Quantcast
Channel: Strass de la philosophie
Viewing all 405 articles
Browse latest View live

Isabelle Stengers, philosophe en contrechamp / Entretien

$
0
0





0ù commencer… d’où partir pour faire œuvre de philosophie ?

C’est une question d’une grande ampleur... Pour simplifier, parce que la question de savoir d’où on part ne peut se formuler que chemin faisant, j’ai essayé de « me présenter » dans Cosmopolitiques comme « double » : je suis entrée en philosophie comme « réfugiée politique » en définissant ce champ sur le mode de l’asile, là où des questions qui ne pouvaient être prises au sérieux dans mon « champ » d’alors, la chimie, pourraient être cultivées. Et j’ai rencontré l’efficace propre au texte philosophique qui a suscité un devenir-philosophe. Mais il faisait partie de ce devenir de ne pas oublier que j’étais aussi « réfugiée politique », de garder une position de non-amitié envers le mode de production contemporain des savoirs et de la pensée.
On devient philosophe par refuge… Il y a alors des inimitiés et des amitiés qui définissent cette posture en contrechamp. Celle de Prigogine entre bien d’autres… Que penser de la rencontre plus décalée avec Deleuze ?
Réfugiée politique ne signifie pas tout à fait qu’on a trouvé un refuge : on sait qu’on doit partir, aller ailleurs, on croit savoir que ce qui n’était pas acceptable là où vous étiez ne devrait pas poser de problème là où vous allez, mais ce qu’on ne sait pas, c’est ce qu’on va avoir à rencontrer là où l’on va. Si c’était un refuge, on rencontrerait des gens là pour panser vos plaies, là pour vous… En ce sens, la philosophie n’est pas du tout un refuge ! On peut -et beaucoup le font, et c’est pour cela que, d’abord, on y va- se borner à profiter de la liberté de poser les questions nées ailleurs -j’appellerais cela entretenir un rapport culturel à la philosophie, car on aura appris à construire des mises en perspective historico-idéelles, à plonger des éléments de savoir contemporain dans un environnement problématique où Platon, Leibniz ou Kant figurent sans trop de fautes de goût. Cela donne de la profondeur de champ, mais…


…l’histoire de la philosophie ne fait pas une rencontre, ne suffit pas à provoquer des événements…

Ce qu’il y a de très singulier avec la philosophie, c’est que le même texte peut soit s’inscrire dans cette démarche qu’on appelle « histoire de la philosophie », soit, et c’est là l’événement, obliger à penser au présent, à faire l’expérience d’un régime de pensée dont on ignorait la possibilité. Cela peut décider d’une vie. Pas sur le mode d’une transmutation instantanée (je suis philosophe !), plutôt d’un « ce sera donc çà ! ». C’est ainsi que je comprends le « corpus » qui singularise la philosophie et qui ne la voue pas le moins du monde au genre « Histoire de la philosophie ». Il est facile d’assassiner la philosophie, il suffit, comme cela s’est fait aux Etats-Unis, de faire basculer le corpus dans un passé dépassé, d’adopter la forme de la « recherche » associée aux sciences modernes : on lit les collègues… Je pense le corpus sur un mode plutôt panthéiste, une réunion dissonante qu’il faut caractériser en termes de « forces ». On commence le trajet d’un devenir-philosophe lorsque l’on rencontre la force qui s’empare de vous pour vous obliger à sentir et à penser. Il n’y aura jamais de consensus philosophique, et je suis Deleuze lorsqu’il dit les limites, le peu d’intérêt d’un dialogue « intersubjectif » entre philosophes. Ce qui a fait d’eux, ou d’elles, des philosophes, ce qui les a « mis en trajet » est précisément ce qui vide de son sens la notion de « sujet », avec toutes ses connotations purificatrices.
Quant aux rencontres, cela a été, presque en même temps, d’abord Deleuze puis Whitehead. Et la tension entre les deux, qui importait autant que leurs évidentes affinités. C’est une grande chance que d’avoir opéré la rencontre qui a été pour moi le « ce sera donc cela » sur le mode d’une tension, et non d’une adhésion. Avec l’adhésion viennent les dangers de la psychologie, des ivresses et des étourdissements feints, avec des concepts toujours « cités ». A l’inverse, lire Whitehead à l’épreuve de Deleuze, lire Deleuze avec la tendresse whiteheadienne, cela met à l’aventure et cela oblige, hors-adhésion.
La tension ouvre à l’événement : par exemple, recevoir avec la découverte (grâce à Lewis Ford) de la manière dont Whitehead a fait et défait ses concepts, ce qui donnait sa nécessité à l’articulation deleuzienne entre idée, problème et solution ; ou recevoir, avec Qu’est-ce que la philosophie ?, une véritable éthologie du philosophe, inséparable du mode d’existence des concepts, qui donne sa nécessité aux bonds whiteheadiens de l’imagination. Et elle oblige à la création : devoir penser le Dieu de Whitehead, et son tendre souci que rien ne soit perdu, avec la méfiance de Deleuze pour tout ce qui pourrait, par la bande, reproduire les idéaux de la contemplation, de la réflexion, de la communication. En revanche, et comme en contrechamp, je n’ai toujours pas pu expliquer à Whitehead comment ne pas sourire d’une certaine insistance du pur, du radical, qui a longtemps hanté la pensée de Deleuze. Je ne sais toujours pas comment penser la déterritorialisation « absolue ». Curieusement, l’humour de Whitehead, sa caractérisation de la philosophie, comme marquée par « une certaine tendance à l’exagération », ne me donne aucune arme, mais rejoint un impératif dont je veux explorer les conséquences : dissocier l’aventure de la philosophie de ce qu’elle doit à l’héroïsme de l’Homme Blanc, l’ouvrir à des histoires de bonnes femmes qui n’ont pas tout à fait oublié qu’à l’âge où l’Homme se mettait debout pour défier les transcendances, on brûlait les sorcières.

Outre les sorcières, vos livres se peuplent de mondes très singuliers où se recroisent l’animal, des perceptions d’opiomanes... Il y a une force de l’exemple dans votre Whitehead qui ne ressemble pas à celle de la philosophie analytique ni à la phénoménologie…

Nous vivons tous et toutes dans un monde où il nous arrive d’être aux aguets comme des lapins, saisis par un être surgissant brusquement, sinon un tigre, le plus souvent une voiture, dégoutés de manière incoercible, etc. Ce sont en effet des expériences « bêtes » -une nausée sans expérience du néant !-, des expériences qui ne fondent pas grand-chose, mais qui importent, parce qu’elles font exister l’hétérogénéité. « Tous sur le même bateau, pour sombrer et voguer ensemble » disait à peu près Whitehead. C’est là un véritable cri, c’est aussi un engagement qu’il s’agit de tenir et que j’ai essayé de tenir en faisant appel à un hétérogène hyper-banal, au plus loin des expériences limites. Même quand il s’agit d’intoxication au haschich, ce à quoi je fais appel est l’expérience la plus « bête » : mais cette rue ne finit pas !
Dans quel monde je vis, dans ce cas ? Dans un monde où je vois trop souvent pensée et terreur s’entre-appeler. La peur de dire une bêtise, la peur de faire rire, la peur qui est capable de transformer en poison, en mot d’ordre, à peu près n’importe quoi ! Deleuze avait parlé, et fort bien parlé, de la « dramatisation des idées ». Mais il ne faut surtout pas en faire tout un drame, une dramaturgie, et donc l’antidote que je tente (auquel penser avec Whitehead se prête particulièrement bien) c’est dramatiser petit, obliger à penser à propos de petites choses, dans les interstices. Et c’est aussi une forme de résistance. Résister sans s’adosser à quelque chose « qui mérite d’être défendu », résister avec un papillon, voire un ver de terre, ne rien céder à la vague montante d’arrogance imbécile qui est en train de transformer en farce (au sens du 18 Brumaire de Louis Bonaparte) ce qui a été aventure (ce qu’on appelle les sciences modernes).


Vous parlez de phénoménologie et de philosophie analytique, deux manières de faire de la philosophie mais finalement incapables de résister car elles ont déjà trop accepté : entrer en rivalité avec les sciences, « se donner un objet », des lettres de noblesse, tourner le dos au grouillement impur qui confère son comique à la pensée. Penser sérieux, penser pur…

Alors dans quel monde je vis ? Moi, j’ai l’impression que mon monde est celui des femmes. C’est pour les hommes qu’a été inventé le « bureau », le lieu retiré, réservé à la pensée, loin du grouillement de la maisonnée. Les femmes n’ont pas de femmes qui s’activent pendant qu’elles pensent. Des hommes, bien sûr, sont dans le même cas, mais ce n’est pas tout à fait la même chose... Je suis philosophe et femme, j’hérite à la fois de Thalès, et de la servante de Thrace qui riait de voir Thalès tomber dans son trou. Et le Thalès dont j’hérite doit apprendre à rire lui aussi ! Avec elle…

Cette féminité, ce sens des petites choses ne se satisfont donc plus de la question majeure : « Qu’est-ce qu’une chose ? »

« Qu’est-ce qu’une chose ? » est la question métaphysique par excellence… Comment poser une telle question frontale, sans supposer en même temps que c’est « la » question, que celui qui la pose expédie, par-là même, la multitude des questions humaines au magasin des frivolités. J’aime Whitehead parce qu’il fait passer le goût de telles questions, où il semble y aller du destin humain, tout en ne les tournant pas en dérision pour autant : il s’agit seulement de corriger une légère exagération, d’éviter de mobiliser ce qu’il appelle « importance » au service de l’une de ses versions spécialisées. Et ce qu’il appelle « métaphysique », quant à lui, c’est précisément cela, non un retour au bruissement, aux rumeurs « elles-mêmes » -avec, en sous-main, l’acte d’accusation usuel contre notre affairement qui nous sépare des choses- mais une entreprise délibérée, imaginative, pour affirmer à la fois ce que l’on sent bruire et ce à quoi on s’affaire, le « passage » et le « tiens, là voilà de nouveau ». J’ai inventé un douanier demandant « vous n’avez rien à déclarer ? », et il coexiste avec la colline dont l’endurance millénaire infecte l’expérience, un lapin aux aguets qui coexiste avec le cri de Job…
Encore une fois, cette fameuse « féminité », elle tient à cette position un peu particulière des femmes aujourd’hui que je voudrais être capable de faire exister en tant que telle. J’ai eu accès à ce qui, auparavant, était réservé aux hommes, je n’en suis pas le moins du monde une victime, mais je ne veux pas oublier la longue lignée des femmes qui ont assuré la tranquillité de « l’homme qui pense », lui ont permis de se demander « qu’est-ce qu’une chose ? », alors qu’elles se demandaient « qu’est-ce qui lui ferait plaisir ce midi ? ». Les deux importent, l’expérience est ainsi faite, hétéroclite -Job sent ses plaies qui le chatouillent au moment où sa voix s’élève vers le Seigneur- mais la métaphysique, en un sens renouvelé, n’est pas la pensée de l’expérience même, c’est une pensée aussi hétéroclite que toutes les autres, simplement elle se donne pour contrainte de résister à la purification, et cela avec humour. Mettre toutes les composantes d’une expérience (pas un tout harmonique mais une foule, parfois sage, parfois panique) sur le même plan, pour voguer et couler ensemble… Mais aussi pouvoir dire que tenter cela, fabriquer les concepts qui produisent ce type d’imagination, «cela importe», sans dire pour autant c’est « La » question qui importe. C’est ainsi que je comprends le « cosmos » whiteheadien ; il fait importer, mais sur un mode qui tente de défaire le redoublement : « c’est important, il faut que d’autres s’en rendent compte ». Ce « il faut » mènerait au plus proche voisinage de ce que Whitehead appelait « le mal » ! Et donc, j’ai pris le parti d’une écriture qui essaie de « penser tout haut », d’infecter le lecteur au sens de Whitehead. S’il y a réussite, je la rêve sur le mode d’un lecteur qui, à telle page, sourit et dit « touché !» Il aura été modifié selon ses propres interstices, là où cela lui importe ; il ne renoncera à rien, mais ce qu’il aura senti n’est rien d’autre que l’événement cosmique whiteheadien : la transformation d’un « ou, ou » en un « et, et ».
                                               
Propos recueillis par J-Cl. Martin

D'une valse de la mort avec la vie -réflexion sur la mort cellulaire chez Françoise Proust

$
0
0



Les livres de Françoise Proust, décédée prématurément, sont rares. Vient de sortir un ensemble de reliques publiées par les éditions « Furor », Feu la souveraineté. Que Françoise Proust ait laissé peu de livres, ce n’est pas très important sachant que beaucoup d’ouvrages meurent avant d’avoir été écrits, morts d’avoir trop cédé aux injonctions vitales d’une rentabilité qui les resserre et les étouffe sous le poids d’une écriture entièrement soumise aux exigences de l’ordre, de la mesure, de la cadence réglée des idées qui constituent, il est vrai, la vie d’une thèse. Que de telles thèses soient effectivement menées à terme et trouvent à être publiées, ne change rien à l’affaire. Elles se mortifient du poids des protocoles dont elles se structurent, du soin affairé avec lequel tout ce qui est organique se protège en un ronronnement de conduites prévisionnelles qui affectent jusqu’à l’ordre des chapitres et la succession des masses rédactionnelles. Des livres de ce genre envahissent l’espace littéraire au point d’en étouffer l’espacement, d’en rendre invivable toute diffusion, comme si, dans la vie disciplinée de l’écriture, sommeillait le dépérissement qui clone à l’identique les marches de la pensée et la ritournelle des idées.
Le livre de Françoise Proust, De la résistance (Cerf), annonce les thèses d’Ameisen sur le suicide cellulaire et de Catherine Malabou sur l’accident qui se joue au cœur de l’ontologie, au centre de la vie. Je ne me tromperai pas de beaucoup en affirmant que ce livre déstabilisant de Françoise Proust est issu, en son style, de cette résistance à la conformité vitale de forces qui reviennent inlassablement au même, charriées par la vitesse avec laquelle elles tournent dans la même ornière, sous la forme d’une organisation qui ne concède en rien à la morsure de la mort, des organismes qui meurent de cette incapacité à s’exposer aux puissances revitalisantes de la mort. L’éternel retour du même, l’éternel retour au même est, en ce sens, ce qui entraîne l’étouffement de la vie par un souci trop grand de vitalité, de pragmatisme vital. Deleuze n’avait peut-être pas tort d’attribuer à l’éternel retour un caractère sélectif puisque ce qui revient au même ne peut que se crisper sur soi, étouffer dans l’œuf de son identité et cessera de revenir par excès de répétition, tandis que seules reviennent des forces qui prennent le risque de ne pas revenir, le risque de s’affronter à la mort, à une mort plurielle qui ne nous attend pas seulement à la fin, au terme d’un processus, mais qui nous accompagne tout au long du chemin, à l’instar d’une ombre, d’une doublure avec laquelle l’œuvre a autant d’affinité qu’avec la marche pragmatique et calculée de la vie, bien trop prudente ; une mort qui, comme on le comprend bien en lisant la vingt-quatrième lettre de Sénèque à Lucilius, ne nous tombe pas dessus en une fois, puisque « chaque jour nous mourons […] ce jour même que nous vivons, nous le partageons avec la mort ».
Il y a un incessant retour de la mort qui ne vient pas qu’une fois, à la fin, mais qui ne cesse de revenir à chaque fois, inscrivant, dès lors, au cœur de la vie, un retour qui est promesse de nouveauté. Alors, ce qui revient à la vie, ayant affronté la mort qui l’accompagne, y revient plus ample, traversé de cette ligne de disparition qui se lit dans le « morcellement réenchaîné » de ces pages souvent benjaminiennes  que nous a laissées Françoise, des pages que traverse la fêlure de la dispersion qui va les allonger et les prolonger au-delà de la vie, trop resserrée sur l’unité de son organisation statique – une puissante vie inorganique, disait Deleuze, une santé fragile, voilà ce qui ne cesse d’accompagner l’écriture des grands philosophes, découvrant, en leur fragilité, de nouvelles ressources, des voies de passage insoupçonnées que la pensée emprunte, obligée de sauter par-delà les failles et la lézarde mortelle disloquant la chaîne crispée des idées.
Nous voici donc, sans crier gare, conduit au cœur du dispositif que déploie De la résistance, au cœur d’une stratégie qui épouse les circonvolutions de l’éternel retour, les lignes de vie et les lignes de mort que sa valse fait bifurquer vers l’axe dédoublé d’une répétition à l’identique et d’une répétition par différence et innovation. C’est, assurément, de cette dernière ligne que relève le style du livre, sachant que c’est contre elle et avec elle que se trace l’écriture risquée qui tente de ressaisir la stratégie d’une vie se méfiant autant de la vie que de la mort, comme si l’ennemi se plaçait de part et d’autre de cette frontière qui passe entre ces deux camps, une frontière ténue, idéale, semblable à celle qui sépare deux couleurs dont chacune doit résister à l’autre pour ne pas s’évanouir dans le gris. C’est sur cette limite évanouissante que s’est écrit le livre de Françoise Proust, au bord de l’effacement et de la confusion qui font de lui un essai vivant, un essai tâtonnant, qui se cherche, qui passe par des points de rebroussement pour, soudainement, se lancer en avant, sauter plus loin, depuis ce pas en arrière que la valse avec la mort ne cesse d’imposer à cet essai morcelé.
Aussi, la composition de ce livre n’est-elle pas la composition de ceux qui se répètent avec une ressemblance que les exigences pratiques de la vie leur imposent, presque à leur insu. Sa composition se noue d’une composition avec la mort, fragmentée jusqu’à l’organisation interne des chapitres, des séquences qui sautent en reculant, qui avancent comme l’ombre, pénétrant, par l’arrière, dans le champ du visible, pour ainsi dire à contretemps, un contretemps, un temps mort durant lequel l’ensemble se rejoue, se renoue pour passer ailleurs, avec l’urgence d’un combat incessant, une guérilla contre tout ce qui favorise le retour du même, tant sur le plan d’une politique intérieure que sur celui de notre histoire dont les forces de révolte et de résistance sont inséparables de la puissance de corporation qui affecte nos corps.
Il n’y a de « volonté générale », de souveraineté politique que là où chaque corps réussit à extraire de ses particules la souveraineté de l’esprit arrachée à la dispersion des forces qui affectent nos organismes. En ce sens, la métaphore de l’âme dont Platon se sert pour l’articulation de la cité idéale, doit se relire à partir de celle par laquelle il configure le jeu tendu de nos facultés individuelles, au sein d’un attelage qui ne cesse de boiter, un attelage de forces incompossibles dont la cité sera elle-même déchirée, travaillée par des puissances de nivellement et de différenciation, par des lignes de vie et des concessions à la mort qui ne cessent, peut-être, contre ce que Platon avait supposé, de creuser l’espace public d’un espacement qui en desserre le nœud, en inverse les attelages, faisant porter ailleurs le poids de la loi, détournant de ses impératifs fermés le cycle inflexible qui fait revenir, en ordre, les mêmes formes de gouvernement, éternel retour dont le recentrement sur soi mime l’unité vitale de l’organisme, avec sa dégénérescence, sa mort annoncée que Platon, c’est bien connu, entrevoit dans les relâchements de la démocratie.
La souveraineté politique n’est, en ce sens, qu’une expression de la souveraineté que chaque corps conquiert sur lui-même, une souveraineté qui ne s’exerce pas du seul point de vue de l’organe vivant, de la centralisation qui s’y impose, mais depuis toutes les forces de la mort qui le hantent et l’ouvrent, à revers de ce que Platon devait craindre, sur un éternel retour décentré, sur des déformations créatrices, des innovations politiques risquées. C’est comme si les règles du droit qui agencent nos cités étaient, elles-mêmes, creusées, prises de revers par la puissance que chacun est capable d’exercer sur lui-même, une souveraineté jamais gagnée d’avance, jamais donnée dans sa forme définitive, nécessitant une guérilla avec soi-même dont la politique désignerait un plan d’expression nouveau où les forces du corps pourront se déverser selon des rapports inédits et selon une stratégie surprenante. Mais, dès lors, nous ne sommes déjà plus en territoire platonicien, nous avons irrémédiablement quitté l’orbe de cet art de gouverner que Platon enchaîne à la loi circulaire du retour, un éternel retour au même très différent, évidemment, de l’intuition nietzschéenne.
L’attelage ailé que Le Phèdre prend pour métaphore de l’âme et dont La Républiquedégage le modèle de la cité idéale, n’a rien d’une multiplicité et est loin de ressembler à la masse des puissances qui nous traversent et nous emportent d’après des flux qui réclament une véritable éthique transcendantale, un traité des passions dont la résistance désigne la ligne d’affrontement. C’est Nietzsche qui découvre la grande politique d’après laquelle la meute des forces qui nous composent, trouve une ligne de résistance viable, une volonté – mais Françoise Proust refuserait ce vocable – traçant la frontière où toutes les puissances touchent à l’équilibre mouvant dont un individu désignera la formule, le coup de dés triomphal. « L’homme libre est […] une société d’individus » ; « l’individu est une société » (V.P. I, p. 248, 268), voilà le grand cri de Nietzsche, dont Foucault redécouvrira l’équilibre instable en définissant le pouvoir comme un ensemble dynamique de rapports de forces. En effet, nous introduisons, en nous-mêmes, des relations de pouvoir innombrables qui sont comme le pli de celles qui contractent la société, tant et si bien qu’à la fin, se constitue, en nous, une pratique sociale intra-psychique qui est le reploiement des formes de pouvoirs propres à la vie sociale extérieure, non sans qu’il y ait, régulièrement, projection de la lutte interne, par laquelle nous nous redressons, sur les luttes que nous engageons à l’extérieur de nous : « … nous ne pouvons plus sentir l’unité du moi, nous nous trouvons toujours parmi une multiplicité d’êtres. Nous nous sommes scindés en plusieurs êtres et nous nous scindons toujours à nouveau. Les instincts sociaux (comme l’intimité, l’envie, la haine) qui supposent une multiplicité, nous ont transformés : nous avons transporté en nous la société, rapetissée à notre mesure » (V.P. I, 255).
Inversement, le type d’affects qui réussit à prendre le pouvoir dans l’organisation des forces qui nous traversent, ce type de volonté, souvent réactive, n’est pas sans rapport avec la société qu’elle répète et modifie, activement, jusque dans la souffrance du surhomme, celui qui trouve parmi les forces réactives un moyen de les retourner contre elles et de faire triompher par là, des forces actives inévitablement accompagnées de toutes celles qui font cortège et nous happent vers le vide irrespirable de la mort, cette mort qui prend, je crois, le nom d’amor fati, et qui tient l’individu ouvert, le fait revenir à chaque instant sous d’autres configurations politico-pulsionnelles – une ligne de résistance que Françoise Proust dessine à partir de Spinoza, en contournant soigneusement ce frère étrange que désigne Nietzsche, en lequel Spinoza revient comme son ombre, et dont la hauteur de vue politique séjourne, aujourd’hui, dans un étrange silence.
Tout est donc, déjà avec Platon, une affaire d’attelage qui se comporte comme une machine de guerre, un appareil de capture plus que de clôture, un agencement instable où se lient le cheval blanc avec le cheval gris, chacun marchant sur un rythme à part et dans une direction avec laquelle l’autre va devoir composer son propre galop. La clôture est, par cela même, davantage du côté de la vie, qui se ramasse frileusement sur ses organes et se retranche derrière ses tissus fermés à bloc, que de la mort, toujours en passe de menacer cette fermeture vitale, de la creuser, de l’élargir, de l’évaser vers le dehors, d’introduire des irrégularités dans le cours ordonné de la vie, de sorte qu’il nous faut bien reconnaître que la mort ne s’oppose pas à la vie, qu’elle est la vie prise à revers, une ombre qui l’accompagne et la redouble d’un épaississement la forçant à différer ses dépenses explosives, à biaiser, comme le verra Bergson avec le feu dévorant de la vie.
A cet égard, l’attelage que négocie la durée du corps, en passant entre la vie et la mort selon un jeu serré, insufflant dans le brûlot des forces vitales la résistance et le délayement refroidissant de la mort, cette lutte ne se limite pas à la stratégie individuelle de nos existences, centrées sur le repli de l’organisme, mais s’engage dans une forme de conduite sociale capable de résister à la force de la règle, au droit envisagé depuis sa force vitale, comme si la mort ne pouvait être déjouée sans que le corps devienne corps politique, une affaire de politique intérieure et extérieure. Voilà pourquoi, en prélevant l’analyse politique sur la dissymétrie d’un attelage éthique, le livre de Françoise Proust ne cesse d’osciller entre la dimension « individuelle » des corps et celle de leur corporation, la dimension des individus et celle de la cité, dans l’activité intempestive qui défait ses organes centralisateurs et les dévie vers un autre ciel, sous un nouveau soleil, non sans traverser des périls et des pathologies inédites.
La corporation politique des corps met en jeu les forces actives et réactives qui sévissent et qui malmènent le combat de ce que chaque corps subit et agit en lui-même, lui qui est peuplé d’individus innombrables dont Spinoza nous a tant montré qu’il fallait suivre le pouvoir de composition, déclamant qu’il nous est impossible de savoir ce que peut un corps aussi longtemps que nous ignorons la ligne de résistance qui fait sa persévérance. Ce que peut un corps, sa puissance de persévérer dans l’être est un problème de politique intérieure qui passe par une stratégie dont Françoise Proust montre à merveille qu’elle a lieu au niveau des passions les plus passives, sachant qu’un corps sain est celui qui compose, au plus près, avec la puissance de mort qui l’habite, retournant la mort en puissance de vie, la tristesse en joie, l’angoisse en champ de bataille, tout un peuplement dont la corporation dépend d’une valse funèbre autant que d’une marche à la vie, là où la marche à la vie est parfois aussi dangereuse pour la survie que la valse funèbre prometteuse en vie.
Si la composition des forces, la hiérarchie des facultés qui nous gouverne, n’est, trop souvent, qu’une miniaturisation de la forme de l’État, le pli réactif de tous les rapports de pouvoir qui caractérisent l’esprit d’une époque, il est clair que toute résistance active à ces modes d’assujettissements passe par un nettoyage critique, en nous autant qu’à l’extérieur de nous, selon une manière de lutte, contre la misère de ce présent, que Françoise Proust déploie sous le nom de l’intempestivité. La véritable critique de soi et du monde, la possibilité de renverser le jeu de nos facultés, d’en plisser autrement les relations de sujétions, et, par là, de se détourner de son temps, des modes d’organisation en lesquels il se fige, longent une ligne de résistance qui nous emporte vers un autre temps. Défaire, en soi, le modèle étatique qui s’est emparé de toutes nos forces, défaire les relations de pouvoirs qui nous lient à l’organisation massive de la multitude sociale, cela suppose, comme l’a fait Foucault, la capacité de faire revenir d’autres modes de sujétions, d’autres types de subjectivation dont « le souci » se voit affecté d’une autre formule politique, d’une autre configuration des pouvoirs, lisible à même l’âme de ceux qui les ont repliés jusque dans leur corps et leur chair.
L’intempestivité est le retour, en nous, d’une multiplicité de jeux de pouvoir qu’il faut savoir rejouer, en les relançant contre ceux qui, actuellement, dominent l’espacement de nos vies suivant des puissances mortifères qu’il faut retourner contre elles-mêmes, d’après des procès de subjectivations susceptibles de réarticuler les lignes de vie et les lignes de mort, les parades d’Éros et de Thanatos, les ballets vertigineux d’Apollon et de Dionysos. En revenir, d’une certaine façon, aux Grecs, c’est ce qui s’est passé aussi bien chez Hölderlin ou chez Nietzsche que chez Heidegger, Foucault et même Deleuze, à en juger par la première partie de son livre sur la philosophie, Qu’est-ce que la philosophie - Mais c’est avec Nietzsche, encore, que s’opère le véritable retournement critique qui mériterait une analyse que nous ne pourrons pas déployer ici, en toute la finesse des stratégies adoptées. Il nous suffira, pour l’heure, de noter ceci : défaire, en nous, les formes d’organisations vitales qui se sont stratifiées, centralisées dans l’attraction de nos organes, cela ne se produit qu’avec la volonté de faire revenir d’autres configurations stratégiques selon la forme dispersive, centrifuge de l’éternel retour, un espacement de la vie qui n’est pas sans rapport avec la puissance de fragmentation imputable à la mort, à la lacération dionysiaque.
Que l’intempestif prenne la forme d’un certain retour, que l’inactuel dessine le travail, en nous, de forces immémoriales, capables de redistribuer l’attelage qui nous caractérise et qui reflète les aléas de notre temps misérable, c’est là l’idée maîtresse du livre de Françoise Proust, démontrant que toute résistance à la centralisation de la vie est, du même coup, une résistance à son temps, retrouvant dans des formations anciennes la puissance de sauter pardessus la grisaille du présent. La résistance suppose un certain cycle, un éternel retour dont Françoise Proust réussit à dégager le rythme politique, là où sa valse se joue peut-être davantage comme un tango périlleux, nous contraignant de reculer d’un pas pour en risquer deux vers l’avant. L’intempestif, Les considérations inactuelles, désignent un retournement sur soi, un souci de soi qui a lieu dans la fourche d’une rencontre avec un temps hors du temps capable de redéfinir les contours de nos affects, le profil de nos forces, non sans déjouer la vie sereine en laquelle elles se sont stabilisées, la forme apollinienne qui les a immobilisées, happées désormais par les remous mortifères de Dionysos. On le voit, l’éternel retour est présent dès les premiers balbutiements de l’œuvre nietzschéenne qui fait revenir les configurations politiques d’un passé immémorial pour rejouer les conditions d’un tout autre temps, un temps qui, nous l’espérons, reste à venir. C’est comme si le retour d’un passé pur pouvait déjouer les forces réactives de notre présent, présent déjà mort, présent chargé de bonnes consciences qui ne savent reconnaître dans le passé que ceux qui leur ressemblent, identiques comme de vieux singes rassurants – des vies fades, qui ne risquent rien de nouveau.
Le retour du passé, avec lequel il nous faut compter, ce passé qui pourra décaper la force tranquille de nos esprits petit-bourgeois, relève de l’absolument Autre, d’une répétition qui insufflera dans le système de nos facultés une différence maximale, peut-être parce qu’il s’agira nécessairement d’un passé qui n’a jamais eu lieu, un passé que ne sauraient trouver que ceux qui résistent au présent, pour le faire jouer contre l’actualité, pour distendre la maille resserrée dont nous sommes étouffés. Comment distinguer, alors, ce programme du plus vieux programme systématique de l’idéalisme allemand culminant avec l’idée d’une nouvelle mythologie – Comment nous sauver du mythe, de la tentation d’offrir une nouvelle mythologie à notre époque malade, si la force de dispersion capable de nous arracher au présent relève de l’utopie, de la fiction d’un monde insipide, proche parfois des entreprises les plus crépusculaires de l’humanité – A ces questions-là, le livre de Françoise Proust ne donne guère de réponse, si ce n’est par la remarquable analyse de la bouffonnerie de nos Napoléon(s) III, du relent d’opérette qui traîne dans les mythologies là où le concept philosophique s’ouvre à la joie tragique du chaos qu’il intègre en son sein comme marque de son authenticité, un chaos avec lequel on ne plaisante pas, conférant à l’écriture philosophique une ampleur, un bouleversement, une allégresse dont nous sentons la force sismique, la catastrophe qui partout menace l’équilibre du livre et qui lui inflige une allure fort éloignée de la comédie clinquante du mythe et de ses dieux endimanchés : « A une époque pauvre en héros et en événements, comme le fait dire Françoise Proust à Marx, tout personnage médiocre peut, par un tour de passe-passe et en un tour de main, devenir un personnage d’Offenbach, un héros d’opérette. Si une époque ne sait pas agencer du neuf avec de l’ancien, si elle ne sait pas mimer et doubler son présent pour le court-circuiter, alors c’est le même qui revient, c’est-à-dire de l’ancien et de l’usé recyclés sous les traits d’un nouveau venu pour notre temps. »

