrida s’est toujours bien farouchement opposé. Sur la fraternité, je regrette de ne pas pouvoir reprendre le débat avec lui parce que je pense qu’on avait un peu avancé, mais cela ne change pas le point fondamental de la fraternité, c’est un autre mot pour l’affect politique ou l’affect de la politique ».[7]Il serait certes erroné de croire qu’à la question de la « communauté », débordant ou non celle de la politique, l’un s’emploie à écarter une réponse que l’autre tiendrait pour acceptable ; en fait l’un et l’autre sont en délicatesse avec leur propre choix.
       Il serait vain ( et impossible) de vouloir résumer Politiques de l’amitié ; au mieux nous pouvons rappeler ces quelques lignes de l’ « Avant-propos » : «  … la figure de l’ami semble spontanément appartenir à une configuration familiale, fraternaliste et donc androcentrée du politique. (…) Demandons-nous ce que serait alors la politique d’un tel « au-delà du principe de fraternité » »[8]. Nous souhaitons seulement  remarquer quelques traits d’écriture et tout d’abord la graphie même de la citation attribuée à Aristote : ô philoi, oudeis philos. Selon les signes diacritiques retenus par une double tradition, la formule grecque peut recevoir deux traductions ( d’où les deux parties de l’ouvrage de J. Derrida.) : ô, avec esprit doux, est une interjection vocative; d’où : « O mes amis, il n’y a nul ami ». Mais ô, avec esprit rude et iota souscrit,  est un datif pronominal, signe d’une attribution ; d’où : « pour qui a des amis (pluriel), il n’y a aucun ami « . Quel que soit le choix retenu, l’enjeu insistant est celui du nombre, du calculable et de l’incalculable. Est-que l’amitié compte ? Combien d’amis ? Un ? Plus d’un ?«  Et la démocratie, ça compte ? », pour user des mots de J. Derrida. Or on ne peut oublier que cette question du nombre ( alors, il est vrai, celle du très grand nombre, voire de l’innombrable ) fut à l’origine de l’article de Jean-Luc Nancy, La communauté désoeuvrée[9], publié dans la revue Alea en 1983 ; Jean-Christophe Bailly avait proposé comme thème de réflexion pour ce numéro : «  La communauté, le nombre ». La notion de « désoeuvrement » est empruntée à Maurice Blanchot et l’écriture de ce texte fait suite à un travail d’enseignement de la pensée de Georges Bataille[10].
       C’est donc comme des interlocuteurs privilégiés que, dans Politiques de l’amitié, Derrida, à plusieurs reprises, regroupe ces trois penseurs dans une même référence. Ce qui l’intéresse, c’est que ces auteurs, en cela sans doute annoncés par Nietzsche, sont eux aussi contraints de frôler la folie, acculés «  à dire des choses aussi contradictoires, insensées, absurdes, impossibles, indécidables que « X sans X », « communauté de ceux qui n’ont pas de communauté », communauté désoeuvrée », « communauté inavouable » … »[11]. Trois témoignages de l’épreuve endurée par Nietzsche, lui qui aura « représenté ce qui arrive à notre monde , ce qui nous arrive , ce qui arrive à nous en affectant jusqu’à la possibilité de dire nous ». Et quelques lignes plus loin : « … nous appartenons … au temps de cette mutation, qui est justement une terrible secousse dans la structure ou l’expérience de l’appartenance. Donc de la propriété. De l’appartenance et du partage communautaire … »[12].  Dans cette détresse inouïe, dans la surprise de ce nouveau « désastre », l’urgence est peut-être de donner à « la question qui reste » une autre forme, voire de formuler une autre question : non  plus :« qu’est-ce que l’amitié ? » mais  «  qui est l’ami ? » ; pour ce faire, J. Derrida en appelle à M. Blanchot. Deux approches de l’ami semblent rompre avec toute notre tradition quand ce dernier avance que « (nos amis) réservent, même dans la plus grande familiarité, la distance infinie, cette séparation fondamentale à partir  de laquelle ce qui sépare devient rapport »[13]ou quand il parle d’ « une amitié sans partage comme sans réciprocité, amitié pour ce qui passe sans laisser de traces, réponse de la passivité à la non-présence de l’inconnu »[14]. Ces propos ont une portée « économique «  et politique décisive, ce que souligne J. Derrida : « comment une telle « réponse » pourrait-elle jamais se traduire en responsabilité éthique ou politique, celle qu’on a depuis toujours, en Occident philosophique et chrétien, associé  à l’amitié ? »[15]Dès lors, pour échapper à « l’aporie qui oblige à neutraliser sans cesse un prédicat par un autre »[16]( le « X sans X »),une double tâche nous est dévolue et « nous » ouvre peut-être à la possibilité  d’un monde : renoncer aux motifs de la communauté, de l’appartenance ou du partage, de quelque signe qu’on les affecte.
       On ne saurait dissimuler notre trouble ( et notre émotion ) quand la parole de J. Derrida, à la fin de son ouvrage, semble emportée, alarmée ou même exaspérée dans son commentaire d’une lettre de M. Blanchot à Salomon Malka. Que dit cette missive : « C’est évidemment la persécution nazie … qui nous fit sentir que les juifs étaient nos frères et le judaïsme plus qu’une culture et même plus qu’une religion, mais le fondement de nos relations avec autrui »[17]. Dans un premier temps J. Derrida se borne explicitement à demander : « … que veut dire ici « frères » ? Pourquoi autrui serait-il avant tout un frère ? Et surtout pourquoi nos frères ? les frères de qui ? Qui sommes-nous alors ? Qui est ce « nous » ?  Toutefois, comme si revenait de façon impérieuse la question de l’ « appartenance » ( et donc celles du « propre » et de la « communauté », il poursuit ) – telle est notre hypothèse - : «  pourquoi n’aurais-je jamais pu écrire cela, ni souscrire à cela, alors même que, à me fier à d’autres critères, cette déclaration pourrait m’être plus facile qu’à quelques autres ? (…) D’où me viendrait cette réticence ? (…)Que veut dire alors, une fois encore « judaïsme » ?  Mais le langage de la fraternité n’est-il pas au fond étroitement lié, en d’autres termes, à celui de la communauté ? Dans le même élan, J. Derrida précise : «  J’ajoute que le langage de la fraternité me paraît tout aussi problématique quand, réciproquement, Levinas y recourt pour étendre l’humanité jusqu’au chrétien, en l’occurrence l’abbé Pierre : « l’humanité fraternelle de l’homme de confiance du stalag qui, par chacun de ses mouvements, restaurait en nous la conscience de notre dignité. L’homme s’appelait abbé Pierre, je n’ai jamais connu son nom de famille »[18] ».
       Plusieurs fois, en plus d’un livre, J. Derrida a tenté de (se) rappeler ce que fut son enfance, pendant un temps, de jeune « juif indigène » de l’Algérie française et une époque qui enracina en lui un résistance toujours vigilante aux diverses formes de l’antisémitisme de même qu’une farouche réticence à toute captation communautaire (sans oublier l’attention constante pour le jeune Etat d’Israël) ». Nous n’y revenons pas ici. Toutefois il nous semble instructif de méditer les paroles qu’il a prononcées devant des assemblées se présentant comme juives et réunies pour l’écouter « en tant que » juif, ou « soi-disant » juif , comme il disait lui-même. Nous avons retenu deux conférences : l’une, «  Avouer – l’impossible : « Retours », repentir et réconciliation  » prononcée à l’occasion du XXXVII ème Colloque des intellectuels juifs de langue française (1998)  intitulé « Comment vivre ensemble ? »[19], l’autre, « Abraham, l’autre », pour le colloque international  Judéités : questions pour Jacques Derrida, organisé au Centre communautaire de Paris.[20]J. Derrida, on ne saurait en douter, s’est rendu en ces lieux avec appréhension, sans être assuré d’être le destinataire de l’invitation qu’il avait reçue, pour répondre, par l’aveu ou le désaveu de son « être –juif », de ce qu’il n’a pas choisi : la blessure de l’insulte et de l’injure en son jeune âge qui n’est pas sans rapport avec « la mémoire sans mémoire de la circoncision ».[21] A ceci près, qu’il s’agit dans un cas, d’une parole qui exclut et délégitime, dans l’autre d’une marque qui « met à part » ( celle du sacré ? ), peut-être celle de l’élection (celle de la sainteté ?). Mais les séquelles  de  ces deux événements se recoupent, ce que Derrida précise avec netteté : « …chaque fois que j’ai eu à traiter sérieusement … dans l’histoire de la philosophie ou de l’onto-théologie, par exemple chez Nietzsche, Heidegger ou Levinas, ce thème d’une culpabilisation ou d’une incrimination originaires, d’une culpabilité ou d’une responsabilité (Schuldigsein…), le thème d’une dette, d’un endettement, d’un être endetté originaires, avant tout contrat, avant d’avoir rien contracté, eh bien, chaque fois … je voyais revenir du fond sans fond de la mémoire cette expérience de l’assignation dissymétrique de l’être-juif, immédiatement couplé avec ce qui est devenu pour moi  l’immense ressource, et la plus suspecte, la plus problématique, … la ressource  de l’exemplarisme … ».[22]( en jeu donc la prétention à l’élection d’un individu, d’un peuple ou d’un Etat ).
       On peut feindre de succomber à la tentation et jouer à se surnommer « le dernier des Juifs »[23], en réponse à la question « qui êtes-vous ? » ou, plus essentiellement au sens propre, « qu’êtes-vous ?» : le plus indigne des Juifs ou, tout aussi bien, le dernier survivant, le seul authentique, comme si le moins pouvait engendrer le plus . L’enseignement de cette hyperbole de la surenchère est celui de l’indécidabilité.           J. Derrida n’a pas décliné l’invitation mais il a « décliné son identité présumée », non pour en révélée une autre », authentique celle-là, mais en se soustrayant à toute alternative d’un choix, préférant parler de « (son) appartenance sans appartenance à la judéité ou au judaïsme »[24]. Ainsi respectait-il une exigence dont l’ensemble de son travail, dans tous ses registres, peut témoigner : « Le premier paradoxe ou l’aporie principielle tient au fait que l’expérience de la dissociation ou de l’hétérogénéité disséminale est cela même qui interdit la dissociation de se fixer ou de s’apaiser en distinction oppositionnelle, en frontière décidable et en différence rassurante ».[25]Il ne pouvait donc se couler, oserons-nous dire, dans les catégories disponibles : Juif / juif, authentique / inauthentique, judéité / judaïsme.
       On comprend mieux peut-être maintenant les raisons de la défiance de J.Derrida envers  la notion de communauté. Quant à la notion de fraternité, l’échange avec J.-L. Nancy n’a pu se poursuivre longtemps pour les raisons que l’on sait, encore que ce dernier ait parlé d’une certaine avancée. Ce fut au prix d’un effort de sa part pour penser à nouveaux frais cette question. Notre texte de référence est l’original français d’un article intitulé « Fraternité » et destiné, il y a peu, à une revue turque.  Si nous précisons d’emblée qu’il s’agit d’évaluer, dans sa portée politique, l’articulation de la « figure » du père et la « non figure » de la mère, force est de reconnaître que cette préoccupation est présente depuis longtemps dans la pensée de J.-L. Nancy : au moins depuis l’époque des travaux du « Centre de recherches philosophiques sur le politique », fondé ici même, à l’ENS Ulm en novembre 1980, à l’initiative de J. Derrida ; la responsabilité en était confiée à Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy.[26]Il serait même souhaitable de prendre en compte un article de 1979 et une conférence de 1980 dont ces compagnons de pensée étaient les auteurs : « La panique politique » et « Le peuple juif ne rêve pas ».[27]
       Dès la séance d’ouverture ou d’installation de ce « Centre », le 8 décembre 1980, les deux responsables présenté leur projet : penser la « co-appartenance essentielle » [28]( et non accidentelle ou simplement historique ) du philosophique et du politique. (…) autrement dit, de prendre en compte le politique comme une détermination philosophique – et inversement. L’enjeu était de penser le « retrait » du politique, non comme une sortie du politique mais comme un « re-tracement » de ses limites. Cette nécessité s’est affirmée au cours d’un cheminement dont Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy rappellent les étapes : le marxisme et Marx, puis bataille et Heidegger, enfin la psychanalyse. Il apparaît avec insistance que « la question du « rapport » surgit de toutes manières dans la philosophie dès que le politique y fait énigme, lacune ou limite ».[29]La psychanalyse à son tour est confrontée à cette difficulté qui pose la question de ses limites et de ses pouvoirs. Ce que les deux rédacteurs de l’ « ouverture » précisent en ces termes : «  Si  le « lien social » fait question véritable – et fait, du coup, la question-limite  - pour Freud, c’est que le rapport donné ( le rapport tel que, malgré tout Freud se le donne, tel qu’il le présuppose, lui aussi, comme toute la philosophie ), ce rapport d’un sujet à la subjectivité elle-même dans la figure d’un père, implique dès l’origine ou en guise d’origine, la naissance ( ou le don précisément ) dans ce rapport. Et une pareille naissance implique le retrait de ce qui n’est sujet, ni objet, ni figure, et que l’on peut, par provision et par simplification nommer « la mère » ».[30]Le retrait du politique signifie que la transcendance, la souveraineté et l’altérité, toutes notions liées peu ou prou à la figure du père, sont retirées du monde, d’où l’exigence d’un retracement du politique, d’un(e) politique autre, s’il faut même garder ce nom. Cela implique une prise en charge de la question reçue de Freud, celle de « l’identification, qu’on peut et qu’on doit référer à une problématique générale de la mimèsis ; tâche peut-être écrasante qui reste « la grande hantise et le lieu d’achoppement de pratiquement toute la pensée contemporaine, de Bergson à Heidegger et Levinas, en passant par Freud, Husserl, Bataille et quelques autres ). C’est pourquoi la question dite de la mère est d’abord pour nous celle d’un retrait maternel – de la mère comme retrait et du retrait de la mère ».[31]
       L’exigence, venue de loin donc, de préciser le mode de « présence » de la mère ( son « retrait »), engage un déplacement de la question de la fraternité et une critique de l’idée de « famille ».[32]Il ne s’agit certes pas d’écarter avec légèreté les inquiétudes, voire les réticences, de J. Derrida envers « un terme à la fois familial, sentimental, masculin et à résonance chrétienne » ; elles sont tout à fait justifiées sauf peut-être à tenter une autre approche du complexe familial classique. En ouverture de son analyse, une formule de J.-L. violente toute notre tradition : « les « frères » ne sont pas d’abord ceux que réunit un même sang »[33],ou, dans un renversement en rupture lui aussi : « Les fils et les filles sont moins ceux qu’unit le sang … que ceux qu’unit la communauté de l’allaitement, (…) le don externe, discontinu et médiat d’une substance nutritive3. Passer des « frères » au « fils et aux filles », c’est distinguer exactement deux types de lien ; «  les « frères » sont les enfants du « père » tué, les « fils et les filles » ceux de la « mère ». Ce que J.6L. Nancy développe ainsi : «  le lien avec la mère est paradoxal où l’incorporation ( certissima  ) s’oppose à l’identification ( l’enfant ne s’identifie pas, il absorbe la substance maternelle dans sa propre substance autonome  ) ; le lien avec le père est d’identification , non à un corps ou à une substance ( incertus )[34]mais à une figure ou à un signe ». La certitude donnée par la mère ne concerne que la co-existence des frères et des sœurs en tant que « com-pagnonnage de nourriture » et non leur com-munauté d’existence exposée à uneabsence deraison. La figure du père reste « un contour vide ou une esquisse », un signe dont la signification est fuyante. Au-delà du nourrissement, le « commun » des frères n’a aucune assurance ; ils sont « ensembl » » « par hasard, sans communauté d’origine ou « de sens ».
       Comprendre le sens du mot « ensemble » est la tâche qui rivent l’une à l’autre les questions de « fraternité » et de « communauté ». Pour ce faire, il est nécessaire de penser à la fois la quête du substitut de la nourriture maternelle et la recherche de consistance de la figure dans laquelle s’instaure la « loi », comme l’avers et le revers d’une médaille qui n’est autre que l’ « en » de « en-semble » ou de « en-commun ». Nommons les avec J.-L . Nancy : «  « fraternité » et « sororité » qui s’entrecroisent comme le font, plus généralement, « masculin » et « féminin ». Il faudrait alors entendre la fraternité dans un sens qui déroute l’acception commune de ce mot , pour autant que celle-ci ne porte pas seulement les valeurs du masculin et du paternel :    « … la fraternité porte aussi l’ombre ou la mémoire obscure et le désir de la nourriture commune. En cela elle est aussi « sororité » et à cet égard il faut convenir que le fraternel privilégie une unilatéralité masculine. La sororité serait la fraternité au-delà ou en-deçà de la loi, dans la sphère ou dans les sphères de la nourriture c’est-à-dire du « manger/rejeter » qui sont aussi les sphères de l’affect ».[35]  Si la fraternité reste androcentrée, si la famille, « conjugaison d’un hasard ( rencontre) et d’une étreinte       ( désir ) » peut être tenue pour « le véritable lieu et acte de naissance du droit », il semble alors que le désir soit maîtrisé par la politique. Toutefois le droit n’est fondé que sur le retrait de tout principe fondateur et d’autre part la vacance de la figure du père constitue une menace persistante qu’on ne peut détourner. Si le recours à quleque mythologie fondatrice fait désormais défaut, le sort de la démocratie est scellé : « elle doit assumer cette vacance sans faire appel à une mythologie », tout en ménageant des échappées sur l’affect, la jouissance ou la joie, la vie, la mort – des zones franches, pour ainsi dire.
       " « Fraternité » est bien un terme insuffisant ", concère J.-L. Nancy, « mais c’est un signal ». « Si « liberté » et « égalité » représentent – à condition d’être toujours repensées – les conditions minimales d’une association civile sans fondement donné, « fraternité » peut indiquer l’horizon de ce dehors du socio-politique. (… ) plutôt une brèche ouverte dans toute espèce d’horizon, de délimitation . Cette brèche est celle du sens… ».
       Commun, communion, communauté, communisme – Frère, fraternité, fratelli, philia, amitié, « aimance », philadelphie – le/la politique : voilà  notre bagage pour accueillir ce qui vient.  Que faire de ces mots ? S’y tenir ? Y renoncer ? Les déplacer ou les déporter ? J. Derrida et J.-L. Nancy ont toujours ( au présent, car leur partage est toujours au travail, en travail ) à se préoccuper de ces notions dans tous leurs registres ontologique, religieux, politique. Ces deux penseurs sont témoins de leur temps, au double sens de ce génitif. Contemporains l’un et l’autre  de la « fin » du communisme et d’une démocratie en souffrance de sens, , d’une mondialisation ( qui traduit, comme on sait, l’anglais « globalization » ) en mal de monde, attentifs à la possibilité d’un monde à-venir ou, autrement dit, à l’événement, à la surprise d’un monde, ils ont placé notamment au premier rang de leur questionnement – chacun selon sa provenance et son style – les notions de « rapport » et de « lien », de « déliaison », d’ »altérité » et de « déappropriation ». Gageons que, si nous souhaitons préserver cet éveil et garder mémoire de ces deux sillages, il nous faudra rester à l’écoute de deux paroles : l’une de J. Derrida : « Tout autre est tout autre » ; l’autre de J.-L. Nancy ; « Singuli : ce singulier pluriel, chaque(s) un(s) du un par un – singulièrement ». Est-il temps encore ? Est-ce encore « notre » temps ?


