0ù commencer… d’où partir pour faire œuvre de philosophie ?
C’est une question d’une grande ampleur... Pour simplifier, parce que la question de savoir d’où on part ne peut se formuler que chemin faisant, j’ai essayé de « me présenter » dans Cosmopolitiques comme « double » : je suis entrée en philosophie comme « réfugiée politique » en définissant ce champ sur le mode de l’asile, là où des questions qui ne pouvaient être prises au sérieux dans mon « champ » d’alors, la chimie, pourraient être cultivées. Et j’ai rencontré l’efficace propre au texte philosophique qui a suscité un devenir-philosophe. Mais il faisait partie de ce devenir de ne pas oublier que j’étais aussi « réfugiée politique », de garder une position de non-amitié envers le mode de production contemporain des savoirs et de la pensée.
On devient philosophe par refuge… Il y a alors des inimitiés et des amitiés qui définissent cette posture en contrechamp. Celle de Prigogine entre bien d’autres… Que penser de la rencontre plus décalée avec Deleuze ?
Réfugiée politique ne signifie pas tout à fait qu’on a trouvé un refuge : on sait qu’on doit partir, aller ailleurs, on croit savoir que ce qui n’était pas acceptable là où vous étiez ne devrait pas poser de problème là où vous allez, mais ce qu’on ne sait pas, c’est ce qu’on va avoir à rencontrer là où l’on va. Si c’était un refuge, on rencontrerait des gens là pour panser vos plaies, là pour vous… En ce sens, la philosophie n’est pas du tout un refuge ! On peut -et beaucoup le font, et c’est pour cela que, d’abord, on y va- se borner à profiter de la liberté de poser les questions nées ailleurs -j’appellerais cela entretenir un rapport culturel à la philosophie, car on aura appris à construire des mises en perspective historico-idéelles, à plonger des éléments de savoir contemporain dans un environnement problématique où Platon, Leibniz ou Kant figurent sans trop de fautes de goût. Cela donne de la profondeur de champ, mais…
…l’histoire de la philosophie ne fait pas une rencontre, ne suffit pas à provoquer des événements…
Ce qu’il y a de très singulier avec la philosophie, c’est que le même texte peut soit s’inscrire dans cette démarche qu’on appelle « histoire de la philosophie », soit, et c’est là l’événement, obliger à penser au présent, à faire l’expérience d’un régime de pensée dont on ignorait la possibilité. Cela peut décider d’une vie. Pas sur le mode d’une transmutation instantanée (je suis philosophe !), plutôt d’un « ce sera donc çà ! ». C’est ainsi que je comprends le « corpus » qui singularise la philosophie et qui ne la voue pas le moins du monde au genre « Histoire de la philosophie ». Il est facile d’assassiner la philosophie, il suffit, comme cela s’est fait aux Etats-Unis, de faire basculer le corpus dans un passé dépassé, d’adopter la forme de la « recherche » associée aux sciences modernes : on lit les collègues… Je pense le corpus sur un mode plutôt panthéiste, une réunion dissonante qu’il faut caractériser en termes de « forces ». On commence le trajet d’un devenir-philosophe lorsque l’on rencontre la force qui s’empare de vous pour vous obliger à sentir et à penser. Il n’y aura jamais de consensus philosophique, et je suis Deleuze lorsqu’il dit les limites, le peu d’intérêt d’un dialogue « intersubjectif » entre philosophes. Ce qui a fait d’eux, ou d’elles, des philosophes, ce qui les a « mis en trajet » est précisément ce qui vide de son sens la notion de « sujet », avec toutes ses connotations purificatrices.
Quant aux rencontres, cela a été, presque en même temps, d’abord Deleuze puis Whitehead. Et la tension entre les deux, qui importait autant que leurs évidentes affinités. C’est une grande chance que d’avoir opéré la rencontre qui a été pour moi le « ce sera donc cela » sur le mode d’une tension, et non d’une adhésion. Avec l’adhésion viennent les dangers de la psychologie, des ivresses et des étourdissements feints, avec des concepts toujours « cités ». A l’inverse, lire Whitehead à l’épreuve de Deleuze, lire Deleuze avec la tendresse whiteheadienne, cela met à l’aventure et cela oblige, hors-adhésion.