J.-Cl. Martin

Première publication dans "Rue Descartes"/33
http://www.ruedescartes.org/articles/2001-3-d-une-valse-de-la-mort-avec-la-vie-autour-de-francoise-proust
Le livre de Françoise Proust De la résistance est malheureusement épuisé !

Nicolas de Staël, "Le Concert" / André Hirt

$
0
0



Fin des applaudissements : l’espace vide, le temps évanoui de la musique, les bancs de spectateurs et d’auditeurs désertés. La scène demeure : le fond rouge, le piano d’un côté, la contrebasse de l’autre, et au milieu sans doute des pupitres et des partitions.
Le tableau qui représente cela est colossal (350 x 600cm), le cadre est quasiment réaliste. Il est magnifiquement et scrupuleusement exposé ainsi au musée Picasso d’Antibes (dans une salle de concert en somme). C’est ainsi que je l’ai longuement regardé, assis sur un banc.

Le concert est achevé. Peut-être aujourd’hui, ce soir, ou demain y aura-t-il à nouveau concert… On l’ignore. Mais l’article défini par lequel le peintre a titré son tableau (Le Concert) indique plutôt une unicité. Toujours est-il qu’un concert n’en remplace jamais un autre. Deux concerts, avec les mêmes œuvres au programme et les mêmes musiciens, ne seront jamais identiques, pas même superposables (mais cela vaut tout autant pour chaque écoute d’un enregistrement). Certains, il est vrai, sont exemplaires, mais alors ils ne témoignent jamais que d’eux-mêmes. C’est qu’il y a la singularité irréductible du geste d’ensemble, des mouvements particuliers, des respirations, des émotions et de l’humeur, du climat de la salle, de l’ambiance, du temps qu’il fait dehors et d’où l’on vient. Le concert est comme cette vie ou cette existence-là, à ce moment-là. Et la mort, cela va de soi, n’échappe ni à la singularité ni à l’irréductibilité. Le concert, soit. Mais Le Concert ?

Malgré sa puissance, presque sa majesté, et son évidence imposante, disons son immédiateté, le tableau, comme toute grande œuvre, nous dérange. L’inquiétude qu’il produit ne provient pas d’on ne sait quelle étrangeté (la présence devinée d’un point imperceptible, un indice qui perturberait…). Tout au contraire : une surface pour ainsi dire neutre écrase tout au-delà envisageable de ce qui est présenté. Le tableau est sain. Rien en lui de morbide, de pervers, de déprimé même. Quoi qu’on ait pu dire et écrire à ce sujet, on n’éprouve rien de cela. Mais on ressent d’un coup une objectivité froide, malgré la chaleur de l’ensemble qui vous saisit et vous enveloppe par la puissance de la couleur.
Voilà : quelque chose se passe dans ce tableau, qui n’en dit rien et dont on n’a pas idée. Quoi, au juste ?
                                                                         *
Les instruments représentés sont massifs : le piano est parfaitement reconnaissable ; de l’autre côté du tableau, le regard infère une contrebasse bien qu’il voie surtout une gigantesque poire, une de celles que de Staël a aimé peindre encore l’année précédente (Trois poires, 1954). La musique, dira-t-on, est le fruit d’une performance. On relève une lourdeur, le piano certes, et la poire n’est pas sans faire songer à une silhouette humaine encore mal dégrossie, engoncée, pénible à elle-même, mais que la vie va peler et manger (c’est la seule présence allusive d’une figure humaine dans le tableau : l’allégorie de la poire).

On voit, on devine plutôt tout un orchestre. On s’attend – c’est bien ce qui dérange – à entendre une musique. Bien sûr, on n’entend rien, mais le tableau cherche, dans ce qu’il présente et par son titre, à donner quelque chose à entendre. C’est en effet une très ancienne rivalité que celle de la peinture et la musique, une limite et un partage des arts marqués par ce que l’un peut ce que l’autre ne peut pas, alors que chacun vise à se réaliser comme autre et l’autre. Dès lors, ne se trompe-t-on pas, la peinture et la musique (les autres arts aussi) ne se trouvant pas là où on croit ? Pourtant, les choses sont sans doute plus simples et le problème serait autre : sous l’angle de la seule perception générique, la différence entre peinture et musique ne passerait pas entre le voir et l’entendre, mais entre le voir et le percevoir et entre l’entendre et l’écouter. Si bien que si on extrait des sens de la vue et de l’ouïe leur rapport réciproque à l’imperceptibilité immédiate, la différence entre peinture et musique se résorberait dans la mesure où écouter et percevoir viseraient à la mise en présence et à la manifestation de ce que le voir et l’entendre ne perçoivent pas, parce qu’ils sont préoccupés par l’identification matérielle et utilitaire des choses. Pour tout dire, peut-être que Le Concert de Nicolas de Staël nous fait entendre une musique, et que la peinture est ce qui à la fois rend compte de la musique et la crée. (Il reste que chacune en se démarquant quant à soi marque du même mouvement d’avancée et de retrait la limite et l’inaboutissement de l’autre.) Il serait même possible d’inverser le rapport en portant l’attention sur les manières dont telle musique produit une image, du reste pas nécessairement triviale (assurément, telle page de Bach, L’Art de la fugue, l’Offrande musicale ou les Variations Goldberg nous portent non pas vers une rêverie imagée d’un contenu, mais vers la composition de formes, de mouvements et de couleurs).
                                                                         *
Car on s’attend naturellement à ce qu’un concert soit audible. Ici, le concert est peint, fixé, étalé sur la toile. Qu’y aurait-il donc à entendre, qui soit de toute façon exclusif et de ce que la rêverie suscitée par le spectacle rendrait manifeste, mais de façon très contingente, et de tout amalgame facile opéré par la seule et facile métaphorisation entre peinture et musique dont chacun est coutumier ?
On sait que la tradition comme nous-mêmes registrons spontanément la musique au temps et la peinture à l’espace. Or c’est en l’occurrence établir un faux parallèle dans la mesure où la priorité ontologique appartient probablement au temps, celui-là même de la manifestation et de son déploiement. Le temps est l’instant qui se nie tout comme l’espace est la négation du point, mais la dynamique est dans les deux cas temporelle, plus exactement production temporelle. Toutefois, il est également légitime d’avancer que le temps est extension et que l’espace est dynamique temporelle : déploiement, creusement, quelque chose d’explosif et de jaillissant, ce qui du coup rééquilibrerait le parallèle entre le temps et l’espace au profit relatif de ce dernier, parce que la spatialisation n’est pas unidirectionnelle ou nécessaire, mais contingente. De la sorte, l’espace instruirait sur la multiplicité réelle quoique généralement inaperçue des temporalisations.

Mais il faut reprendre (comme au concert, comme dans tout art). Le Concert nous donne à voir et à entendre, sans que nous sachions dans quel ordre et sur quel plan la sensation s’engage. Certes, la peinture est ici première, c’est un tableau, mais elle produit sa limite, en l’occurrence un passage (encore dialectique, mais sous quelle forme ?) dans l’élément qui n’est pas le sien. Disons plutôt qu’elle se traduiten musique. Et sachant que l’art en général est traduction, chaque œuvre, dans les genres les plus différents, ne serait que cet effort infini de traduction. Au fond, cela est commun et élémentaire. Ce qui l’est moins, c’est que chaque œuvre doit se comprendre comme tension de la traduction de soi (ainsi la peinture cherche à se traduire ici, singulièrement, en elle-même, et l’œuvre recherche sa traduction immanente). C’est en l’occurrence ce que manifestent à la fois la signature et l’inaboutissement de l’œuvre, son être-là-et-soi comme limite. Car en se traduisant soi-même, dans ce qui constitue toujours déjà son effectuation, depuis son idée jusqu’à sa réalisation, et enfin dans sa réception  – mouvement infini, donc, impossible à résorber dans un statut ultime qui consisterait en l’exhibition d’un sens pur par un langage unique, ou encore d’une individualité irréductible dans un genre ou une espèce –, l’œuvre tend, dans le mouvement même de traduction qui la déploie et la figure, à son déplacement, voire à son effacement. Le Concert, à cet égard, montrerait cet effacement de la peinture. Il montrerait l’effacement lui-même dansla peinture et comme peinture.
Fin de la peinture dans toute peinture ?  Le Concert est achevé, terminé, place au concert ? Là aussi, mais peut importe dans notre cas, les choses pourraient se concevoir à l’envers : un concert n’est-il pas le moment singulier d’une gravure très spéciale d’un tableau, n’est-il pas lui aussi l’équivalent d’un effacement de soi, d’un évanouissement sonore ou d’un shuntage ?

(Adorno, dans Sur quelques relations entre musique et peinture[1], instruit l’essentiel de la question. Partant précisément de l’idée de traduction, le philosophe montre comment l’œuvre, toute œuvre, est « écriture » (en français) qui, dans son caractère non figuratif (signifiant et signifié liés, sans séparation de la barre qui fait un signe – c’est en somme l’œuvre comme chiffre), est « expression pure » (expression de « soi », donc, et non d’un signifié antécédent). Cette « écriture » serait la manifestation historique, donc temporelle et spatiale, d’une « Schrift » (en allemand), intemporelle cette fois, soit d’un langage immémorial qui crypterait l’expressivité pure de l’humanité. Les différents arts ne seraient donc jamais, avance Adorno, que les schemata d’un langage non subjectif. Toutefois, il reste que l’œuvre fait toujours mouvement vers « quelque chose », elle « crépite » (knistern), dit encore Adorno. De notre côté, nous dirons, qu’il s’agisse de peinture, de musique ou d’autre chose, que l’œuvre est mouvement, ou encore vibration, pourquoi pas gestuelle – quelque chose en effet qu’il faudrait registrer à une braise, peut-être à du vivant, ou plutôt du survivant d’on ne sait quelle catastrophe ou chute dont il n’existe pas même de date d’origine. C’est en ce sens que les arts, dans leurs différences, trouveraient un point de conjonction qui n’annule pas leur spécificité.)
                                                                         *
L’œil écoute, disait Claudel. La musique du Concert se présente comme le déroulement d’un tapis. J’ignore si la perception est d’emblée totale et synchronique, si cela est même possible (pour ma part, l’œil va de gauche à droite comme un effet d’écriture, comme la lecture de la partition). Il est difficile pour nous, pour l’œil, la sensibilité en général et la pensée d’être chef d’orchestre (tout lire, de haut en bas, à même la phrase musicale ; lire l’œuvre en considérant son tout dans chaque mesure)! Il reste que la peinture produit la musique, qu’elle atteste dans son extension de sa propre temporalité, qui, néanmoins, ne rejoint pas le temps de la vie. On relèvera donc la temporalité de la couleur, le rouge et le noir surtout et cette musique qui sort du piano pour devenir un fruit, la contrebasse-poire qui reprend dialogiquement le contenu musical. En effet, sans que cela soit contradictoire, le tableau montre une rencontre musicale, une écoute réciproque, dialoguée, fuguée, rencontre donc qui donne lieu à une captation et à l’éblouissement du tableau. Dans ce cas, entre la contrebasse et le piano, soutenus discrètement par l’orchestre au milieu, par toute la musique écrite sur les partitions, s’établirait une écoute réciproque. Par conséquent, deux vivants s’écoutant, ce qu’au demeurant « concert » signifie. S’écoutant, c’est-à-dire s’interrogeant, s’appelant, se suppliant, s’accouplant pour finir, mais sans fin, parcourus par une image impossible, entrevue mais insaisissable, venue du cœur insituable de son chiffre que l’écriture musicale, la peinture par conséquent, a endossé avec toute la vaillance et l’ardeur de la vie pour l’abandonner avec tristesse à l’espace, à la séparation, à ce qui, si bien recueilli dans le chiffrage, ne donne plus lieu qu’à des lambeaux et à la fragmentation qui rend notre œil et notre oreille si mélancoliques. Voilà ce que j’ai entendu, voilà ce que j’ai vu un instant, dira-t-on dans l’ambiance si étrange qui est celle du temps et de l’espace qui suit le regard et l’écoute artistiques, et qui précède le retour à la vie courante, cette limite donc qui marque comme un deuil post festum dans l’éclatement de l’instant de l’éblouissement, et que chacun éprouve dans les plus grands moments de joie. Sortir d’un concert, c’est comme sortir d’un tableau. Nous y étions un instant, nous avons éprouvé que nous y étions, et nous n’y sommes plus (nous sentons que nous sommes déplacés). En retournant à la vie, malgré nous, après le voyage nous sentons encore et surtout que nous venons de quitter la vie. Où, par conséquent, se trouverait la vie ? Dehors, lorsqu’on a quitté la salle, ou bien dedans, dans le tableau et immergée dans la musique ?  Il y a si peu de contenu dans le terme de contemplation, entre autres parce qu’il ne rend pas, par lui-même, suffisamment compte du saut qui a été accompli et qu’il faudra accomplir, comme créateur et aussi comme spectateur ou auditeur, dans l’œuvre. Mais sauter dans l’œuvre, c’est se jeter dans un vide, dont le spectateur et l’auditeur du moins sont sauvésin extremis en retournant dehors. Sauvés, évidemment, mais arrachés également, avec le sentiment d’une existence irrémédiablement excentrée, en dehors d’elle-même. La fête du Concert, son éclat de couleur et son intensité musicale (toute la musique s’y joue, rouge, ce monochrome, en vérité l’image sans image, en vibration, frémissement et crépitement qu’est en vérité chaque fois la musique), contient son rite funéraire et sa leçon, que l’œuvre d’art est originairement l’expérience du passage du Fleuve, peut-être le voyage migratoire de l’âme qui se rappelle à elle-même à travers le voile de l’oubli, en croyant tout aussi obscurément à son immortalité.
                                                                         *
Il suffit de se rendre attentif aux touches, comme si le piano à l’allure de taureau, avait pivoté devant le rouge pour voir s’avancer et jouer l’orchestre (ainsi qu’il arrive parfois, comme la grâce, dans certains concertos pour piano de Mozart). Les touches en vérité parcourent le tableau et engagent une chorégraphie. C’est encore une rencontre de la peinture et de la musique, le passage réciproque par le fond de l’autre. Car les touches sont l’éveil, une verticalité surgie de l’horizontalité de l’inerte, comme si on avait incliné de trois quart le tableau pour en déverser toute la musique. Alors les touches du peintre passent à leur tour l’une dans l’autre et promeuvent les figures. Il n’est pas étonnant que le moment musical, celui dans lequel la musique naît, se métamorphose en fruit de la vie, que l’on va goûter puis avaler. La musique n’existe que vivante. En elle-même, elle n’est jamais présente. Elle vient d’ailleurs, fleurit, est prête à être cueillie, puis disparaît. Le tableau nous montre le retrait de la musique. Partant, il est comme peinture son propre retrait, sa traduction de soi entamée et inaboutie. Et le tableau saisit le retrait qui est aussi celui de la vie. Mais, comme à chaque fois, ce mouvement n’existe que sur la limite, la disparition apparaît et l’apparition est déjà la disparition. C’est à ce compte que l’on peut parler d’éclat de la peinture, de sa puissance d’effraction et de surgissement, dont l’effet n’est pas loin, comme un très vieux souvenir de ce que fut l’art lorsqu’il croyait assister à une révélation, de nous mettre à genoux. Voyez et imaginez non seulement le tableau, mais une photographie du tableau : la salle silencieuse, désertée, la salle du Temple après le concert…
                                                                        
André Hirt
Chronique du 16 (juin 2014)

Nicolas de Staël, Le Concert, Musée Picasso d’Antibes
À noter, STAËL, la figure à nu, 1951-1955 (exposition du 17 mai au 7 septembre 2014 au Musée Picasso).
Mes remerciements à Laure Lanteri pour sa visite guidée dans le musée un jour de fermeture.




[1]T.W. Adorno, Sur quelques relations entre musique et peinture, trad. Peter Szendy, avec la collaboration de Jean Lauxerois, Paris, La Caserne, 1995.