                                                                                                         Pierre-Philippe Jandin.
                                                                                                                               Le 1 er octobre 2014.



[1]J. Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993, p. 48.
[2]J.-L . Nancy, La Communauté désavouée, Galilée, 2014, pp. 133-134.
[3]J.-L. Nancy, La possibilité d’un monde. Dialogue avec Pierre-Philippe Jandin., Les petits Platons, 2013.
[4]La démocratie à venir : autour de Jacques Derrida, actes du colloque tenu à Cerisy-la-Salle du 8 au 12 juillet 2002, sous la dir. de Marie-Louise Mallet, Galilée, 2004. Le titre de la conférence de J.-L. Nancy est un fragment de la partition de Méhul, Le chant du départ, plus précisément les notes sur lesquelles on chante : « Le peuple souverain s’avance … ».
[5]Il faudrait avoir le temps de commenter le texte de J.-L. Nancy, « Trop. Carnet – Notes », publié dans le catalogue de l’ « exposition » « Trop. Jean-Luc Nancy avec François Martin et Rodolphe Burger », qui eut lieu à la Galerie de l’UQAM (Montréal) du 21 octobre au 26 novembre 2005. Les commissaires étaient Louise Déry avec Ginette Michaud et Georges Leroux.
[6]J. Derrida, Le toucher Jean-Luc Nancy, Galilée, 2000, pp. 347-348. Précisons qu’à cette date, J. Derrida ne pouvait avoir lu que l’article  de J.-L. Nancy « La déconstruction du christianisme » publié dans la revue Etudes philosophiques, n° 4, 1998 et repris dans La Déclosion (Déconstruction du christianisme, I), Galilée, 2005.
[7]« Penser l’excédence de l’art », entretien avec G. Michaud. Dans le dossier «  J.-L. Nancy, à bords perdus », dans Spirale, mars-avril 2006, n° 207. A l’occasion de l’exposition « Trop ». Repris dans : Ginette Michaud, « Cosa volante. Le désir des arts dans la pensée de J.-L. Nancy », Hermann, 2014. (Nous soulignons).
[8]Politiques de l’amitié, op. cit., p. 12. On peut ici rappeler les références des synoptiques : Matt., XII, 48-50,  Marc, III, 33-35, Luc, VIII, 21.
[9]Texte paru sous forme de livre, La communauté désoeuvrée, Chistian Bourgois, 1986, 1990, 1999.
[10]C’est là le début d’une longue et délicate explication de J.-L. Nancy avec M. Blanchot, et avec Blanchot lecteur de G . Bataille. La dernière étape a été marquée, il y a très peu de temps, par La communautée désavouée, op. cit.. Nous ne pouvons ici qu’évoquer ce dossier promis à controverses, à n’en pas douter.
[11]Politiques de l’amitié, op. cit., p. 63. La communauté inavouable est un livre de M. Blanchot, Eds de Minuit, 1983, en réponse à celui de J.-L. Nancy
[12]Ibid., p. 98.
[13]M. Blanchot,  L’Amitié,Gallimard, 1971, pp. 328-329. Citée par J. Derrida, Politiques …, op. cit., p. 327.
[14]M. Blanchot,  L’Ecriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 47. Citée par Derrida, ibid., pp. 328-329.
[15]Ibid..
[16]Ibid., p. 331.
[17]Lettre à Salomon Malka, L’Arche, n° 373, mai 1988, p. 68. Citée et commentée par J. Derrida (qui souligne), ibid.pp. 337-338.
[18]Emmanuel Levinas, « Qui êtes-vous ? », Entretien  avec F. Poirié, La Manufacture, 1987, pp. 84-85.
[19]Comment vivre ensemble ? Actes du XXXVIIème Colloque des intellectuels juifs de langue française. Textes réunis par Jean Halpérin et Nelly Hansson, Albin Michel, 2001 .
[20]Judéités. Questions pour J. Derrida. Sous la dir. de Joseph et Raphael Zagury-Orly, Galilée, 2003.
[21]Ibid., p. 25. Notons ici le retour d’une formule de type : « X sans X ».
[22]Ibid., p.21.
[23]J. Derrida avec Geoffrey Bennington, Circonfession, « Le dernier des Juifs, que suis-je », Le Seuil, 1991
[24]Judéités, op. cit., p. 17.
[25]Ibid., p. 26.
[26]Les travaux du Centre ont donné lieu à deux publications :  Rejouer le politique , Galilée, 1981 et Le retrait du politique, Galilée, 1983.
[27]« La panique politique », Cahiers Confrontations, n°2, 1979, « L’Etat cellulaire ».  « Le peuple juif ne rêve pas », exposé prononcé le 25 mai 1980 au colloque de Montperllier, « La psychanalyse est-elle une histoire juive ? ». Première partie prononcée par J.-L. Nancy, seconde par Ph. Lacoue-Labarthe.  Ces deux textes ont été publiés par Christian Bourgois éd., 2013.
[28]Rejouer le politiqueop. cit., p. 14 et Le retrait du politique, op. cit., p. 184. Cette formule est de Jacques Derrida, dans « Les Fins de l’homme » in Marges de la philosophie, Minuit, 1972.
[29]Rejouer le politique, op. cit., p. 24.
[30]Ibid., p. 26.
[31]Le retrait du politique, op. cit., p. 197. Dernière séance du 21 juin 1982.
[32]Nous prenons appui ici sur un texte de J.-L. Nancy de 2011, intitulé « Fraternité », destiné à être publié en Turquie . L’auteur nous a communiqué l’original français ; nous l’en remercions vivement. Les citations sont tirées de cet article.
[33]On sait que sanguis, en latin, signifie à la fois le sang, la vie, et le lignage, la lignée. L’étude des dynasties amènent les historiens à parler de « frère de lait », précisément pour rappeler la subordination du lait au sang.
[34]Ces mots latins renvoient à la célèbre formule du droit romain : « Pater incertus, mater certissima ».
[35]Nous soulignons.

Le singe dactylographe de Trinh Xuan Thuan

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Je découvre le livre de Trinh Xuan Thuan publié en 2013 concernant Le désir d’infini. C'est sans doute un livre attractif et on y apprendra des choses, notamment sur le rapport de la science et de la littérature, avec des ouvertures vers l'art également qui sont alléchantes. Le livre vient de ressortir en poche. Je voudrais en guise de mise en bouche pointer néanmoins quelques détails qui en font aussi la faiblesse. Je le rencontrerais volontiers pour en discuter. L’hypothèse d’un dîner entre lui et moi me séduit. Je m’imagine un monde où, disons, Jean-Clet Martin rencontre Thrinh Xuan Thuan, un autre où ils ne se rencontrent pas, un autre où ils sont amis, un autre où ils sont ennemis, un autre où ils s'ignorent complètement. Imaginons alors un monde où ils auraient été leur lecteur réciproque... Dans ce monde, je m'étonne et m'amuse à constater que le livre de Trinh Xuan Thuan associe, comme je le fais depuis 1993, des motifs aussi éloignés que les « dimensions » cartésiennes, les espaces de Riemann, les bifurcations de Borges, Cantor, l’éternel retour de Blanqui, les miroirs de Welles, les variétés d’Escher, les mondes possibles de Leibniz… le tout organisé également autour de la question des « plurivers ». D’où provient une telle similitude ? Le plus extraordinaire est qu’il existe un autre monde encore où Thrinh Xuan Thuan, Pierre Bayard et moi-même dîneront également ensemble après avoir partagé le même Montrachet. Et ce monde est le nôtre puisque la même année que Thrinh Xuan Thuan, Pierre Bayard, aux éditions de Minuit, remplit, à peu de choses près, le même menu en publiant un livre Il existe d'autres mondes, avec... les mêmes références ! Edifiant, comme concours de circonstances… D’où peut provenir cette communication des consciences, cette percolation du même marc de café entre des milieux Parisiens si éloignés ? Dans quels mondes infinis nous sommes nous déjà croisés et dans quels autres allons-nous fêter cette retrouvaille avec le même menu déroulant? Cela est remarquable et tient de ce que Leibniz appellerait un miracle… A moins que nous soyons devant des livres écrits par des moteurs de recherche, confiés à des algorithmes pour donner les références et les tags communs -ce qui n'est pas à exclure. On peut supposer au mieux qu'il puisse y avoir quelque part une influence, une obscure loi des séries pour expliquer un tel rapport qui méritait pour le moins d'être signalé. Une loi capable de faire confluer un événement aussi extraordinaire que la mise en orbite d’auteurs qui s’ignorent sur une fonction convergente. Une série en tous points identique… au lieu de plurielle comme on pourrait l’attendre d’un sujet sur les univers multiples. Mais amusons nous d’une telle similitude…

Imaginons donc, pour poursuivre notre pastiche, un monde supplémentaire, un monde où un singe dactylographe s’enivre sur le même clavier que le nôtre et sorte aléatoirement un texte qui fasse les boutures qui manquent, les joints qui se sont perdus. Alors, demandons à ce singe comment établir la connexion entre des événements si miraculeux. Par exemple, en guise de première monnaie de singe, comment savoir que Borges pratiquait l’art de la « bifurcation » selon le modèle des multivers pas franchement avoué dans l’œuvre ? On ne saurait découvrir tout de même l’existence de ces questions chez Borges ou Welles sans sources, au hasard d’une page tournée ou d’une salle de cinéma. De même l’idée du singe dactylographe dont je parle à l’instant, ce singe lui-même n’est pas utilisé par Borges auquel je l’applique plusieurs fois, retrouvant ce pauvre animal sorti indemne du clavier de Trinh Xuan Thuan comme d’une boîte de Pandore. La parenté est remarquable et l’animal nous croise, je ne sais comment. Rien en effet n’est écrit dans les œuvres de Borges ou de Blanqui d’un tel rapport. Celui-ci n’existe que par l’élaboration et la lecture suivie. Comment donc associer, où trouver la passerelle ? Les deux auteurs n’en fournissent aucune note. Par exemple comment établir la problématique morale de mondes qui n'ont pas les mêmes lois? Total étonnement de ce qui est dit à l'identique sur le criminel, ou encore les combinaisons génétiques! ( http://strassdelaphilosophie.blogspot.fr/2012/11/moi-jorge-luis-borges.html ). Ou encore la relation de Blanqui à l’éternel retour! Pour ma part, je l’ai découverte en lisant Alfred Fouillée, publié sur mon blog ( http://jeancletmartin.blog.fr/2008/11/25/nietzsche-l-eternel-retour-5104700/ ). Mais également dans les œuvres posthumes de Nietzsche. Nietzsche a annoté le livre, ce qui explique qu'il puisse en reprendre les mêmes exemples. Il est donc le convive supplémentaire au dîner de ce soir. Il fallait en effet reconnaître un lien entre les deux, un livre qui a circulé de l’un à l’autre. L’identité des thématiques suppose une référence commune, du moins une précédence de l’un par rapport à l’autre comme peut-être on peut le supposer aujourd’hui pour la similitude qui m’amuse entre trois auteurs que tout sépare. Par souci de ce détail, dans Eloge de l’inconsommable, je devais consacrer un chapitre commun à Blanqui et Nietzsche, une séquence qui les associe (ainsi qu’un chapitre sur Escher pour l’anneau de Möbius). Par contre, ni dans le livre de Pierre Bayard ni dans celui de Trinh Xuan Thuan le rapport n’est établi vraiment entre Nietzsche et Blanqui. Comment L’éternité par les astres de Blanqui est-il tombé entre les pages des auteurs ici retenus ? Je reconnais que c’est possible : par intuition immédiate, en claquant des doigts. Il est possible peut-être même de supposer un savoir absolu, une génération spontanée ou même quelque chose qui soit donné de toute éternité. Mais on ne peut en tout cas induire l’éternel retour d’après le titre du livre de Blanqui, L’éternité par les astres qui est épuisé ou pour ainsi dire peu discuté même si je devais lui rendre hommage sur mon site en 2008 (http://jeancletmartin.blog.fr/2008/11/19/blanqui-5063141/ ). J’en viens à Welles. Comment, selon quel humour Wellesien s’est établie cette connexion extra-terrestre de l’auteur sud-américain et du cinéaste ? En fait, le lien existe chez Borges lui-même qui s’échine à rendre compte de Citizen Kane, très petit texte qu’on peut retrouver depuis peu de temps en Pléiade après une recherche fort laborieuse. Mais je ne trouve aucune mention, aucune note sur cette accointance dans l'ouvrage de Trinh Xuan Thuan. Comment imaginer alors divinement que Welles et Borges aient quelque chose à voir avec les multivers ?