La tension ouvre à l’événement : par exemple, recevoir avec la découverte (grâce à Lewis Ford) de la manière dont Whitehead a fait et défait ses concepts, ce qui donnait sa nécessité à l’articulation deleuzienne entre idée, problème et solution ; ou recevoir, avec Qu’est-ce que la philosophie ?, une véritable éthologie du philosophe, inséparable du mode d’existence des concepts, qui donne sa nécessité aux bonds whiteheadiens de l’imagination. Et elle oblige à la création : devoir penser le Dieu de Whitehead, et son tendre souci que rien ne soit perdu, avec la méfiance de Deleuze pour tout ce qui pourrait, par la bande, reproduire les idéaux de la contemplation, de la réflexion, de la communication. En revanche, et comme en contrechamp, je n’ai toujours pas pu expliquer à Whitehead comment ne pas sourire d’une certaine insistance du pur, du radical, qui a longtemps hanté la pensée de Deleuze. Je ne sais toujours pas comment penser la déterritorialisation « absolue ». Curieusement, l’humour de Whitehead, sa caractérisation de la philosophie, comme marquée par « une certaine tendance à l’exagération », ne me donne aucune arme, mais rejoint un impératif dont je veux explorer les conséquences : dissocier l’aventure de la philosophie de ce qu’elle doit à l’héroïsme de l’Homme Blanc, l’ouvrir à des histoires de bonnes femmes qui n’ont pas tout à fait oublié qu’à l’âge où l’Homme se mettait debout pour défier les transcendances, on brûlait les sorcières.
Outre les sorcières, vos livres se peuplent de mondes très singuliers où se recroisent l’animal, des perceptions d’opiomanes... Il y a une force de l’exemple dans votre Whitehead qui ne ressemble pas à celle de la philosophie analytique ni à la phénoménologie…
Nous vivons tous et toutes dans un monde où il nous arrive d’être aux aguets comme des lapins, saisis par un être surgissant brusquement, sinon un tigre, le plus souvent une voiture, dégoutés de manière incoercible, etc. Ce sont en effet des expériences « bêtes » -une nausée sans expérience du néant !-, des expériences qui ne fondent pas grand-chose, mais qui importent, parce qu’elles font exister l’hétérogénéité. « Tous sur le même bateau, pour sombrer et voguer ensemble » disait à peu près Whitehead. C’est là un véritable cri, c’est aussi un engagement qu’il s’agit de tenir et que j’ai essayé de tenir en faisant appel à un hétérogène hyper-banal, au plus loin des expériences limites. Même quand il s’agit d’intoxication au haschich, ce à quoi je fais appel est l’expérience la plus « bête » : mais cette rue ne finit pas !
Dans quel monde je vis, dans ce cas ? Dans un monde où je vois trop souvent pensée et terreur s’entre-appeler. La peur de dire une bêtise, la peur de faire rire, la peur qui est capable de transformer en poison, en mot d’ordre, à peu près n’importe quoi ! Deleuze avait parlé, et fort bien parlé, de la « dramatisation des idées ». Mais il ne faut surtout pas en faire tout un drame, une dramaturgie, et donc l’antidote que je tente (auquel penser avec Whitehead se prête particulièrement bien) c’est dramatiser petit, obliger à penser à propos de petites choses, dans les interstices. Et c’est aussi une forme de résistance. Résister sans s’adosser à quelque chose « qui mérite d’être défendu », résister avec un papillon, voire un ver de terre, ne rien céder à la vague montante d’arrogance imbécile qui est en train de transformer en farce (au sens du 18 Brumaire de Louis Bonaparte) ce qui a été aventure (ce qu’on appelle les sciences modernes).