Métaphysique de la putain / Laurent de Sutter

$
0
0



Toute vérité a un prix. Il n’existe pas de vérité qui serait gratuite – de vérité qui serait disponible de manière libre, et dont l’appropriation serait laissée à la simple volonté de chacun. La vérité se paie, même si le prix qu’il faut en acquitter n’offre aucune information quant à sa valeur : toute vérité coûte, fût-elle la plus sordide, la plus vaine ou la plus criminelle. Lorsqu’il décida, dans sa « Proposition d’octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole », d’intituler « passe » la procédure d’habilitation des membres de son école de psychanalyse, Lacan ne l’avait pas oublié[1]. La « passe » est cette modalité de transmission d’une vérité que nul programme, nul manuel et nul règlement ne parviendra jamais à communiquer sans qu’un prix en soit acquitté. C’est pourquoi la procédure de la passe, dans l’Ecole de Lacan, fut décrétée aléatoire : seul l’aléa d’une rencontre est susceptible d’emporter avec elle quelque chose de cette vérité à transmettre. De même, seul l’aléa de la rencontre tarifée avec une putain est susceptible d’emporter avec elle quelque chose comme la vérité du désir de celui qui en fait la démarche : la passe est le moment où la vérité se paie. Faut-il en déduire que tout psychanalyste est une putain ? Sans doute. Mais il est encore plus certain que toute putain, qu’elle le veuille ou non, et qu’elle le sache ou non, pratique tous les jours ce dont la psychanalyse ne peut que rêver. Dans la psychanalyse, l’analysant cherche l’impossible vérité structurant son désir – jusqu’au point toujours possible où, voulant devenir psychanalyste, celle-ci devient l’objet d’une passe aléatoire. Dans la rencontre avec une putain, en revanche, le miché ne cherche plus : il doit trouver, à peine de rentrer chez lui frustré, ainsi que, si elle n’est pas compréhensive, d’avoir fâché la prostituée. Entrer dans un bordel, ou faire venir une putain chez soi, c’est concentrer des années de psychanalyse en une infime seconde – une seconde au terme de laquelle doit être formulée une réponse à la question suivante : Che vuoi ?, « Que veux-je ? ». A cette réponse, chaque putain propose comme un écho : une autre réponse, qui concentre l’importance que le miché est prêt à accorder à la vérité de son désir – une réponse tenant en un seul mot : autant. C’est autant pour ne pas me posséder ; c’est autant pour perdre pieds ; c’est autant pour pouvoir regarder ton reflet dans une glace – c’est autant pour faire, durant quelques minutes, l’épreuve du réel. Simmel le rappelait encore, du reste : la coquette coûte cher, parce que ce qu’elle a à offrir dépasse de loin ce qu’elle possède, et qu’elle ne cédera jamais, le voulût-elle – et parce que c’est le fait même de ne pas le céder qui est sans prix. Le principe de coquetterie est un principe de dépense pure : il est le principe fixant le prix de ce qui n’en a pas.


Laurent de Sutter
Extrait du livre qui vient de sortir aux Editions Léo Scheer


[1] Cf. Jacques Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur la psychanalyse de l’Ecole », Autres écrits, éd. J.-A. Miller, Paris, Le Seuil, 2001, p. 243 et s.

Heidegger et nous / Jean-Luc Nancy

$
0
0



Nul depuis cinquante ans ne pouvait douter que Heidegger ait partagé l'antisémitisme dominant l'Europe des années 30, même si on ne trouvait dans ses  textes aucune déclaration de cette nature.
A cet égard nous n'apprenons rien dans les Carnets noirs. Les exclamations et imprécations qu’ils suscitent témoignent plutôt d'une candeur difficile à comprendre. N’avait-on pas de longtemps analysé la mise à l'écart voire la forclusion de la source juive ou judéo-chrétienne par la pensée d'une Grèce archi- originaire ? Lyotard, Derrida, Lacoue-Labarthe,  au premier chef, et bien d'autres (Levinas, Granel, Haas, Courtine, Zarader, Janicaud, Marion, Badiou, pour ne nommer que quelques Français) peuvent être convoqués pour témoigner à des titres divers de la circonspection lucide avec laquelle Heidegger a été considéré.  Encore faut-il lire, cela va de soi, puis se remettre au travail au lieu de gesticuler. (Lire, par exemple, dans Psyché II de Derrida, p. 46, le témoignage très clair d’une parfaite conscience de l’antisémitisme de Heidegger. Il parle, à propos du Discours de rectorat, de ce qui « ouvre à une réaction archaïsante vers l’artisanat rustique et dénonce le négoce et le capital dont on sait bien à qui ces notions étaient alors associées. » On ne saurait être plus clair.)

De même, on n’a pas omis de dénoncer le silence obstiné, farouche et insupportable de Heidegger sur les camps d’extermination. Peut-être d’ailleurs ce silence a-t-il à voir avec ce que contiennent les Carnets.

La publication de ces carnets  pose-t-elle de nouvelles questions ? Oui,  mais lesquelles au juste ?

On doit se demander pourquoi Heidegger avait exclu de tous ses textes publiés les mentions faites dans ses carnets privés de ce que Peter Trawny, leur éditeur, nomme très justement "antisémitisme historial" ?

Une seconde question s'adresse à nous, quel que soit notre rapport à Heidegger. Elle ne surgit pas de ces seuls carnets, mais ils la réactivent : sommes-nous vraiment au clair avec ce qui est en jeu dans l'antisémitisme ? Savons-nous donc vraiment de quelle faute Heidegger est coupable ? Car il l'est, comme beaucoup d’autres, mais de quoi au juste ? De quoi s'agit-il dans l'antisémitisme ? Question jamais assez ni jamais bien posée, et qui s'adresse à tous, non au seul Heidegger (ni aux seuls antisémites visibles ou déclarés).

A la première question on peut esquisser une réponse provisoire. Heidegger a exclu toute mention d'antisémitisme (et d'anti-judéochristianisme) de ses écrits car il a su qu'une telle mention l’engagerait dans une de ces deux voies : ou bien rejoindre le biologisme nazi qu'il méprisait (voir les Beiträge), ou bien établir que l'antisémitisme doit jouer un rôle structurel dans la pensée d'un destin de l'Occident, ce qui pourrait mettre cette pensée dans l’embarras. En évitant cette seconde entreprise, Heidegger montre qu’il ne pouvait ou qu’il n’osait pas s’y risquer : fût-ce malgré lui il en devinait l’inconsistance.  Il touchait donc à une limite de sa pensée.

La seconde question s’enclenche ici : cette limite n’est-elle pas encore la nôtre, si nous pensons peu ou mal la constitution fondamentale – « spirituelle » disait Lacoue-Labarthe - de l'antisémitisme dans l'Occident ?

Hegel avait donné une indication en parlant du peuple juif comme "témoin du malheur de la conscience". Mais on n’a pas voulu savoir quel était ce malheur propre à l’Occident et on s’est caché la douleur qui s'aggravait. Même la vigueur et la vertu dreyfusardes sont passées à côté du problème de fond (témoin Blanchot, qui tout en reprenant la leçon de l'"affaire" veut dépasser l'éthique de la Loi)[1]

Freud voit dans le christianisme un reproche adressé à un oubli juif du meurtre du père. Mais ce reproche est la conversion d’un malaise : qu’a-t-on fait en humanisant le Dieu imprésentable ?  Ainsi le  judaïsme de la diaspora aura représenté ce que les chrétiens trahissaient : la séparation des deux royaumes. Et l’interdiction de  posséder  la terre aura conduit les juifs à prendre sur eux la souillure du prêt à intérêt.

Ces repères suffisent pour indiquer l'essentiel d'un antisémitisme en effet « historial »: le peuple juif a été identifié comme le mal dont l'Occident sentait, à son corps défendant, devoir payer la croissance illimitée de son savoir et de son  pouvoir. Pour Heidegger cette croissance (la technique, le capital, la raison normative) devait se comprendre comme un oubli par l'Occident de sa propre origine et destination. De cet oubli - pourtant  commencé avec Platon…-  les Juifs,  Rome et le judéochristianisme devaient être à la fois, par substitution fantasmatique, les témoins et les agents.

Cela même permet de discerner comment Heidegger a pu penser sur deux versants hétérogènes.  D'un côté il ouvrait la question dite "de l'être" : il remaniait de fond en comble ce qui jusque chez Husserl s'était nommé "transcendance". Nous n’en avons pas fini avec ce remaniement, qui n’a nul besoin d’être antisémite. D'un autre côté Heidegger voulait, de manière au fond très conformiste et mythologisante, que ce geste relance un "destin" de l'Occident à partir d'une provenance unique, exclusive, excluante voire exterminatrice. L'histoire réappropriait ce que l'existence aurait dû disséminer. Aussi est-ce très exactement au revers de Heidegger que Derrida (qui dès 1964 étudiait l'histoire chez Heidegger) écrivit le mot "destinerrance". On peut  l’interpréter de deux façons : 1) l'idée d'un  destin fut l'errance de Heidegger –  2) à nous maintenant de dérouter voire d'égarer le destin occidental. Et d'en finir ainsi avec l'antisémitisme.

Bien entendu, ce qui précède ne forme qu’une indication sommaire et provisoire. Même le motif du destin reste à décomposer chez Heidegger. Werner Hamacher me suggère par exemple que « destinerrance » peut être considérée comme issu de Heidegger. Peut-être y a-t-il en effet chez lui deux registres ou deux portées du « destin ». Nul doute qu’il y ait là des ressources de pensée, et telles qu’elles nous permettront d’aller plus avant dans ce qu’il nous incombe toujours de penser sur notre provenance et donc sur notre avenir.

Jean-Luc Nancy




[1]Sans assimiler du  tout Blanchot à Heidegger, et même en les opposant, je crois nécessaire l'analyse de la pensée de
 Blanchot  que j’engage dansLa Communauté Désavouée,  Galilée, 2014.

Deleuze, une animation de concept

$
0
0



En réécrivant un "Deleuze" -exactement vingt ans après ma soutenance relative à son oeuvre- j'ai voulu renouer, en format réduit (exercice en soi délicat), avec l'idée simple ou encore "l'image de la pensée" qui anime sa philosophie. Deleuze avait toujours cherché à dégager l'image caractérisant une pensée pour en découvrir le "montage" (ce qui fait de la philosophie quelque chose qui, comme pour le menuisier, requiert la main). Ainsi lorsqu'il écrivait à propos de Kant, Nietzsche ou Spinoza... Quelle a alors été l'image de sa pensée propre? Celle du survol? de la ligne droite qui ouvre un labyrinthe? Sans doute qu'une transversale, dans un monde de courbes, va trancher une coupe, des plans à la manière d'une lame. Et c'est bien ces coupes que mon livre ordonne comme autant de "plans fixes"à animer, à remettre en éventail. Mais plus que tout, ce petit montage -le petit réclamant finalement un style- consiste à chercher une forme capable d'être suivie en une seule journée -ou presque...

Impossible comme on sait de lire Ulysse de Joyce en quelques heures alors même que son roman suit l'ordonnance d'un seul jour. Ma méthode aura été inverse et comme minimaliste : présenter en un seul jour toute une création. Ce qui exige de pouvoir en suivre le temps réel au travers du temps de coupe de la philosophie, contracté sur onze coups, le douzième étant contemplatif, redevable au lecteur lui-même. Que le livre puisse se lire autrement pour un novice, c'est évident. Texte à feuilleter dans la lenteur de la découverte. Mais il faudra bien un moment le saisir au plus près et selon un survol absolu. La variation de ce petit "Deleuze", se dépliera alors bien entre midi et minuit : lecture suivie de poses que constitue l'éventail de ses chapitres. Se révélerait ainsi ce que Deleuze entendait par la philosophie en tant qu'une "animation de concepts" ainsi qu'il devait me l'écrire dans une lettre datée de 1989 et dont j'ai demandé à Fanny Deleuze l'autorisation de reproduire un extrait (elle est accessible ci-dessous en son entier au titre d'une caution).

On pourra -je m'en doute bien- me reprocher la courbure du ton adopté en ouverture, le caractère trop sobre du style déployé, mais ce serait passer complètement à côté de la formule adoptée par le format, le mouvement que j'ai choisi de composer selon une démarche qui est non seulement progressive mais également littéraire comme celle de la "nouvelle" par Deleuze appliquée à la philosophie. Il y a là l'exigence d'un pas de course traversant par exemple comme les ailes du "Louvre", y associant les fragments, réenchainant les textes ventilés. C'est seulement dans cette vitesse particulière que pourra devenir intelligible l'imagination des philosophes qui ne créent pas seulement des concepts mais tout autant des machines à Vision, des espaces absolument visionnaires.

J-Cl. Martin

Georg Cantor (La preuve en diagonale)/ 1

$
0
0
L'infini exposé sur un coin fini du tableau
Un cours lumineux d'Olivier Mgbra
(Une seconde partie est visible sur Youtube)





2ème volet ici


Y a-t-il une différence sexuelle ?

$
0
0



Si évidemment une forme me distingue et me fait reconnaître immédiatement comme redevable d’une espèce, ne suis-je que cela ? Peut-on limiter l’individualisation de mon existence à l’espèce considérant que homme-différent de perroquet ou d’araignée-  « est » mon essence, se définit selon une pertinence qui importe, qui fixe un sens : une catégorie ontologique en-deçà de laquelle les exemplaires différents comme Pierre et Jacques s’estompent, deviennent insignifiants ? Difficile d’imaginer que pour Aristote Socrate vaille moins que l’espèce homme. Comment se poursuit alors la différenciation de chacun ou de « chaque un »[1] ? Et la femme, est-elle simplement un humain, confondue avec son représentant mâle ? L’homme blanc, qui plus est occidental, conduit-il à son tour à fournir le cadre le plus achevé des « fins » de l’homme, son prototype exemplaire plus proche de l’être que ne le serait par exemple Vendredi dont Derrida retrouve les traces dans Robinson Crusoé?[2]Nous le savons, l’œuvre de Derrida tourne de manière décisive autour de ces questions, qui prennent leur essor dans des textes nombreux sur La différance aussi bien que sur Les fins de l’homme, réunis dans Marges de la philosophie et se poursuivent dans toutes les directions jusqu’aux réflexions posthumes réunis dans L’animal que donc je suis.

Dans ce dispositif, Glas constitue sans conteste un moment prévalant en ce que la figure féminine d’Anti/gone singularise un nom, une signature inimitable, hors mimèsis si par mimèsis on entend l’imitation du digne représentant d’un rôle familial. Ce nom, dans son étymologie même, se montre capable de faire capoter la génétique, la lignée des familles -trop  Œdipienne- qui la relègue dans la domesticité, au profit de la figure du frère qui porterait seul le nom[3]. Nous avons amplement développé ce point dans notre propre analyse de Hegel à laquelle je renvoie pour le détail de la séquence[4]. Il est patent, en tout cas, que la manière dont émerge cette figure dans la pensée hégélienne, l’importance de ce nom intraduisible sonne le glas de la pensée phallocratique imputée au Grecs en ce que, pour Sophocle, la femme y apparaît comme tout autre chose qu’une doublure du frère, placée seulement à l’ombre de la famille qu’elle fait éclater au contraire, redevable d’un tout autre complexe. Il y a donc bien différence sexuelle. Antigone constitue une figure de la féminité qui va au-delà de la sœur et dont il convient de réfléchir l’absence de règles pour penser sa différence, l’absence de Loi pour régler son cas. Le dilemme qu’elle affronte dans le registre du Tragique, la psychanalyse en loupe sans doute un peu la portée par l’importance accordée à Œdipe, oubliant cette autre grande figure par laquelle Sophocle déconstruisit la logique des représentations et de la mimèsis. S’y joue un autre mime, bien plus pervers.

Qu’en est-il de l’homme et de sa délimitation essentielle ? Comment définir alors ce qu’il est en son Etre, ou encore en ce qui permet de le rapporter à ce qu’il montre essentiellement ? On connait la réponse d’Aristote d’après laquelle on peut affirmer que « Socrate est mortel », même si, dans les différentes Ethiques, la mort reste trop générale. L’animal on le verra également meurt. Ce sont plutôt les vertus qui poursuivent la sculpture individuelle mieux que ne le permettait l’ontologie seule. Dans ce dernier cas, son être en tant que mortel consiste à se coupler à un genre qui le distingue par exemple des immortels que sont les Dieux ou d’autres êtres titanesques. L’homme se voit donc placé entre les Dieux et le règne animal comme un étant privilégié. Mais, à tout bien prendre, l’animal n’est pas moins mortel que Socrate. Sous ce rapport, l’animal reste dans l’horizon générique qui l’inscrit dans la mort, puisqu’en effet il meurt. Et que savons-nous de sa mort ? Comment ne pas voir qu’il partage le genre commun aux mortels ? Et pourquoi serait-ce sans le savoir, à la différence de l’homme qui le déclare et le déplore, existant pour la mort, obnubilé par elle ? Pour toutes ses raisons de principes, il convient de poursuivre cette distinction, cette différenciation et contester que Socrate, à la différence de l’animal, soit doué de raison, qu’il se détermine comme être raisonnable, mortel possédant seul le savoir de sa mort. Nous avons en effet admis que nous seuls vivons pour la mort et, sous cette différence, que seulement l’homme ferait preuve de raison, la raison étant sa finalité essentielle.

On comprendra donc qu’il y a des genres, fort nombreux mais insuffisants. Socrate n’est pas un Dieu suréminent. Sans être animal puisqu’il est un « être pour la mort », il reste fragilement vertébré. S’agit-il simplement là d’une catégorie générale, trop générale sachant qu’aucune vertèbre ne suffit à faire un homme ? Sans doute que la vertébration est essentielle à Socrate puisqu’il naît et se développe selon des lois, des processus physiologiques qu’il ne choisit pas et auxquels son corps se soumet, des formes de composition réelles qui sont actives et font de lui autre chose qu’un insecte articulé ou une limace inarticulée. Il est doué d’une forme d’organisation par vertèbres et la Socratéité de Socrate ne serait pas advenue ni même pensable sans participer de cette différenciation substantielle capable de lui donner une stature, une colonne et station verticale. Cette substance, cette tenue vertébrale est bien ce qui le fait tenir debout, ce par quoi il conquiert une posture et un être.

Pourtant, nous convainc Derrida, au sein de ce genre très large, trop relâché, il convient d’affiner cette distinction et de poursuivre la singularisation de ce que c’est que d’être pour un étant particulier. Qu’il soit vertébré, cela n’implique pas qu’il soit oiseau -également vertébré-  partageant avec lui la tenue verticale. On dira donc que Socrate est tout autant mammifère, qu’il développe toutes les qualités propres à ce genre et que quelque chose de plus précis permet, en outre, de le distinguer des chiens ou des chats - ce qu’Aristote va appeler son espèce. Elle n’est ni choisie ni modifiable et s’impose donc de manière essentielle. Mais alors, quoi de Socrate s’il partage avec le chien ses caractères de mammifère ? Il y a bien une formalisation particulière de chaque étant, une différenciation supplémentaire qui se produit à la limite de l’ontologie mais que la copule « être » rend insensible, ignore royalement, rapportant toute singularité individuelle à son essence spécifique, à ce qu’avec Aristote on nommera sa dernière différence : « Socrate est Homme » et non pas Lézard ! Mais n’est-il pour autant qu’Homme, Socrate devenant identique à son ennemi Calliclès ? N’est-il pas plus et autre chose ?  Il semblerait donc indispensable de franchir le cap de cette différence finale, extrême et dernière nommée espèce. En-dessous de l’« homme », existent des singularités, des signatures inimitables. Il est en effet possible de poursuivre cette singularisation en-deçà de l’espèce en direction de l’individu particulier, avec le risque de toucher à son caractère idiot, idiomatique ou idiosyncrasique. Peut-on considérer alors que ce qui fait Socrate, en son être, réside dans tel grain de beauté ou telle verrue, que la forme camuse de son nez, l’incarnation douloureuse de ses ongles, constituent ce qu’il en est de Socrate ? Qu’est-ce qu’une anomalie ? On dirait que toutes ces différences ne sont que laideur : des accidents qui affectent l’ontologie et la portent vers le non-sens d’une monstruosité matérielle, une différence par la matière, différence débilitante qui ne concerne pas vraiment ce qu’il en est de Socrate comme être raisonnable.

L’individuation par la matière nous pousse à des anomalies, des pathologies qui ne relèvent pas de notre substance, ni de notre essence. Ce sont des dérives de la différence, un épuisement qui n’entame pas notre accès à la raison de sorte que l’humanité qui nous caractérise ne tient pas au strabisme, ni à la jambe claudicante qui m’affecte de manière inessentielle ou par défaut. En conséquence de quoi, la différenciation aristotélicienne conduit à une ontologie, un système de couplage dont l’être intelligible doit s’arrêter à la « dernière différence » pensable qu’on appelle l’espèce : « Socrate est homme ». En tant qu’homme, son être sera qualifié par la raison et non par la matière qui lui confère des cheveux roux, blonds ou au pire une calvitie précoce. La dernière différence substantielle sera, pour Aristote, celle de l’espèce, du moins si on se contente de lire la Métaphysique en-dehors du cortège des vertus qui composent une Ethique. Si l’ontologie poursuit la différenciation en-deçà de l’espèce, si elle prend en compte d’autres singularités individuelles, alors le système des catégories pour fixer l’être se perd dans l’absurde, dans l’échevelé de la boue, de la crasse et des avatars congénitaux à la matière. Mais n’y a-t-il pas des différences parfaitement intelligibles, en même tant que sensibles, au-delà cette limite de l’ontologie aristotélicienne ? Ne peut-on pas transgresser ce seuil de la différence débilitante? Que faut-il penser sous ce rapport de la différence sexuelle ? Est-il indifférent que Socrate en tant qu’homme ne soit pas une femme ? La femme se réduit-elle au genre homme, ou faut-il lui reconnaître une qualité « essentielle », celle d’Antigone qui n’est pas du tout comparable à celle de Socrate ? L’ontologie, telle que  la métaphysique en monte la différenciation, n’est-elle pas capable de subir une déconstruction en mesure de laisser voir, dans l’Etre, un « supplément de copule[5] », d’autres accouplements pour une différence sans borne ?

Ces questions redoutables d’une singularité individuelle et pré-individuelle sont des questions que Derrida partage avec les interrogations de Deleuze, notamment dans Différence et répétition alors même que les deux parcours sont indépendants et pour ainsi dire parallèles dans le temps. Quoi qu’il en soit de ce rapport, ce que Derrida permet de penser (au moment où Deleuze interroge les agencements du « et »), c’est que l’organisation des catégories et des genres peut se déconstruire et s’ouvrir à des associations nouvelles. La copule peut se déplacer du verbe être vers d’autres opérations comme dans la formule « il a plu » dont Deleuze a tant parlé quand « il » incarne une personne, une entité qui n’est pas un sujet défini. De même, la formule « Il y a » ne dit pas ce qu’est cette troisième personne. Il existe ainsi, à côté du verbe être, des manières de coupler, des suppléments de copulecomme c’est le cas dans d’autres langues, notamment certains dialectes où le pronom peut porter la liaison, et par conséquent introduire une tout autre logique dans le jeu des catégories, dans la ventilation des distinctions et des différences. « Cette valorisation syntaxique du pronom en fonction de copule est un phénomène dont il faut souligner la portée[6] », notamment dans l’indistinction de la troisième personne du singulier qui donne au sujet des sens si différents entre « on », « il », « elle » dont la valeur n’est pas la même : « on a frappé », « il vente », « elle déferle », etc  –autant de propositions associées en-dehors du verbe être.

Le « il » et le « elle », le masculin et le féminin montrent une différence qui intervient sous la « troisième personne du singulier » dont on peut considérer qu’elle excède les propositions du type « Socrate est un homme ». Ilou elle témoignent d’une différenciation plus profonde que celle de l’ontologie. Ce mouvement de la différence sexuelle concerne un processus capable de diviser l’espèce selon d’autres dimensions, masculines ou féminines, dont la différence doit être interrogée. Sous la table des catégories, dans la répartition des genres, dans les classes de l’être et des espèces qui le particularisent, intervient une autre découpe qui ne relève pas de la copule, de la grammaire de l’ontologie, un couple constitutif d’une vie, d’une écriture qui n’est pas seulement celle du langage mais de la procréation, de la diffusion du vivant, grammatologie réelle dont la pragmatique sexuelle serait enfin exogène aux arts de la langue, comme en témoignerait une analyse un peu précise de l’articulation érotique des corps, du Toucher au lien si prolifique[7]. Ce qui vaut tout autant de l'art des rencontres, surprenantes, non catégorielles, plus larges que le statut des personnes constituées pour penser des distinctions infra-sexuelles.

J.Cl. Martin, Extrait de Derrida, un démantèlement de l'Occident, Ed. Max Milo, p. 241  



[1] L’expression « chaque un » revient souvent sous la plume de Jean-Luc Nancy.
[2] C’est là l’objet du vol II de La bête et le souverain déjà cité.
[3] Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1989.
[4]Une intrigue criminelle de la philosophieLire ‘La Phénoménologie de l’Esprit’, Paris,  Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2010.
[5] Cette déconstruction de la copule « est », se trouve abordée sous ce titre dans Marges de la philosophie, op. cit. p.209.
[6]Le supplément de copule, p. 242.
[7] Il faudrait relire Le toucher selon la richesse des suppléments de copule que réalisent toutes ses tangences, cf. notamment les corpus du Ch. XIII.
[8] Cette érotique a été développée dans le des deux livres que j’ai consacrés à l’érotisme et qui, entre Deleuze, Derrida et Bataille jouent d’une âme, d’une psyché, inséparable de cette différence extra-ontologique.
[9] Derrida, Fourmis in Lecture de la différence sexuelle.
[10]Différence sexuelle, différence ontologique in Psyché, Paris, Galilée, 1987-2003, p. 15.