Seul notre singe dactylographe peut nous aider à devenir plus animal, plus instinctif : c’est chez Deleuze dans Logique du sens que pour la toute première fois, sans doute, il est fait mention des « univers parallèles » à propos d’une fiction : Le jardin aux sentiers qui bifurquent. Deleuze s’invite soudainement à table comme dernier convive. Et il vient d'un autre monde encore, un autre Cluedo… C’est de ce monde qu’est née la première association de Borges à Leibniz. Quant à Welles, il est également pris en chasse dans les livres sur le cinéma. La chose à établir était donc impossible sans lire Le pli de Deleuze qui fait le lien entre tous les "mondes possibles Leibniziens" et les beaux sentiers du jardin de Borges -question sur laquelle Deleuze revient dans L’image-temps. Autrement, il faudrait rêver à Inception pour y parvenir. Trouver un renvoi d’ascenseur quelque part pour descendre là où ça se corse… Il n’y a en effet nulle encyclopédie pour cocher le chemin d’un tel rapport, nul génie non plus qui n’ai obtenu ce lien sans une réflexion et une étude minutieuse, longue et passionnante. Pour ma part, il y a d’ailleurs une longue ligne deleuzienne qui passe par « l’image virtuelle » (Kimé 1996), « L’âme du monde » (Seuil 1998), « Borges » (L’éclat 2005), « Eloge de l’inconsommable » (L’éclat 2004), « Plurivers » (PUF 2010)... Et sur cette ligne, je suis finalement ravi de déjeuner avec Trinh Xuan Thuan et Pierre Bayard, comme deux chats qui jouent à Schrödinger avec Deleuze. Parce que bien évidemment, cela m’amuse et que je suis tout à fait sûr de la totale objectivité du hasard. Ce ne peut être qu'un hasard! Le hasard est nécessaire ! Le hasard est mon credo ! Rien de plus intéressant que de fier au hasard la faveur des conjonctions surprenantes. Et il faut bien convenir au demeurant que ces livres sont beaux, instructifs et bien menés. Il faudrait du reste pouvoir en désirer l'archive, en prendre preuve de ce qu'aucun coup de dés n'abolit l'aléa. Néanmoins, je ne savais pas encore qu’il fût possible de parler de hasard pour des croisements redondants : un hasard qui se répète, nous apprend Cournot, n’est plus un hasard. Il devient une règle. Ce que je vénérais dur comme fer avant que ces circonstances n’aient posé entre mes mains les livres trumeaux qui se baladent sur la même trajectoire. A moins de voir en cet étrange dîner une exception au principe, cela valait en tout cas la peine de s'y attabler pour redonner à Cournot le dernier mot sur la rencontre des séries indépendantes. 


JCM

Algèbre de la tragédie / Entretien avec Mehdi Belhaj Kacem

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1/"Algèbre de la tragédie" vient de sortir aux Editions Léo Scheer dans une collection très contemporaine. Il s'agit donc d'une reprise d’un pan de "L'esprit du nihilisme". Le texte a-t-il bougé depuis ce premier jet et comment percevoir le supplément qui lui fait face -ou vient après-, rédigé par Tristan Garcia. Comment le lire en retour quand l’auteur abordé, commenté, se découvre lui-même devenu lecteur, dans le prisme d'une vision rapprochée ou miniaturisée comme le dit Tristan dès les premières pages?


"Algèbre de la Tragédie" est la dernière section de "L'esprit du nihilisme", à l'époque sorti dans une relative indifférence : grosseur et densité du livre, absence totale de relais académiques... du coup, le noyau de personnes qui l'avaient lu m'ont presque toutes dit : pourquoi n'as-tu pas publié "Algèbre" seul? Tu aurais été beaucoup plus lu... Et en effet j'ai un peu regretté de ne pas l'avoir fait comme ça. C'est un texte charnière pour moi, au sens où, jusque-là, moi, parfait autodidacte, je ne m'étais jamais considéré comme "philosophe", mais plutôt comme un essayiste philosophant, un théoricien pratiquant le concept pour des raisons déterminées (phénoménologie du "collectif" post-avant-gardiste, Evidenz ou Tiqqun, par exemple), idéalement à la Artaud, Bataille, Debord : comme un "intellectuel qui philosophe"(c'est le mot, injuste du reste, qu'utilise Habermas pour qualifier Adorno, figure éthico-philosophico-politique pour moi absolument tutélaire). Même les trois autres sections de "L'esprit du nihilisme" sont des essais, des recherches, des expérimentations sur les concepts des autres. Il y avait, bien sûr, des bribes de systématicité, mais je ne recherchais pas le système-pour-le-système.
Et pourtant! "Algèbre de la Tragédie", qui m'est venu comme un souffle, écrit dans un état de très grande intensité nerveuse, s'est avéré être la naissance pure et simple d'un système, que j'ai aujourd'hui entièrement mis au point. Pour répondre à une partie de ta question, non, je ne l'ai pas corrigé ou révisé, pas même relu avant qu'il sorte en volume. Comme le signale Tristan, il s'y trouve encore des « compromis » historiques avec Badiou, et les deux dernières pages sont totalement caduques par exemple ; mais, pour le reste, tout le monde a bien vu en le relisant que la rupture avec Badiou y était inéluctablement filigranée. Pour paraphraser Lacoue et Nancy : aucun livre ne se soustrait aux épreuves de la durée, mais aussi un texte ne se laisse guère amender par le révisionnisme ; il doit supporter et affronter sa propre singularité, temporellement située, y compris dans ses propres erreurs. A la relecture, elles apparaissent tout de même bien minces : à l'exception de la thèse mathématiques=ontologie, je ne dis rien de la métaphysique de Badiou que je ne continuerais à soutenir aujourd'hui ; pour le reste, c'est bien à la naissance de « mon » propre système qu'on y assiste.
Donc : philosophie par hasard, système par hasard, et pourtant philosophie au sens le plus exigeant du terme, système au sens le plus fort : une interaction organique de tous les concepts produits. En même temps, on peut s'attacher sur un simple "moment" conceptuel de la construction, sans y perdre ses petits (et beaucoup de mes lecteurs "attitrés" me lisent encore comme ça! Je pense à Stéphane Domeracki, qui par parcours personnel n'arrive même pas à envisager la philosophie comme « système »...), mais tout de même, pour bien comprendre l'entièreté du mouvement, il faut... comprendre l'entièreté du mouvement! Un brillant universitaire américain m'a dit à ce sujet tout haut des choses que je n'aurais jamais même osé penser tout bas (il est vrai que c'est au sujet d'un inédit, que j'évoquerai plus loin). Sur la "ratio" entre systématicité conceptuelle (au sens vraiment "classique", spinozisto-hégélien, du terme, toutes proportions bien évidemment gardées) et "autodidactisme". Je n'ose pas répéter ce qu'il m'a dit, c'est écrasant... C'est pour ça aussi que j'ai pris mes distances avec tout ça pendant deux ans : "c'est trop grand pour moi", comme le résumait Deleuze des "petites santés" (Spinoza, Hölderlin, Nietzsche... lui-même, Deleuze!) ; ça m'est, en quelque sorte, "tombé dessus" : je me suis trouvé avec un système philosophique sur les bras alors que rien ne m'y préparait. Donc voilà ce que "représente""Algèbre" dans mon parcours : la naissance, palpitante, "en direct", d'un système. Cela a agi comme une sorte de psychanalyse métaphysique : tout ce que j'avais écrit auparavant, littérature comprise, et que je croyais passablement schizophrénique, dispersé, morcelé, sans cohésion immédiatement lisible d'un livre à l'autre... se "concaténait" en une articulation conceptuelle pour laquelle la pudeur m'empêcha pendant des années d'oser utiliser le mot "système". Système que j'ai récapitulé dans un livre inédit en français, "La Transgression et l'inexistant", qui sort ces jours-ci chez l'éditeur anglo-saxon Bloomsburry. C'est là-dessus que cet érudit américain, Steve Light, m'a dit : « on n'a jamais vu ça : quelqu'un d'à ce point purement autodidacte produire à ce point un système ! » Et c'est écrasant, parce qu'on ne s'y attend pas du tout.
Donc : d'un côté, on m'a souvent reproché de ne pas avoir publié ce texte en quelque sorte à part; de l'autre, à l'issue du colloque consacré à mon travail qui s'est tenu à l'ENS d'Ulm en 2013, plusieurs personnes, impressionnées par la conférence de Tristan Garcia, me suggérèrent de rééditer "Algèbre", par exemple en anglais, précédé ou postfacé par le texte amélioré de la conférence de Tristan. A cette époque-là, comme je l'ai dit, je ne m'occupais plus du tout de tout ça, j'étais pris dans une pulsion "rimbaldienne" de fuir de tout ce qui avait trait à la culture (ou, pour citer Lacoue-Labarthe : « tout détruire et ne plus entendre parler de quoi que ce soit », telle était le seule stimmung); je n'ai pas donné suite. Et puis, "télépathiquement", Léo Scheer eut la même idée (à la lecture du roman, hum hum, comment dire ? "à thèse", ou "à clés", de Tristan, "Faber le destructeur"...).
Mon rapport à Tristan? J'ai lu avant sa sortie "Forme et Objet", je savais à peine que Tristan me lisait (un roman de mes vingt ans, m'avait-il dit simplement), « Forme et Objet » que j'ai tout de suite salué (ça se pose quand même là!), dans les lieux où je le pouvais (« La revue littéraire », « Chronicart »), de manière toute désintéressée : je n'imaginais pas du tout que Tristan eût lu mes expérimentations philosophiques. Je n'escomptais aucun « renvoi d'ascenseur » : il est juste émouvant, dans le nihilisme où nous baignons, de découvrir un jeune homme qui entreprend un travail philosophique si ambitieux, et c'est à ce titre que je l'ai salué.
Tristan a lu "Algèbre"à sa manière : sa postface est plus une sorte de double hologrammatique de mon texte, où pour finir il déploie "sa" propre phénoménologie du nihilisme contemporain, qu'un commentaire au sens strict de mon texte, du système dont il jette les bases encore moins (parmi tous les participants du colloque suscité, Tristan est le seul à n'avoir toujours pas lu "La Transgression", à cause d'un concours de circonstances. Du coup, son texte est le plus « personnel » : à la rigueur ce sont (presque) tous les autres qui dialoguent réellement avec, hum, « mon système », parce qu'ils avaient lu « La Transgression » !). Force m'est cependant de reconnaître que la grande émotion que provoqua en moi sa conférence à l'époque (d'autant plus, je le répète, que je n'écrivais plus et ne lisais même presque plus : je cherchais "l'abrutissement simple" dont parle Rimbaud, sans hélas y trouver le soulagement escompté), était, tout de même, que c'était la première fois qu'un texte de cette force mettait en perspective historique mon travail. Y compris, il faut bien le dire, sur le mode de « le Roi est mort, vive le Roi »... Bien sûr que l'hommage, venant de quelqu'un de son talent, m'a touché (comme avec toi, quand tu fis ce superbe article si prémonitoire de mon parcours : "Lacoue tue Badiou"!). Après, ce sont plus deux textes parallèles : une sorte de tennis éditorial. Deux « solutions » spéculatives divergentes au même problème : le nihilisme. Lui propose une sorte d'acceptation passive de l'égalité formelle de toute la prolifération d'objets qui nous accable aujourd'hui, on ne sait trop comment (mais j'y reviens) ; je propose plutôt une déconstruction, et même une destruction pure et simple, du concept même (nietzschéo-heideggerien) de « nihilisme », pour aller au fond de ce que masquait cette question : celle du mal, celle des souffrances surnuméraires, atroces, que s'inflige l'humanité depuis son apparition.
Comment je me situe, donc, par rapport à son travail? Immense question. Beaucoup de réponses, qui viendront en leur lieu. Mais je vais résumer le point stratégique clé : pour moi, l'histoire des ontologies en philosophie est finie, pour toutes sortes de raisons; de plus, je crois qu'on ne perd rien à renoncer à la grande ambition ontologique, mais qu'on y gagne (je crois à une pensée de l'être, à une logique paradoxique de l'être, mais à aucune ontologie, et n'ai à ce sujet nulle nostalgie : je crois au contraire que c'est profondément libérateur, tandis qu'en revendiquant la posture « ontologique », -fût-elle la plus « démocratique » possible, Tristan dixit-, on s'enferme dans tout un tas de contraintes dont on pourrait se passer. Pour le dire dans son tranchant : pourquoi vouloir produire une ontologie qui permette de parler « équanimement » de tout, puisqu'il n'y a pas de tout ?). En sorte que, là où Tristan prétend "innover" en revendiquant une ontologie "plate", entendons : la moins hégémonique, la plus "déflationniste", la moins grevée possible des réquisits classiques (et toujours "hiérarchisants" : plus un étant à d'être, mieux c'est, tandis que Tristan dit l'inverse : même ce qui a "le moins d'être possible" a droit à la "dignité ontologique"), pour moi, il délivre plutôt, sans s'en apercevoir, la vérité même de toute l'histoire de l'ontologie. Qu'est-ce que celle-ci? "La science du plus général et universel". Donc : par définition, l'ontologie est plate, a toujours été plate. Son seul problème est qu'elle ne l'a jamais su... jusqu'à Tristan, qui consciemment/inconsciemment incarne le diagnostic qui s'impose. Pour moi, sans tout à fait s'en rendre compte, Tristan dit : l'ontologie ne peut plus être autre chose que « plate » ; elle ne peut plus feindre d'ignorer qu'elle est condamnée à cette « platitude ». Au fond, il se résigne, par une très vive intelligence stratégique de la... chose, à la solution non seulement la plus élégante, mais au fond la seule possible : à une ontologie minimaliste, ramenant toute chose à son plus petit dénominateur commun de... chose. Raison exacte pour laquelle je me passe joyeusement de quelque ontologie que ce soit... La dernière thèse, et de loin la plus forte, qui est celle de Badiou, sur l'ontologie, a échoué : j'ai démontré dans mon travail, très rigoureusement, pourquoi et comment. Après, il faut lire... En sorte que je veux bien accorder à Tristan "son" ontologie : la plus plate, la plus "lâche" possible, la plus accueillante et démocratique (lui dit même : libérale). Lui parle dans son texte à mon sujet d'une "fatigue du négatif", dont je serais le phénoménologue (ce qui n'est vrai qu'en petite partie); je dirais volontiers pour ma part que, lui, sous prétexte de produire l'ontologie la plus affine à son époque, -témoigne au contraire, et explicitement, mais l'explicite d'un symptôme à la fois criant et inconscient comme tel, de la fatigue de l'ontologie elle-même, simplement-. D'une certaine exténuation historique de l'ontologie elle-même, et c'est ça, le "nihilisme" : le fait que les corps hypostasiés, idéalisés par la métaphysique comme étant éternels et impérissables, se sont avérés aussi finis, périssables, mortels que les corps physiques qu'ils voulaient dépasser et rabaisser. Garcia est l'ontologue de ce moment-là, ni plus ni moins.


2-Il y a dans cette algèbre l’esquisse d’un rapport à Hegel pour lequel tu sais sans doute que je ne suis pas en reste. Et entre Garcia et toi s’est ouvert tout une discussion sur le rapport de l’universel au particulier, voire au singulier, le singulier étant ce qui dans le sillage de la machine dialectique ne serait pas strictement récupérable, déchet sans relève qui serait un héritage indéconstructible dont la philosophie de la différence n’a apparemment rien à faire. Tu pourrais préciser un peu les contours de ces concepts : Singularité… différence… négation…