Vous parlez de phénoménologie et de philosophie analytique, deux manières de faire de la philosophie mais finalement incapables de résister car elles ont déjà trop accepté : entrer en rivalité avec les sciences, « se donner un objet », des lettres de noblesse, tourner le dos au grouillement impur qui confère son comique à la pensée. Penser sérieux, penser pur…
Alors dans quel monde je vis ? Moi, j’ai l’impression que mon monde est celui des femmes. C’est pour les hommes qu’a été inventé le « bureau », le lieu retiré, réservé à la pensée, loin du grouillement de la maisonnée. Les femmes n’ont pas de femmes qui s’activent pendant qu’elles pensent. Des hommes, bien sûr, sont dans le même cas, mais ce n’est pas tout à fait la même chose... Je suis philosophe et femme, j’hérite à la fois de Thalès, et de la servante de Thrace qui riait de voir Thalès tomber dans son trou. Et le Thalès dont j’hérite doit apprendre à rire lui aussi ! Avec elle…
Cette féminité, ce sens des petites choses ne se satisfont donc plus de la question majeure : « Qu’est-ce qu’une chose ? »
« Qu’est-ce qu’une chose ? » est la question métaphysique par excellence… Comment poser une telle question frontale, sans supposer en même temps que c’est « la » question, que celui qui la pose expédie, par-là même, la multitude des questions humaines au magasin des frivolités. J’aime Whitehead parce qu’il fait passer le goût de telles questions, où il semble y aller du destin humain, tout en ne les tournant pas en dérision pour autant : il s’agit seulement de corriger une légère exagération, d’éviter de mobiliser ce qu’il appelle « importance » au service de l’une de ses versions spécialisées. Et ce qu’il appelle « métaphysique », quant à lui, c’est précisément cela, non un retour au bruissement, aux rumeurs « elles-mêmes » -avec, en sous-main, l’acte d’accusation usuel contre notre affairement qui nous sépare des choses- mais une entreprise délibérée, imaginative, pour affirmer à la fois ce que l’on sent bruire et ce à quoi on s’affaire, le « passage » et le « tiens, là voilà de nouveau ». J’ai inventé un douanier demandant « vous n’avez rien à déclarer ? », et il coexiste avec la colline dont l’endurance millénaire infecte l’expérience, un lapin aux aguets qui coexiste avec le cri de Job…
Encore une fois, cette fameuse « féminité », elle tient à cette position un peu particulière des femmes aujourd’hui que je voudrais être capable de faire exister en tant que telle. J’ai eu accès à ce qui, auparavant, était réservé aux hommes, je n’en suis pas le moins du monde une victime, mais je ne veux pas oublier la longue lignée des femmes qui ont assuré la tranquillité de « l’homme qui pense », lui ont permis de se demander « qu’est-ce qu’une chose ? », alors qu’elles se demandaient « qu’est-ce qui lui ferait plaisir ce midi ? ». Les deux importent, l’expérience est ainsi faite, hétéroclite -Job sent ses plaies qui le chatouillent au moment où sa voix s’élève vers le Seigneur- mais la métaphysique, en un sens renouvelé, n’est pas la pensée de l’expérience même, c’est une pensée aussi hétéroclite que toutes les autres, simplement elle se donne pour contrainte de résister à la purification, et cela avec humour. Mettre toutes les composantes d’une expérience (pas un tout harmonique mais une foule, parfois sage, parfois panique) sur le même plan, pour voguer et couler ensemble… Mais aussi pouvoir dire que tenter cela, fabriquer les concepts qui produisent ce type d’imagination, «cela importe», sans dire pour autant c’est « La » question qui importe. C’est ainsi que je comprends le « cosmos » whiteheadien ; il fait importer, mais sur un mode qui tente de défaire le redoublement : « c’est important, il faut que d’autres s’en rendent compte ». Ce « il faut » mènerait au plus proche voisinage de ce que Whitehead appelait « le mal » ! Et donc, j’ai pris le parti d’une écriture qui essaie de « penser tout haut », d’infecter le lecteur au sens de Whitehead. S’il y a réussite, je la rêve sur le mode d’un lecteur qui, à telle page, sourit et dit « touché !» Il aura été modifié selon ses propres interstices, là où cela lui importe ; il ne renoncera à rien, mais ce qu’il aura senti n’est rien d’autre que l’événement cosmique whiteheadien : la transformation d’un « ou, ou » en un « et, et ».