Michel Foucault

$
0
0




"La résistance constitue une courbure, un front que Foucault a interrogé déjà dans la manière dont Artaud résiste au pouvoir psychiatrique qui s’empare de la Folie. On en dira de même de l’existence des hommes infâmes. Il y a des points et des lignes de résistance. Ce que révèle le crime de Pierre Rivière[1], c’est que « plus on en sait, moins on comprend ». Ils ont beau être éclairés par des processus de savoir, ils n’en restent pas moins un mystère, tout à fait obscurs au pouvoir, invisibles aux modes d’enquêtes qui cherchent à en établir la vérité. Il y a des singularités qui ne laissent que peu de traces dans l’histoire, mais qui constituent d’infimes fragments de vie qui s’affrontent et modifient des relations de pouvoirs[2]. Il en va ainsi de Gilles de Rais, Cartouche, Sade et Lacenaire. Ce sont autant de données locales pour pervertir les rapports de pouvoir selon des devenirs devenus répréhensibles, condamnables, dangereux, et qui laissent apparaître les failles d’un système.
Ces singularités mettent le doigt sur la porosité d’un système. Aussi Foucault peut-il demander : peut-on s’en sortir, ou encore « faut-il dire qu’on est nécessairement dans le pouvoir, qu’on ne lui échappe pas, qu’il n’y a pas, par rapport à lui, d’extérieur absolu, parce qu’on serait immanquablement soumis à la loi ? »[3]. Est-ce la structure toujours qui gagne contre les singularités locales qui se rangent sous son autorité ?

Concernant la réponse à cette question Foucault n’a jamais varié. De telles singularités ne peuvent s’exercer que dans le champ du pouvoir auquel elles résistent. Ce ne sont pas des générations spontanées, mais des réponses, des points de résistance dans un champ stratégique, des points capables d’infléchir, sur une ligne de front, la position des éléments qui font pression. Et c’est cette logique d’essaimage qui importe.
Il y a des positions singulières que Foucault va amplifier à la fin de sa vie pour montrer comment, au sein d’une structure dont elles dépendent, vont se mettre en œuvre des forces, des foyers de résistance capables d’entraîner des modifications d’ensemble. S’agit-il alors d’un retour au Sujet, à la liberté du Grand Homme capable de changer le cours des choses ? Est-ce là une contestation de ce que Foucault avait d’abord pensé en soumettant l’histoire à la ventilation d’une archive fortement impersonnelle, anonyme ?
A vrai dire, ces pointes de résistance étaient déjà données depuis le début dans l’analyse de la folie et des rejets qu’elle connait. La déraison se polarise autour de certains noms : Van Gogh, Artaud, Hölderlin... Elle apparaît dans le monde moderne comme une frontière associée à des noms singuliers, frontière décisive où se joue ce qu’il y a de plus meurtrier et par conséquent de plus dangereux pour la configuration des pouvoirs disciplinaires. C’est là que se dessine la ligne, le sillon autour duquel tourne une société.

L’œuvre littéraire, l’œuvre artistique sont la découverte centrale d’un pôle de résistance, d’un point de désœuvrementoù tout se délite et se heurte au Dehors, à l’ « étrangèreté » de ce qui n’est pas encore formalisé : moment d’incertitude qui fait la naissance de l’œuvre ouverte, la singularité d’un nouveau jeu du sens et du non-sens.
La folie de l’écrivain est un moment capital au sein duquel naissent des rapports de forces qui rejouent la distribution de ce qu’on croyait voir avec évidence et savoir dans sa vérité. L’œuvre, sous cette incertitude essentielle, s’affirme comme un mode de perception et une création de pensée pour une existence libérée, inédite.
« Depuis Hölderlin et Nerval, le nombre des écrivains, peintres, musiciens, qui ont sombré dans la folie de l’œuvre s’est multiplié(…) ; leur affrontement est bien plus périlleux qu’autrefois ; et leur contestation maintenant ne pardonne pas ; leur jeu est de vie et de mort »[4]. C’est ce risque, cette ligne d’affrontement entre la vie et la mort qui constitue une figure de la « subjectivation » sur laquelle se retourne la réflexion de Foucault avant de tomber sous le coup de sa propre maladie. "

J-Cl.Martin, extrait de Comprendre Foucault, 141 p. Ed. Max Milo (En librairie le 2 juillet)
avec 12 illustrations de Laura Acquaviva.




[1]Pierre Rivière (1815-1840), jeune paysan dont la folie meurtrière (il a assassiné l’ensemble de sa famille en prétendant défendre son père contre une épouse qui le maltraitait) a donné lieu à l’une des premières tentatives d’explication "scientifique" d’un crime.
[2] Dits et écrits, Vol. III, p. 107.
[3] La Volonté de Savoir, op.cit. p. 156.
[4] Histoire de la folie, op.cit. p. 555.

Mondialisation de Gaza ?

$
0
0



Il ne faut pas être grand stratège pour comprendre que les conflits qui s’exportent ailleurs sont ceux qui n’ont plus aucune possibilité de trouver une issue sur le territoire qui est occupé. Et ce d’autant plus quand l’occupation prend l’allure d’un camp d’enfermement. Comment ne pas porter ailleurs un conflit quand plus aucun souterrain ne permet de fuir l’ennemi ? Les camps de la mort, certes très différents, ont connu leurs tunnels, attendant une libération qui ne pouvait venir que du dehors.  Les galeries souterraines à Gaza font incontestablement la preuve qu’un peuple voit son existence réduite aux conditions d’enfermement proches de celles de la vermine ou des rats, avec des processus d’éradication qui sont visibles tous les jours et qui vont dit-on prendre du temps. Comment soutenir un régime qui génère une mort massive, au comptage indigne? Comment démilitariser une région en donnant l'exemple d'un arsenal inique? C’est une bêtise et une faiblesse intellectuelle qui nous apprend surtout que les dieux sont sourds aux échos, aux risques d'embrassement. Y aura-t-il d’autres issues pour un peuple au pied du mur que celle de la résistance qui trouve dans la tactique d’enfermement de l’ennemi les conditions de sa mondialisation, de sa progression également souterraine ?

JCM

Multivers, une pensée de Blanqui

$
0
0



On doit cette conception vertigineuse et angoissante à un philosophe français du XIXe siècle qui en eut l’intuition en prison et que Nietzsche a peut-être lu. Entre les murs épais de son cachot, Louis Auguste Blanqui rédige son opuscule sur l’éternel retour. Il s’agit de L’éternité par les astres, un livre étonnant, où il nous est démontré que tout revient, les mêmes combinaisons de particules, puisque le temps s’effeuille sans rencontrer de terme. La matière, certes, s’avère divisible mais ses éléments sont indestructibles. Les atomes ne disparaissent guère. Ils sont impérissables comme les briques de notre portique. Bien qu’en voie perpétuelle de transformation, la matière ne peut ni diminuer, ni s’accroître d’un seul atome. L’espace, quant à lui, n’a pas de borne. Derrière la limite de l’univers, que nous imaginons pour lui, rien ne nous interdit de penser qu’il se répète à l’identique et que se réalisent des tirages similaires dans les puzzles de la matière.
Qu’il existe des multitudes de formes et de mécanismes, cela ne laisse aucun doute. Mais le plan et les matériaux restent forcément invariables. Leur nombre, certes énorme, sera fini. Entre hydrogène et carbone, entre mercure et cobalt, Blanqui dénombre soixante-quatre genres de corps simples, soixante-quatre dés à jouer pour la Nature et dont le brassage incessant rend compte du peuple de globes qui, çà et là, se détruisent et ressuscitent. Nous voici tous plongés «sur ces champs de bataille où des milliards d’étoiles se heurtent et s’embrasent durant une série de siècles, pour refaire des vivants avec les morts.» L’univers est donc éternel pour des astres qui sont néanmoins périssables. Ils explosent et de leur cendre renaissent d’autres mondes. Chacun d’eux a passé par des milliards d’existences. Des chocs les divisent, les mêlent, les pétrissent sans fin, si bien qu’il n’en est plus un seul qui ne soit déjà composé de la poussière de tous les autres. Il en va de même pour la moindre fleur, petite étoile comme les oiseaux et les hommes.
Un jour, il nous faut mourir et nous décomposer, brassés par l’universelle tourmente du cosmos. Mais le code qui nous compose, le puzzle de nos atomes, la formule de notre ADN dirions-nous désormais, connaîtront un nouveau tirage. Disposant d’un nombre d’éléments si peu variés – à peine une centaine de corpuscules types – il n’est pas facile de créer des combinaisons si différentes, qui suffiraient à peupler l’infini. Il en existe un chiffre sans doute astronomique mais néanmoins précis et nécessaire. Le recours aux répétitions devient pour cela même indispensable. Le temps fort long d’un univers en épuisera toutes les combinaisons possibles, un autre renaîtra à sa place, à partir des mêmes bases. Un corps humain est un univers. Il possède un nombre impressionnant de cellules, mais il existe un chiffre de son architecture et ce dernier doit bien se répéter ailleurs comme son sosie, le fac-similé rigoureusement semblable, fût-ce dans plusieurs milliers de billions d’années. «Je défie la nature, dira Blanqui du fond de son cachot, de ne pas fabriquer à la journée, depuis que le monde est monde, des milliards de systèmes solaires, calques serviles du nôtre, matériel et personnel. Je lui permets d’épuiser le calcul des probabilités, sans en manquer une. Dès qu’elle sera au bout de son rouleau, je la rabats sur l’infini, et je la somme de s’exécuter, c’est-à-dire d’exécuter sans fin des duplicata.»
Nous tous reviendrons en un temps fort éloigné avec les mêmes compagnons d’infortune, les mêmes joies et peines. Chaque événement de notre vie pourrait assurément avoir un autre devenir. Nous sommes, pour chaque moment, placés devant une bifurcation qui implique des choix, faisant de nous des boulangers au lieu de révolutionnaires, avec tels amours plutôt que tels autres. Nous avons forcément plusieurs vies. Mais dans l’éternité, cette vie-ci, avec ce clair de lune et cette compagne si singulière, aura bien l’occasion de se reproduire, non seulement une fois, mais une infinité de fois. Sous le porche de l’éternel retour, ce que nous faisons et pensons doit entrer soudainement en résonance avec tous nos duplicatas qui auront, eux aussi, songés à leur retour, à leur répétition. Se trace ainsi une diagonale par-delà les crêtes de l’éternel retour. S’ouvre une porte, dans cette «éternité par les astres», qui nous fait communiquer avec tous les sosies qui nous doublent. Nos voix se font écho pour entrer en un choral très singulier. Mais, par l’invocation de ce retour sans fin, Blanqui ne s’évade pas vraiment de sa prison. Impossible d’échapper à sa présence dans une rue de Bangkok ou à sa mort sur le radeau de la Méduse, avec l’estomac dans les talons. Naît le sentiment de ne pouvoir quitter cet endroit qui éternellement revient, aussi bien en aval tout autant qu’en amont. Vivre dans l’immanence d’un monde fermé sur soi, dans le cercle de ses retours, nous enchaîne en un cachot que le stoïcisme précisément refuserait. L’instant d’un Marc Aurèle, fût-il partisan de l’éternel retour, est une singularité qui ne tolère de comparaison avec rien et se mesure au rien. Il faut le rien, le néant pour donner contour à l’Être. Toute singularité se taille sur le bord du vide, sous la -morsure de l’espace dépeuplé, autrement tout contraste s’estomperait. Sans une faille, sans un abîme, un gouffre insatiable, l’Être se crisperait en un monolithe compact, toujours semblable et dont l’ouverture viendrait à manquer. Pour qu’il y ait un portique, il faut au moins un passage. Le plein réclame le vide et le cercle n’est jamais qu’une spirale enroulée sur rien. Héraclite et Parménide sont les frères d’un même monde. L’un revient sans doute dans l’autre mais comme entre des sosies que tout pourtant sépare. Entre ces deux conceptions du portique, il n’y a donc pas à choisir ni à se décider. Elles possèdent chacune leur part de beauté, leur force affirmative, leur courage et leur vertu, filles jumelles de l’étonnement.

J.Cl. Martin, extrait d'Eloges de l'inconsommable Ed. de L'éclat 2006

Plurivers, pluralité des mondes

$
0
0

PLURIVERS / Essai sur la fin du monde,
PUF, Travaux pratiques, 135 p.
Dans cet essai philosophique et poétique à la fois, J-C Martin construit un parcours discontinu, fragmenté et fragmentaire, autour d’un " plurivers " dont la pensée contemporaine est invitée (ou appelée) à penser la complexité et la multiplicité. Comme tout événement, le plurivers étonne et surprend, fait vaciller toutes les certitudes et les habitudes acquises. Comme beaucoup de philosophes contemporains (on pourrait citer, entre autres, Jacques Derrida ou Peter Sloterdijk) le sentiment de vivre " la fin du monde " n’est pas interprété ici sur un ton apocalyptique, mais comme la chance (menace et promesse à la fois) d’ouverture sur une pluralité de mondes, habités par des humains et de non humains (environnements naturels, animaux, artefacts) qui devront inventer de nouvelles formes de coexistence. L’idéal de maîtrise qui s’est longtemps traduit dans l’aspiration à unifier le monde, par l’action ou la pensée, est désormais inadéquat pour saisir et accueillir la diversité et la complexité d’un " monde de mondes ". L’idée du monde comme cosmos, univers et nature unique n’a d’ailleurs jamais correspondu à aucune réalité, elle a toujours été le fruit d’une construction incessante d’une réalité unique, ronde et bien délimitée, un tissu continu et sans faille, régi par des règles communes à Dieu et à l’entendement des hommes, garanti par les lois de la providence divine et les desseins mystérieux de la création. Mais les sphères et les globes qui assuraient l’unité du réel ont fini désormais par se dissoudre dans l’étrange topologie des écumes chères à Peter Sloterdjik et qui n’assurent plus aucune protection face à l’infini, à la pluralité des mondes, au chaos, à l’hétérogène, au discontinu et au fragmentaire : tous les espaces soigneusement striés et mesurés deviennent lisses, troués, infiniment pliés ou feuilletés. Plurivers se présente comme une traversée de ces nouveaux espaces-temps, une exploration de la multiplicité des mondes contemporains.

Peter Trawny / Heidegger n’est-il plus à sauver?

$
0
0



Peter Trawny vient de donner quelques nouveaux extraits des Cahiers noirs qui sont reproduits dans le dernier numéro de la revue Esprit et qui rajoutent à l’accablement de Heidegger. Il est notable que les révélations de Peter Trawny ont fait l’objet de vives critiques, ou comme il dit d’injures qui en font un chien traqué. Il vient de faire parvenir cette semaine une lettre au site Mehdi Belhaj Kacem. La lettre, en laquelle Peter Trawny se croit d’abord menacé par le blog, est adressée à Stéphane Domeracki. Dans cette lettre excédée, il annonce „la prise de position“ d’un livre en cours de publication pour octobre.  L’intérêt de cette lettre inédite de Peter Trawny permet pour le moins de situer le passage de Heidegger dans lequel il parle des juifs et que nous reproduisons ci-dessous en Allemand :

"Die Judenshaft ist im Zeitraum des christlichen Abendlandes, d.h. Der Metaphysik, das Prinzip der Zerstörung, das Zerstörerischein der Umkehrung der Vollendung der Metaphysik – d.h. Der Metaphysik Hegels durch Marx. Der Geist und die Kultur wird zum  Überbau des "Lebens"– d.h. Der Wirtschaft, d.h. Der Organisation – d.h. Des Biologischen – d.h. Des Volkes''
soit en français: 
"La communauté juive est, dans l'espace-temps de l'Occident chrétien, c'est-à-dire de la métaphysique, le principe de perturbation. Elle est ce qui déstabilise (ou dérange) le renversement de l'achèvement de la métaphysique, c'est-à-dire de la métaphysique de Hegel par Marx. L'esprit et la culture deviennent la superstructure de la «vie », c'est-à-dire de l'économie, de l'organisation, du biologique, du « peuple »".

Une telle formulation n’est sans doute pas flatteuse ni pour le christianisme et pas davantage pour le judaïsme. Ce n’est pas un éloge. La formule de Heidegger inscrit d’abord la "communauté juive" dans une perspective chrétienne dont elle n’est plus seulement l’origine mais la fin. Elle n’est pas, comme on le pense généralement, un préalable au christianisme mais elle en réactive le geste métaphysique de manière actuelle, dans l’actualité de l’époque et de l’avenir placé sous le nom de Marx (!). Il y aurait ainsi comme un débordement du christianisme par le judaïsme, une intervention du judaïsme qui apparaît ici comme une forme de « perturbation »(Zerstörung). Cet extrait n’est pas énigmatique comme l’est parfois la langue de Heidegger, ni pour les mêmes raisons. Il est rédigé dans une langue très télégraphique, à usage personnel et comme pour servir de rappel ou de raccourci au programme de sa propre pensée. L’expression est en vérité très ramassée et fonctionne par tirets, rappelant comme pour un plan, des entrées sténographiées pour des développements possibles.
Il est dit d’abord que la pensée juive s’inscrit dans un rapport particulier à Marx, ce qui n'étonnerait pas les contemporains de Heidegger convaincus de "judéo-bolchévisme", Hitler en produisant régulièrement l'amalgame. Mais nous ne savons pas si le lien de Marx et des Juifs, ici établi par Heidegger, appartient à l’horizon du nazisme et nous pouvons en douter même si le nazisme comporte une mention « socialiste » dont la finalité est « nationale » tandis que le communisme de Marx est international. Une internationale que le judaïsme également connait pour des raisons historiques, n’ayant pas de communauté ou de politique qui soient nationale. Il y a un peuple juif mais sans Etat. Le judaïsme apparaît comme un « peuple » mais sans « nation ». Que dire alors du Marxisme et du Judaïsme ? Heidegger ne le dit pas vraiment, même s’il est fait mention au « peuple » comme à un vocable commun. Il y a un peuple juif et Marx aspire à un peuple nouveau. Il doit donc bien y avoir des rapports qui sont immédiatement évidents à en juger par le caractère si rapide de la formule. Le ton général du propos en tout cas comporte un vocabulaire d’inspiration marxiste (économie, superstructure, peuple…). Mais on comprend tout de même que la communauté juive approchée selon un vocabulaire marxiste n’est pas non plus réductible à Marx. Nous savons que Marx renverse l’idéalisme de Hegel qu’il remet sur ses pieds, d'où cette référence un peu rapide. Et la communauté juive, si on peut comprendre la phrase de Heidegger, vient perturber ce renversement. Enoncée en termes marxistes, la communauté juive est en même temps présentée comme une destruction du marxisme et de ce qu'il tente pour sortir de la métaphysique. Elle compromet ici l’attaque de Marx contre la métaphysique et notamment la métaphysique de Hegel. Mais on sait bien que pour Heidegger, Marx ne renverse finalement pas grand-chose. Faut-il alors le déranger ? Est-ce que historiquement il y a lieu de s’opposer à l’établissement de ce renversement ? Le deuxième point du passage cité de Heidegger place en effet les juifs dans une position de « perturbation », de « dérangement », une perspective qui est loin d’être passive ou sans histoire, sans monde comme il est dit ailleurs (et même si cela advient sans terre, la terre n'étant que promise, jamais acquise ou conquise).
Il y a bien un monde, au contour certes diasporique, une mondialisation du judaïsme qui pour le moins intervient dans l’histoire de la métaphysique qu’elle accomplit autrement tout en gênant le renversement de Hegel par Marx, comme si la pensée juive était peut-être plus hégélienne dans sa logique floue que marxiste et tranchée. On ne sait pas trop et le commentaire rencontre ici des limites. Heidegger doute évidemment de cette déstabilisation ou du moins considère qu’elle n’est pas suffisante et sans doute fausse. On soupçonne dans ce programme qu’il faut en découdre avec la tradition juive, placée à hauteur d’une pensée qui prend valeur d’adversaire. S’il est avéré pour Heidegger que le judaïsme apparaît comme un principe de perturbation de l’entreprise de Marx, en même temps elle l’accomplit par certains traits organisationnels, par sa forme de mondialisation apolitique. Et on en dira autant de l’universalisation du capitalisme en tant qu’économie, en tant que spectre comme dit Marx. Que dire alors du capitalisme et du Judaïsme ? Rien n’est dit ici en tout cas de ce rapport, de cette autre métaphysique, de cet autre accomplissement qui soustraient le Christianisme comme le Judaïsme à tout marxisme.
Ce que nous savons en revanche est que Heidegger n’est pas très flatteur à l’égard des renversements, fussent-ils induits par Marx. Comme nous l’apprenons de son étude sur Nietzsche, il ne croit pas Nietzsche qui affirme avoir renversé Platon et va surtout montrer comment Nietzsche est encore pris dans le programme de la métaphysique en annonçant la mort de Dieu, en remplaçant le Dieu mort par l’homme et par la technique. Il y a fort à parier que Heidegger ne saurait souscrire les yeux fermés au renversement pratiqué par Marx, qui retourne Hegel en le remettant sur les pieds. Pour la simple raison que l’idée de renversement est encore dialectique, relève d’une inversion qui se soumet à ce qu’elle inverse sans le savoir (celui qui renverse l’ayant oublié et comme refoulé). Et le judaïsme tel que Heidegger le dit ici ne le croît pas plus, doute autant que lui d’un tel renversement, même si, dirait-on ici, il hérite d’un sens spéculatif, d’un sens de l’organisation et de l’économie collective qui tient d’un réalisme marxiste. Cette histoire de Marx n’est donc pas très claire… Quel est vraiment le problème du judaïsme pour Heidegger ? D’avoir dérangé le renversement de Hegel par Marx ou de l’avoir accompli ? Que nous apprend cette nouvelle citation ? Elle affirme que le judaïsme apparaît comme un dispositif important dans l’accomplissement de la métaphysique et pourrait en marquer une étape décisive en ce qu’elle est destructrice vis-à-vis de Marx. Et du coup la communauté juive compromet surtout l’illusion des derniers métaphysiciens qui avaient œuvré à réaliser une communauté autour de Nietzsche et de Marx (utopique, nihiliste, anarchique, individualiste pour le premier ; communiste, collectiviste pour le second). Il y a donc un dérangement : la communauté juive dérange les utopies que Marx incarne avec Nietzsche, eux qui affirment avoir dépassé la métaphysique alors qu’il en accomplissent le destin. Et que dire alors des intellectuels juifs, des écrivains juifs sous ce rapport critique? Sous le rapport d’une communauté sans nation ? Que permet de penser le judaïsme en terme de communauté et de politique? Heidegger n’en dit rien! La fin du texte est très télégraphique et pour ainsi dire incompréhensible. Elle est certes négative, elle va à l’encontre de la pensée juive. Elle ne dit pas ce qu’une telle communauté porte envers et contre des utopies capitalistes ou communistes. C'est que le judaïsme est sans doute aussi l’ennemi de la communauté  à laquelle rêve Heidegger en se repliant sur la nation allemande. En effet, il y a bien quelques griefs. D’abord parce que la « vie » et « l’esprit » apparaissent comme instrumentalisés par des structures techniques, des constructions économiques qui s’imposent à travers l’affairement de la communauté juive, à travers son organisation, l’organisation appelant ici une dimension politique, du moins populaire, qui est loin de rabattre la figure du juif sur celle du sous­-homme comme cela se dit dans le nazisme. Ce qui évidemment ne sauve en rien ce que Heidegger affirme d’inacceptable ici et ailleurs. Simplement son antisémitisme prend une tournure peu commune et assez éloignée des préjugés de ses contemporains. Quant au mot « esprit », « vie », ici mis en appel, il ne serait sans doute pas inutile de relire ces concepts à travers l’éclairage qu’on donnera Derrida dans sa critique de Heidegger.
Peter Trawny dans la lettre qu’il vient d’envoyer à Stéphane Domeracki ouvre des perspectives qui ne relèvent donc pas de la simple diffamation du maître. Il considère par ailleurs que les carnets montrent un Heidegger qui n’a pas à être sauvé dans la mesure où il le fait très bien par lui-même. Comment ? Nous venons d’en deviner quelques points mais nous l’apprendrons évidemment d’autant mieux par la publication de son livre. Et ce que Peter Trawny entend dire déjà par cette lettre est que la publication des Cahiersne consiste pas à faire le procès de Heidegger tant les problèmes qu’ils soulèvent relèvent de la discussion, du débat intellectuel et non d’un tribunal, même s’il faut bien parler chez Heidegger d’un « Antisémitisme ontologico-historial » pour reprendre le titre de son travail. Voici en tout cas quelques pistes nouvelles données par cette lettre en langue allemande (1) et dans laquelle Trawny regrette que ceux qui parlent de lui –Heideggeriens ou non-  ne l’aient pas lu. Il espère en outre que l’insulte dont il fait l’objet cédera au dialogue, à la confrontation concertée.
L’avenir proche nous le dira, d’autant que les carnets comporteront sans doute des propositions plus difficiles à soutenir.