Que tu ne sois pas en reste, je le sais d'autant mieux que la magistrale lecture que tu as faite de Hegel dans Une intrigue criminelle de la philosophie, pour moi aussi marquante que celles de Kojève ou de Marquet, est au cœur de ce que j'ai à dire concernant ce rapport entre, en effet, négativité et différence ! Je rends hommage à la profonde influence que ce livre a eue sur ma conception dans La transgression et l'inexistant.
Comme je le dis par provocation, et pourtant non sans un très solide fond de vérité, je déploie une sorte de « hégélianisme de la différence ». Pur oxymore ! Mais en effet ce que je dis de tout ça ne pouvait être pensé ni par Hegel ni par les philosophes de la différence.
Tout part de l'éblouissante lecture que Lacoue-Labarthe consacre à Rousseau dans Poétique de l'Histoire. Qu'est-ce qu'il découvre ? Que l'aufhebung de Hegel, le fameux moteur de la négativité, l'agent anthropologique du dépassement du donné, n'est autre qu'une traduction inconsciente, via Rousseau justement, de la katharsis d'Aristote. Le système hégélien -tardivement érigé du reste, comme tu le montres bien, sous le coup des contraintes académiques, et certainement pas dans La phénoménologie de l'esprit, où on assiste pour ainsi dire « en direct », dans l'anarchie la plus complète, à la bacchanale historiale de la négativité humaine, pléonasme-, ce système, dis-je, appert, après avoir lu Lacoue, pour ce qu'il est : une extension de l'opérateur « kathartique », qu'Aristote confinait à l'art, à tous les secteurs de l'activité humaine. Qu'est-ce à dire ? Que l'effet « kathartique » est la résultante de ce qui est « l'arme » anthropologique par excellence, la capacité mimétique : en imitant des phénomènes qui, vécus directement, sont à fort taux de « pénibilité », comme on dit aujourd'hui, en imitant des péripéties, horribles, atroces, abominables, etc., eh bien, la Tragédie transforme, comme c'est notoire, pour ainsi dire alchimiquement, les affects que suscitent ces péripéties négatives : terreur et pitié, dit Aristote. C'est-à-dire que ces affects, insoutenables si on les vit « directement », en présence réelle d'une atrocité réelle, deviennent, dans la performance tragique, des affects positifs, voluptueux. Ils sont supprimés en tant qu'affects négatifs, en tant qu'affects extrêmes de la « pénibilité » humaine... et en même temps ils sont conservés, puisque c'est quand même de la terreur et de la pitié qu'on éprouve en assistant à Oedipe Roi, Electre... Dépassement, suppression et en même temps conservation de ce qui est supprimé sous une forme modifiée, qui est ce dépassement même. C'est l'aufhebung hégélienne, tout crachée. C'est ça la trouvaille géniale de Lacoue : le système hégélien de la négativité « positive » est une gigantesque traduction de la katharsis d'Aristote.
Autrement dit : la production. Marx, lecteur de Hegel, n'en perdra pas une miette. Qu'est-ce que la technologie ? La suppression-conservation-dépassement des matériaux « donnés ». Cette table sur quoi j'écris est en bois. Pour la construire, j'ai dû supprimer un arbre, que j'ai cependant conservé, en tant que bois. La forme de ce dépassement, c'est la table. Bonne nouvelle pour nous : de même que Hegel était beaucoup plus héraclitéen que parménidien, il se démontre qu'il aura été bien plus aristotélicien que platonicien... Et il n'est pas un seul secteur de l'existence humaine qui ne porte la trace de cette phénoménalité « kathartique ». Et c'est ça le « hégélianisme de la différence » : montrer comme l'opérateur « kathartique », présent dans le plus infinitésimal détail de notre plus plate quotidienneté, produit d'innombrables et impronostiques différences : ne se résorbent pas dans l'horizon « identitaire » hégélien initial. Par exemple, récemment, j'ai montré comment ça fonctionnait, cette machinerie mimético-« kathartique », cet aufhebung d'une sorte de productivisme différential-intégral, dans les constellations de nos pratiques sexuelles.
Sans ta relecture discrépante de la Phénoménologie de l'esprit, je n'aurais pas fait tous ces liens. Qu'est-ce qui est à l'origine de cette katharsis productiviste ? La distance mimétique. L’animal dévore l’herbe directement, comme tu dis. L’homme, lui, rompt ce cycle en s’appropriant l’être de l’herbe. « Au lieu de dévorer le grain, il le plante ; il met en suspension son instinct de conservation et ne se jette pas sur les produits de la terre », dis-tu. L’animal dévore immédiatement ce qui tombe sous le coup de son besoin alimentaire ; l’animal techno-mimétique, -nous!-, en court-circuitant cet instinct, produit à la fois un surcroît consommateur exponentiel, -la production-, et... autre chose, que nous dirons plus loin. Comme tu le dis : l'acte d'appropriation techno-mimétique, -chasse, agriculture, et donc naissance des premières chefferies, donc la fameuse dialectique Maître/esclave : la paléo-anthropologie moderne confirme Rousseau et Hegel- produit de « nouveaux débouchés » -expression de toi que j'aime beaucoup, et reprends souvent à mon compte-.
Pourquoi mimétique, et pas seulement technologique ? Parce que la naissance de l'animal de la virtuosité technologique, nous, est étroitement dépendante d'une capacité superlative à l'imitation : qu'est-ce que l'agriculture, sinon une imitation des lois de l'efflorescence, qui « produit de nouveaux débouchés » ? Qu'est-ce que la chasse et l'élevage, sinon des imitations des lois de la prédation ? Suppresion, dépassement... et en même temps conservation. Aufhebung, c'est-à-dire en réalité katharsis étendue à tous les secteurs de l'activité humaine. Et ce ne sont pas des « concepts » : c'est l'entièreté de la facticité anthropologique telle que constatable à l'oeil nu. C'est de cette entièreté que mon travail érige la phénoménologie panoramique.
Que rate Hegel ? Le moment mimétique. De ce point de vue, je reste entièrement fidèle aux acquis des philosophies de la différence : la métaphysique, très longtemps, a occulté la différence sous l'identité. Voire : cette dernière était l'illusion métaphysique, le contresens par excellence quant à l'être, -qui n'est, en effet, « que » différence-. Hölderlin, contre ses menus copains du Stift, le verra le premier : l'être n'est pas identité, mais disruption. Ce que mon travail, ici au croisement de Lacoue et Jean-Clet, démontre, je crois, d'un peu novateur, c'est ceci : l'identification est l'arme métaphysique, c'est-à-dire technologique, par excellence. L'humanité a longtemps illusionné dans l'être même, la chance hyper-appropriatrice dont l'avait pourvu la nature, la force d'identifier -qu'Aristote, comme toujours plus futé que son Maître, reconnaissait purement et simplement dans la mimèsis-, l'hypostasiant par-là dans l'éternel, l'immortel, l'impérissable, etc. Puisqu'on pouvait identifier sans limites (nous, animaux techno-mimétiques), alors forcément une Identité ultime devait se « tenir » derrière toute chose.
Autrement dit : la capacité, la virtuosité mimétique, c'est la force d'identification elle-même : des lois de l'efflorescence végétale, de la prédation... et finalement de l'entièreté de l'être « même », avec la logique, la mathématique, la physique mathématisée, l'astronomie, etc. La science est la force d'identifier l'être, à partir d'une impulsion mimétique surgie à un animal singulier il y a seulement quelques dizaines de millénaires. La métaphysique a longtemps hypostasié cette sur-puissance techno-mimétique dans un « secret » tapi dans l'être lui-même : l'Identité de toute chose, Graal de la métaphysique de Parménide à Hegel. Sur ce point, le « renversement » des philosophies de la différence (dont Garcia fait un cas tout de même très mince...) est, pour moi, un acquis définitif : la déterminiscence de l'être se fait sous le signe de la différence, non de l'identité si longtemps illusoire, parce qu'au départ, instrumentalement prodigieuse.
Où est alors le différend, l'inquiétude par rapport aux philosophies de la différence, le point où je les « menace » ? C'est une sorte de chiasme : c'est la virtuosité identifiante elle-même, la virtuosité techno-mimétique... qui produit de la différence, en inflation. Le fonds de l'être est différence ; mais l'événement est toujours un exposant intensif, une « explosion » de ce fonds. Et nul événement, sous ce rapport, plus intensif que le surgissement d'un primate superlativement habile, et doté génétiquement d'une capacité au langage exceptionnelle (il fallait cette virtuosité pour coordonner les efforts stratégiques des chasseurs de mammouths : transmettre des informations sophistiquées). C'est ce que que tu dis, sur Hegel : un animal ne touche pas à son être, se répète dans le mode d'appropriation limité -l'alimentation, mais aussi, déjà, la conscience et la perception simples- qui est le sien : un troupeau de vaches d'il y a dix mille ans ressemble à s'y méprendre au troupeau que je vois à travers la fenêtre de ma maison de campagne. Les dinosaures ont dominé notre planète pendant près de cent cinquante millions d'années, sans produire d'autres événements que morphogénétiques, ce qui n'est évidemment pas mal, et atteste d'ores et déjà que la vie, ce miracle impronostique, est un événement produisant surabondamment de la différence, ce qu'on appelle la biodiversité. Plus de différences intensives sur notre infime planète, sous le seul rapport biologique, que dans tout le cosmos à ce jour connu (par la science ! Ce qui signifie qu'elle créé de la différence aussi sur ce seul mode-là : de la découverte, de la description impronostique, et pas seulement la production). Enfin, en quelques millénaires de « civilisations », plus de différences quantifiables, intensives... qu'en des centaines de millions d'années de pure « autoproduction » biologique (puisque la technologie, comme on le sait depuis Aristote toujours, c'est la production... par autre « chose », comme dirait Garcia).
Cette capacité supérieure à la production de différences, l'événement techno-mimétique, la virtuosité méta-physique (entendons : l'imitation de la phusis, l'appropriation de ses lois par la science), s'est payée d'un cortège d'horreurs, d'atrocités, qui n'existaient pas sur terre auparavant. « L'histoire n'est (plus) l'histoire du Bien » des métaphysiciens, comme a dit Adorno, « mais de l'horreur » : esclavage, mutilation, empoisonnement, torture, inflations épidémiologiques, etc. Et, aujourd'hui : menace chaque jour plus immanente, chaque jour plus inéluctable, somnambulique, d'auto-suppression de l'animal gâté par sa virtuosité. En d'autres termes : la capacité maximale à l'événement, c'est-à-dire à la différence, semble bel et bien se solder, contrairement à tout ce qu'a cru la métaphysique, par une précarité en quelque sorte proportionnée. (Au reste, les anthropologues les plus affûtés, je pense à Jared Diamond, parviennent empiriquement à la même conclusion : l'apparition de l'homo sapiens sur terre coïncide avec une capacité jusque-là inouïe à l'innovation incessante, et toujours plus accélérée et foisonnante ; mais aussi, et ce dès le début, à une dévastation des milieux « biotopiques »). La vie est un événement hyper-producteur de différences par rapport à l'univers physique jusqu'ici découvert, mais aussi plus « rapidement » précaire. Et l'étant techno-mimétique, qui intensifie, par appropriation identifiante, cette « fertilité » de l'être comme événement -se réveille aujourd'hui de son illusion « suprématiste », « éternaliste » paraphée par les métaphysiciens et théologiens, et s'aperçoit qu'il est mortel non seulement individuellement, mais désormais comme espèce-.
Voilà ce que « j'inquiète », dans les grandes lignes, des philosophies de la différence ; et voilà le nœud, plutôt inédit, que je propose entre négativité et différence. « Hégélianisme de la différence », ça veut dire : l'Aufhebung, qui n'est autre que la tekhnè comme katharsis de la phusis, -imitation de celle-ci, méta-physique-, n'est pas clôturable ni dans un savoir absolu, ni dans un Etat de Droit universel où le jeu du Maître et de l'esclave devient un jour à somme nulle. C'est une prolifération divergente et donc par définition inégalitaire de différences. Mon « hégélianisme » est une perversion (mais, une fois de plus : c'est la perversion du réel même sous nos yeux), c'est-à-dire l'aufhebung comme diffraction de différences. Et non seulement la négativité est « l'agente » de cette diffraction, mais elle est aussi son résultat massif : le jeu n'est pas à somme nulle. Les différences sont non seulement de plus en plus inégales (les loups supérieurs et inférieurs, les « mâles dominants », dès le stade animal...), mais le plus souvent, au stade techno-mimétique, souffreteuses, martyrologiques (humains, animaux). L'amplification du phusique par le technologique a aussi amplifié et sophistiqué, démesurément, les souffrances purement nécessaires (alimentaires, prédatrices) du règne animal, en souffrances surnuméraires, parfaitement inutiles et gratuites. Et nos philosophes universitaires gauchistes font le tour du monde conférencier en parlant d'« égalité » ! Ouvrons les yeux : c'est le contraire qui se passe, qui caractérise l'humain. Et je ne m'en réjouis d'aucune façon ; mais ce mot d'« égalité », sentimental au mieux (Rancière), méta-tyrannique au pire (Badiou), je ne le supporte philosophiquement plus. Si ce qui reste de la « gauche » crève de quelque chose, c'est bien de ça. Il ne s'agit donc pas de s'en réjouir (ni de renoncer à l'idée législative, régulatrice, de l'égalité : j'aimerais un jour écrire un livre qui renouvelle de fond en comble la philosophie du droit). Mais, tout de même, déconstruire les illusions métaphysiques qui ont mené la gauche au naufrage, et qui demeurent encore aujourd'hui des sortes de vaches sémantiques sacrées, comme le mot « égalité », vidé de son sens mais servant de signe vide ralliement autour de la nostalgie de l'époque des combats d'émancipation, dont on s'explique si mal le terrifiant reflux contemporain, au profit d'une non moins terrifiante imposition, un peu partout, d'idéologies d'extrême-droites, fascistes, xénophobes, identitaires, etc. etc. Si les ouvriers conceptuels de ce qu'on n'ose plus appeler la gauche ne se penchent pas sur les racines de cette situation, ne font pas l'(auto)-critique des illusions métaphysiques qui nous ont conduits à ce fiasco international, alors c'est que nous ne méritons pas mieux : nous ne sommes que des « belles âmes » hégéliennes, au fond très satisfaits de notre impuissance. Je consacre un livre à la question, qui est une réaction au livre que Domeracki consacre aux « Cahiers Noirs » de Heidegger. Savoir : Nietzsche et Heidegger comme premiers symptômes, géniaux et monstrueux, d'un problème qui aujourd'hui nous est entièrement laissé sur les bras : l'effondrement de l'universel uniment positif (dont Badiou, autre symptôme monstrueux et génial, continue à faire la promotion comme si de rien n'avait été). L'universalisme, l'aptitude anthropologique à l'universel, non plus comme bénédiction et eudémonisme, mais comme malédiction (ce qui est tout autre chose, comme je le montrerai aussi, qu'un « anti-universalisme » de plus).
C'est la capacité même à l'universel (à la science, à l'appropriation mimétique des lois de la nature et de l'être) qui produit l'amplification démentielle de l'inégalité ; et non pas, comme l'a raconté si longtemps le « compte » de fée onto-théologique, l'universel qui nous garantira, dans un futur toujours à nouveau repoussé, l'égalité de tous. Bille Gates possède à lui seul le total des P.IB. des vingt pays les plus pauvres du monde ; si nous consommions tous en énergie la même chose que la seule Californie, il ne pourrait pas y avoir plus d'un milliard et demi d'humains sur terre(!) ; etc. etc. C'est ça aussi, le « jeu » de la différence ; malheureusement. Ce n'est pas un jeu « égalitaire », que ce soit « par le haut » (Badiou), ou « par le bas » (Garcia) : voilà encore pourquoi je donne quitus à toute ontologie. Penser l'être comme événement et comme différence accuse plutôt le jeu démesurément inégalitaire de l'étant sujet d'un événement digne de ce nom : dans la clôture biologique d'abord (« darwinisme »...), dans la clôture techno-mimétique ensuite, où ce jeu inégalitaire atteint des proportions littéralement démentielles, et où la pure souffrance et mortalité animales se grossissent en pathétique littéralement monstrueux, « atrocifiant ».
Mon travail est donc une systématisation des intuitions les plus incisives du dernier Lacoue : il faudrait parler de la manière dont je me suis démarqué de la notion « badiolienne » de l'événement grâce à Lacoue (à ses lectures de Hölderlin), ce que j'appelle architransgression. Tout ça est lié. Mais, par exemple : pourquoi y-a-t-il, dans la seule clôture anthropologique, plus de différences dans les pratiques et singularisations sexuelles qu'il n'y en a dans aucune autre espèce animale connue prise isolément ? Voilà le genre de choses que mon travail explique, démontre exhaustivement, sans zone d'ombres. Et, comme je l'ai dit dans un séminaire récent : bien sûr que l'érotisme est l'un des domaines de création des plus grandes joies, des plus voluptueuses singularisations. Mais il est stupide, et aujourd'hui ruineux, en vertu d'une « morale » libérale-libertaire qui ne mange plus beaucoup de pain noir, de se masquer que la sexualité anthropologique est aussi le lieu de certaines des plus intenses souffrances, des plus inconcevables crimes et horreurs (Sade et Goya, Freud et Lacan, Bataille et Guyotat... et tant d'autres, nous ont impitoyablement édifiés sur ce point). Ce que je pointe, payant d'exemples et de phénoménologies très nombreuses, dans la sexualité (c'était le livre Être et sexuation, paru l'année dernière aux éditions Stock, et à quoi je donnerai une suite), c'est ce qu'on peut constater partout ailleurs : il y a un nœud singulier, jusque-là inaperçu comme tel, entre différence et négativité. La revisitation révolutionnaire, grâce à Lacoue et aussi Jean-Clet, de l'aufhebung hégélienne, autrement dit : de l'événement en tant que répétition, mimèsis, permet de déterminer ce nœud.

3/Tu t’es exprimé sur le rapport aux ontologies plates ou orientées vers l’objet dans le voisinage de Tristan Garcia, Meillassoux… Il me semble que c’est en effet une ligne de pensée de la philosophie de l’extrême contemporain avec/contre laquelle il faudra compter. En revanche, je ne connais pas ton sentiment à l’égard d’une autre ligne qui nous traverse aujourd’hui, celle du pluralisme que j’ai relancée depuis 1988 autour de Deleuze, ma thèse portant alors sur l’idée de Multiplicités mais qui ponctue des singuliers du côté de Jean-Luc Nancy, Aurélien Barrau, mais sans doute aussi Isabelle Stengers, David Lapoujade… Comment tu te rapportes à cette ligne disons qui n’est pas très ontologisante et n’est pas pour autant le « tout arrive » du capitalisme ?

