Quantcast
Channel: Strass de la philosophie
Viewing all articles
Browse latest Browse all 405

Les quatre noms du "transcendantal"

$
0
0



Il s’agit, sous un tel mot, d’une formidable création de concept redevable à Kant qui reprend la notion un peu scolastique selon un usage tout à fait nouveau, inédit, sans doute pour dire une région, une contrée inconnue dont la géographie ne doit rien à ce qui a été pensé au préalable.

L’inexpérimentable :
Le mot transcendantal marque une réponse au scepticisme de Hume qui abandonne toute transcendance au bénéfice de l’expérience. Or l’expérience est finie, locale. D’un cheveu, elle ne me donne jamais l’occasion de déduire l’allure de la personne. Elle nous place bel et bien devant des événements sans répondants, ininférables, relevant de l’inexpérimentable [1]. Elle me ramène chaque fois à la naissance d’un monde dont, au final, je ne sais rien, m’ouvrant à la surprise de l’imprévisible. Il y a des formes de débordements de l’expérience qui ne relèvent pas de ce que nous pouvons assimiler, dont nous ne savons rien et qu’aucune association par ressemblance, analogie ou contiguïté ne sera capable de rendre familières. Le transcendantal est le nom martien de ce débordement de l’expérience (Hume se référait en effet aux habitants d’une autre planète pour dire l’impossibilité d’une connaissance rationnelle). Il y a un réenchaînement partiel, un morcellement réenchainé (une collection dit-il)  qui se nomme empirisme et qui va plus loin que ce que j’observe ou reçois par les sens, laissant place à l’imagination. Tout un dépassement du donné qui ne vise cependant aucune transcendance. Kant sort de son sommeil dogmatique sous la lecture de Hume. Rien en-dehors de l’expérience ne nous garantit une métaphysique qui puisse fonder ce débordement, aucun Dieu, aucun absolu. Transcendantal veut donc dire ce « No man’s land », cet « Erewhon » qui n’appartient à rien de connu, qui ne dérive d’aucune habitude ni habitat et en lequel précisément il devient impossible d’habiter, d’élire domicile. Il faut un mot au moins aussi peu significatif en apparence, bizarre en son genre, pour dire un tel déplacement. "Transcendantal" veut dire que, sans Dieu pour nous sauver, il n’est pas davantage une maison de l’Etre pour nous abriter. C’est précisément ce que Kant nomme critique, double critique, d’une part de la métaphysique, d’autre part de l’empirisme.

La Critique :
Cette critique, n’est pas celle de la tradition qui avait besoin d’un point d’Archimède ou qui réclamait comme Copernic un point de vue extérieur au système solaire pour en montrer les rayons, du haut de la transcendance d’une panoptique divine. La critique de Kant, sa révolution copernicienne ne ressemble en rien à ce piton métaphysique qui montre depuis son capiton un point de vue absolu, décrivant les orbes des planètes autour du soleil selon une focalisation abstraite. La critique Kantienne n’a pas besoin d’un tel sommet. Elle doute profondément d’une idéalité de ce genre alimentant la métaphysique qu’il conteste comme illusoire. D’où advient la critique Kantienne, quel événement en rend compte ? Il faut bien critiquer de quelque part, s’extraire de la doxa, adoptant un point de vue qui la conteste… Si aucun Dieu ne nous donne l’assise à partir de laquelle une critique peut s’établir, l’expérience n’en possède pas pour cela le site qui soit un « point critique ». L’empirisme ne peut produire la nécessité d’aucune de ses propositions. Rien ne nous assure en effet que le soleil se lèvera demain, de sorte que, dans la lignée de Hume, Kant conçoit l’expérience comme une croyance. Une forme de jugement synthétique qui, le plus souvent, ne peut procéder qu’ a posteriori, tout le reste n’étant qu’extrapolation imaginative, évoluant à l’aveugle quand seul le borgne est roi. Or, de toute évidence, nous ne cessons de juger de situations événementielles selon des ressources que l’expérience ne peut fournir et que Kant nomme des « jugements synthétiques a priori ». Mais cela n’a rien à voir encore avec le transcendantal. Est transcendantale la ligne d’erre à partir de laquelle une critique devient possible, une ligne dont le site n’est donné ni dans la factualité intra-mondaine ni dans une transcendance étrangère à toute réalité. La critique de Kant est, dit magistralement Deleuze, une « critique immanente ». Il n’y a plus que l’immanence. Elle réclame une incursion dans un champ qui n’est ni celui que nous connaissons selon les associations déjà conquises, ni celui qui s’autorise d’une théologie quelconque. Au nom du transcendant correspond celui d’illusion. A celui du transcendantal correspond la fiction (ce que Kant nomme un « comme si »).