JCM

(1) "Sehr geherrter Herr Semm,

die Stelle lautet im Deutschen
Ich möchte zu meiner Entscheidung, diese in den "Anmerkungen I" befindliche Stelle vor der möglicherweise im Herbst oder Anfang 2014 geplanten Veröffentlichung in einem Aufsatz zu zitieren, Stellung nehmen. Zumal Sie ja sogar das Wort Diskussion verwenden:
Meine These vom " bei Heidegger“  wurde zum Anlass genommen, mich als Person herabzusetzen, im Privaten und in der Öffentlichkeit. Man meint, dass ich in meinem Buch bei Klostermann gegen Heidegger Krieg führe, sein Denken jedenfalls verrate. Das kann nur behaupten, wer mein Buch nicht gelesen hat.  Es ist der Versuch, ausgewogen mit den problematischen Stelln umzugehen. Ich würde sogar sagen, dass nicht nur das Ende meines Buches zeigt, inwiegern ich Heidegger retten will - obwohl er sich übrigens ganz gut selbst rettet. Da aber nun einmal maine These als Verrat betrachtet wird, ohne dass übrigens dagegen argumentiert wird, muss ich sie stärken. Ich werde mich auf anderen Stellen in geschriebener Form vor der Veröffentlichung des Bandes nicht weiter beziehen Ohnehin geht es um Heideggers Denken um sonst nichts.
Noch ein Wort zum Begriff "" Inzwischen wird vom "ontologischen" oder auch "kulturellen Antisémitismus" gesprochen. Das ist m.E dasselbe, auch wenn es kleine Bedeutungsverschiedenheiten gibt.
Ich möchte abschliessend noch eine Stelle aus meinem Buch zitieren : "Kommende Diskussionen mögen meine Deutungen widerleger oder korrigieren Ich wäre der Erste, der sich darüber freute.
Bisher hat es eigentlich nur Verunglimpfungen gegeben. Ich hoffe daher, dass die Diskussion im kommenden Herbst etwas ertragreicher wird."

Peter Trawny

-

Foucault contemporain

$
0
0



Avec Comprendre Foucault, Jean-Clet Martin propose moins une explication de Foucault qu’une implication : « comprendre » Foucault serait à entendre comme une invitation à l’inclure dans notre pensée et nos existences, à l’impliquer dans ce que le présent conduit à penser et à vivre – implication sans doute nécessaire pour que notre présent devienne pour nous contemporain.
« Quel est notre présent et comment devenir contemporains de notre présent ? » est une question centrale de l’œuvre de Foucault et c’est cette question qu’il aborde par le biais de l’histoire. Si le recours à l’histoire, chez Foucault, relève d’une volonté de penser le présent, en même temps cette volonté est inséparable de la nécessité de déterminer ce présent : le présent n’est pas une évidence immédiate et doit être mis au jour.
Cette mise au jour de ce que nous sommes demande que nous prenions conscience de ce que nous ne sommes plus : l’analyse historique, chez Foucault, a pour fonction de faire émerger des différences, des ruptures, de nous rendre étrangers à ce passé que nous pensions encore être et que nous ne sommes plus ou n’avons jamais été (par exemple, en montrant comment le pouvoir contemporain n’est plus l’ancien pouvoir de mettre à mort mais celui d’un contrôle de la vie, comment il est moins répression qu’incitation et production).
Mais il s’agit également de mettre en évidence l’émergence au cours de l’histoire de ce que nous sommes, la nouveauté qui a pu s’installer et configurer notre époque, notre savoir, nos subjectivités, nos existences (en montrant, par exemple, que la sexualité est une invention récente impliquant un certain régime de savoir et de pouvoir apparu à une période déterminée). Notre présent ne nous est pas immédiatement donné et il s’agit, pour qu’il devienne le nôtre – pour que nous le pensions, que nous agissions en lui, que nous le changions, c’est-à-dire pour que nous en soyons les contemporains– d’en comprendre la nature historique, relative, simplement possible, la différence avec ses représentations courantes, sa nécessaire éphémérité et précarité.
Le travail que Foucault a pu développer à partir de l’histoire montre du passé une image dans laquelle nous ne nous reconnaissons pas, comme il montre du présent une image qui nous paraît changée, étrangère à ce que nous croyions. L’histoire altère et, si l’on peut dire, « altérise », faisant émerger des discontinuités, des vérités locales et momentanées, des doubles de nous-mêmes qui pourtant n’ont pas notre visage – émergence qui force alors à penser et à agir autrement. C’est cette dimension essentielle des travaux de Foucault que Jean-Clet Martin choisit de mettre en évidence dans cet essai : Foucault comme penseur des ruptures, des différences – et ce sont ces ruptures dont Jean-Clet Martin parcourt les lignes à travers quelques moments privilégiés de l’œuvre de Foucault.
Il ne s’agit pas, pour l’auteur, de commenter l’œuvre de Foucault. Jean-Clet Martin montre en quoi le commentaire correspond à une volonté de réduire le nouveau au connu, d’en gommer les aspérités pour le faire entrer dans les cadres du reconnaissable, du déjà pensé. Cette critique du commentaire est d’ailleurs autant valable lorsque celui-ci s’empare du texte littéraire que du texte philosophique : « Lire c’est imposer un ordre au texte (…), le recomposer correctement, l’expliquer. Se déroule l’espace lénifiant du commentaire pour accommoder cette énumération insolite à une chose pensable, pour traduire sa monstruosité dans une langue assimilée ». Le commentaire, en rabattant la langue nouvelle de l’œuvre sur une langue déjà connue, non seulement en contourne la nouveauté, la différence qu’elle inscrit dans la langue et la pensée, mais aussi exerce un pouvoir, se déploie à l’intérieur de relations de pouvoir dans et par lesquelles tel ou tel est reconnu comme ayant autorité pour parler à la place des autres et réduire l’autre langue à sa propre langue : « S’imposent violemment des règles, une grille, celles du commentaire pour naturaliser et identifier les paroles, les remplacer autoritairement par l’interprétation qui va en atténuer la nouveauté, en adoucir l’aspect rebelle, en désamorcer le danger ». L’exercice du commentaire et de l’interprétation semblent trouver leur finalité dans une volonté de protéger l’ordre établi du sens, de se prémunir contre le nouveau, l’inconnu dans la langue et la pensée, l’irruption de différences qui forceraient à penser autrement, et à vivre autrement.
Pour Jean-Clet Martin, il s’agit au contraire de contourner l’explication pour se rapporter à l’œuvre de Foucault sans la réduire à telle ou telle pensée déjà connue, à tel idiome déjà usé, à telle problématique déjà morte. Si Comprendre Foucault signifie impliquer Foucault dans sa propre pensée, dans sa propre existence, cette implication doit alors prendre la forme d’une écoute et d’une attention à la nouveauté de cette œuvre : ne pas la réduire au reconnaissable et à soi – un soi déjà constitué, voulu immuable – mais suivre les configurations inédites que cette œuvre trace.
Il faut être réceptif et attentif aux ruptures, aux événements de la pensée réellement autre : réceptif à ce qui n’est pas soi pour l’impliquer en soi, c’est-à-dire aussi se changer soi-même. Cette réception ou implication de l’autre en soi caractérise un rapport à l’œuvre dans lequel celle-ci ne serait pas l’occasion d’un rapport de pouvoir, d’une réduction au même, mais rencontre avec ce qui n’est pas soi : rapport dynamique par lequel je me rapporte à moi-même à partir d’autre chose que moi, pour être autrement, penser autrement. Cette épreuve de soi à partir de l’autre, avecl’autre, requiert donc, avant toute écriture, avant la production théorique, un silence – tout texte ainsi écrit étant d’abord une coupe à travers ce silence.
C’est cette dimension éthique du rapport à l’œuvre, qui est donc en même temps rapport à soi, que l’on peut aussi entendre dans le fait de « comprendre Foucault » : impliquer Foucault, en faire l’occasion d’une rencontre, faire l’expérience de l’altérité, de l’étrangeté de l’œuvre comme de l’étrangeté de soi-même, devenir autre, contemporain de soi-même. Foucault lui-même, dans la préface de L’usage des plaisirs, affirmait cette dimension éthique de la pensée et de la philosophie : « L’essai – qu’il faut entendre comme épreuve modificatrice de soi-même (…) et non comme appropriation simplificatrice d’autrui à des fins de communication – est le corps vivant de la philosophie, si du moins celle-ci est encore maintenant (…) une ascèse, un exercice de soi, dans la pensée ». Jean-Clet Martin montre que cette expérience de soi et de l’autre – épreuve altérante et transformatrice – traverse l’œuvre de Foucault.
C’est aussi, sans doute, en fonction de cette expérience qu’il faut penser le rapport de Foucault à l’histoire. Celle-ci relève moins d’un goût pour le passé que d’une volonté d’historiciser la pensée, de l’appréhender à travers les moments et ruptures qui en forment l’histoire. Il s’agit de faire apparaître non pas les formes différentes que la pensée a pu traverser au cours du temps mais sa multiplicité interne : la pensée n’existe pas, n’existent que des modes différents de pensée, un « penser » pluriel impliquant que penser n’est jamais la même chose, que la pensée ne revient jamais au même.
Faire, par exemple, l’histoire de la folie, ne signifie pas, pour Foucault, montrer que la folie est pensée de manière différente selon les époques mais qu’elle est un objet qui n’a pas toujours existé, qui apparaît à une certaine époque à l’intérieur d’un mode de pensée qui n’existait pas auparavant et n’existera sans doute plus par la suite. Il en est de même pour la figure de l’Homme dont, comme le rappelle Jean-Clet Martin, Foucault écrit à la fin du livre Les mots et les choses, qu’elle pourrait s’effacer, « comme à la limite de la mer un visage de sable ». Si Foucault montre que les objets dont se préoccupe la pensée varient historiquement ce n’est pas pour, par-delà ces variations,  découvrir la permanence d’une pensée qui se développerait selon des formes diverses mais demeurerait, au fond, identique à elle-même. Son œuvre trace les lignes d’une histoire de la pensée mais ces lignes sont discontinues, fracturées, compliquées, dessinant la carte d’une pensée qui n’est jamais et n’a jamais été une. Si ce qui est pensé apparaît et disparaît à travers l’histoire, c’est parce « penser » est du sable, n’a aucun fondement permanent, solide, mais est ouvert aux vents, aux marées, à des fluctuations et variations incessantes.
Faire l’histoire de la pensée, c’est faire apparaître, à travers l’histoire, des différences, des ruptures, des événements qui renvoient moins à ce que nous sommes qu’à ce que nous ne sommes pas, à des doubles dans lesquels nous ne nous reconnaissons pas, à des objets dont ne nous voyons plus très bien ce qu’ils sont ni ce qu’ils signifient. L’histoire permet ainsi de nous placer face à une altérité, à des différences qui non seulement existent alors pour nous – à la place de ce que nous pensions être notre propre image à travers le temps – mais surtout qui nous forcent à considérer la singularitéde ce que nous sommes, de ce que nous pensons, de ce qui nous fait être ce que nous sommes et nous fait penser ce que nous pensons, ainsi que les possibilités que nous pourrions devenir.
Jean-Clet Martin insiste sur cette dimension du recours à l’histoire chez Foucault et souligne que celui-ci, en inventant une façon particulière de faire de l’histoire, et qu’il nomme « archéologie », invente une façon de produire des différences, des fractures : « L’archéologie est un système de dispersion d’abord : un vaste champ morcelé de ruines éparses ». Par là, Foucault produit une nouvelle image de la pensée – une pensée caractérisée par son nomadisme, que Deleuze appelait « pensée sans image » – ainsi qu’une nouvelle façon de penser par laquelle penser implique indissociablement l’expérience de différences, l’expérience de soi, l’expérience de ce que nous pourrions penser et être d’autre.
L’entreprise « archéologique » aboutit donc à un décollement du présent, un dédoublement par lequel celui-ci ne nous paraît plus évident, nous paraît au contraire étrange, visible sous un autre jour inattendu et singulier. Et dans les œuvres de Foucault nous pouvons assister de manière récurrente à ces changements de la lumière et du visible, à des reconfigurations étonnantes du paysage de la pensée et des pratiques par lesquelles notre monde devient un autre monde – ce qui implique, comme effet, un étonnement nouveau, une problématisation du monde tel qu’il est, et de nous-mêmes.
Ce que produit « l’archéologie » (et plus tard la « généalogie ») est donc un souci de ce que nous sommes, une interrogation et problématisation de ce que nous sommes. Pour cette raison, l’histoire pratiquée par Foucault est non seulement préoccupée du présent mais est aussi une histoire des « naissances » : naissance de la clinique, naissance de la prison, naissance de la sexualité, naissance de l’asile, naissance du corps – naissance et nature historique, relative, non nécessaire de ce qui le plus souvent nous paraît évident et que nous ne voyons pas, que nous n’interrogeons pas. Evidence qui également nous conduit à ne pas avoir l’idée d’autres possibilités ou à rejeter celles-ci comme « impensables ». Au lieu de subir le monde et nous-mêmes, l’œuvre de Foucault a pour but de nous faire problématiser ce que nous sommes, problématiser notre présent, pour en devenir les contemporains, c’est-à-dire pour le penser et agir en et sur lui, produire d’autres possibles de nous-mêmes et du monde.
Jean-Clet Martin privilégie ces aspects du travail de Michel Foucault : penser ce que nous sommes pour résister à ce que nous sommes. Ici, l’intérêt de savoir ce que nous sommes n’a de sens que par rapport à ce que nous pourrions être. Dans cette exploration de notre présent, Foucault met au jour la dimension du pouvoir, ou plutôt des formes de pouvoir, des types de relations de pouvoir à partir desquelles ce que nous sommes est possible. Mais dire que nous existons à l’intérieur de relations de pouvoir n’a jamais signifié pour Foucault l’impossibilité de devenir autre que ce qu’elles nous conduisent à être : « Se révèlent alors des luttes anarchiques, des petites fissures qui se conjuguent pour résister et, tout en résistant, montrent les lieux de l’oppression ». Les formes du pouvoir, historiquement variables, n’impliquent pas toujours l’oppression – en tout cas pas comme caractère unique ou dominant –, mais dans tous les cas ces formes de pouvoir sont constitutives de ce que nous sommes autant qu’elles incluent les possibilités de résistance à ces formes. Résister, chez Foucault, ne signifie pas s’extraire des rapports de pouvoir à partir d’une extériorité, d’un pouvoir du sujet indépendant de ces rapports et de ce qu’ils impliquent : résister n’est possible qu’à l’intérieur des limites des rapports de pouvoir, du « jeu » ou de l’indétermination que ces rapports incluent, qui sont autant de failles par lesquelles des singularités peuvent apparaître et d’autres possibles advenir. Ainsi, par exemple, la sexualité, les plaisirs, les pratiques de soi peuvent produire des subjectivités qui se distancient des régulations du pouvoir, des normes de la pensée ou du corps, à l’intérieur d’un rapport conflictuel et disruptif : « La sexualité, l’usage des plaisirs ne cessent d’introduire de petites fissures dans l’édifice des forces qui s’exercent sur l’expression de la jouissance. Elle libère des modes d’existence, des formes de subjectivation, d’individuation ».
Une question qui, de manière centrale, anime le travail de Foucault est donc celle-ci : « comment résister dans ce champ de bataille et trouver pour nous, pour les sujets qui s’y réalisent, de quoi lutter contre les pouvoirs qui nous assujettissent ? ». Si la finalité de son œuvre est la mise au jour de ce que nous sommes, celle-ci implique de la manière la plus importante la volonté de rendre possible la résistance, l’accroissement de la capacité d’agir, et l’invention de ce que nous sommes – la différence plutôt que la reproduction du même, c’est-à-dire la vie. Il s’agit bien, comme l’écrit Foucault, d’apprendre à se dépendre de soi, de voir jusqu’où il devient possible, pour nous, de penser et vivre autrement.
Il est remarquable que Foucault, pour cela, trouve les conditions non seulement de sa propre pensée mais de la résistance et de l’invention de soi dans un type de rapport à l’autre par lequel il s’agit non de parler à la place de l’autre mais avecl’autre. C’est ce rapport qui fait de l’histoire son moyen. Ce que Foucault recherche dans l’histoire – ou dans la littérature, ou encore dans les révoltes des prisons, dans la révolte du peuple iranien ou polonais – ce ne sont pas des échos de voix identiques aux nôtres, qui diraient la même chose que nous, mais des voix discordantes avec lesquelles il s’agit de se mettre à parler : voix des fous, des asilaires, des « anormaux », voix de ces « hommes infâmes » que Foucault fait revenir pour tisser avec elles un discours multiple qui, à l’intérieur des relations de pouvoir qui constituent notre présent, insère des différences et des failles à partir desquelles autre chose peut être produit.
Le discours de Foucault est ainsi, comme le souligne Jean-Clet Martin, dangereux, il implique un risque pour notre présent, pour nous-mêmes, risque qui est en même temps une chance. Ce risque, ou ce courage, est celui qui accompagne la philosophie – une philosophie, loin de la sagesse des thèses et colloques, impliquant pour nous cet effort pour se changer soi-même, de devenir le contemporain de soi-même, de penser et vivre autrement. C’est cet effort auquel Jean-Clet Martin invite lorsqu’il appelle à comprendreFoucault et affirme ainsi la nécessité de considérer l’étrangeté de Foucault, de penser avec son étrangeté et l’image étrange de la pensée que Foucault invente – la nécessité d’intégrer à nos voix non seulement celle de Foucault mais les voix du murmure multiple dans lequel Foucault disait vouloir se fondre et que nous devons, à notre tour, produire.

Jean-Philippe Cazier
pour médiapart
http://blogs.mediapart.fr/edition/bookclub/article/180714/michel-foucault-notre-contemporain


Comprendre Foucault(avec des dessins de Laura Acquaviva), Max Milo, 2014, 140 pages, 12 €.

Aurélien Barrau: physique de la pensée et pensée physique


Pouvons-nous vivre dans des mondes parallèles?

$
0
0



Cette question curieuse (1), Borges l’avait formulée, dans le "Miracle secret", à propos d’un condamné à mort dont le peloton d’exécution va interrompre l’achèvement de son œuvre littéraire qu’il doit pourtant terminer pour donner à sa vie le moindre sens. Au moment du coup de feu, dans l’agitation fébrile de la mort qui vient, l’univers physique s’immobilise, le temps entrant en état de suspension. La goutte de sueur sur le front du condamné, ralentie à l’extrême, ne tombera pas avant longtemps et la fumée de la dernière cigarette ne se dissipera pas de si tôt. C’est comme si le dernier instant de sa vie était devenu infiniment divisible. L’urgence de la situation entraîne cet écrivain damné en un ralenti où la durée se met à battre sur un autre rythme : « Dieu opérait pour lui un miracle secret : le plomb germanique le tuerait à l’heure convenue ; mais dans son esprit, une année s’écoulerait entre l’ordre et l’exécution de cet ordre (…). Minutieux, immobile, secret, il ourdit dans le temps son grand labyrinthe invisible »[2]. Le temps continue bien sûr son chemin inexorable et l’heure fatidique ne sera pas déjouée. Mais la perception du temps, elle, se modifie considérablement par cette mise en haleine du condamné à mort, inscrit dans une espèce de biographie de l’éternité. On se doutera bien que le présent puisse correspondre à une réalité infiniment riche, infiniment peuplée qui n’a rien à voir avec le cours du temps sur lequel nous n’avons plus aucun pouvoir. Mais si nous ne pouvons pas changer l’ordre de la chronologie et de sa succession inexorable nous pouvons cependant en modifier la perception, son expérimentation que Bergson appellera durée par opposition au temps vulgaire, mais dont la coupe instantanée aura tout autant valeur en éternité. Chaque instant, avant même de s’achever, peut, du point de vue de la perception, se laisser diviser en laps de temps de plus en plus petits sans jamais toucher à la limite qui le clôt (ce qui est moins Bergsonien déjà). Cette dilatation du temps est le propre de tout présent, éprouvé par des fugitifs auxquels les minutes sont comptées, pris dans l’urgence de leur sombre destin.

C’est, précisément, ce labyrinthe d’une durée qui se laisse segmenter à l’infini que découvre Yu Zun, dans "Le jardin aux sentiers qui bifurquent" au moment de rejoindre la maison de celui qu’il avait choisi de tuer, suivi de très près par des espions ennemis pour l’arrêter. Mais son avance ne sera, en théorie, jamais comblée si le retard qu’ils ont pris sur lui peut se diviser chaque fois en parties elles-mêmes divisibles sans relâche. C’est alors la perception du monde qui se modifie pour s’étirer sans retour : « Je sentis pendant un temps indéterminé, reconnaît Yu Zun, que je percevais abstraitement le monde. La campagne vague et vivante, la lune, les restes de l’après-midi agirent en moi, ainsi que la déclivité qui éliminait toute possibilité de fatigue. La soirée était intime, infinie. Le chemin bifurquait, dans des prairies déjà confuses »[3]. On l’aura compris, dans l’agitation de la fuite, tout se dilate de manière indéfinie. Des percepts de cette allure, figés par un moment de contemplation erratique, nous en avons probablement tous connus sous des extases qui touchent à la frontière, à la limite de nos possibilités physiques. Mais à la différence des tentations de l’extrême -que la drogue ou certaines épreuves physiques rendent possibles-, le condamné se sait irrémédiablement perdu. L’extrême urgence de la mort rend sa perception encore plus élastique, plus confuse et plus trouble de sorte que Yu Zun se met à songer « à un labyrinthe de labyrinthes, à un sinueux labyrinthe croissant qui embrasserait le passé et l’avenir et qui impliquerait les astres en quelque sorte »[4]. On voit alors se développer des distorsions sonores et spatiales qui laissent à Yu Zun le soin de penser à autre chose qu’à sa mission, en intercalant entre lui et le coup de feu qu’il va infliger bientôt à sa victime, une série de pensées métaphysiques qu’il n’aurait jamais déployée en d’autres circonstances, comme si la métaphysique la plus pure était, plus que celle des philosophes, l’occupation de ceux qui vont mourir, pris dans un acte trépidant, modifiant les dimensions de l’affectivité autant que de la perception, chose impossible pour celui qui se limite à une existence solitaire et studieuse. On retrouvera, du reste, cette inventivité ultime de la pensée, ce don métaphysique des idées les plus fulgurantes, à propos de deux fictions recueillies dans L’Aleph : l’une qui s’intitule "L’attente", l’autre, "L’homme sur le seuil"[5]

Attendre la mort, attendre de se laisser rejoindre par elle, sous l’autorité d’une main assassine, cela développe un penchant irrésistible pour la méditation et le songe, pour des aventures d’idées folles, une « atmosphère magique »[6] en laquelle baigne l’œil du condamné dont l’idéalisme transforme en rêve ses agresseurs. Ce qui arrive en des moments de ce genre semble devoir n’appartenir à aucun temps. On y verra surgir des événements illocalisables dont on dirait qu’ils ont déjà eu lieu ou qu’ils auront lieu encore comme si de « telles choses arrivèrent et furent oubliées il y a déjà de nombreuses années »[7]. Ce qui arrive maintenant, ici présent, s’enveloppe d’un parfum d’antan, sans périmètre net, chevauchant des durées difficiles à préciser, immémoriales en somme, presque hors d‘âge. C’est dans ce hors-champ, dans cette marge intempestive que Yu Zun s’enfonce progressivement en démultipliant les événements, en les poussant à jaunir comme une vieille photographie insituable. Le présent ainsi s’amplifie, grossit par toutes les durées auxquelles il pourrait appartenir, foliacé comme une carte à jouer, reprenant d’ancestrales parties ou annonçant de lointaines donnes à venir. Cette nuit, en laquelle la mort nous attend, conduit à une indistinction temporelle, à une mise en haleine que Shéhérazade, par exemple, avait elle-même éprouvée devant son exécution imminente, réclamant la construction d’un récit susceptible de la différer, de s’intercaler en un délai de plus en plus ample entre le présent et l’événement qui la guette. Face à la mort, naît une légende en mesure de la différer, de sorte qu’au milieu des "Mille et une nuits", la princesse condamnée se met à raconter sa propre histoire, une histoire qui englobe sa vie actuelle, un conte qui reprend la totalité des "Nuits", comme si l’œuvre pouvait se raconter elle-même. Le texte réussit ainsi à inclure celle qui parle de sorte que tout peut recommencer dans un récit se contenant lui-même, avec les personnages censés le transmettre, l’incarner. Toute l’histoire de Shéhérazade -son subterfuge pour échapper à la mort- est énoncée en miniature dans une journée qu’elle narre fidèlement, une miniature elle-même incluse dans une miniature qui l’englobe et ainsi à l’infini. On comprendra par-là que la bifurcation et le carrefour ne sont pas le propre de l’espace. Ils se tiennent déjà au cœur du présent qu’ils viennent fendre, le chargeant de délais qui n’en finissent pas d’ourler l’instant, de se "contemporaliser" en lui. C’est ce labyrinthe que Yu Zun explore, discutant avec sa victime avant de l’abattre et de différer ainsi le chemin qui conduit vers sa propre mort. Dans ce laps de temps, dans cette attende rendue possible par le retard de ceux qui le poursuivent pour l’arrêter, s’engage une conversation métaphysique au sujet de la distorsion de l’instant et des carrefours qui ramifient la vie des protagonistes, inclus en ce gigantesque entonnoir de la durée : «Je calculai, songea Yu Zun, que mon poursuivant Richard Madden n’arriverait pas avant une heure. Ma décision irrévocable pouvait attendre »[8] Qu’arrive-t-il alors à ceux qui vont mourir sous peu, à une heure définie, mais qui d’ici là vont se mettre à vivre une vie infinie ? Le temps de l’attende peut-il se superposer au temps de l’exécution ?