En un mot comme en cent : les deleuziens et les derridéens ! (Rires). Que dire ? Je suis entouré, harcelé par des deleuziens (rires). Toi, un de mes meilleurs lecteurs (Michaël Crevoisier) est un lecteur étourdissant de Deleuze, une de mes meilleures amies finit sa thèse d'histoire de l'art où il n'y en a que pour Deleuze (et Nancy, j'y viens)...
Il me semble que, sans avoir cité le nom de Deleuze, je viens en partie de répondre : il ne me paraît plus très possible d'ignorer que, maintenant que la différence est « libérée » (tout simplement parce que, comme aurait dit Kierkegaard, chaque génération est assignée à sa tâche singulière, et qu'il y a cinquante ans, c'était en effet la joyeuse « libération de la différence » ; la nôtre est peut-être un peu moins joyeuse...), elle pourrait bien être affectée d'une négativité que les philosophies de la différence se sont un peu trop empressées d'évacuer. Une négativité qui n'est plus tout à fait, donc, celle de Hegel. Pour le dire brutalement : si une philosophie ne parle pas du fait que la virtuosité techno-mimétique, donc l'aptitude maximale à la différence, se solde aussi par une exponentiation partout flagrante du mal et de la souffrance (exemple entre mille : 71% des femmes dans le monde, aujourd'hui, sont victimes de maltraitances physiques) ; que l'humanité pourrait bien n'en avoir que pour quelques siècles encore à vivre, peut-être moins, à cause de cette surpuissance intensive même ; je ne vois pas bien à quoi elle peut servir.
Mais je me suis très clairement exprimé sur la question ontologique chez Deleuze, dans un texte qui s'appelait « L'être=l'événement chez Deleuze » (qui ressortira dans quelques mois, préfacé donc par ce deleuzien émérite qu'est Crevoisier). Comme avec Badiou, donc bien entendu autrement, j'y conclus à l'impasse ultime de l'ontologie deleuzienne, comme ontologie. Les sciences sont désormais devenues trop multiples, et les mondes eux-mêmes trop schizophréniques (ce que tu appelles, si j'ai bien compris, « plurivers »), pour que qui que ce soit, aujourd'hui, puisse prétendre à « l'univocité de l'être » (ou alors, bien entendu, l'ontologie « minimale », qui pour moi épuise la question plus qu'elle ne la résout). Mais là n'est pas le plus important pour moi. L'intuition ontologique initiale de Deleuze (le virtuel, hérité de Bergson) me passionne (ce que je récuse, c'est le Un-Tout, la « mémoire totale », tout ça : l'être une fois de plus « unifié »), et ses enquêtes locales, singulières, demeurent pour moi des sommets de la pensée du vingtième siècle, des modèles d'écriture conceptuelle. Je tiens son Bacon pour le plus beau livre écrit au vingtième siècle sur la peinture avec le Van Gogh d'Artaud. Je crois que personne n'a tiré à conséquence la pensée du masochisme chez Deleuze comme je l'ai fait dans mon travail. Mais, pour le résumer très simplement : si le « fonds » de l'être est différence, alors l'ontologie est pour nous « chose passée ». Par définition.
En tant qu'autodidacte, je dois sans doute plus, initialement, mon invitation-surprise au Banquet de la philosophie contemporaine à Derrida (il y a maintenant quinze ans), qu'à Deleuze. Donc à Nancy. J'éprouve à l'égard de ce dernier le sentiment d'une dette mal réglée. Je le lis aussi beaucoup, toute sa manière de « poser » la question de la présence -par exemple dans ses commentaires esthétiques-, m'influence, je crois, considérablement, mais je n'arrive pas encore à dire où et comment. Moins qu'avec Derrida (il y a dans mon travail actuel les rudiments d'une « déconstruction de la déconstruction »), et beaucoup moins (là ça va sans dire) qu'avec Lacoue. Cela viendra. Aux dernières nouvelles, il était question d'un entretien où nous aurions confronté sa « déconstruction du christianisme » et mon concept d'« architransgression ». On verra.
Je voudrais réagir sur la première partie de ta question. Je ne pense absolument pas qu'on puisse rabattre Meillassoux sur les « philosophies de l'objet », autrement dit sur le « réalisme spéculatif » qui s'est réclamé de lui. Il y a là un immense malentendu. Ce que Meillassoux a démontré, et je crois qu'il a marqué un point décisif dans l'histoire de la philosophie, c'est une certaine péremption des « pensées de la corrélation », entendons : le soubassement philosophique du constructivisme. Il faut toujours (depuis Kant) un pensant pour qu'il y ait du pensé. Meillassoux a brisé ce cercle, démonstrativement. Du coup, les « réalistes spéculatifs », si souvent des anglo-saxons (et ce n'est pas anodin) qui ne se résolvent pas à la corvée analytique, se sont précipités (et Garcia! Qui a lu beaucoup plus d'analytiques que de « continentaux »...) pour dire : désormais, nous avons « innocemment » le droit de faire des ontologies « directes », parler des « choses mêmes » ! La vérité est que la philosophie de Meillassoux est très éloignée, par ailleurs, de tout ça. Dans mon débat avec Tristan, si c'en est un (et non un dialogue de sourds...), je crois que le point crucial est qu'il me « reproche » d'être un philosophe trop « intensif », moi à lui d'être un philosophe beaucoup trop oecuménique (« irénique », comme il dit, mais l'irénisme, je n'y crois pas : je reste nietzschéen sur ce point, toute position est intéressée, il n'y a pas de point « platonicien » ou « hégélien » de Sirius, comme Badiou nous l'aura prouvé avec grandiloquence) : beaucoup trop « extensif ». Et je pense que cette différence entre « intensité » et « extensivité » est le point clé de ce qui sépare nos deux pratiques philosophiques d'un abîme : comme je l'ai dit plus haut, Garcia a tout de même très peu lu les philosophies de la différence, tandis que, comme il le dit dans sa postface, je me suis passé du « passage obligé », pour tant de jeunes universitaires d'aujourd'hui, de la philosophie analytique. Cela viendra peut-être, mais à dire vrai, et à en juger par les résultats, je n'ai pas du tout l'impression qu'on obtienne plus d'innovation conceptuelle en bûchant Quine ou Lewis qu'en revisitant Lacan ou Lacoue. Le jour où, lisant Mac Taggart, il m'apportera plus de réponses que Derrida...
Meillassoux est comme en inclusion exclusive, en exclusion inclusive du « réalisme spéculatif », et il est à mes yeux aux antipodes des « object-oriented philosophies » : il a généré tout ce « mouvement », mais lui au fond se tient résolument au-dehors. Pourquoi ? Pour une raison très simple : c'est un philosophe très profondément intensif, lui aussi ! Il n'est pas anodin qu'il ne tienne pas, lui non plus, un compte démesuré de la philosophie analytique dans son travail... son « fonds » est très résolument « continental », au sens le plus noble du terme. Il a « suscité » toutes ces « ontologies plates », mais je mets ma main absolument et littéralement à couper qu'il ne s'y reconnaît en aucune façon ! Son ontologie est au contraire « profonde », au sens le plus continental du terme : c'est à Schelling ou à Deleuze qu'on pense en le lisant, pas à Lewis ou Meinong. Sa lecture a été absolument déterminante pour moi, au même titre que Lacoue, Schurmann, ton livre sur Hegel, récemment Jared Diamond... je vais finir mon livre sur lui, dans un tiroir depuis deux ans (je le répète, j'ai fait une « grève de la faim » spirituelle ces deux dernières années), où, entre beaucoup d'autres choses, je mets en balance sa conception du « virtuel » avec celle de Deleuze. Tu verras, c'est quelque chose. Mais, tout ça pour dire : ne laissez pas, vous, orphelins fidèles des philosophies de la différence, Meillassoux aux « réalistes spéculatifs ». Ou à Badiou... c'est un philosophe intensif à l'état quasi pur, plus même que moi, en réalité (ce qui échappe, me semble-t-il, à Garcia). Il n'a certainement pas dit : « revenons aux choses mêmes ! » -ce qu'on s'est empressé de déduire de lui-. Il a dit tout autre chose, qui fait date. Et il y a aussi de très profondes impasses, que mon livre, je crois pour la première fois, mettra à jour. Toujours affaire, tu verras, d'Aufhebung... Comme le disait si bien Derrida : si vous oubliez Hegel, lui ne vous oublie pas (rires).

JCM / MBK
(Sur la photo : Mehdi Belhaj Kacem et Tristan Garcia à l'entrée de Radio France)
Sur MBK, cette revue de l'Université Franche-Comté

Meillassoux ou Malabou / Frédéric Neyrat

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« La vie ne se laisse pas définir,
c’est-à-dire ne se laisse pas séparer de ce à quoi on l’oppose »
(Muriel Combes, La vie inséparée)



Au hasard de vos pérégrinations sur les sentiers numériques, vous aurez peut-être eu l’occasion de voir une vidéo montrant un éloignement progressif de la Terre jusqu’aux limites de l’univers, en zoom arrière (Earth zoom out). Un tel éloignement progressif ne produit pas tant un « décentrement » à la Copernic qu’un acentrement : après avoir perdu la Terre du regard, c’est le regard lui-même qui risque de se retrouver définitivement perdu au milieu de nulle part, ou de l’univers - les deux s’identifiant.

La première séquence du film Contact (Robert Zemeckis, 2007) propose une fin alternative. Le premier plan se situe au-dessus de la Terre, on entend des extraits de radio- et télé-transmissions ; au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la Terre, les chansons et discours se font plus anciens (on reconnaît la voix d’Hitler, puis celle de Roosevelt) ; on remonte dans le temps. Cette remontée est généralement associée à la lumière : plus on « regarde » loin dans l’espace, plus il est possible d’observer des événements anciens (c’est l’effet de l’expansion de l’Univers) ; dans ce film, plus on s’éloigne de la Terre, plus on remonte dans le temps des discours. Une fois suffisamment éloigné dans l’espace, loin, très loin de la Voie Lactée, les discours humains s’estompent et le silence se fait - car il est des parties de l’Univers où les sonorités humaines n’ont jamais fait trembler l’espace. L’univers se fait alors taches blanches ; celles-ci se concentrent et s’avèrent être la lumière translucide traversant une fenêtre – qui se reflète dans l’œil d’une petite fille. S’éloignant de la Terre à l’infini, le zoom arrière finit par découvrir un œil un instant identifié au cosmos. Comme si l’œil-univers était cette composition d’humanité spectrale – radiophonique - et d’inhumanité silencieuse, muette et vide, effrayante comme le « silence des espaces infinis » selon Pascal ; mais une composition se fait dans ou plutôt par l’œil d’un être vivant, par la traversée du vivant.

Il nous faut dès lors choisir. Ou bien l’expérience du zoom arrière cosmologique s’achève dans l’inhumanité, le Grand froid d’un espace déserté par les vivants ; ou bien le dehors, loin d’être une sorte d’extériorité négative vérifiant par avance la victoire du second principe de la thermodynamique, est ce qui traverse un vivant qui par lui s’individue. Autrement dit, ou bien l’œil du vivant est le signe d’un anthropocentrisme, d’une subjectivité humaine refusant d’accepter quelque autonomie ontologique hors pensée ; ou bien cet œil marque la nécessité d’un centre capable de vivre et de rendre compte - en tant que vivant - de l’acentralité de l’univers. Ou bien la contingence est l’effroi devant la possibilité que l’univers s’écroule à chaque instant, ou bien la joie qui accompagne la formation excentrique du vivant. Devant ces alternatives fondamentales, la pensée contemporaine doit se décider.

Frédéric Neyrat, Octobre 2014
Dernier ouvrage paru : Atopies. Manifeste pour la philosophie (Nous, 2014)
(extrait d’un travail en cours)


Cher Frédéric,
je me permets de proposer une alternative à cette alternative ici:
Réalisme Deleuzien


Le multiple et la pluralité - autour de Deleuze et Richir / Florian Forestier

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Les philosophies de Deleuze et de Richir assument toutes deux à la fois le régime de l’infondation et la granularité de la pensée. Au-travers ou au-delà de la déconstruction, elles mettent en scène, "en drame" et "en fiction". Peuplées de figures similaires, elles présentent parfois des climats proches. Il y va, d’un côté comme de l’autre, de l’abandon de toute figure prototypique et de tout donné référent, un saut dans l’océan. L’admiration pour Melville est d’ailleurs partagée par les deux auteurs. Un océan, certes, qui ne gronde pas de la même façon : immensité accidentée de sa surface, chez Deleuze, énormité de ses abysses chez Richir. 
Les concepts utilisés par les deux auteurs sont proches : "pluralité phénoménologique" pour Richir, "multiplicités" pour Deleuze, avec dans les deux cas, une méditation de la thématique kantienne des schématismes, et dans les deux cas aussi, le même reproche à l’égard de la pensée heideggérienne et de tout le massif qu’elle soutient : une incapacité à saisir l’enjeu de la Troisième Critique de Kant. 
Pour Richir comme pour Deleuze, l’ "interprétation heideggérienne" de la question de l’imagination transcendantale doit être remise en cause, car l’imagination telle que la présente Heidegger est très peu imaginative, espaçant sans proliférer, "inquiétant" sans déconstituer. Tant la reprise richirienne que la reprise deleuzienne insistent, elles, sur ce que l’imagination a d’originairement "créateur" et "multiple". La "passibilité" se trouve démultipliée en transpassibilité, « l’y être » diffracté. L’entre-deux épaissi en "phantasia", ne se comprend plus seulement à travers la figure de la limite mais de sa réverbération infinie. 
Un même souci de genèse traverse l’ensemble de l’œuvre richirienne et affleure dans les premiers moments de celle de Deleuze. Un même refus, des deux côtés, de l’idée de fin de la philosophie. Pour Deleuze, « (…) on parle de la faillite des systèmes aujourd’hui, alors que c’est seulement le concept de système qui a changé[1]». Pour Richir, de la même façon, « (…) il est sans doute temps de considérer que, depuis le développement sans précédent historique des sciences positives, la philosophie est libérée des tâches de la connaissance, et peut dès-lors tendre moins aveuglement à ce qui fait la consistance de son lieu.[2]»
L’ontologie deleuzienne comme la phénoménologie richirienne se caractérisent par un examen rigoureux de leurs propres conditions de pensabilité et de prononçabilité. Elles manifestent une compréhension profonde de l’approche transcendantale. En cela, la parenté des moments réflexifs de la pensée deleuzienne et de la pensée richirienne est forte. L’une et l’autre fluidifient le transcendantal, le considèrent comme une discipline de "souplesse" et de "mobilité" de la pensée. Ainsi, pour Deleuze, « (…) c’est au lecteur d’avoir les correcteurs cérébraux qui défont les dualismes que nous n’avons pas voulu faire, par lesquels nous passons. C’est au lecteur d’arriver à la formule magique que nous cherchons tous : pluralisme=monisme, en passant par tous les dualismes qui sont l’ennemi, mais l’ennemi tout à fait nécessaire, le meuble que nous ne cessons pas de déplacer.[3]» Pour Richir : « (…) la phénoménologie telle que nous l’entendons n’est pas moins vouée au zigzag que la phénoménologie de Husserl – mais il s’agit d’un zigzag interne à l’architectonique et non plus interne au champ des structures intentionnelles.[4]» 
Ces proximités ne sont pas quittes de distances considérables car le processus de plastification conduit Deleuze à redéfinir totalement la pratique même de la philosophie, alors que Richir place son dépassement dans l’horizon d’une refondation. Ainsi, l’ontologie que déploie Deleuze dans "Différence et Répétition", marquée par le bergsonisme, par la théorie sartrienne du champ transcendantal, par l’ontologie merleau-pontyenne, par la réflexion de Simondon sur la transindividuation et l’individuation comme régime d’équilibre métastable, déploie une problématique proche de ce que Richir développe de son côté dès "Par-delà la révolution copernicienne". Par contre, le chemin de pensée ultérieur de Deleuze, en particulier dans ses ouvrages co-écrits avec Guattari, s’éloigne de plus en plus du mode d’exposition classique, de l’orientation ontologique de sa problématique, pour s’adonner à ce qu’on peut appeler une pratique de la multiplicité – une philosophie en d’autres termes qui ne soit plus une pensée de la multiplicité, mais une pensée dans la multiplicité. 