« Qu’est-ce qu’une chose ? » est la question métaphysique par excellence… Comment poser une telle question frontale, sans supposer en même temps que c’est « la » question, que celui qui la pose expédie, par-là même, la multitude des questions humaines au magasin des frivolités. J’aime Whitehead parce qu’il fait passer le goût de telles questions, où il semble y aller du destin humain, tout en ne les tournant pas en dérision pour autant : il s’agit seulement de corriger une légère exagération, d’éviter de mobiliser ce qu’il appelle « importance » au service de l’une de ses versions spécialisées. Et ce qu’il appelle « métaphysique », quant à lui, c’est précisément cela, non un retour au bruissement, aux rumeurs « elles-mêmes » -avec, en sous-main, l’acte d’accusation usuel contre notre affairement qui nous sépare des choses- mais une entreprise délibérée, imaginative, pour affirmer à la fois ce que l’on sent bruire et ce à quoi on s’affaire, le « passage » et le « tiens, là voilà de nouveau ». J’ai inventé un douanier demandant « vous n’avez rien à déclarer ? », et il coexiste avec la colline dont l’endurance millénaire infecte l’expérience, un lapin aux aguets qui coexiste avec le cri de Job…
Encore une fois, cette fameuse « féminité », elle tient à cette position un peu particulière des femmes aujourd’hui que je voudrais être capable de faire exister en tant que telle. J’ai eu accès à ce qui, auparavant, était réservé aux hommes, je n’en suis pas le moins du monde une victime, mais je ne veux pas oublier la longue lignée des femmes qui ont assuré la tranquillité de « l’homme qui pense », lui ont permis de se demander « qu’est-ce qu’une chose ? », alors qu’elles se demandaient « qu’est-ce qui lui ferait plaisir ce midi ? ». Les deux importent, l’expérience est ainsi faite, hétéroclite -Job sent ses plaies qui le chatouillent au moment où sa voix s’élève vers le Seigneur- mais la métaphysique, en un sens renouvelé, n’est pas la pensée de l’expérience même, c’est une pensée aussi hétéroclite que toutes les autres, simplement elle se donne pour contrainte de résister à la purification, et cela avec humour. Mettre toutes les composantes d’une expérience (pas un tout harmonique mais une foule, parfois sage, parfois panique) sur le même plan, pour voguer et couler ensemble… Mais aussi pouvoir dire que tenter cela, fabriquer les concepts qui produisent ce type d’imagination, «cela importe», sans dire pour autant c’est « La » question qui importe. C’est ainsi que je comprends le « cosmos » whiteheadien ; il fait importer, mais sur un mode qui tente de défaire le redoublement : « c’est important, il faut que d’autres s’en rendent compte ». Ce « il faut » mènerait au plus proche voisinage de ce que Whitehead appelait « le mal » ! Et donc, j’ai pris le parti d’une écriture qui essaie de « penser tout haut », d’infecter le lecteur au sens de Whitehead. S’il y a réussite, je la rêve sur le mode d’un lecteur qui, à telle page, sourit et dit « touché !» Il aura été modifié selon ses propres interstices, là où cela lui importe ; il ne renoncera à rien, mais ce qu’il aura senti n’est rien d’autre que l’événement cosmique whiteheadien : la transformation d’un « ou, ou » en un « et, et ».
Propos recueillis par J-Cl. Martin