Stephen Albert, la victime de Yu Zun, répondra à cette question, consultant, au moment de la conversation, un texte mystérieux de Ts’ui Pen relatif à un "jardin aux sentiers qui bifurquent". Si le temps de l’attente peut se diviser à l’infini sans atteindre le terme ultime de la fin, les personnes qui le peuplent vont évidemment avoir l’occasion d’essayer des positions très différentes là où Yu Zun et Stéphane Albert endosseront des rôles nombreux, d’autres vies, d’autres voies qu’ils auraient pu pratiquer si les circonstances avaient été différentes. Ainsi, explique le narrateur, « dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pen, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent et bifurquent »[9]. Devant l’imminence de la mort, notre personnalité, en effet, s’érode, nos traits s’effacent sous la pâleur blême d’un visage qui n’a plus de caractère précis pour se confondre avec quelqu’un d’indifférent, quelqu’un de neutre, de non reconnaissable -un masque mortuaire ! Aussi, notera Yu Zun à propos de l’aspect de son interlocuteur condamné par lui, « dans le cercle vif de la lampe, son visage était sans doute celui d’un vieillard, mais avec quelque chose d’immortel »[10]. Cette vie-ci ne le marque déjà plus vraiment. Il s’en détache de manière apathique parce qu’il est en contact avec des vies qu’il aurait pu incarner si telle ou telle circonstance, telle ou telle séparation, tel ou tel malheur n’avaient pas eu lieu. En face de la mort, on revient vers d’autres dénouements pour nous, on redescend le fleuve de la chronologie en amont, vers ce temps mort où se présentent toutes les possibilités que nous n’avions pas vues, détournés par la torpeur de l’action quotidienne. Mais, maintenant, l’urgence de la mort efface les banalités auxquelles nous nous accrochions et met soudainement d’autres destins en "arrêt sur image" non sans laisser voir divers avenirs, diverses vies défiler sous nos yeux de moribond hébété. Le texte que Stéphane Albert est en train de consulter sous sa lampe blafarde prend ainsi l’exemple de quelqu’un de neutre qui se nomme, disons, Fang : « Fang détient un secret : un individu frappe à la porte ; Fang décide de le tuer. Naturellement, il y a plusieurs dénouements possibles : Fang peut tuer l’intrus, l’intrus peut tuer Fang, tous deux peuvent être saufs, tous deux peuvent mourir, et caetera. Dans l’ouvrage de Ts’ui Pên, tous les dénouements se produisent : chacun est le point de départ d’autres bifurcations. Parfois, les sentiers de ce labyrinthe convergent : par exemple, vous arrivez chez moi, mais dans l’un des passés possibles, vous êtes mon ennemi ; dans un autre, mon ami »[11]

On voit ainsi confluer des temps qui s’excluent, interférer des histoires où nous n’occupons pas la même posture et que seul un aveugle, peut-être, pourrait visualiser devant l’éblouissement de la mort. Cette vision du labyrinthe est extrêmement singulière et enrichit la vie de dimensions virtuelles que la nécessité de l’action habituellement nous refuse, mais que la littérature, comme expérience ultime, peut réactiver selon une mise en haleine qui est propre à son délire. On y verra s’énoncer une folie de la "différance"[12] qui appartient à l’écriture et aux rêveries solitaires propres à ces vieilles fictions que nous écoutons « avec une honnête vénération ». Les récits de fiction délayent cet univers des possibles que la vie courante devait réduire à une seule forme d’activité cohérente. Ils se placent au devant de la mort comme la parole du condamné pénètre le temps de l’événement qui ne finit pas à la même heure que cette balle qui va le frapper ou cette maladie qui doit le terrasser. Une dernière parole, en retard sur le coup fatidique, laissant au mourant le soin de vaquer à une distorsion rétrospective et rétroprojective de ce qui doit arriver. Et les héros de la littérature n’ont jamais été rien de plus que « le cœur admirable et tranquille, l’épée violente, résignés à tuer et à mourir »[13]. Ce sont des personnages qui perdent les limites de la personne se confondant avec un avenir inextricable lorsque, devant la mort, ils reçoivent de leur héroïsme un délai, une attende qui bat sur un autre tempo que celui de la lame qui les fauche. 

Fang, le personnage imaginé par Ts’ui Pên devient ainsi le même et l’autre, celui qui tue et ne tuera pas, celui qui meurt et ne mourra pas comme s’il était sur le point d’entrevoir plusieurs destinations possibles en un même instant et de deviner, en sa propre vie, les fantômes potentiels qui le hantent. La vie est peuplée de fantômes que la littérature, le théâtre ou le cinéma explorent : « A la différence de Newton et de Schopenhauer » Ts’ui Pen « ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités »[14]. La science se contente, en fait, d’un temps linéaire et chronologique. Elle le considère comme une multiplicité numérique, une suite de nombres dont l’ordre sera croissant ou décroissant. Beaucoup d’éléments se répartissent dans ce temps, mais selon des règles soumises au principe de la non-contradiction. Ce qui est contradictoire sera exclu par l’autorité de la logique. Les mathématiques interdisent de supposer une suite dans laquelle « A » serait égal à « non A », une série croissante et décroissante dans le même instant. La multiplicité qu’explore la littérature s’avère, à l’inverse, beaucoup plus complexe se référant à une durée non-chronologique où se distribuent des variables complexes, variétés qualitatives et irrégulières sur lesquelles chaque point se divise, ouvre un angle de bifurcation, se ramifie et se retrouve sur un autre plan sans occuper ni la même position ni le même devenir. Fang, par exemple, désignerait un point inclus dans chaque série, mais sur chacune d’elle l’ordre des voisinages obéirait à un principe différent de répartition. 

On doit à la littérature la conception d’un temps à plusieurs dimensions irréductibles sur lesquelles un même événement connaîtra des devenirs divergents. C’est comme si on imaginait un jeu d’échecs à différents niveaux, comportant les mêmes pièces, et qui, au lieu de composer une seule nappe de damage, en posséderait plusieurs, superposées, transparentes. Sur chacune de ces nappes damées les règles de mouvement, de répartition des pièces, seront différentes de sorte que le coup pratiqué sur le premier niveau n’aura pas les mêmes conséquences sur les autres étages de ce jeu fibré. Dans un même instant, on aurait donc des ordres de consécutions très variables, des formes de temporalités asynchrones. C’est devant un jeu de ce genre que se placent Yu Zun et Stéphane Albert en attendant la mort. Peut-être d’ailleurs n’existerons-nous guère, dans la majorité de ces ordres de temps, mais poursuit Borges « dans quelques-uns vous existez et moi pas ; dans d’autres, moi, et pas vous ; dans d’autres, tous les deux. Dans celui-ci, que m’accorde un hasard favorable, vous êtes arrivé chez moi ; dans un autre, en traversant le jardin, vous m’avez trouvé mort ; dans un autre, je dis ces mêmes paroles, mais je suis une erreur, un fantôme »[15]. Ce que provoque l’attente, l’imminence de la mort, la certitude de se savoir menacé d’une balle, c’est l’excavation d’une autre vie pour moi, une autre façon de traverser le même jardin. La balle qui nous atteindra à une heure précise, disons 21h 30, se voit infiniment différée par l’angoisse, par l’état spécial de la mort qui nous guette. A cette heure ultime, nous traversons les différentes nappes de temps par lesquelles, dans ce même jardin, se trament des avenirs dissemblables pour tous les protagonistes. Au même moment ce jardin se peuple de fantômes, de spectres. Yu Zun se rend spectral, se sent devenir foliacé, pelliculaire. Il s’auréole de franges qui le dédoublent et le distorsionnent d’après une réplication qui échappe à la vie ordinaire. Il se voit lui-même et, au même instant, tous ceux qui lui ressemblent dans un jardin désignant finalement la porte du temps, le point de passage vers des dimensions qualifiant des durées très lointaines ou à venir. L’approche de l’événement fatal intensifie toutes les vies possibles que Yu Zun est sur le point de vivre en même temps. Voilà pourquoi il se sent envahit d’une étrange pullulation, d’une saturation dont l’art de la fiction pourra rendre compte de manière créatrice : « Je sentis de nouveau cette pullulation dont j’ai parlé. Il me sembla que le jardin humide qui entourait la maison était saturé à l’infini de personnages invisibles. Ces personnages étaient Albert et moi, secrets, affairés et multiformes dans d’autres dimensions de temps »[16]

Dans ce même jardin de la mort se lèvent donc les fantômes de nos doublures réalisées en des univers parallèles. Et ils nous donnent l’impression étrange de nous laisser s’apercevoir comme au travers la surface d’une devanture, retenant faiblement notre leurre, renvoyé encore sur une vitrine, de l’autre côté de la rue. On y verra se lever une multiplicité de reflets, ceux que Kane, dans le film d’Orson Welles, perçoit avant de s’effondrer, lorsqu’il passe entre les deux glaces d’un porche qui le démembre et le démultiplie à l’infini. « Je » n’est plus seulement « un autre », comme dit Rimbaud, mais il faut reconnaître encore que le même sera toujours plusieurs, pris dans les sentiers divergent d’un jardin aux bifurcations incessantes. Sous un moment de ce genre, chacun de nos gestes se trouvera des échos dans ceux, fantomatiques, incarnant d’autres avenirs aussi peu denses que celui que nous laisse discerner le temps plat de la vie ordinaire. Cette ramification de la durée, il conviendrait évidemment de la mettre en rapport avec la question de l’éternel retour dont Borges reste le partisan le plus inattendu, une question à laquelle nous réserverons bientôt un développement à part. Nous voici, pour le moment, placés sur les gonds du temps qui bifurquent perpétuellement vers d’autres avenirs, peuplés de spectres qui nous ressemblent et que l’urgence de la fuite nous ont, subrepticement, laisser apercevoir. Et cet éblouissement, ce laps de temps, ce temps mort qui ralentit tout, Yu Zun en assassinant Stéphan Albert, en se faisant tuer à son tour, trouvera le moyen de l’introduire dans le cours ordinaire de la vie, de retarder l’offensive des Anglais, en indiquant par son crime le nom de la ville qu’il fallait détruire et qui s’appelle précisément Albert. La littérature possède, en cela, un puissant pouvoir d’effraction dans le réel, un dangereux sens de l’énigme qui peut inclure l’existence elle-même dans la trame d’un roman policier, lui offrant ainsi une durée qui ne bat pas sur le même rythme, un labyrinthe dont Borges, rédigeant "La mort et la boussole", relancera les dédales en tous sens. Alors la vie se fait déjà roman par le même geste que le roman se laisse saisir à la façon d’une ligne de conduite inattendue. La mort a sa boussole pour ainsi dire déboussolée qui fait des tours affolés, pointant vers des biographies et des géographies superposées, sensibles seulement dans l’attente de la fin en laquelle l’éternel retour pointe son exigence. 

Jean-Clet Martin
extrait de Borges -une biographie de l'éternité, Ed. de L'éclat, 2004.



[1] Ce texte a été publié en 2004. Mais le titre ainsi reposé rencontre déjà le très bon livre, bien ultérieur, de Jean-Luc Nancy et d'Aurélien Barrau, "Dans quels mondes vivons-nous?" Galilée, 2012. Ces dernières années ont vu, également dans cette veine, le roman de Philippe Forest, "Le chat de Schrödinger" (Gallimard) et puis l'essai de Pierre Bayard "Il existe d'autres mondes" (Minuit) qui prétend par ignorance remplir une lacune dans l'analyse littéraire en reprenant Blanqui, Leibniz, Borges, les plurivers dont nous avions exploré bien des aspects sans attendre ce dernier livre. 
[2] "Le miracle secret" in Fictions, p. 541. 
[3] "Le jardin aux sentiers qui bifurquent", p. 503. 
[4] Ibid. p. 502. 
[5] L’Aleph Œuvres complètes, Vol. I. p. 644 et 648. 
[6] L’attente in L’Aleph, p. 648. 
[7] L’homme sur le seuil in L’Aleph, p. 652. Blanchot, incontestablement retrouvera ce temps hors du temps dans l’événement de la mort lorsque « le temps mort est un temps réel où la mort est présente, arrive mais ne cesse pas d’arriver (…) ombre du présent, que celui ci porte et dissimule en lui (…) qui n’est pas mon temps, ni le tien, ni le temps commun, mais le temps de Quelqu’un », un temps impersonnel qui s’exprime par une vision fascinée, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 27. 
[8] Le jardin aux sentiers qui bifurquent, p. 504. 
[9] Ibid. p. 506. 
[10] Ibid. p. 506 
[11] Ibid. p. 506. 
[12] Différance avec un « a » au sens donné par Derrida à ce concept pour marquer l’étalement différentiel de ce qui va differant. 
[13] p. 506 
[14] Ibid. p. 507. Deleuze, évidemment exploitera, depuis Logique du sens jusqu’au Pli, en passant par L’image-temps, cette variation différentielle, se référant très souvent à Fang comme personnage néo-baroque pris sur des nappes de temps hétérogènes 
[15] Ibid. p. 508. 
[16] Ibid. p. 508.

Mi-vide / Mathieu Brosseau

$
0
0



Bien, il va falloir commencer par un commencement même s’il n’y en a pas. Je prends le train en marche. Comme vous êtes "vous", cher ami, et plein comme un œuf, je vous écris selon mon humeur mi-vide (une nuée de spectres de belle architecture nous sépare). Comme vous ne savez rien, j'ai la moitié d'un verre à vous apprendre même si dans ma langue vous choisirez l'autre moitié, celle que vous connaissez déjà, puisque du bris vous ne connaissez rien. Vous connaissez peut-être le ver de terre, ou la distance sécable, ou la seconde fractionnable, c'est vous quand je ne coupe "rien". Je dis rien pour ne pas dire "faire", selon le métronome. Il existe des métronomes à battements simultanés, plus de tic-tac, ils donnent un coup continu et remplissent, remplissent les trous. Un peu comme vous. 

La tête a deux têtes.

Bref, je vous annonce que l'identité de l'horloge s'est arrêtée, il me faut vous mettre sur le même courant que nous, les corps mi-vides. Voyez-vous, l'univers ne s'étend pas mais se répand et se déroule comme une déferlante. Vous en connaissez la mécanique mais vous ignorez la perception que nous en avons. Il me faut vous traduire la chose, c’est-à-dire l’exposer sur une planche à dissection, la viande est un moment, juste un trajet, sors donc le scalpel. Chaque pli marque la fin d'un monde et je vous écris depuis un de ces mêmes plis, pile à la pliure, pile à la frontière. Vous me voyez, là ? Ça demande une certaine habitude d'équilibriste mais comme je suis clown-à-deux-temps, il ne m'est pas trop ardu de marcher sur le fil.

Plus haut, j'écrivais qu'on était les nous-corps-mi-vides, oui. 

"Mi", à cause de nos deux têtes, corps ou pas-de-corps, rentrer dedans, regarder. Ou pas. Ou saisir. Ou pas. Ou considérer ce-qui-meut comme unique. Ou pas. Unique, c'est-à-dire qu'on peut le devenir. Multiple, nous ne pouvons pas, non, non. 

Plusieurs ou Un, le "ou" est la cause du "mi". Et remplir, c'est vivre. Ou écoper quand ça coule, c’est juste aussi. 

Alors je me dis, et vous l’écris par la même occasion : ne soyons pas trop car ça rend zinzin. Au lieu de combler, vaut mieux vider, mon cher. Mieux vaut tuer le temps, vous comprenez ?

Regardez ce verre, eau bombée, plein craqué le verre, ajoutez une goutte et... Non, non, pas trop remplir, pas trop vivre le dedans de la tête. Les liens partout, partout pour parler, parler le temps, ça rend zinzin. Alors vaut mieux posséder un beau grenier sans rien dedans et tout propre. Conserver le tiers supérieur du crâne tout vierge est de la plus belle esthétique, de celle qui ne s’inscrit nulle part, dans aucune seconde, dans aucune viande.

Le métronome rassure quand le décimètre angoisse, oui. Je pense au monde qui est si détestablement nombreux, cela car le nombre déforme en avançant… Les siècles défigurent, avançant. La bouche devient obscène en vieillissant.

… ou bien naître-aux-mondes, faudrait-il ? Je me dis ça. Être moitiés, en temps bien séparés, est de la plus belle esthétique, un pas dedans, un pas dehors. Comme il y a plusieurs mondes, il y a cette inquiétude, celle de la déformation. Plus tard, loin devant, les œufs ne seront plus ovoïdes. Mais soyons tranquilles, les moitiés n’entaillent pas la vue.

Juste être à la proue, faudrait-il, ça fait du bien le vent, renvoyer les spectres, lors de nos temps libres. Il n’y a jamais eu d’urgence, ça plombe, juste une tête, dernier tiers en vacances. Un lieu qui ne multiplie rien, sans poids.

L’époque nous permet confortablement d'être, dit-on. Pas la peine de chercher, la chose est là, on y est, elle est sue, on croit qu’on y est, l’identité, le quadrilatère, c’est su, c’est super. 

C’est super chouette, d’être !

On t’en vend de l’être, on y tient, c’est ce qui fait tenir. Ou plutôt y croire. On te vend un couvre-chef, ça parachève, ça donne un sens. La momie te refourgue de la bandelette. L’identité, t’y crois toi ? 

Je crois au "contemporain" des bandelettes. 

Des spectres t’habitent, toi ? Entre un œil et l’autre, on peut utiliser une règle décimètre pour compter les temps possibles, les temps rêvés. Je n’ai pas dit "souhaités". Je pense simplement qu’il y a de belles architectures hors d’âge. De vrais revenants très bien construits, jolis, jolis, si bien faits qu’ils ont la présence que les souvenirs n’ont pas.

Cette inquiétude, celle de la surface, de la table de dissection qui se tord plus l’univers se répand, la viande s’allonge et se courbe comme le dos de la momie-mamie, cette inquiétude est partiellement défunte. A moitié, dira-t-on Nécessité est de trouver les stratégies autres. Comme le naître, un pas oblique. Les registres se rejoignent. Les genres aussi. La peur monte. On fait des règles avec les bandelettes, celle qu’on défait. Le décimètre ne semble pas suffire pour mesurer la peur. Des mondes apparaissent. On s’arrête. "On", c’est approximatif, c’est plus commode. "Se souvenir", oui, rendre actuel à coup de mesures mais pas trop quand même, pas trop pour bien tenir le pas. Le vide prospère (ailleurs).

Il y a des temps qui ne méritent pas d'être mesurés. "L’homme est à la mesure de toute chose", disait P. S'il y a bel et bien des temps sans règle, on peut en déduire que des horloges s'arrêtent fréquemment. Et le mérite est une question d'énergie : ai-je la force de faire corps ?

Et le corps de l’énergie est bien sûr la moitié du trou. De la cave si vous voulez. Du tiers inférieur, si vous préférez.

C’est dire qu’elle s’interdit, l’énergie. Je veux dire qu’elle est passe-muraille, elle ne rentre pas pour habiter, elle enveloppe, elle traverse. Elle n’est pas un monde, elle traverse les mondes, tous les mondes. Et les spectres lui font de l’œil.

C’est dire aussi qu’elle n’a jamais touché au vide, elle ne l’est jamais devenu, il y a toujours eu des matières très architecturées entre les spectres et ce qui bouge. Les présences dissèquent de l’univers sur des tables à cadavres, ils se déforment, par la poussée de la déferlante.

Il me fallait vous dire que je ne suis pas dupe de votre demi-plénitude, pleine quand même, et si notre parole vous traverse c’est parce qu’il y a un temps pour tout et vous êtes son fantôme, son très joli fantôme, inchangé, pas comme mamie mue.

Le grenier est sans mur et à ciel ouvert, son contenu est inviolable et hors d’âge, il est juste ballotté au gré des remous.

Votre ami (forcément) contemporain.


Texte inspiré d'un extrait de roman de Mathieu Brosseau à paraître aux éditions de l'Ogre en 2015

Jean-Luc Nancy / Un entretien sur le corps

$
0
0




Propos recueillis par Emmanuel Alloa


EA : Jean-Luc Nancy, vous êtes – à maints égards – un survivant… 

« A maints égards » dites-vous… J’ai envie de devenir aussitôt questionneur : comment l’entendez-vous ? Mais vous me préciserez cela plus tard. J’essaie d’abord de vous comprendre, ou de vous deviner. Survivant, à coup sûr je le suis au sens où je serais mort en 1991 s’il n’avait pas été possible de me greffer un cœur. Ce qui veut dire ou bien que dix ans plus tôt je serais mort, ou bien que sans un greffon disponible à temps je serais mort (il me restait, lorsqu’on m’a greffé, environ six mois à vivre). En 1997 aussi j’aurais pu mourir du lymphome provoqué par le traitement de la greffe (c’est un des effets possibles, heureusement assez rare, de la ciclosporine, laquelle comme vous le savez empêche le rejet du greffon… ambivalence du "pharmakon" !), si un traitement en partie nouveau n’avait été alors en train d’être mis à l’essai. 

Mais en vous répondant ainsi, outre que je m’interroge toujours sur votre « maints », j’en viens à me dire que ces deux formes de « survie » sont après tout très banales : qui ne pourrait dire : « à tel moment, si telle circonstance ne l’avait évité, j’aurais pu, ou dû, mourir » ? par exemple quelqu’un qui n’est pas allé, parce qu’il était souffrant, au "World Trade Center" lors du « 11 septembre » ; ou qui avait annulé un voyage en Indonésie lors du "tsunami" ; ou bien qui a réchappé à une maladie très grave. Par exemple, en ce moment même, un habitant de la Réunion, exposé au Chikunguya (j’ai un ami qui revient juste de là-bas). Ainsi je peux vous dire qu’à l’âge de 15 ans j’aurais pu mourir en mer, tombé d’un petit bateau renversé par une tempête, mais de la côte on est venu nous chercher (j’étais avec mon père). Mais quoi encore ? On m’a souvent raconté que je suis né étranglé par mon cordon ombilical et qu’il avait fallu me dégager et me faire reprendre ma respiration – déjà perdue à peine trouvée ! J’imagine que plus d’un nouveau-né est mort de manière analogue… 

Alors, que veut dire « survivre » ? La vie n’est-elle pas toujours une échappée à la mort ? Et cette échappée à la mort – qui en même temps ne cesse d’aller vers la mort, bien sûr – qu’est-elle sinon la vie même – c’est-à-dire non pas le grand mouvement de tout le vivant du monde, végétal et animal, qui pour sa part intègre en lui la mort des individus, toutes les morts, de la plus précoce à la plus tardive, mais au contraire le tout petit, le mince mouvement singulier d’un « quelque un » qui glisse de manière fortuite sa « propre » vie au sein de et en marge de ce grand vivant ? Ce « quelque un », ce « un quelconque » dans la fortuité de son échappée singulière, toujours côtoyée par la grande « vie-mort » de l’ensemble, ne vit pas au même sens : il sur-vit, c’est-à-dire qu’il est toujours en échappée, en frôlement d’inexistence, en contingence, et que, en même temps, il est au-delà de la grande vie du tout. Il est dans la « survie » au sens que Derrida donnait à ce mot : plus que la vie. Mais ce « plus » est un « moins » : moins que la Vie comme entretien de soi et auto-affection, mais plus qu’elle comme exposition à la chance, à la fortuité de l’exister… 

Avec cela, je n’ai pas encore sans doute deviné tous les « égards » auxquels vous pensiez… 

E.A.: Au fond, si je vous comprends bien, il faudrait entendre ce double « à » dans toute survie. « Survivre à », c’est à la fois un a quo et unad quem, un « depuis » et un « vers ». Cela me rappelle un conte persan de cet homme de la ville de Shiraz qui, apprenant que la mort viendrait le chercher le lendemain, attelle son cheval pour s’éloigner au plus vite de Shiraz. Le soir, épuisé, il arrive aux portes d’Ispahan où se tient la mort qui affiche son étonnement : « Mais que fais-tu donc déjà ici ? Je ne t’attendais que demain… » Vous évoquez quelque chose de semblable dans la nouvelle postface à L’Intrus. Le temps qui passe serait à la fois ce qui vous éloigne et qui vous rapproche de ce à quoi vous, ce à quoi nous survivons. 