Le pli et le phénomène

On s’intéressera pour commencer à la relation de la pensée de Deleuze à la problématique phénoménologique. Pour Deleuze, notons-le tout de suite, la phénoménologie procède d’une approche biaisée : son objet propre, apparaître, doit être saisi à même l’être. Ce reflux du phénoménologique vers l’ontologique se fait cependant d’une manière tout à fait spécifique chez Deleuze. Si Deleuze en appelle explicitement au concept heideggérien de Pli (Zwielfalt), jusqu’à donner ce titre à un ouvrage[5], il développe cependant cette thématique de façon singulière.

La coappartenance de l’apparaître à l’être

Les tentatives de développer une ontologie qui rende compte de la question de l’apparaître ont été nombreuses au sein de la tradition métaphysique française (de Ravaisson, en passant par Bergson, Merleau-Ponty, Simondon, Roger Chambon). Il s’est le plus souvent agi, dans un mouvement très schellingien, de considérer le paraître en tant qu’il appartient à l’être ; de considérer que l’être paraît, n’est que de paraître, que l’événement singulier de l’apparition n’est que la pulsation même de l’être accomplissant sa sortie de soi originelle. L’être nous est donné parce que quelque chose apparaît, se creuse et met en jeu sa propre origine en sa donation, mais c’est aussi l’être qui se donne à travers son apparition. Si l’apparaître n’est pas seulement le lieu qui nous confronte et nous ouvre à l’être, mais le lieu de la révélation de l’être même, alors cela veut dire qu’il est « de l’essence de l’être », ou qu’il est partie prenante de sa structure métaphysique d’apparaître, ou, tout du moins, de pouvoir le faire, qu’il y a, dans la détermination ontologique la plus abstraite qu’on peut faire de l’être, déjà la place pour son apparaître potentiel. Il n’y a d’être concevable en effet qu’en ce que l’être est passible à lui-même, qu’en ce qu’il y a de l’être « pour l’être ». Le phénoménologique est intégré au mouvement de l’être, pensé comme un de ses moments. 
Une des inspirations les plus fortes de Deleuze est la pensée simondonienne. Simondon[6] s’est en effet employé à penser la spécificité de l’individuation (de l’être comme individuation) à différents niveaux (physique, biologique, psychologique, social). Tout individu résulte en quelque sorte pour lui d’une singularisation, d’une « brisure de symétrie[7]». Pour Simondon, l’être n’est pas autre chose que relation, ou plus exactement dynamique de différentiation, mais dès lors, cet être existe malgré tout qualitativement indépendamment de la conscience qui le pense et le parle : la pensée ne fait que rajouter une relation (analogie) entre des relations préalables. La venue de l’être, non plus seulement à l’individuation, mais à la parution, le passage, autrement dit, de l’inorganique à l’organique, puis que l’organique au conscient, implique la « transposition » du déphasage originaire de l’être en structure retard. L’apparaître est pensé comme l’expression de la "différence d’avec soi de l’être". Plus exactement, chez Bergson, il est considéré comme le degré le plus relâché de cette différence : la durée a contact avec elle-même dans sa différence rythmique, et les degrés d’apparaître sont autant de différentiels ; l’apparaître proprement dit, dégagé en apparence de toute l’intériorité de la durée, autrement dit, l’apparaître purement spatial porteur d’extériorité, n’en est qu’un "extremum". 
Cette co-appartenance pose pourtant une question redoutable dont la pensée simondonienne n’appréhende pas vraiment, pour Deleuze, la dimension problématique. Comment en effet penser la passibilité de l’être à lui-même attestée par l’apparaître, comment penser la différence d’avec soi de l’être dans l’apparaître ? En deçà de la question du monde comme champ de l’apparaître, c’est la question de l’affection de l’être par l’être et en l’être que la phénoménologie ouvre, et que l’ontologie ne peut esquiver si elle veut penser jusqu’au bout ses conditions de possibilité. Le terme de diplopie ontologique (emprunté par Merleau-Ponty à Maurice Blondel) illustre bien la difficulté à articuler la considération des êtres et celle de l’Etre sans dissoudre un des pôles dans l’autre. La résolution de cette diplopie ne peut être pour nous que partielle et se fait à travers la discursivité qui la prononce. En quelque sorte, « l’indécidabilité » de l’ontologie comme discours devient pour lui l’expression d’une ambiguïté originelle de l’être (ou de l’Être). L’ontologie deleuzienne, de son côté, prend précisément acte de cette ambiguïté, et se caractérise ainsi par un examen rigoureux de ses propres conditions de pensabilité et de prononçabilité. Deleuze choisit d’intégrer le paradoxe transcendantal de l’apparaitre au sein même de son ontologie. De cette façon, l’apparaître n’en est plus un simple moment, mais une forme transcendantale, un plan de coupe auquel aucune place ne peut être assignée, mais avec lequel la pensée s’efforce de jouer en concevant ses déplacements et ses variations. 

L’immanentisation deleuzienne de l’apparaître 

De "Différence et Répétition"à "Image Temps" et "Image Mouvement", Deleuze élabore une pensée de la genèse endogène du sensible qui se développe en théorie de l’apparaître comme « apparibilité pure ». 
Deleuze consacre un chapitre de "Différence et répétition"[8]à la question de la genèse du sensible. Il entend alors montrer que le sensible ne doit pas être pensé d’abord en son lien avec une qualité (un rapport de qualités senties), mais en son pur être sensible. Il s’agit pour Deleuze de fonder l’esthétique non pas sur ce qui peut être représenté dans le sensible, mais sur ce qui ne peut pas l’être[9], ce qui dans le sensible ne peut être que senti. La sensibilité, en cette acception archaïque, a, comme nous l’écrivions plus haut, une fonction ontologique ; elle enveloppe la perception dans une profondeur qui n’est pas suscité au sein de cette perception, mais qui, au contraire, la met en scène, la configure. De cette façon, la racine de la sensibilité comme pure faculté n’est pas inscrite dans le senti ; elle ne s’élucide qu’en deçà de celui-ci. S’inspirant de Kant[10], Deleuze écrit ainsi que cette sensibilité pure ne peut être saisie en toute sa radicalité qu’en étant pensée comme une différence dans l’intensité. Ainsi, « (…) l’intensité est la forme de la différence comme raison du sensible (…)[11]» car, « (…) c’est la différence dans l’intensité, non pas la contrariété dans la qualité, qui constitue l’être « du » sensible.[12]» L’intensité est de la sorte un concept construit afin de rendre raison de la sensibilité en son sens strict ; sa signification n’est pas arrêtée car ce concept ne désigne qu’une façon efficace de penser l’être pour en saisir à la fois le mouvement de différentiation et les oppositions au sein de ses différentiations[13]. L’intensité est plutôt la forme de la manifestation de la différentielle que son fondement ; elle cherche à penser la dynamique même du différentier, le différentier dans son vif, mais ne peut à son tour être posée qu’à partir de différences constituées, stabilisées, extensivement distribuées. Ainsi que « (…) nous ne connaissons d’intensité que déjà développée dans une étendue et déjà recouverte par des qualités (…)[14]», mais cela parce que le concept d’intensité n’a de sens que relativement aux qualités déjà données qu’il entend envelopper. 
Réciproquement, « (…) il n’y aurait jamais de différences qualitatives ou de nature, pas plus qu’il n’y aurait de différences quantitatives ou de degré, s’il n’y avait l’intensité capable de constituer les unes dans la qualité, les autres dans l’étendue, quitte à paraître s’éteindre dans les unes et les autres.[15]» 
La qualité posée en elle-même est en effet privée de qui « fonde » son pur être qualitatif, c’est-à-dire l’intensité. Le statut de cette construction conceptuelle est intéressant : il s’agit certes d’une construction spéculative (l’intensité n’est d’une certaine façon qu’un fiat de la pensée), mais elle est structurée par cette dimension, propre, selon Deleuze aux concepts philosophiques, d’intégrer en son espace propre ses propres contradictions, sa propre instabilité, et de faire, de cela même qui obscurcit sa compréhension, le moteur de sa dynamique. En ce sens, il subsume moins le réel qu’il s’y frotte, répond à ce que celui-ci propose sans se laisser saisir ; il ordonne un espace problématique rencontré à un autre niveau (celui de la perception proprement dite), et gagne sa pertinence par son efficacité à expliciter, à donner plus d’intelligibilité aux apories et aux tensions qui le caractérisent. De cette façon, le constructivisme deleuzien, bien qu’il n’ait rien de phénoménologique, intègre dans sa dynamique la dimension indirectement phénoménologique d’une rencontre avec une concrétude dont la forme propre est problématisée par le concept construit. Il y a bien là, selon nous, la prise en compte d’une irréductibilité au sien du phénomène, même si, pour Deleuze, celle-ci rend précisément toute phénoménologie impossible. 
Par la construction de couplages conceptuels comme celui de l’intensité et de l’extension, Deleuze cherche finalement à penser, au sein de l’être, la « contrainte formelle » de l’apparaître sans l’assigner, autrement dit, à déployer une pensée de l’entre-deux, mouvante, toujours sautant d’un terme à l’autre. La passibilité à soi-même de l’être qu’il faut bien poser pour rendre compte de la réalité de l’apparaître, est rétro-jetée hors de lui-même, couplée à sa contrepartie transcendantale dans l’être qu’est l’intensité. 
Cette volonté de découpler les racines de l’apparaître de son « site apparaissant » conduit alors Deleuze à développer, à la suite de Bergson, l’idée de ce que Pierre Montebello appelle l’apparaître pour personne (qui, chez Deleuze, se nomme Visibilité hors du regard », « lumineux substantiel », ou encore « invisibilité hors du regard »). Deleuze reprend d’une certaine façon à son compte la « fiction transcendantale bergsonienne » d’un monde d’images pures. A sa suite, il oppose à la présence de fait des images leur conscience en droit, partout diffuse. Pour Bergson, la perception, est définie comme une réfraction empêchée. Les images pures nous traversent tandis que nous n’en n’arrêtons que certaines. Comme l’ajoute alors Deleuze, notre « conscience de fait » est l’opacité sans laquelle la lumière n’aurait jamais été révélée tandis que la lumière est conscience de droit partout diffuse[16]. C’est le "réalisme transcendantal" deleuzien lui-même qui implique de poser l’antécédence ontologique des images. De cette façon, l’être chaotique n’est pas pour autant informe, mais toujours déjà fond virtuel d’une infinité de formes possibles, latentes dans sa texture même, au sein desquelles la conscience naît et auxquelles elle reste exposée. Le virtuel décharge ainsi l’apparaître actuel de sa richesse potentielle en dégageant les traits d’une « l’apparibilité » pure (dont la perception est une concrétion.) Reste à déterminer plus précisément le rapport d’un tel concept à celui de phénomène. 

L’ambiguité du pli et du phénomène

Le concept de Pli est au centre de ce fonctionnement spécifique. Inspiré du concept heideggérien de "Zwiefalt", le Pli deleuzien entrecroise l’intériorité et l’extériorité, la pensée et le monde. Elle complète le commentaire esquissé par Heidegger de la monade leibnizienne qui partage avec le "Dasein" le fait de n’avoir pas besoin de portes et d’être déjà ouverture au monde dans sa clôture[17]. Pour Deleuze, l’être est originairement plié ; l’apparaître n’est lui-même qu’un pli de l’être, et l’âme une pliure du monde inscrite dans le monde autant que le monde est inscrite en elle. De cette façon, Deleuze entend récuser le concept d’intentionnalité (et, tout autant, la nécessité d’ouvrir la conscience au monde, de comprendre ses conditions d’accès à un intérieur qui est en fait toujours déjà inscrit en elle en cela même qu’il l’enveloppe, qu’il est sa texture même). De cette façon tout autant, le privilège de la phénoménologie est – selon Deleuze – défait, sans que sa question propre ne disparaisse. La phénoménologie se place et se fixe d’un côté du Pli tandis que la pensée deleuzienne entend le faire jouer, le déplacer, le Pli n’étant concevable qu’en ce qu’il est inassignable, qu’il traverse l’être sans y trouver un « logement » assigné[18].
Il ne peut y avoir de phénoménologie pour Deleuze parce qu’il ne peut y avoir, même indirectement, d’attestation d’une différentiation infiniment diffractée. Le "phénoménologique" n’est pas assignable car il a toujours déjà volé en éclat avec l’être[19] ; le phénomène fait question, mais est toujours déjà déchiré, n’est jamais rien d’autre que l’insistance d’un fantôme, qu’une question qui traverse indéfiniment l’être et se dissout sous la loupe du concept. Ce que la phénoménologie décrit comme loi n’est précisément déjà plus phénoménologique, parce qu’il ne s’agit plus de phénomène, mais toujours déjà des tentatives d’une pensée éclatée sur ses deux bords, déchirée entre immanence et transcendance, traversée par le réel, pour regagner le lieu de sa division. Il est de « l’essence » du pli d’être inassignable, ici et partout, toujours déjà plié, toujours indéfiniment replié, de sorte que la philosophie ne peut que le faire jouer dans de multiples combinaisons. En un sens, le pli peut être considéré comme le phénoménologique même, et la phénoménologie un approfondissement du discours deleuzien. 
On remarquera que la façon dont Richir thématise le phénomène, en le désintriquant le phénomène de tout rapport à une structure-sujet pour revenir à une phénoménalisation envisagée comme telle, dans sa dimension nue, archaïque, produit une pensée de la phénoménalisation diffractée en multiplicité phénoménologique dont l’atmosphère parait très voisine de la pensée deleuzienne du Pli[20]. Originellement, la phénoménalisation n’est phénoménalisation pour personne : elle est phénoménalisation sauvage, et c’est seulement au sein de cette phénoménalisation à la fois formelle et sauvage. Pour Deleuze, c’est plutôt la phénoménologie qui pose le phénomène parce qu’elle est incapable d’affronter le pli. Le phénomène serait en quelque sorte lui-même une image spéculative du pli, une ombre faite chair dans la prolifération indéfinie du champ transcendantal[21].
Le pli doit se replier pour s’apparaître comme pli et n’a de sens que comme pliabilité. Le phénomène explicite la logique transcendantale de la pliabilité, mais le pli libère la sauvagerie du phénomène. En quelques sortes, l’impossibilité de se « décider » entre le pli et le phénomène, de trancher entre Deleuze et la phénoménologie, est elle-même encore deleuzienne. 

Penser « hors l’un »

Deleuze, comme Richir, entendent penser hors l’un et hors ses succédanés ou transpositions. Les multiplicités de Deleuze, la pluralité phénoménologique de Richir, « (…) multiplicité proliférante (indéfinie ou « inconsistante » au sens cantorien) des « vécus » (…)[22]», constituent le milieu de cette pensée « hors l’un ».

Multiplicité et Pluralité

Les multiplicités deleuziennes sont le milieu de la genèse, mais elles ne doivent pas être considérées comme positivement productrices. Il ne faut cependant pas penser le rapport des multiplicités aux formes comme production des secondes par les premières. On ne « remonte » pas au multiple et aux multiplicités. Celles-ci ne sont « fondement » qu’en ce qu’elles sont « effondement », en ce qu’elles ouvrent en la différence la réserve virtuelle de la différentiation. Pour Deleuze, il n’y a originellement que du différentier, qu’un chaos transcendantal qui se différentie et dont les différentielles correspondent à des processus schématiques qui conduisent, chaque fois, à de l’individuation. La pensée deleuzienne est une pensée du mouvement à toutes ses échelles, dans les frottements de ses différents rythmes. 
« (…) la multiplicité ne doit pas désigner une combinaison du multiple et d’un, mais au contraire une organisation propre au multiple en tant que tel, qui n’a nullement besoin de l’unité pour former un système. L’un et le multiple sont des concepts de l’entendement qui forment des mailles trop lâches d’une dialectique dénaturée, procédant par opposition. (…)[23]»
La multiplicité est la vérité ontologique de la chose, elle est ce qui fragilise, relativise, circonstancie, événementialise sa consistance, ce qui dégage les deux processus parallèles des grandes stabilités apparentes du molaires et des proliférations du moléculaires. Toute forme peut être « dissoute » ou plus exactement répétée différentiellement en ce qu’elle n’est qu’une instanciation locale, un effet de surface. Toute la différence d’une ontologie de la différence, comme celle de Deleuze, et d’une ontologie de la vie réside précisément dans cette indétermination ultime de l’être ; la différence est elle-même originairement multiple ; elle circule entre l’Un-Tout et les simulacres qui s’y dessinent. En cela, elle se revendique (contrairement à la vie) comme un concept purement transcendantal (c’est-à-dire produit par la philosophie suivant les nécessités endogènes de son auto-réflexion, qui permet de penser le jeu de l’être et des êtres, c’est-à-dire aussi de penser la circulation de l’être à l’apparaitre comme un jeu, d’en mettre l’aporie en mouvement plutôt que de chercher à la réduire, ou à l’attaquer directement. L’insensé y est alors toléré comme une dimension en laquelle se meut toujours aussi la pensée.
De la même façon, la conceptualité engendrée par la pensée de Richir n’a pas d’autre objet en effet que de lui permettre de se placer dans le mouvement des pluralités concrètes. Richir n’entend plus penser l’être mais saisir l’intelligibilité à même la pluralité, le sens se faisant dans sa singularité, autrement dit encore, comprendre comment chaque sens est un sens, et ce sens, dans ce qui lui permet de se constituer, se déployer, dans les ordres de liaison, les modes d’éclairages – toutes les façons de faire sens qui s’initient en lui. La phénoménologie richirienne, nous l’avons montré, « conduit à l’océan », qui n’est ni plénitude de donation, ni vide et obscurité, car « (…) qu’il y ait là des proliférations phénoménologiques multiples et indécises ne permet cependant pas de parler d’une « plénitude » de l’origine, mais d’une « masse » où précisément rien n’est plein, ni non plus tout à fait vide[24]».