La Fiction
Il y a en effet une critique qui se tient à la limite du monde habitable, qui borde ce monde sans lui appartenir, un point surnuméraire, événementiel, dont la réalité n’est ni empirique, ni métaphysique mais transcendantale ou borderline. Cette critique, supérieure à ce qu’imposent nos jugements constatifs et déjà consolidés par une longue habitude, cette anticipation de l’expérience est la raison pour laquelle Kant abandonne pour ainsi dire tout intérêt vis-à-vis des jugements analytiques de la mathématique. Parce que la synthèse est le nom d’une création qui n’est donnée dans aucune analyse, poursuivant un fil sur le vide. Chemin extraordinaire, sans filets ni données, purement créatif et qui nous jette au-dessus de l’horizon des ressassements. Une synthèse de ce genre ouvre dans l’expérience comme une pointe inexpérimentée. Ces pointes, conformément à ce que Heidegger reprochera à Kant, seront malheureusement écornées et comme soumises à la morale. Si nous ne pouvons pas tout savoir, si tout n’est pas expérimentable, c’est pour Kant l'occasion de laisser à la morale le soin d’exercer sa liberté et d’imposer des règles d’autorité, injustifiables, histoire de donner à  l’homme un statut à part : nous ne sommes pas des choses, des billes, des trajectoires physiques et déterminées, des machines, mais des êtres accessibles au devoir... Toute l’inventivité Kantienne relativement au transcendantal est absorbée d’un coup par la morale, par les règles d’une conduite inconditionnée qui relèguent au second plan la fiction, l’imagination dont nous avions parlé en l’opposant à l’illusion. Ce pourquoi Nietzsche va entreprendre une nouvelle critique, une quatrième critique, La généalogie de la morale, afin de redonner au transcendantal l’espace critique de la fiction, une région qui n’est pas absorbée par l’Etre, mais se nomme gai savoir, inactuel et intempestif. Rejeter le transcendantal n’aurait alors que peu d’intérêt. Ce serait, pour faire neuf et joli, jeter tout autant avec Kant, Nietzsche, Heidegger, Deleuze et les ressources événementielles de Badiou, elles qui ne sont redevables ni de l’ontologie, ni des certitudes de la mathématique mais d’une nouvelle métaphysique dont, pour le moment, la trouée reste encore peu explorée, Badiou étant reconduit régulièrement vers les conditions de l’Etre bien plus que vers l’incertitude événementielle. Le transcendantal n’est donc rien d’autre que cette région qui survole les ensembles, les partitions et les brigues factuelles. Il est l’excédentaire et l’exceptionnel en tant qu’amour ou poème, fictivement soutenu selon une fidélité paulinienne ou une foi pascalienne.

La Clinique :

 Voilà ce qu’on peut dire du « nom » transcendantal. Un nom qui requiert une expérience de quelque chose d’inconnaissable, d’impraticable et qui nous jette dans une mer tourmentée que Deleuze qualifiera d’ « Empirisme transcendantal ». Ni raison théorique, ni raison  pratique, il s’agit d’un excursus dont les conditions ne peuvent provenir de l’expérience puisque celle-ci au contraire a besoin d’elles pour devenir pensable. Dans l’expérience, il y a des conditions forcément liminaires à l’expérience et dont les faits ne sauraient nous rendre accessible la tourmente infernale sur laquelle nous vivons. Le transcendantal c’est l’insoupçonnable. Nous ne pouvons deviner ni l’enfer ni la cruauté de ce théâtre où rien de ce que nous connaissions serait reconnu ou reconnaissable. Au point que la science-fiction s’impose comme un récit de droit, que l’imagination transcendantale se donne comme registre capable de suivre les singularités de ce rivage toujours recouvert par la doxa, les masques sécuritaires de ce qui est bien connu, par tous, par les confidents de Dieu ou les autorités de la science. Mais comment ce qui conditionne l’expérience pourrait-il être connu par cette même expérience ? Ne faut-il pas supposer des régions torrentielles en lesquelles nous ne pénétrons qu’au travers d’une phénoménologie extraordinaire donnée par la littérature ou la peinture, par la folie et la déraison ? Comme témoignage d’un si grand voyage, la critique, son exercice transcendantal se placera en une si profonde nouveauté qu’elle s’accompagnera nécessairement d’une clinique. C’est là son seul signe de reconnaissance. Je n’en vois pas beaucoup à encourir un tel risque, je n’en vois pour ainsi dire aucun autour de nous. Cela ressemble au « Malin Génie » dont Kant, au début de son opuscule sur Qu'est-ce que s’orienter dans la pensée ?, dira qu’il renverse le ciel dans son miroir. Raison pour laquelle l’imagination conduit à des jugements déterminants là où tout va bien, à des jugements réfléchissants là où aucune règle n’est donnée, à des jugements délirants quand tout va mal et aux abords d’une île battue par les flots. C’est cette dernière direction qui est sans doute la plus intéressante pour la détermination du mot « transcendantal »…


JCM

[1] Pour Hume nous n'avons que l'expérience pour nous conduire mais elle n'est pas fiable, fondée sur une répétition de cas  dont la généralisation n'est jamais assurée. Elle n'est qu'habitude, attende de voir se répéter les conditions initiales. Ce pourquoi, elle en appelle à une enquête souvent déçue et par conséquent fort sceptique.

Viewing all articles
Browse latest Browse all 405

Trending Articles