Oui. Mais vous m’aviez annoncé une deuxième question, et je ne la discerne pas dans votre réponse, dont je trouve en revanche qu’elle développe très bien une pensée qui vous appartient. Peut-être pourrais-je seulement ajouter ceci : la mort, on la rencontre inévitablement, et la fuir ne fait qu’y mener, mais là encore sur le mode de l’imprévisible. Or cette imprévisibilité, qui est aussi la raison pour laquelle nous ne pouvons pas croire à notre mort, et qui demeure ce qu’elle est alors même que tous les signes concrets peuvent être rassemblés pour un pronostic proche (je ne parle pas ici de moi, mais de personnes que je connais ou que j’ai connues) et que même un médecin ne peut se prononcer qu’à une échéance extrêmement brève, cette imprévisibilité que seule peut annuler l’administration d’une substance léthale – et dans ce cas, qu’en est-il de l’ « anticipation », de la « prévision » ? qu’est-ce qui est en vérité « prévu » ? que voit-on venir ? – cette imprévisibilité, donc, est aussi ce qui forme la « survie » 'ad quem' selon votre expression (ou 'ad quod' , car il est remarquable que, lapsus ou non, vous ayez employé un masculin et non un neutre…). Comme je ne peux pas aller « vers la mort », je vais « vers » autre chose, tout en sachant que la vie va vers la mort. En moi un autre que le vivant, et que le vivant-sachant, va vers… quoi ? (ou qui ? – pour reprendre votre masculin, qui pourrait aussi être un féminin !) Peut-être pourrait-on dire que ce « survivant » va vers… la survie elle-même : si celle-ci est « plus que la vie », elle est le non-rapport à soi, la ni-conservation-ni-transformation de soi, la sortie de soi vers une absoluité hors espace et hors temps – cette "eternitas" dont Spinoza dit que nous nous sentons pourvus, que c’est même là notre "experientia". 

« Survie » dès lors m’apparaît aussi un terme risqué, pouvant glisser vers une « super-vie », une vie d’au-delà, bref un retour insidieux vers une croyance religieuse. (Assurément, il faudrait aussi bien réinterpréter ce genre de croyance, l’arracher à la représentation d’une « seconde » ou « nouvelle » vie. Mais laissons cela pour le moment.) Il faudrait dire « autre que la vie », précisément au lieu d’une « autre vie ». Or l’autre que la vie, c’est la mort… Il s’agit de penser la mort ou plutôt dans la mort cet autre que la vie qui est lui-même autre que la cessation de la vie, l’extinction et la disparition d’un « soi ». Et donc la sortie de ce soi hors de soi. 

Ce que l’expérience de l’ « intrus » apporte pourrait être ce sentiment que cet « autre » qui n’est pas un contraire, pas une négation, bien qu’autre absolu, s’est déjà de manière sensible introduit en moi. Toutefois, il ne s’agit pas de dire que je rencontrerais cet autre dans la mort. Précisément non, car par sa nature d’autre il n’est pas rencontrable. La mort imprévisible et inconnaissable, inappropriable, signifie ceci : l’altérité de cet autre… 

De cet autre qui est « moi hors de moi », ou encore qui est le hors au milieu de moi, l’ouvrant, m’ouvrant au dehors aussi bien qu’à la vérité de « moi », mais vérité en tant qu’inappropriable. Cela revient à dire différemment ce que dit Heidegger de la « plus propre possibilité » du "Dasein" comme impossibilité de vivre sa mort. Cela reste sans doute indépassable – sauf sur ce point, que « le plus propre », ici, est précisément impropre et dépropriant, et que le qualifier de « plus propre » induit la tentation d’une sorte de surappropriation insidieuse, sur un mode héroïque en particulier. Nous n’évitons pas de rêver, de souhaiter une mort héroïque, ou bien souveraine, c’est-à-dire ne reculant pas devant la mort (pour reprendre le mot de Hegel sur « das Leben des Geistes »). 

Il faut donc bien, contre ce rêve, laisser la mort à son office imprévisible, et nous-mêmes à notre faiblesse, à notre peur, à notre inconscience pour finir. (C’est le modèle de la conscience qui nous taraude…) Il faut en revanche « survivre » à chaque instant : toujours se rapporter à l’autre-que-la-vie et à l’autre-que-soi. Se confier ainsi aux autres, aussi, au sens des autres concrets déterminés qui sont la réalité de l’ « autre » absolu. Non seulement les autres hommes, leurs pensées de nous, notre place dans leurs vies, mais les autres étants jusqu’à la terre où nous « retournerons », au 'pulvis in quem reverteris'… 

Oui, aller vers… la poussière autant que vers l’absolu, aller vers la poussière de l’absolu…

E.A. : Je souhaiterais reprendre votre expression du « hors au milieu de moi ». Dans « L’Intrus », cet incomparable témoignage autographique (mais ne vaudrait-il pas mieux dire xénographique ?) vous indiquez que l’intrus n’est pas tant celui qui pénètre dans le propre que celui qui, en tant qu’intrus, s’y loge déjà. Son opération consisterait alors moins en une intrusion qu’en ce que vous nommez une « extrusion » ouvrante. Il me semble apercevoir dans votre œuvre une attention récurrente à la question de l’ « ouvrage ». Quel lien y a-t-il entre votre réflexion sur le désoeuvrement et cette ouverture de l’extrusion? 

« Hors au milieu de moi », oui : précisions que le seul « dehors » qui en soit vraiment un n’est jamais celui qu’on voit par sa fenêtre, qui n’est « dehors » que par différence avec le « dedans ». Le vrai 'dehors' n’est pas un autre 'dedans' que ce 'dedans-ci' : il est au cœur (c’est le cas de le dire !) du 'dedans'. Le modèle ici pour moi serait la phrase de Wittgenstein : « Le sens du monde est hors du monde. » Comme cette phrase n’est pas celle de quelqu’un qui croirait à un autre monde transcendant au nôtre, à un « arrière-monde » pour parler comme Nietzsche, elle ne peut pas signifier autre chose que ceci : le sens du monde est « dans » le monde un « hors ». C’est-à-dire une ouverture, une béance qu’on peut comprendre comme blessure ou comme voie d’accès – d’entrée et de sortie – ou encore comme bouche, oreille, narine, anus, sexe, œil. Vous pouvez imaginer sans peine comment chacune de ces ouvertures peut donner lieu à une ample variation sur la modalité propre de 'hors' qu’elle évoque : le 'hors' du souffle, celui du désir, celui de l’excrément, celui de la parole, celui des sensations de toutes sortes, et pour finir sous chacun de ces modes une modalisation du « sens », c’est-à-dire du renvoi de « moi » à de l’autre, à du « dehors ». Plus précisément, je dirais : à ce qui de l’autre est dehors ou fait dehors, c’est-à-dire non pas présence d’un autre devant moi (avec son propre « dedans ») mais non-fermeture, non-retour en soi, ni de l’autre, ni de moi. 

Voilà ce qu’ouvre le 'hors' : la non-clôture du dedans, sa déclosion. Ainsi, de même qu’en effet, puisque vous me le rappelez, j’ai pensé que l’ « intrus » 'en' moi était moins l’organe greffé depuis le corps d’un autre que mon propre cœur se soustrayant à son service organique et s’ « extrudant » en quelque sorte de lui-même (d’autant que dans mon cas ce n’était pas l’effet d’une maladie, c’était congénital), de même mon cœur spirituel, si vous permettez cette expression, ou mon cœur ontologique, essentiel, voire mystique si vous préférez (au sens du « corps mystique ») est 'en' moi ce qui s’ouvre et qui s’extrait de « moi », c’est-à-dire de ce retour-en-soi ou à-soi que le « moi » implique. 

Nous sommes hors de nous, essentiellement. L’état qu’on désigne en français comme « être hors de soi » - l’exaspération de la colère, l’extrême irritation du désir, l’exaltation de la passion, l’enthousiasme de l’admiration, de l’ambition ou de l’adoration, tout cela qui « nous » sort de « nous-même » ouvre bel et bien un 'hors' selon lequel nous ne revenons pas à nous, nous ne nous recouvrons pas nous-même ni ne nous retrouvons. Il ne s’agit pas d’invoquer une folie. Les modèles de la folie qui ont été prégnants naguère renvoyaient bien à quelque chose de ce que je dis – mais avec le défaut d’impliquer une altération du « soi » qui reste une altération 'de soi'. Tandis que le 'hors' qui nous ouvre et qui s’ouvre en nous ouvre notre « en », notre « en soi » à tout autre chose qui ne l’altère pas, qui le projette seulement loin, très loin, infiniment loin « au cœur » de lui-« même ». 

Puisque vous ajoutez une question sur l’œuvre, l’ouvrage et le désoeuvrement, je dirais ceci : le désoeuvrement ouvre l’œuvre, il l’ouvre en son beau milieu. Il ne vient pas après elle, il vient en elle et par elle. C’est bien pour cette raison qu’une œuvre toujours ouvre au cœur de son « auteur » une béance par laquelle se montre que l’œuvre n’est pas « la sienne », qu’elle se crée d’elle-même – elle qui n’est pas un « même », elle qui n’est rien d’autre pour finir qu’une ouverture, un 'hors'. Le jeu de mots avec « hors d’œuvre » est trop près pour être évité, mais il n’apporte rien. Car on n’est pas « hors d’oeuvre » : on est 'hors dans' l’œuvre. 

Plus une œuvre est grande, plus elle est béante et plus nous n’en finissons pas de plonger dans cette béance… Comment est-il possible de toujours relire Sophocle ? de toujours revoir Cézanne ? de toujours revoir Eisenstein ? de toujours réentendre Beethoven ? Ils sont toujours à nouveau des intrus, ils opèrent toujours à nouveau en nous des extrusions. 

E.A / Jean-Luc Nancy, votre oeuvre philosophique est réputée pour être singulièrement dense, idiomatique, résistante. Je serais tenté de dire « somatique ». Jacques Derrida – dont la présence fait aujourd’hui amèrement défaut ( le pancréas ne se greffe pas, comme vous le rappeliez) – disait de votre « Corpus » qu’il était le 'De anima' de notre temps. Le corps n’y est cependant pas qu’un objet de pensée ni encore une prothèse au sens que lui donnait Derrida, il pénètre dans l’écriture elle-même. Par quelle nécessité votre écriture philosophique s’est-elle muée et exposée à ce corps, étranger de la philosophie? 

Votre question touche sans doute à plusieurs thèmes ou motifs conjoints. D’une part elle touche au motif, cher à Derrida précisément, du caractère déterminant du « ton » dans une « philosophie ». Je ne saurais à l’improviste, sans recherche spéciale, vous citer une phrase de lui à ce sujet, mais il aimait dire qu’une pensée, ou une philosophie, est peut-être avant tout un ton, une tonalité, on pourrait dire encore une voix (c’est-à-dire aussi bien une écriture, soit dit en passant et pour re-marquer ce salut à Derrida). Peut-être peut-on ajouter, puisque j’ai dit « une pensée ou une philosophie », que c’est dans cette accentuation du ton, dans cette mise en évidence du mode, que commence la différence entre « pensée » et « philosophie », si l’on veut entendre que la seconde a pour référence un ordre donné du discours conceptuel (dont les exemples privilégiés seraient Kant ou Husserl), tandis que la première n’aurait pas de référence de cet ordre et relèverait d’un travail du concept qui le fait vibrer et résonner plus qu’il ne l’enchaîne dans les « longues chaînes de raisons ». Les exemples seraient alors Lucrèce ou Heidegger. Mais nous savons bien que cette distribution des exemples s’avère vite trop sommaire… Chaque penseur oscille entre le discours et le timbre, ou bien comme dit Bergson entre les images qu’il trouve à composer et l’intuition muette qui l’aimante – ce que je reformulerais en disant que le « mutisme » de cette intuition (unique pour chacun, dit-il) est précisément ce qui parle dans la voix, le ton. Mais cela veut dire aussi qu’en fin de compte toutes les philosophies parlent de quelques mêmes « choses », vérités ou sens. Peut-être d’une seule pour finir : notre présence/absence, notre corps/esprit. Une seule et même chose, un seul et même écart à nous-mêmes qui nous constitue et que des pensées modulent indéfiniment. 

D’autre part votre question touche à un motif de « notre temps ». Qu’est-ce qu’une pensée « de notre temps » ? Une qui se sait à la fois reprendre tout au même point de commencement que toute autre – celle d’Aristote, de Descartes ou de Heidegger – et qui sait aussi que ce même point de départ comporte aujourd’hui une donnée propre : qu’il n’y a pas d’objet. Il n’y a plus d’objets de pensée, il n’y a plus de pensée sur ou à propos d’objets. Il y a une pesée (j’aime rapporter 'pensée'à 'pesée', selon l’étymologie bien que sans étymologisme) qui est la pesée sur nous d’un monde dépourvu d’échappée (de transcendance, de sens, de raison suffisante, etc.). Notre situation est celle d’une métaphysique qui ne se subordonne plus la physique mais sur laquelle au contraire la physique pèse. La physique ou bien le physique pèse : la matière, le corps, l’être-là-donné et sans dehors de l’univers. Sans dehors, ou bien révélant le dehors comme véritable absolu dehors – c’est-à-dire tel qu’on n’y pénètre pas et donc on ne s’y échappe pas. Un dehors pareil à ce que serait celui d’une maison dont portes et fenêtres ouvriraient sur des parois de béton ou des épaisseurs de terre collées aux vitres comme y est à l’ordinaire collé l’air de l’extérieur avec les images de la rue ou des champs, du ciel et des oiseaux… Une maison qui donc n’ouvrirait pas mais pour laquelle cette inouverture exercerait précisément la pesée de la pensée. 

Voilà pourquoi « le corps » et voilà pourquoi « le corps » pris comme destinataire plutôt que comme objet d’écriture. Lorsqu’un jour pour la première fois on m’a demandé de parler du corps, j’ai tout de suite reconnu cette exigence : ne pas parler de lui mais lui parler et parler à même lui ou le laisser parler. D’emblée « ceci est mon corps », la vieille formule eucharistique du christianisme, m’est apparu comme la parole même de la parole, la porteuse de l’adresse qui ouvre toute parole (ou pensée) : d’abord ceci, ici, qui s’ouvre et qui parle, qui parlant se désigne comme le point solide de l’émission. Emission de sens qui n’est elle-même qu’une modalité à côté de ces autres que sont la jouissance ou la douleur, le cri de la naissance ou le souffle de la mort. Emission, exposition : cela qui part de plus avant que moi et va loin en avant, plus loin, si loin que le sens se perd, la voix cesse de résonner, le corps reste vibrant et vide. Jouissant, souffrant, parlant, taisant… 

Est-ce aussi « étranger à la philosophie » que vous le dites ? Je voudrais mieux y réfléchir. Est-ce que tout n’a pas commencé par et comme un corps exposé : Socrate se grattant la jambe dans sa prison – et l’amant du "Phèdre" dont le désir hérisse furieusement les plumes ?... Je veux dire : l’exposition du corps, c’est-à-dire l’exposition tout court, 'l’être-exposé en tant qu’être', absolument, c’est la philosophie, c’est-à-dire que c’est le départ des dieux et avec eux le départ de l’être-posé ou de l’être-imposé, si on veut essayer de le dire ainsi. 

Au fond, le corps n’a jamais été abaissé, refoulé ou dénié dans la philosophie qu’à la mesure même de l’exposition 'qu’il s’apparaissait être' dès lors que le monde n’était plus habité de dieux. Le corps, c’est le dehors même : le « dedans » en tant que dehors. Je disais « maison ouverte sur du béton », je pourrais dire : le corps, âme ouverte sur la matière, c’est-à-dire sur le hors-de-quoi. Ame hors de soi, et ainsi 'âme', oui ! « Corps » est la pesée de l’âme sur nous, aujourd’hui. 

C’est pourquoi je dirais que « corps » n’est pas aussi étranger à la philosophie qu’on le pense : '« corps » est l’étrangeté que la philosophie nomme parce qu’elle la découvre', et elle la découvre parce qu’en effet le monde devient étranger à lui-même. C’est ce qu’on nomme « Occident »… Cela ouvre aussi bien à l’abaissement et à la réjection du corps qu’à l’exaltation de la puissance du corps. D’une manière ou de l’autre, cela introduit une étrangeté foncière à nous-mêmes, une étrangeté du monde à lui-même. Nous avons nommé cela corps/esprit, matière/idée, extériorité/intériorité… En réalité, il s’agit de l’écart du même au même, et ainsi tantôt du rejet de l’un par l’autre, tantôt de l’élan extatique de l’un vers l’autre… L’"étrangeté" n’est autre que cette étrangeté à nous, en nous. C’est notre tourment aussi bien tragique qu’érotique.

JLN / E.A.

Hélène Cixous, l'écriture des passages

$
0
0




Le dernier livre qu’Hélène Cixous vient de publier, Homère est morte…, estun de ces diamants stellaires qui troue le continent de l’écriture, qui entraîne le lecteur dans un choc souverain. Somptueux livre qui est plus qu’un livre, ce météore saisissant qui m’a foudroyée, extase nous capture, nous délivre. Homère est morte… fait de la vie avec la mort, pousse la langue dans une création folle qui nous rend ce qu’on a perdu et fait être ce qui n’est point. Mû par une impérieuse nécessité, mon ravissement s’est prolongé en une rêverie que je vous livre.

Pour le dernier long voyage, nul ne sait comment s’équiper. Attendre le train mobilise toutes les forces, monter dans un wagon qui mène à l’outre-monde se fait sans nous, le pied gauche aspire à partir, le pied droit rechigne, redescend du marche-pied, en arrière toute, il n’y a plus de train, plus de gare, Ève redevient sage-femme, la vie qui passe entre ses mains est partout chez elle, même de l’autre côté elle est encore chez elle, l’âge s’emporte dans une fête stroboscopique, gagne l’extrême jeunesse de la nudité à l’aube de la vieillesse absolue. Cent trois ans qu’Ève, la mère d’H.C., tient le secret, celui de la vie, la vie et encore la vie qui recycle mort, fatigue, bouts d’agonie. Chez Ève, l’endroit où tenir le fil, ce sont ses mains.

Les noms sont les gardiens de tout. Aucun ciseau ne coupera la sève quand on s’appelle Cixous, Cixous née Klein, ciseaux de sioux en un clin d’œil détournés/retournés en leur tâche, ciseaux qui ajointent les mots au lieu de sectionner. Il n’y a pas à monter la garde, l’Autre n’est pas là, la mort ne creuse pas son trou, la mort ne sait pas s’y prendre avec les chats, Ève est un chat qui au mot de "mort" ronronne "vie", feule "vie" en tous ses états. Même la mort est un des états transitoires de la vie. Le territoire du moi, du monde se rétrécit, les amarres se rompent quand le corps ne sait plus habiter ni le dehors ni le dedans, quand le corps d’Ève cherche son corps d’avant, se referme Omi/momie aux grandes plaies. La mesure de la progression (mais la progression de quoi au juste ?), c’est le parc écrit Hélène écrite par Ève devenue fille de sa fille.

Ce livre a déjà été écrit par ma mère jusqu’à la dernière ligne. Tandis que je le recopie voilà qu’il s’écrit autrement, s’éloigne malgré moi de la nudité maternelle, perd de la sainteté, et nous n’y pouvons rien (…)
Ce n’est pas le livre que je voulais écrire.
Je ne l’écris pas.
C’est ma mère qui l’a dicté cette dernière année (2013), sans le vouloir, sans qu’elle le veuille, sans que je le veuille. Cette année avait commencé en 1910, elle était immense, surtemporelle et cependant je pressentais qu’elle mourrait, avant la fin.
Le 1er Juillet : jour unique entre tous ses jours où elle aura été à la fois morte et vivante. Je la tenais embrassée à jamais.
 
Les axes du réel se dissipent, oùsuisje, quiestu questionne Ève. L’instant suivant tout se réorganise, l’ancrage dans le monde succède au grand flottement. Pour pouvoir quitter le rivage, peut-être faut-il se dépouiller de tout, entrer en ses labyrinthes, se rétrécir corps et esprit, se césurer du bruit du temps… La peur prend possession d’Ève, lui fait une seconde peau, « troptard » et « aidemoua » dévorent maman.

C’est que la Nature se joue de nous, nous pousse sur la balançoire au-dessus de l’abîme
Mais l’après-midi l’angoisse éclate, maman souffle Toolate en rafales ininterrompues, on croit que l’orage va s’épuiser mais la pause donne sur une rafale plus forte en français : — Troptard, qu’est-ce que tu fais pour moi, aidemouaaidemoua la voix forcène, supplie, insiste, fouette fais fais — Dis-moi, dis-je tandis que le grondement se succède, tu veux quelque chose pour dormir ? — Je veux non je veux — Que veux-tu ? — Je ne sais pas, fais pour moi, oublie, Troptard.  

Le temps secoue ses os au milieu de la tempête qui s’appelle Iliade, le temps du café au lait tient bon, rappel de cordée du père Michael Klein « mort dans les frimas biélorusses », le temps de la confiture revient quand on n’y croyait plus, le temps des phrases qui ressemblaient à Ève est révolu, à la période coin-coin succède la séquence du « limédicalisé », de la vie à l’horizontale, des mots rescapés, des bulles, des cendres de mots qui trouent le silence.

La phrase lancée à Ève par l’infirmière aux yeux de violettes, « Vous avez envie de partir »,  « votre fille est d’accord. Elle vous permet de partir » amène son lot d’épouvante, de terreurs, plante en H.C. les échardes de l’apocalypse. Lui donner l’autorisation de s’en aller, lui accorder le visa de sortie, perdre son passeport vital de perdre Ève… la ronde funèbre désempare les petits bouts d’Hélène et d’Ève, d’Hélènève qui cherchent l’autre côté, pour lui résister, pour s’y coucher, qui cherchent la dernière porte prophétisée par Kafka, Benjamin, Montaigne, les anges. Le temps ordonne de compter s’il y a encore de l’ « encore ».

Dans cette longue fin sans fin, six mois dans une région intermédiaire qui n’est ni la vie ni la mort, dans une viemort qu’Ève explore en pionnière de pays extrabiologiques, extragéographiques, durant les six premiers mois de l’année 2013 qui s’arrachent au calendrier, plus longs que les dix ans de la guerre de Troie, Ève repose au fond de sa barque, ne se rendant pas à la minute qui tue toutes les autres. Elle n’est ni ici ni ailleurs, mais dans un état quantique viemort superposés. Quand Oran se fond dans Osnabrück, quand les yeux s’entrouvrant un instant disent encore « je vis », quand l’anglais remonte dans la gorge d’Ève, que l’allemand, ses Ich bin verloren, Warum, Weshalb, Tut weh fendent l’air, on ne se confie pas à Charon, on tangue dans une barque qui va au-delà de l’au-delà, au-delà de l’Achéron et du Styx, on va vers Hélène, vers la terre des songes d’Hélène, là où on se sent bien. Des lèvres prises dans l’immobilité du sommeil, un dernier mot tombe, deux fois, le dimanche 30 juin 2013, la veille de l’événement, la veille du grand départ. Une ultime adresse en deux syllabes « Hélène », nom du pourquoi, du sans pourquoi, du comment, de la destination, de la terre promise, de la délivrance, de l’accompagnatrice qui est soi, du laissez-passer, du soleil léger comme un chat. L’accent grave de l’initiale Ève se pose sur l’accent aigu et l’accent grave des deux E d’« Hélène ».

Après l’après, comment vivre SANS, sans Ève, amputée de soi ? Caché : ce qui m’attend « après » Ève, si « après » a un sens. Hypothèses : 1) il n’y a pas d’après, elle resterait, éternellement, mêlée à moi » ; 2) un trou dans mon flanc, ou dans mon dos, une terreur. Une amputation du cerveau. Au lieu d’une retrouvaille avec moi, un immense affaiblissement du cœur et de la tête, abêtissement, perte de ma force d’analyse.
Après l’après, s’adresser la mission de rejoindre Ève, lui chuchoter « attends, j’arrive »,
après l’après, lancer la promesse de la retrouver par de l’écriture machinant de la vie pour l’autre côté,
après l’après, laisser « Lécriture » dessiner des paysages pour Ève, maintenant qu’Ève est en Hélènie.