Genèse et schématismes

La phénoménologie richirienne et la pensée deleuzienne sont ainsi l’une et l’autre des philosophies de la genèse au sens où elles entendent concevoir l’esquisse de formes et de différences positives sur fond de multiplicités ou de pluralités. L’une et l’autre mobilisent pour ce faire une réinterprétation de la pensée kantienne des schématismes. Non pas, ici, celle des schématismes assujettis à la figuration de concepts préconstitués, mais celle de la schématisation libre introduite dans la Critique de la Faculté de Juger : schématisation mise en œuvre au sein du jugement réfléchissant et suscitant librement l’horizon d’unité organique sous lequel le sensible sera saisi par les sciences de la nature.
Le concept de schématisme développé par Richir vise à comprendre, non seulement que quelque chose apparaisse, mais que quelque chose n’apparaisse que dans l’horizon d’un monde sans que ce monde soit présupposé – de telle façon que l’horizon de mondialité soit suscité par le mouvement même de phénoménalisation qui s’enroule sur lui-même de façon à se donner comme phénomène de ce monde dont il projette lui-même l’ombre. Richir évoque à de nombreuses reprises la thématique kantienne de l’idéal transcendantal, la présupposition par la raison de la totalité actuelle des déterminations de l’être, qu’il s’agit ici de conjurer[25]. La phénoménologie, explique-t-il, rencontre en effet l’avatar de cette illusion transcendantale la raison en ne parvenant pas à penser le phénomène autrement que comme le phénomène d’autre chose auquel celui-ci se subordonne d’abord, en ne parvenant pas, autrement dit, à penser cette structure comme structure transcendantale de la phénoménalité dont la source est elle-même à trouver dans le processus de phénoménalisation. Ainsi « (…) le schématisme avec son écart (qui en atteste la concrétude phénoménologique) est pour ainsi dire la seule réponse philosophique possible à l’instituant symbolique, c’est-à-dire à l’Un ou à Dieu[26]».
Mais il s’agit aussi bien de comprendre la phénoménalisation à la lumière de cette illusion nécessaire à son déploiement : si le champ phénoménologique est intrinsèquement chaotique et hasardeux, la phénoménalisation ne se déploie que sous l’horizon de sa propre totalité : le champ phénoménologique se structure en d’autres termes comme monde, sous l’horizon de sa propre mondialité, l’essentiel étant ici de comprendre – Richir s’y attache en particulier dans ses "Méditations Phénoménologiques"– que chaque forme-monde est hantée par une pluralité indéfinie d’autres formes-mondes latentes ; que le monde n’est pas (contre Heidegger et Fink), la forme originelle et indépassable que révèle la phénoménologie, mais la forme matricielle de l’individuation des phénomènes. 
Les images utilisées par Deleuze pour caractériser cette genèse ne sont pas exactement les mêmes, malgré la grande proximité de l’intuition à laquelle celles-ci répondent. Pour Deleuze, le schématisme prend moins la forme, esthétique, d’une mondanisation, et d’avantage celle d’une mise en drame. Pour Deleuze, c’est la dialectique transcendantale qui fournit le meilleur modèle du processus schématique : le multiple se schématise lui-même en s’auto-divisant faisant apparaître les lignes problématiques à travers lesquelles il se spécifie et s’individue. Pour Deleuze, l’Idée est essentiellement problématique. Ainsi
« Tout change quand on pose les dynamismes, non plus comme des schèmes de concepts, mais comme des drames d’Idées. Car si le dynamisme est extérieur au concept, et à ce titre schème, il est intérieur à l’Idée, et à ce titre drame ou rêve. (…).[27]» 
Ici intervient la thématique des dissymétries et des ruptures d’équilibres dont nous avons rappelé combien, depuis la mise en évidence de leur rôle par Pasteur pour le développement de la chimie organique, elle a été reprise et méditée par des auteurs comme Lautman ou Simondon. On notera ici que le mécanisme du schématisme diffère ainsi quelque peu chez Richir et Deleuze. Chez Richir, il s’agit de l’enroulement sur elle-même d’une masse endogénéisant (pour reprendre le terme d’Alexander Schnell) son extériorité, se rythmant pour s’auto-apparaître dans des horizons creusés au sein de ces rythmes. Son paradigme est en d’autres termes essentiellement esthétique, et la métaphore qui en rend le mieux compte est le paysage. Un monde est une unité rythmique née de l’entrée en phase de forces aléatoires (fleuves, climats, érosion). Pour Deleuze, le modèle du schématisme est d’avantage celui de la cristallographie : condensation, spécification, accrétion d’un édifice à partir d’une dysharmonie première. Chaque monde, pour Deleuze, nait d’un problème : son énigme est celle du grain qui amorce le processus d’accrétion, celle de Richir la rythmique de son paysage.
On ajoutera que le schématisme a Deleuze a un rôle plus heuristique que pour Richir La perspective génétique richirienne en effet conserve l’ombre d’une hiérarchie : il s’agit bien, par la pratique du zigzag, de l’aller-et-retour, de la diplopie, de comprendre le chemin qui va de l’indéterminé au déterminé. La pensée richirienne est une pensée de l’œuvre comme création ; celle de Deleuze une pensée de l’œuvre comme "problématisation". Non, précisons-le, que la dimension problématique soit absente de l’œuvre richirienne. Elle y est au contraire abondement présente, par la thématique du sens-se-faisant, mais celui-ci présuppose l’élaboration schématique d’une forme-monde, alors qu’elle en est, chez Deleuze, l’amorce.

Résonances 

Nous voudrions ici évoquer deux thématiques investies ou reprises à la fois par Deleuze et par Richir : le champ transcendantal, dont l’un et l’autre font le milieu de déploiement de la genèse, la rythmique de la genèse comme mise en résonance de singularités. 

Le champ transcendantal et ses singularités

Le thème du champ transcendantal, introduit par Sartre, repris et perfectionné par Merleau-Ponty, joue un rôle capital dans la pensée deleuzienne comme dans la phénoménologie richirienne. Deleuze marque en effet son intérêt envers certains concepts et problématiques de la phénoménologie (dans Logique du sens, « De la double causalité », Deleuze loue ainsi Husserl d’avoir cherché à penser le double caractère du sens, à la fois produit et impassible, mais lui reproche d’avoir ensuite conçu le sens classiquement comme prédicat et non comme événement[28]. Deleuze signale par ailleurs à plusieurs reprises son intérêt pour des concepts phénoménologiques comme les synthèses passives, auxquelles il renvoie au début de Différence et Répétition, « La répétition pour elle-même », et qui irriguent aussi l’œuvre richirienne… Mais Deleuze ne les introduit que pour aussitôt reprocher à la phénoménologie de ne pas les penser assez loin. 
Le champ transcendantal doit, pour Deleuze comme pour Richir, être pensé indépendamment du monde constitué. Les reproches faits à la pensée husserlienne sont très proches chez Deleuze et Richir. Selon Deleuze en effet, « (…) il apparaît que Husserl pense la genèse, non pas à partir d’une instance nécessairement « paradoxale », et « non identifiable » à proprement parler (manquant à sa propre identité comme à sa propre origine), mais au contraire à partir d’une faculté originaire de sens commun chargé de rencontre compte de l’identité de l’objet quelconque, et même d’une faculté de bon sens chargée de rendre compte du processus d’identification de tous les objets quelconques à l’infini.[29]» Mieux, ajoute Deleuze, « (…) jamais le fondement ne peut ressembler à ce qu’il fonde (…)[30]» Le problème, ajoute Deleuze, vient de la détermination du transcendantal comme conscience. Ainsi, 
« (…) le tort de toutes les déterminations du transcendantal comme conscience, c’est de concevoir le transcendantal à l’image de ce qu’il est sensé fonder. Alors, on bien l’on se donne tout à fait ce qu’on prétendait engendrer par une méthode transcendantale, on se le donne tout à fait dans le sens dit « originaire » qu’on suppose appartenir à la conscience constituante. Ou bien, conformément à Kant lui-même, on renonce à la genèse ou à la constitution pour s’en tenir à un simple conditionnement transcendantal : mais on n’échappe pas pour autant au cercle vicieux d’après lequel la condition renvoie au conditionné dont elle décalque l’image.[31]»
De la même façon, pour Richir c’est l’idée même de transmission, de validation possible, donc de l’établissement d’une genèse « traçable » du sens qu’il s’agit de contester. Comme Deleuze ainsi, Richir insiste sur la nécessité de penser un champ transcendantal indéterminé, mais c’est également pour insister sur les mécanismes phénoménologiques conduisant à ce qu’il paraisse déterminer. Ce processus, que Richir qualifie avec Merleau-Ponty de déformation cohérente, conduit à ce que « l’avant » soit toujours interprété et individué depuis « l’après », le phénomène incarné et déterminé sur fond de son inscription dans un certain registre de structuration – ce que Richir appelle un registre architectonique. Il y a pour Richir une complicité originaire de la façon dont la phénoménalité du phénomène m’est possiblement donnée depuis le monde et la structure constituée de ce même monde[32]. Le problème est bien que le phénomène ne peut se saisir (se prélever) que « sur fond » déjà préconstitué du monde. Il est à la fois saisi « toujours trop tard » – c’est-à-dire, de façon qu’il est toujours déjà engagé et structuré – et « toujours trop tôt » – parce qu’il n’est précisément jamais saisi comme un phénomène-de-monde, mais toujours seulement comme un fragment ou un lambeau de lui-même[33]
La différence capitale des « champs transcendantaux » deleuzien et richirien est que Deleuze ne conçoit la thématisation d’un champ transcendantal non altéré que par la sortie de la phénoménologie. La conscience, en tant que telle, est déjà phénoménalisation déterminée : l’expérience humaine se déploie sur des lignes problématiques déjà distinguées ; le champ transcendantal doit autrement dit être pensé en deçà de toute expérience humaine ou même animale, et donc de toute phénoménologie, qui n’en occupe jamais que les niveaux structurés et apaisés. Le champ transcendantal deleuzien est un champ transcendantal réel. 
Chez Richir, l’ambiguïté est plus grande : les premiers essais de Richir déploient en effet une logique transcendantale du phénomène qui n’est à proprement parler assignée à rien. Pour autant, Richir ne cesse d’ancrer le phénomène dans les profondeurs de l’expérience : il s’agit toujours pour lui de remonter le plus loin possible dans les méandres de l’expérience concrète pour retrouver les traces des nœuds et des transpositions qui ont conduit à la phénoménalisation du monde tel que nous le rencontrons d’abord et le plus souvent. Cette genèse est en quelque sorte générique. Si le réel ne doit originairement pas être postulé dans sa détermination supposée, on ne peut tout autant postuler que le phénoménologique re-parcoure chaque fois l’ensemble du chemin qui mène à la phénoménalisation, sans que les tendances inscrites au fil des générations dans l’expérience de ceux qui m’ont précédé ne viennent s’inscrire dans l’épaisseur originelle du champ phénoménologique. En quelque sorte, la description richirienne est transinvididuelle : il s’agit de la phénoménalisation en tant que telle, du processus de phénoménalisation tel qu’il a été inchoativement et successivement porté par de nombreux vivants héritant au fur et à mesure de quelque chose de l’expérience des uns des autres, se transmettant des sensibilités, des attachements, des gestes « engrammés » sous formes de rythmes phénoménologiques. Toute sa force est de considérer cet héritage non comme une donnée eidétique, mais comme une tendance qui n’appartient pas originellement à la phénoménalisation, et habite celle-ci comme une extériorité (rythmique et affective) qui s’y endogénéise peu à peu.

Rythmes et fragments

Le concept de rythme revient fréquemment, tant sous la plume de Deleuze que sous celle de Richir. On peut ici postuler l’influence commune de la philosophie de Maldiney. Si, dans ce second cas, le poids de la référence maldinienne dans l’itinéraire richirien est attesté par les nombreux renvois élogieux de Richir à son ainé, il faut souligner que les premières élaborations de Maldiney sur la question des rythmes ont également recueilli l’approbation du jeune Deleuze. Dans sa conférence « Esthétique des rythmes », Maldiney écrit que c’est par le rythme que « s’opère le passage du chaos à l’ordre ». Le rythme peut ainsi être caractérisé comme « simultaneité de l’enveloppement et du détachement dans une même configuration ». Comme le souligne Jean-Christophe Goddard "Ruthmos" veut dire forme. De cette façon, chez Maldiney « (…) le rythme désigne (…) la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant et fluide. Plus précisément : à cette configuration instantanée, la forme rythmique ajoute la continuité interne d’une durée, de telle sorte qu’en elle l’opposition de l’instant et du temps se supprime. » 
Le rythme apparaît dans la phénoménologie de Maldiney comme un « double mouvement de diastole et de systole. » Il faut cependant préciser ici que si le modèle du rythme est important, le rythme n’occupe pas la même position architectonique pour les trois penseurs. Pour Maldiney, comme d’une autre façon pour Deleuze, le rythme est un concept ontologique, caractérisant un mouvement de genèse et de dislocation de la forme au sein d’une mobilité informe. Pour Richir le rythme est un concept transcendantal désignant le caractère du champ phénoménologique de pouvoir s’enrouler sur lui-même, de pouvoir être phénoménalisation. Il n’en reste pas moins que le schème conceptuel du rythme est chaque fois le même : comprendre le surgissement de la forme au sein du chaos sans y présupposer l’ordre. 
Chez Deleuze comme chez Richir, la rythmique opère à partir de fragments. Pour Deleuze ainsi, il faut partir de singularités :
« (…) ce qui n’est ni individuel ni personnel, au contraire, ce sont les émissions de singularités, en tant qu’elles se font sur une surface inconsciente et qu’elles jouissent d’un principe mobile immanent d’auto-unification par distribution nomade, qui se distingue radicalement des distributions fixes et sédentaires comme conditions des synthèses de conscience.[34]» 
Richir utilise de son côté avec Merleau-Ponty, le terme de "Wesen sauvages" pour désigner ces concrétudes. Dans les notes pour "Le visible et l’invisible", Merleau-Ponty place à la base de la phénoménalisation un processus originaire de sédimentation existentiale mettant en jeu des concrétudes jouant le rôle d’existentiaux incarnés[35]. Il s’agit par-là de saisir le "principe barbare"[36] de la genèse d’une expérience. Dans la description richirienne, la sauvagerie des "Wesen" est majorée : les "Wesen" sauvages ne préparent aucun monde, n’ont littéralement pas de sens, n’assignent la phénoménalité à aucun "logos"– si ce n’est une amorce de logos disloquée et hasardeuse, inchoative et gratuite. 
Sur cette thématique encore, la grande proximité des outils ne doit pas masquer la différence des perspectives. Les singularités deleuziennes sont des lignes de brisures, d’hétérogénéité amorçant les synthèses problématiques. Les singularités sauvages richiriennes de leur côté, relèvent de l’inscription plus que du problématique. Pour Alexander Schnell[37], les "Wesen" sauvages jouent dans la phénoménologie richirienne comme une archi-écriture derridienne. La rythmique, en d’autres termes, suit moins chez Richir une ligne problématique qu’elle ne trouve son thème au sein d’une résonance chaotique et hasardeuse au sein de laquelle seulement se déploiera la dimension problématique. En effet, c’est seulement sur fond d’une rythmique ouvrant à une proto-temporalisation, proto-spatialisation que les "Wesen" sauvages, se ségréguant du flux rythmé, pourront amorcer une phase de sens[38]. Pour Richir en d’autres termes, il faut penser d’abord l’écart schématique et sa mise en rythme, puis la singularisation problématique. L’indéterminité du flottement précède transcendantalement la conflictualité. Pour Deleuze, le champ transcendantal est originairement agonistique. 