« Le-livre-que-je-n’écrirai-jamais » qui hante l’œuvre d’Hélène Cixous, qui est le moteur absent/agissant, le foyer secret, l’horizon de tous ses livres, on pourrait dire qu’Ève l’a écrit. Mais elle l’a écrit sans l’écrire, en laissant flotter dans les vents du rêve le corps vertigineux du « Livre-que-je-n’écris-pas », du LQJNP, acronyme soustrait à la vocalisation, mot imprononçable qui dynamise l’infinité de l’écriture.

Véronique Bergen


 Hélène Cixous, Homère est morte…, Galilée, 224 pp., 26 euros.


Musique et vérité - Les braises de Sandor Marai

$
0
0



Parmi les braises, certaines luisent plus que d’autres. Lorsqu’on tisonne, elles apparaissent. Et puis d’autres également, au point qu’on ne sait jamais ce qu’elles recouvrent. Car il existe des braises pour ainsi dire dormantes, ni vraiment éteintes ni réellement vivaces. On a beau, un soir de mélancolie des années tardives, remuer le feu dans la cheminée, il paraît vain, à l’œil scrutateur et à l’oreille pourtant attentive à la musique qu’elles rendent, de mettre la pince sur l’une de ces braises dont s’échapperait, comme d’un flacon miraculeux, l’essence d’une vérité enfouie.
C’est dire que les braises ne nous indiquent pas clairement leur objet. Qu’on le veuille ou non, elles ont une profondeur d’endormissement, comme la terre et ses volcans. Inversement, il leur arrive de mettre en concert tout un jaillissement d’énergie mais dont il ne se dégage rien de signifiant. Si on se demande quelle est leur vérité, alors il faudra se rendre à l’évidence qu’elle est cachée, et aussi qu’elle sait se cacher pour mieux se recueillir en profondeur. Toute une philosophie s’ébauche à cette occasion : la vie dormante, la vie qui va sans manifester quelque leçon, le travail qui, sous la législation et la maîtrise du temps, attend patiemment le résultat de son élaboration. Si tout doit bien finir par se manifester, le travail de la manifestation ne s’effectue pas dans le jour de la révélation. Qu’il y ait de la profondeur se reconnaît dans la lenteur d’une colère ou d’une haine par exemple (Nietzsche le savait, la détestation n’est pas la haine à laquelle il faut du temps, beaucoup de temps), ou encore dans le surgissement de l’évidence d’une hérédité lorsqu’un visage, parfois et soudainement, se tourne vers vous et trahit son origine. Les braises couvent… Et, surtout, ne nous méprenons pas, si elles possèdent la puissance de veiller si longtemps, c’est qu’elles attendent leur heure, qu’elles portent un contenu qui doit, en quelque sorte, se délivrer afin de respecter la loi qui veut que les choses, en leur cycle, se bouclent et rentrent dans l’ordre, comme l’exigerait la Justice du monde. Alors, toute chose et nous-mêmes pourrons nous confier au sommeil, le vrai, sans le feu de la vie.

Dans Les Braises, Sandor Marai (1900-1989) ne se livre pas à un exercice philosophique. Il raconte, pour l’essentiel un dialogue et même une sorte de huis-clos, les retrouvailles, dans son château, du Général (Henri) avec son ami de jeunesse Conrad. Ils sont vieux à présent, ils s’accordent que seule la mort les attend encore. Ils ne se sont pas vus depuis de nombreuses décennies, Conrad ayant fui le pays pour des raisons que le récit éclaircira (en vérité, un lien d’amour s’était tissé entre lui et Christine, l’épouse d’Henri). La discussion porte essentiellement sur des questions qu’Henri se pose à propos des derniers moments vécus ensemble dans la jeunesse. Ainsi, lors d’une partie de chasse, Conrad a-t-il eu l’intention de tuer Henri, comme celui-ci le suppose ?  Christine a-t-elle réellement trahi et trompé son mari ? Quelles furent en vérité les intentions de Conrad et pourquoi ce dernier a-t-il soudainement, sans avertir quiconque, quitté l’armée et le pays pour voyager et vivre sous les Tropiques ? 
Le Général, qui mène la discussion, est méthodique : les questions qu’il pose ne sont pas désordonnées, mais correctement déduites et enchaînées. Il veut aller démonstrativement vers la vérité et progresser en elle. Le passé tout entier est remué : les braises en somme. Qu’est-ce que le temps va permettre de dire et aider à dire ?  Et, en définitive, y a-t-il même une vérité des choses ?  Et de quel ordre est cette vérité ?  L’enquête, on le voit, car dans l’optique du Général il s’agit effectivement de cela, est quasi-policière, d’une police des âmes et des cœurs d’abord, secondairement d’ordre criminel (d’un crime d’intention, le pire, le plus commun, celui que nous effectuons tous, plusieurs fois au cours de notre existence). Mais c’est plus généralement la philosophie tout entière qui est enquête, « enquête criminelle ». Le philosophe est le détective qui s’efforce de saisir la vérité, et de « coincer » le coupable et les responsabilités. Depuis Kant, de façon explicite et en vertu d’une bonne lecture de Hume, le philosophe est cet enquêteur dont Siegfried Kracauer  a dressé le portrait dans son grand livre Le Roman policier. À cet égard, qu’il en soit conscient ou non – plutôt pas dans la mesure où il répugne aux pures spéculations de l’esprit au nom d’un intérêt exclusif pour les faits et le langage qui les rapporte –, le Général est philosophe. Le goût des raisons, la construction démonstrative et les preuves constituent son unique intérêt.  

Il y a davantage : le sentiment de trahison qu’éprouve le Général est aiguisé par le fait que son épouse Christine et Conrad comprennent la musique et se comprennent ainsi entre eux. Lui n’entend pas, il ne peut et ne veut entendre que des mots. Il hait la musique. Homme de parole, par conséquent, il fait reposer les relations humaines et toute pensée digne de ce nom sur la convention linguistique, la précision des termes, la parole donnée et la promesse. Les Braises nouent leur drame autour de mots, de propositions et de démonstrations, toujours sous forme de questions, qui, dans l’esprit du Général, devraient pénétrer le secret de la musique qui n’est à ses yeux que l’aire de la trahison. Inversement, on peut considérer que la musique recueille comme une arche la vérité.

Après l’adultère – l’éveil du soupçon qui pèse sur lui –, et pendant huit années, jusqu’à la mort de Christine, le couple n’échangera plus un seul mot. Pourtant, de son aveu même, le Général n’attend toujours qu’une simple parole afin de la reprendre à son tour et de redonner quelque vie à leur relation. Étonnante haine que celle dirigée contre la musique, contre sa supposée puissance communicationnelle et donc aussi d’exclusion pour ceux qu’elle n’élit pas ! La musique, pour autant, n’est pas un simple instrument, ce que le Général croit encore, car elle habite le cœur des personnes et en constitue de fait le foyer. C’est elle, non la conscience, ni la convention ou le langage qui éveille le désir et la direction de l’existence que l’individualité concernée n’est pas elle-même capable de reconnaître et encore moins d’en prendre la mesure.

Le point est donc que le Général exige la vérité. Celle-ci réside pour lui dans la réalité ou la nature et l’enchaînement des faits que le langage est chargé de traduire en toute exactitude. Sans aucunement forcer les choses, deux philosophies se font face, si l’on accorde que la vérité constitue leur objet unique et ultime. L’une l’épuise dans le caractère dicible et non contradictoire de la réalité, l’autre la profile dans le cœur du mouvement d’un désir. Or c’est dans et non seulement avec la musique que les amants se sont rencontrés, en secret et silencieusement. Ils se sont rencontrés dans la vérité, dans la vérité de leur désir. Impuissant à entendre et du reste ne voulant pas entendre, le Général n’accorde foi et crédit qu’à la parole. Pour lui, même le désir tient à la parole et à la décision de parole.
De surcroît, il n’y a pas que l’erreur qui soit fatale. La vérité l’est bien davantage, mais en un tout autre sens. Le Général n’obtiendra pas d’aveu formulé en bonne et due forme. En quelque sorte, il la recevra – c’est un comble pour lui – de façon musicale, au creux du silence des réponses de Conrad. Il s’inclinera pour finir devant la vérité, qu’il ne comprend pas, mais dont il saura désormais qu’elle existe en deçà et au-delà de la vérité de parole. Mais la fatalité de la vérité musicale ! Les mots ne touchent pas Carmen, ils n’atteignent ni n’expriment sa substance. Nietzsche savait que ne pas parvenir à toucher la texture musicale traduisait le déplacement catastrophique de l’existence et de la pensée dans l’erreur et la faute.

Nul doute cependant que le Général soit l’honnêteté même là où les amants transgressent les règles, les conventions et les paroles qui les ont établies. Moralement, l’affaire semble entendue et relever d’un cas de figure peu intéressant. Toutefois, en méconnaissant de part en part la vérité du désir, il méconnaît aussi la sienne et le sien, auxquels il n’a rapport que par la parole et qu’au demeurant il ne comprend qu’en termes de pactes et de contrats, ces équivalents pourtant fragiles de la logique. D’où le langage du Général qui ne repose que sur les principe de non contradiction et du tiers-exclu qui, moralement, interdisent la trahison. Dès lors, ne sachant rien de son désir – encore moins de l’ambivalence constitutive de tout désir –  et ne voulant rien en savoir qu’il ne sache depuis sa parole, le Général méconnaît tout autant ce qu’est en vérité une parole, à savoir qu’elle n’est jamais première dans l’ordre de la vérité, qu’elle n’est jamais qu’un effet – on peut dire tout et son contraire sans qu’à chaque fois cela soit contradictoire –, qu’elle n’est qu’un accommodement à la situation ou un moyen d’affirmer son intérêt, qu’elle n’est en aucun cas un instrument valant pour lui-même et reposant sur sa propre validité.
Être de parole, le Général ne peut guère avoir l’idée qu’il existe des « êtres musicaux » comme ce couple d’amants constitué par Christine et Conrad. Christine, dont nous n’entendons pas la moindre parole – celles de son journal intime, qui doit bien recueillir sa vérité de parole, et que le Général n’a pas ouvert par respect des conventions qui ne l’y autorisent pas, est jeté au feu au cours de la soirée que deux vieux hommes passent ensemble : les lettres, les mots et les phrases sont consumées et retournent à la vérité des braises –, est intégralement un « être musical ». Et comme le mensonge appartient au langage, un « être musical » ne saurait mentir, la musique pas davantage, sauf à la pervertir en langage, ce qu’il lui est arrivé de subir dans son histoire.
« L’être musical » nous instruit sur la nature de la musique. La musique est en effet un « être » relevant d’un pur principe d’identité, à savoir que les « propositions » qui  en relèvent (les occurrences, les « œuvres », en tout cas des individuations et non des propositions) ne peuvent être ni vraies ni fausses. Donc elles sont absolument vraies, mais, là aussi, en un sens tout autre de vérité. Celle-ci ne s’énonce pas ou ne se dit pas au sujet de quelque chose, mais consiste dans le déploiement de quelque chose ou d’un être. C’est pourquoi, et pour y revenir, les « êtres musicaux » ne sauraient mentir. Il existe par conséquent une éthique musicale – cette fidélité d’un être au déploiement qu’il est – qu’aucune morale du langage n’est en mesure de contredire.
Ne peut-on et ne doit-on pas aller jusqu’à soutenir que le langage, en son ordre capable de vérité, qui est même depuis Aristote l’ouverture même à la vérité, ouverture qui rend à son tour possible la proposition, ne s’appuie cependant sur aucune vérité en tant que telle ? Que par conséquent il marque un déplacement – un arrachement, une castration ?  en tout cas, nous ne serions pas originairement des êtres parlants – hors de la vérité que néanmoins il vise et cherche à (re)formuler. Et qu’à l’inverse, la musique, incapable de la moindre proposition, serait l’arche de la vérité, elle aussi frappée d’une sorte d’impuissance, mais inverse, dans la mesure où elle serait incapable de figurer cette vérité que pourtant elle énonce et manifeste. Autrement dit, elle ne serait pas en mesure de vivre – de faire vivre dans la conscience – la vérité qu’elle est, là où de son côté le langage vit et connaît dans la réflexion l’éloignement et la problématicité de la vérité.
(À ce stade, mais peut-être l’a-t-on déjà intuitionné, il faudrait reprendre la problématique philosophique de la vérité au regard de la question qu’est la musique. Et cela ouvrirait la pensée à un renversement très puissant, d’abord d’ordre anthropologique (qu’engage l’idée que nous ne sommes pas par nature des êtres parlants?), puis métaphysique en ce que la vérité ne tient pas au jugement que la logique registre au vrai, mais à un contenu réservé et dont la marque est repérable par la pensée comme un indice accroché à un mot mais qui ne s’épuise pas dans sa présence de signifiant (c’est ainsi que Heidegger pense la vérité non dans l’infra-linguistique mais dans ce que le mot, aletheia, recueille). Toutefois, malgré de nombreux indices, surtout concernant l’événement, Ereignis, dans l’ouvrage du même nom, soit la venue, la disponibilité d’écoute de la vérité par le Daseinqui à cette occasion dévoile celle qui lui est propre, qui engagent le musical (le grincement et le cliquetis, l’ébranlement et le bruit du vent de la vérité, le cri aussi dans toutes ses nuances, plainte, pudeur, recul, effroi, autant de traits au moins sonores), la thématisation en tant que telle de la musique n’est pas en toute rigueur reconnaissable. En somme, est-il possible de reconnaître l’aletheia comme essentiellement musicale ?).
                                                                         *
Il convient de revenir un peu en arrière sur les raisons explicites qu’engagent les Braiseslorsqu’elles tentent par le biais du Général de cerner la vérité de parole, de l’arracher à la vérité musicale, pour finalement reconnaître la réalité de cette dernière, en s’inclinant pour ainsi dire devant elle (la scène finale, grandiose, d’à peine quelques lignes, lorsque Henri – le Général devient ou retourne à son individualité plus sobre, moins conventionnelle, plus authentique en quelque sorte – fait raccrocher le portrait de Christine, lorsque la parole s’est épuisée et a rencontré sa limite, lorsque la vérité s’est manifestée sans avoir eu besoin de sedire.
Mais avant cette fin sans fin, comme la vérité qui ne se boucle dans aucune proposition, qui se laisse seulement recevoir à la manière d’une sérénité jusque-là inconnue, d’une réceptibilité enfin disponible, d’un accord entre ce qui vient et ce que nous sommes, Henri aura dû cessé d’être militaire. Auparavant, la musique militaire était la seule recevable (celle « qui faisait marcher au pas, c’était là sa raison d’être »), parce qu’elle promouvait de façon fracassante les apparences et corroborait la vérité de parole. En revanche, lorsque Conrad, dans sa jeunesse, jouait du piano, « dans cet état, Conrad n’était plus militaire ». Du reste, l’entendant jouer, le père d’Henri avait mystérieusement mais au fond clairement proclamé : « Conrad ne sera jamais un vrai militaire ». Toutes ces considérations éloignaient Conrad d’Henri, comme deux voies d’existence, mais au plus profond comme deux philosophies. Lorsque Conrad jouait Chopin, « de ces sonorités, une force magique s’échappait, capable d’ébranler les objets, en même temps qu’elle réveillait ce qui est enfoui au plus profond des cœurs. Dans leur coin, les auditeurs polis découvraient que la musique pouvait être dangereuse en libérant un jour les aspirations secrètes de l’âme humaine. » Ainsi la future séparation d’Henri et de Conrad était déjà au travail. Elle ne se signalait pas par des désaccords verbaux, une dispute ou une occasion, mais elle était tapie dans le fond des êtres et de l’être qui déployait sa loi. Lentement mais sûrement, le partage de la vérité couvait sous les braises que la vie avait allumées et dont les existences faisaient l’expérience de plus en plus trouble jusqu’à ce que ces dernières se révèlent chacune dans sa fausseté, l’une parce qu’elle s’attachait trop à la convention et à l’étiquette, qu’elle soit la sienne ou celle de l’ordre des choses, l’autre parce qu’elle se sera menti dès le départ en endossant l’uniforme avec lequel la musique ne peut s’accorder.
D’où, à la fin des Braises, tout un ensemble de constats et de bilans : certes, le plus important, la vérité ne peut se soutenir du langage, et encore qu’elle possède son lieu non dans le présent de la parole, mais dans la mémoire. Ainsi, comme succombant devant la vérité de la musique, « le Général sourit, apaisé… » ; puis il lui échappe ceci, concernant le souvenir de Christine, mais aussi assurément le jeune Conrad et même le lien des amants  : « Ce qui est important, c’est qu’il reste dans notre cœur » ; plus précisément, concernant Christine, que le Général pour la première fois – c’est en effet l’hypothèse – se met à aimer autrement que par des conventions  : « le vrai sens de notre vie ne résidait-il pas dans la nostalgie inquiète d’une femme qui est morte? ». Il aura fallu une vie et des vies manquées, littéralement ratées, pour que la vérité puisse se faire entendre. Et, plus librement encore, en accord avec ce que la musique libérait et qu’il n’avait su reconnaître, le Général énonce : « accepter inconditionnellement certains liens, n’est-ce pas notre destin ? » ; « … ce qui donne un sens à notre vie c’est uniquement la passion, qui s’empare un jour de notre corps et, quoi qu’il arrive entre-temps, le brûle jusqu’à la mort », et enfin, sous forme d’aveu, qui détruit toutes les conventions et toutes les règles de la morale, pour ouvrir le pressentiment d’une éthique  : « … la passion s’adresse à une seule personne… éternellement à quelque énigmatique personne, bien définie, qui peut être bonne ou mauvaise, indifférente, puisque l’intensité de notre passion ne dépend aucunement de ses actes ni de ses qualités ». Toutes ces formules, en elles-mêmes banales, et même grandiloquentes, ce qui n’exclut pas leur exactitude dans le cadre du vécu que le romanesque cherche à cerner, peut-être plus justement qu’un traité philosophique qui quant à lui chercherait à les mettre à l’épreuve, tendent à croiser le contenu que les lueurs des braises recouvrent, la sagesse de leur feu et le silence de leur lumière.
                                                                         *
Toujours est-il que les braises ont définitivement brûlé les mots, et même le langage en général. Le temps de leur consumation et de leur éventuelle révélation est assurément celui de l’existence, disons de sa grâce. Il est aussi celui, plus paradoxal en apparence, de la composition romanesque, poétique et à la fin des fins philosophique, ces entreprises de parole pourtant, en ce que le langage, loin de viser à sa seule vérification, s’attache obstinément à la vérité. Peut-il, ce faisant, réellement faire l’impasse sur ce que la musique est et recouvre ?  Peut-il, plus radicalement encore, se retourner vers ce qui le contemple, qui lui est indifférent, et accepter d’être bousculé, voire anéanti par lui ?  Il en va ainsi de l’existence : nul ne sait la vérité qu’il est ; il faut à chacun, toujours comme la loi de la vérité que la temporalité des braises illustre, livrer en retour ses mots et ses croyances en eux aux flammes. Ainsi se fermerait, comme la scène finale du roman, le cycle du langage et de la vérité, ébranlé par l’esprit de la musique.

Mais s’agissant de la musique, il convient d’énoncer les principes qui régissent son intervention si particulière, si décisive également, et que Les Braisess’efforcent de dégager.
Il y a tout d’abord la dictée, c’est-à-dire le mode de commandement et d’impératif de la musique. La modalité impérative concerne la forme mais aussi le contenu. Elle est sans concession, comme on l’a vu concernant la morale. En cela, elle se rattache indéniablement à la religion (on fait référence à ce qu’entend Abraham, qu’il ne saurait ni ne pourrait sérieusement dire, lorsque Dieu lui enjoint de sacrifier son fils unique). Tout comme la musique se soustrait à la représentation, de même la religion en question (l’essence du monothéisme originel) n’est rien du monde et de la convention humaine qui le gouverne.
Ensuite, la thématisation philosophique de la musique induit la fusion de la vérité et du réel. Selon une tradition déjà longue, la musique touche au réel, quelle que soit l’infime distance, spéculative, qui la sépare encore de lui (ainsi, chez Schopenhauer, elle est la première copie de la volonté qui constitue l’être du monde ; chez Nietzsche, elle est l’expressivité originaire de la volonté de puissance). En brisant la phénoménalité, elle discrédite toute réalité, toute figure et toute chose – au fond toute substance – au nom du réel.
Le troisième trait serait, on y a insisté, constitué par le rapport conflictuel avec le langage. Ce serait la thèse de la musique comme affirmation absolue, donc sans négation. Autrement dit, la musique ne contiendrait aucune dimension dialectique, de quelque manière qu’on l’entende. Par conséquent, elle ne se traduit pas, comme le langage, en un mi-dire comme c’est le cas pour le langage ; elle n’est pas une proposition, mais nécessairement une imposition ; enfin, ne contenant pas de négation, elle ne peut se retourner en dénégation (Nietzsche a appris – c’est une des significations qu’il a revêtue du nom de Bizet, donc dans l’opposition à Wagner – qu’une musique qui n’est pas une affirmation absolue se transforme en langage et donc devient équivoque en se dressant contre elle-même pour devenir enfin suspecte). Et, toujours dans l’ordre du langage, comme la systématisation de ce qui précède, il convient de poser que cette affirmation pure qu’est la musique ne dévoile rien, précisément parce qu’elle ne se laisse pas traduire. Cette impossibilité, qui n’est pas privation, encore moins négation, l’éloigne du langage. On pourrait, pour faire court, faire mention d’une dureté de la musique.
La conclusion va de soi : la musique comme pur langage est sans langue. Cette puissance, là aussi, n’est pas privation (le fait de la multiplicité des langues et les difficultés qui en résultent), mais actualisation de la puissance comme puissance.
Le quatrième trait de la musique consisterait subséquemment dans sa modalité de présence comme non manifestation. Cette idée peut paraître paradoxale. Elle signifie que la musique est le sentiment de la présence à soi et à toute chose. Elle ne manifeste pas la subjectivité, mais la rassemble ; elle n’ouvre pas aux choses, mais les dispose. À cet égard, donc dans ce que chacun peut expérimenter dans et par la seule écoute, la musique est la mise en présence ordonnée de la subjectivité. C’est ainsi que des musiques ne nous conviennent pas et ne nous conviendront jamais, parce qu’elles ne relèvent pas de notre subjectivité. La thèse serait ainsi celle d’un ordre subjectif. Et, dans son articulation à la vérité, on soutiendra que la musique ne se dit pas, mais se comprend. Dans cet ordre de choses, il lui appartiendrait de revêtir une forme de réflexivité sans réflexion (sans décision réflexive, dans la résolution d’une conscience).
D’où le cinquième et dernier principe, qui porte sur la question de l’individuation. En effet, si c’est toujours une individualité qui entend et éprouve la musique, en revanche son processus, c’est-à-dire son efficience, ne désindividue pas ! Au contraire, l’individuation s’avère si intense qu’elle atteint l’individuum qui n’a plus rien de numérique (la caractéristique, l’irréductible, l’expérience d’être individuellement et singulièrement touché). Cet individuum est ineffable en ce qu’il soustrait l’individu à sa représentation, donc à sa conscience, en en dissolvant l’apparence et même l’apparaître en le livrant à sa présence ou, comme dit précédemment, à son rassemblement ou son ordre inapparaissant.

La conclusion serait la thèse de la musique comme convocation subjective. Ce serait aussi la thèse de l’intemporalité musicale. Et l’occasion de son expérimentation, nécessairement ponctuelle, ne serait jamais que la vérification d’une présence, d’une disponibilité et d’une disposition singulière, comme celle qui a lieu dans la joie qui exprime Cogito, qui n’est d’aucun lieu, cela va de soi, ni d’aucun d’âge ! Dans ce rassemblement de soi, cette mise en boule, dont le contenu infini excède tout contenant, échappant à tout compte et à toute entreprise qui prétendrait l’épeler ou le débiter par le menu en mots, la musique impose sa loi. À telle enseigne que dans Les Braises, les subjectivités sont progressivement déposées d’abord face à elles-mêmes, puis ramenées à elles-mêmes : elles rentrent en soi, reprennent place comme le portrait de Christine, et envisagent l’étendue du désastre de leurs existences fausses depuis la vérité qui, dans la cheminée qui ponctue les jours, attendait souterrainement son heure pour être reconnue. On peut toujours s’écarter du feu, mais jamais de ses braises.

André Hirt
Chronique du 16 (septembre 2014)

Sandor Maraï, Les Braises (Le Livre de Poche).
Viewing all 405 articles
Browse latest View live