Conclusion. L’expérience du penser

La façon dont Deleuze et Richir envisagent l’expérience du penser atteste à la fois leur proximité et leur distance. Il s’agit dans les deux cas d’une genèse de la pensée affectée par l’extériorité, d’une pensée appelée, donc s’échappant, selon le modèle établi par Heidegger dans qu’Appelle-t-on penser. La distance nait cependant de la conception proposée par les deux auteurs de la philosophie. Pour Richir, la philosophie est classiquement fondée sur sa réflexivité, sur son mode spécifique d’attestation de ce qu’elle élabore ; il s’agit donc de retrouver une forme d’auto-contact au sein même de l’extériorité à soi. Pour Deleuze, la philosophie est problématisation multiforme. Par-là, il ne s’agit plus pour elle de s’assurer de sa propre intelligibilité, mais de jouer chaque fois de nouveaux coups avec cette extériorité. 
L’ontologie de Deleuze est en quelque sorte volontairement provisoire ; elle n’entend pas saisir l’être, mais à s’y orienter, à y naviguer, à en jouer en exploitant ses harmoniques, en en pinçant les cordes. Son objet n’est ni de circonscrire d’une manière ou d’une autre le champ de ce qu’on peut en dire, mais il n’est pas davantage d’en penser l’intelligibilité même en dévoilant les contraintes que pose, d’emblée, l’exercice de la pensée pure s’y appliquant, comme le ferait un idéalisme classique. Il s’agit, écrit Pierre Montebello, de produire[39] une « (...) genèse de la pensée affectée par le réel[40]». Cette production est en d’autres termes strictement conceptuelle : la philosophie se donne les moyens de penser ce qui ne peut être que pensé (dans les termes de Montebello), ou encore d’établir « La condition de possibilité d’une production réelle et d’une genèse réelle dans le réel[41]. », c’est-à-dire également les conditions auxquelles la pensée peut ménager une place à cette généticité immanente du réel sans projeter en lui ses propres reflets. 
Cette éclipse est néanmoins loin d’être totale, car il s’agit bien aussi d’accéder au point de contact de la pensée et du réel. « Le double refus d’attribuer le plan d’immanence à un absolu réel ou spirituel, chez Spinoza et Bergson, nous rappelle précisément à l’exigence de construire le plan. », écrit ainsi Montebello[42]. La construction de concepts répond ainsi à ce qui se présente comme nécessité pour la pensée, tout en ménageant en eux-mêmes l’insistance d’un insensé, d’une quasi-impensabilité de fait au sein de laquelle il ne faut pas « projeter » notre pensée, mais qu’il faut au contraire y laisser éclore. D’une certaine façon, l’affirmation du paradoxe, sans le surmonter, le met en mouvement, en déplie la puissance spéculative. Ainsi, Deleuze se propose d’impliquer l’impensable au sein de la pensée même : « (...) comment pourrait-elle éviter (la pensée) de penser ce qui s’oppose le plus à la pensée ?[43]».
La pensée philosophique ici n’est donc pas sans concrétude (même s’il s’agit d’une concrétude spécifique, transcendantale, une « concrétude abstraite » qui naît de la rencontre toujours fugitive et toujours paradoxale du sens et de l’être. Deleuze développe en d’autres termes une véritable pensée du transcendantal en tant que tel : elle entend ainsi exhiber le champ d’exercice indépendant, autonome du philosopher, dans la mesure où un tel champ est bien produit ex nihilo par la pensée qui se le donne comme lieu de son propre mouvement. De la sorte, la philosophie dépasse – et parfois défait – le champ de la rationalité qui présuppose une appropriation préalable du penser et de l’être à laquelle Deleuze substitue une infixable contiguïté que la philosopher s’efforce alors de tisser. « La philosophie commence nécessairement par le tissage de l’être et de la pensée (...) », note en effet Montebello[44]. Mais un tel tissage n’est qu’infinie composition, recomposition, enchaînement. Le « est » disparaît au profit d’une sorte de principe métamorphique au sein du multiple. Deleuze entend d’une certaine façon remplacer le « est » par « et » au sein d’une pensée qui ne cesse de jongler. L’opacité fondamentale de l’être, qui le rend imprévisible et insondable, n’est autre chose que l’épure de sa concrétude. La philosophie, ne pouvant saisir le pli ni se retourner sur lui, le fait jouer. Elle ne pense pas la puissance génétique du réel, ni même le réel comme puissance, mais se place en son sein, en l’accompagnant sans l’arrêter, en y traçant des plans de coupe. 
La pensée de Richir est, elle, une pensée classique. Toute la conceptualité que crée Richir n’a pas pour but de dépasser le classicisme, mais de plier et tordre le classicisme pour lui permettre d’absorber la postmodernité. En cela, l’œuvre de Richir est immense : immense parce qu’elle n’entend pas reprendre autrement, pour les mener plus loin, les concepts de la postmodernité, comme le fait Badiou, mais qu’elle ose contre vents et marées, déconstructions, soupçons, un renvoi, une reprise englobante, réconciliatrice, revitalisant toute la conceptualité philosophique et y accueillant les problématiques de la mort de la philosophie. Richir est un auteur dont l’ambition est très hégélienne : tout accueillir, tout expliquer, tout intégrer. Chez lui, dès-lors, même si l’inhumain reste inscrit dans l’expérience, même s’il est son fond, sa démesure, son abîme, il s’agit toujours encore de le réfléchir. Pour autant, Richir se place lui au sein même du concret : sa phénoménologie des pluralités entend assumer l’infondation du concret, et non simplement comme Deleuze, qui se situe toujours d’une certaine façon à l’extérieur, la penser. Pour Richir, il s’agit au travers de cette refondation des catégories philosophiques de penser la création au sein du concret. Il se place ainsi dans le mouvement de montée au sens, de la lumière dans l’informe réel, dans l’épaisseur de l’expérience, au risque du vertige de cette épaisseur, pour y saisir les germes de sens naissants Au sein même de ce chaos, Richir veut comprendre, en exposant les catégories philosophiques assouplies au risque de la concrétude qui les nourrit. Son discours, certes ne peut jamais s’assurer de lui-même, mais ne cesse pourtant, à la manière des "Wissenschaftslehre" de Fichte, de se répéter, de s’auto-réfléchir. La connaissance reste le telos richirien, tandis que Deleuze se contente de « lancer » sa pensée sans vouloir à tout prix l’expliquer, à la justifier, à la réfléchir. 
Chez Deleuze, la philosophie ne cherche pas à se saisir comme philosophie, en tant qu’elle pense, mais à saisir la façon dont elle pense. L’élément de la pensée nous vient : on ne se le réfléchit pas pour l’expliciter, on construit un cadre par lui. La problématologie de l’idée est active, pas indéfiniment réflexive. L’image est sans pourquoi. Il n’y a pas d’échelle pour aller jusqu’à elle. Deleuze entraine la pensée à se laisser déposséder par la sauvagerie, tandis que Richir s’intéresse au moment de passage du non-sens au sens. Deleuze, pratique la pensée, ses angles, ses courbes, ses figures pour l’éprouver : Richir suit les mêmes lignes, les mêmes angles, les mêmes courbes pour accrocher quelque chose de l’impulsion du sens à sa naissance. Il y a quelque chose d’Achab chez Richir qui se rue au sein du chaos en toute connaissance de cause et se tient droit face à sa sauvagerie et son immensité. Il y a quelque chose d’Ismael chez Deleuze qui se laisse porter par les tourbillons de la surface. 
Ce jeu, certes, rend parfois la pensée de Deleuze friable ; Deleuze ne résiste pas à l’air du temps (quoi de plus beau, écrit-il, qu’un air du temps ?) mais le transforme. Sa pensée se veut pensée à hauteur de l’époque : pensée de ce qui se fait souterrainement dans l’époque, et que la philosophie se donne ainsi les moyens de ressaisir. Ce faisant, elle fournit en quelque sorte une ontologie à une époque qui la conteste, mais peut aussi manquer de liens, se désarticuler, s’affadir, s’absorber dans ce qu’elle veut transformer. 
Mais il y a de la même façon dans la rigueur richirienne une forme de folie qui expose sa pensée à l’abîme. Richir est par excellence un penseur de la profondeur. Deleuze, un penseur de la surface. Richir, dans un mouvement proche de la Transfiguration de Raphael, décèle la lumière qui se profile dans l’obscurité de l’abîme. Deleuze, lui, travaille à la surface, à même la peau, le diaphane. Richir décrit la mécanique des affects. Deleuze les fait fonctionner. 

Florian Forestier
(texte, sous une version différente, publié dans Eikasia, Revista de Filosophia, n°51, 2013)


[1] G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Editions de Minuit, 1990, p. 14. 
[2] M. Richir, Phénoménologie et institution symbolique, Grenoble, Editions Jérôme Millon, 1987, p. 11-12.
[3] G. Deleuze, Rhizome, p. 60. 
[4] M. Richir, « La refonte de la phénoménologie », Annales de phénoménologie n°7/2008, p. 210. 
[5] G. Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Editions de Minuit, 1988. 
[6] G. Simondon, L'individu et sa genèse physico-biologique, Grenoble, Jérôme Millon, 1995. 
[7] La découverte pasteurienne de la dissymétrie moléculaire est à la base de la chimie organique. Cf. F. Dagognet, Méthodes et doctrine dans l'œuvre de Pasteur, Paris, 1967; rééd. sous le titre Pasteur sans la légende, 1994, préface à la nouvelle édition, p. 17. La dissymétrie, dont Kant faisait l'exemple type du synthétique a priori, s'est d'ailleurs, selon Lautman (et après lui Simondon et Deleuze), révélée comme le lieu par excellence où se laisse saisir une dimension ontologique fondamentale du réel. On notera que la question des dissymétries joue également un rôle capital dans la cosmologie moderne : ce sont les dissymétries originelles, dont on traque les premières esquisses de plus en plus près du Big Bang, qui constituent la trame des structures de l'univers. 
[8] G. Deleuze, « Synthèse asymétrique du sensible ». 
[9] G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, 1968, p. 79-80. 
[10] Dans l'analytique des principes, les anticipations de la perception, selon lesquelles toute perception a une grandeur intensive. Pour Deleuze, anticipations de la perception et axiomes ne sont pas sur le même plan : l'intensité est à la racine des intuitions sans être elle-même intuitive, elle concerne l'étoffe de l'apparaître dont l'extension n'est qu'un effet, même si celui-ci ne peut être ouvert que dans son extension. 
[11] G. Deleuze, Différence et Répétition, p. 286, op.cit. 
[12] G. Deleuze, Différence et Répétition, p. 305, op.cit. Deleuze écrit également, p. 294 que « L'intensité s'explique, se développe dans une extension (extensio). C'est cette extension qui la rapporte à l'étendue (extensum) où elle apparaît hors de soi, recouverte par la qualité ». 
[13] Ainsi, ajoute Deleuze la profondeur est une dimension intrinsèque de l'intensité. L'intensité se crée des différences, se crée sa propre « ligne problématique » pour se déployer comme espace. 
[14] G. Deleuze, Ibid p. 288. 
[15] G. Deleuze, Ibid p. 308. 
[16] G. Deleuze, Image Mouvement, p. 90, cité par P. Montebello, Deleuze : la passion de la pensée, Paris, Editions Joseph Vrin, 2008, p. 228-229. 
[17] G. Deleuze, Le Pli, p. 3, op.cit. 
[18] De la même façon, la façon dont Deleuze lie, dans le même ouvrage et dans ses cours de Vincennes, l’ouverture sur l’être à la prise de perspective sur lui, la profondeur de l’être à la singularité toujours plus profonde que le point de vue lui-même, co-originaire de sa parution, entend concurrencer et dépasser la phénoménologie sur son propre terrain. Deleuze élabore en effet un concept de singularité qui diffère de la singularité phénoménologique, car elle n’a pas besoin de s’attester dans l’étreinte d’une auto-affection ni d’être éveillée par la donation d’un phénomène, mais est un effet structurel de la perspective. 
[19] On peut paradoxalement rapprocher la position deleuzienne de la formule de Wittgenstein selon laquelle il y a des problèmes phénoménologiques mais pas de phénoménologie (cf. L. Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, II, § 248). 
[20] F. Forestier, « La pensée de Marc Richir et les enjeux saillants de l’espace philosophique contemporain : réel, contingence, sens », Eikasia. Revista de Filosofia, n°47. 
[21] G. Deleuze, « La différence n'est pas le phénomène, mais le plus proche noumène du phénomène », Différence et répétition, p. 286, op.cit. 
[22] M. Richir, Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Editions Jérôme Millon, 2000, p. 20. 
[23] G. Deleuze, Différence et Répétition, p.236, op.cit. 
[24] M. Richir, Phénoménologie en esquisses, op.cit., p. 27. 
[25] Ainsi, ajoute Richir « La pluralité est originaire, mais aussi l’indéterminité, étant entendu que cette dernière n’est pas celle, classique, de l’empirique, mais celle, bien plus profonde, du transcendantal et du proto-ontologique (...) », Ibid., p. 163. 
[26] M. Richir, « Pour une phénoménologie des racines archaïques de l’affectivité », Annales de phénoménologie n°4/2005, p. 162-163. 
[27] G. Deleuze, Différence et Répétitions, p. 281-82, op.cit. 
[28] Ce qui n’est pas tout à fait exact, si on se réfère à l’importance de la question de l’acte, et à ce que celui-ci concerne d’irréductiblement actif, dans la genèse de la pensée husserlienne. 
[29] G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Editions de Minuit, 1969, p. 119. 
[30] G. Deleuze, Ibid, p. 119. 
[31] G. Deleuze, Ibid., p. 128. 
[32] On notera une fois encore le caractère assez heideggérien de cette objection, puisqu'il s'agit bien de rappeler qu'on ne peut saisir le paraître que là où il se met en jeu et à partir des catégories autorisées par sa mise en jeu. Mais on notera réciproquement la stratégie, très husserlienne en revanche, de Richir. Husserl en effet distingue également pour sa part l'ego transcendantal réduit de l'ego transcendantal se liant à un monde au sein duquel il se projette comme s'y inscrivant par ses actes, ses perceptions. Mais la rupture avec le monde est selon Richir plus difficile à conquérir que Husserl ne semble le penser et n'a lieu qu'au prix de l'indétermination. 
[33] Cf. Frédéric Streicher, La phénoménologie cosmologique de Marc Richir et la question du sublime. Les premiers écrits (1970-1988), Paris, Éditions L'Harmattan, 2006 : « (...) le narcissisme absolu de l'absolu, lui-même illusoire, est relativisé de manière irréductible par la critique phénoménologique, puisqu'il ne renvoie plus à une présence à soi parfaite et accessible adéquatement, mais à l'illusion indéracinable de cette présence à soi apparaissant toujours en imminence », p. 30. 
[34] G. Deleuze, Différence et répétition, p. 124-125, op.cit. 
[35] Très explicitement, il écrit : « Des concrétudes ou des Wesen phénoménologiques sauvages portant en eux-mêmes, en leur masse indivise, du sensible (visible, tangible, audible, etc.), de la Stimmung, et de la pensée. » (Ibid., p. 57). Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, en particulier « Interrogation et intuition ». Cf. aussi, dans les Appendices, le concept de rayons de monde (p. 293-295). 
[36] M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, p. 321 (notes de travail). 
[37] A. Schnell, « Temporalité et affectivité », dans P. Kerszberg, A. Mazzu, A. Schnell, L’œuvre du phénomène. Mélanges de philosophie offerts à Marc Richir, Bruxelles : Ousia, 2009, p. 122 : « La concrétude de cette écriture serait constituée d’après M. Richir justement par les Wesen sauvages. » 
[38] Ce processus est décrit en détail par Richir dans L’institution de l’idéalité et dans Fragments phénoménologiques sur le langage. 
[39]« Or répétons-le, le plan d'immanence n'est pas une chose, une nature, un absolu positif (même si c'est un « horizon absolu » pour la pensée) c'est au contraire une production », Montebello, ibid., p. 223. 
[40] Montebello, ibid., p. 10. 
[41] P. Montebello, ibid., p. 21. 
[42] P. Montebello, ibid., p. 224. 
[43] G. Deleuze, Différence et répétition, p. 292, op.cit. 
[44] P. Montebello. ibid., p. 16 qui renvoie à Logique du sens p.151
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