La série débute non pas tant par l’image du vaisseau spatial nommé Nostromoque par un cadrage, une ouverture étrangère à ce qui est généralement vu. Il s’agit d’un couloir parcouru d’une forme de présence. Mais ce n’est vraisemblablement pas une présence humaine. Quelque chose est bien là dont insiste le regard. Et ce regard n’est pas intentionnel. Aucune intention ne se manifeste dans la profondeur de champ dont le Nostromoest le témoin ou le seul nom possible (un index de présence se référant du reste à Conrad, au personnage infernal qu’il avait laissé dégénérer dans un roman du même titre[1]). Ce qui est perçu de l’intérieur du Nostromo -gigantesque insecte tentaculaire, aux « insections » nombreuses- n’apparaît pas tout à fait comme redevable d’une conscience (pas même celle du spectateur qui assiste d’abord au spectacle sans comprendre ce qui le promène de pièce en pièce). Il s’agit d’une sorte d’« apparaître », mais ce qui apparaît ainsi n’est pas le corrélat d’une aperception personnifiée. L’ouverture n’est pas orientée vers un objet selon un témoin déterminé. On dirait davantage un regard vide, même s’il est plein de choses, reliées en un ensemble par le fond bleu d’une lumière artificielle, sans parler des dessins géométriques qui rythment les murs de vecteurs indécis. Voici donc que tout débute par un ‘être-là’ (Dasein) qui ne se charge d’aucun pressentiment ni d’aucune attente, "être là" qui n’est pas une présence en vue d’une proposition réfléchie ou même d’un projet déterminé. On dirait un « là » visuel, très précis mais pourtant impersonnel. Tout est là, ouvert à un champ purement ontologique dont les mouvements ne sont pas du tout balisés par une approche humaine ou phénoménologique (au sens de Husserl).
Le Nostromo se tient dans l’ouvert d'une arche, dans un espacement, une visibilité qui ne pointe ni vers moi, ni vers un autre, reconnu comme tel. Il ressortit à l’Etre plutôt qu’à un étant particulier qui serait déterminé par une psychologie, une orientation subjective, un projet de réalisation de soi. On est placé dirait-on devant une vue qui n’est de rien, rien de clairement identifiable. Au lieu de voir des visions de gens, on voit autrement, on voit une différence ontologique marquant un visuel pur, sans émotion particulière ni affect –même si l’angoisse ne saurait tarder à monter sur ce plan en réveillant des visées subjectives, affairées, mondaines. Rien donc dans ce regard, dans cette présence n’indique un sens, une direction qui soit soumise au cours composé du temps, à l’intuition naturelle, au fil d’une chronologie dont l’ordre serait articulé à des enchaînements motivés (comme allez manger, chercher un instrument, se mettre au travail…). Dans le vaisseau, tout le monde dort, plongé en « biostase » pour des mois selon un sommeil sans rêve. Le monde lui-même dort. Le regard qui nous invite à parcourir la cabine ne montre pas encore de finalité, comme si sa vue enveloppait le sommeil en tant que tel, vue extérieure aux dormeurs qu’elle cadre (les lits, avec tous les occupants, apparaissent dans le champ, préalablement à tout réveil).
Les machines sont là qui veillent. Ce n’est pas une veillée funèbre, mais c’est tout de même une veillée sans aucune attention, une vigilance fantomale qui n’a pas de bienveillance, sans objet apparent quant tout est apparent, et dont la sur/veillance est pourtant d’une limpidité parfaite, sans point de vue central, hors perspective, les adoptant toutes. Cette vision, l’œil de la caméra l’assume comme une vision libre, lucide à la manière d’un « discours indirect » qui correspond au pur fait de voir : description équanime, balayage d’une lumière artificielle qu’on pourrait nommer « abstraite », « absolue», précise comme un scanner, débarrassée de toute interprétation, pure de toute compréhension, de toute « mise en intrigue » mondaine. Une telle vision n’est relative encore à aucun monde, aucune origine ni finalité, sans préoccupations "ontiques". Nostromoest le nom de ce qui perd le sens du nostre, éloigné de toute mondanité, entre les mondes faudrait-il dire, entre le ciel et la terre, interstitiel.
Cette ouverture du champ visuel passe par un écran numérique, froid, s’installe dans le silence, dans le vide muet d’une présence qui n’est pas même imaginaire. L’imaginaire n’est jamais assez posé dans la neutralité de l’être, de l’espacement ontologique des choses comme Heidegger pouvait le reprocher à Husserl encore trop pris par le perspectivisme intentionnel des humains. Le cinéma de l’Etre n’est pas de même ‘image’ de même ‘grain’ que celui de l’étant qui ne peut s’empêcher de projeter, d’intriguer, de mettre en scène un psychodrame dont l’ontologie, au contraire, ne peut que sortir, abandonnant le pathos humain. Ce que montre sans doute déjà 2001 Odyssée de l’espace par la valse du vaisseau circulaire. Ce que montre peut-être comme jamais le début d’Alien dont le visiteur surnuméraire est déjà là avant même les monstres et les hommes. Ce qu’on nommera une Visitation. Plus profonde que l’imaginaire, il s’agit d’une vigilance, d’une insomnie des machines elles-mêmes. L’ouvert que le film éclaire en ouvrant l’œil de la caméra marque le balisage d’un réseau de points indifférents que l’ordinateur, symbolisé par un casque scopique devant l’écran de contrôle, tient en connexion. Le seul mouvement perceptible, le premier mouvement que cette présence décline est celui d’un mobile, d’une espèce de jouet orange collé sur un plan lisse et brillant, une mécanique dont la mobilité est infinie comme certaines marionnettes ou autres machines à bascule.
Cette visitation pourrait se poursuivre sans terme et sans commencement. Cela pourrait se produire indéfiniment sans que personne ne vienne troubler ce bain phosphorescent, nappé d’une présence ni humaine, ni même animale, purement machinique et dont Ridley Scott filme l’indifférence, le chemin sans conscience, la part inorientée. S’impose l’existence d’un couloir, d’une intersection, d’un passage pour la vue qui guide sans doute un parcours. Mais l’image est en même temps partout. Elle reste extérieure aux sens humains puisqu’elle saute tout autant de l’intérieur vers l’extérieur, mêle indifféremment les plans de la coque et ceux de l’habitacle. C’est ce bain dans l’image neutre, cette indifférence ontologique de la vision qui va se déchirer au bout d’un moment par un signal, une résonance captée par le Nostromo, et dont le sens n’est pas donné, hors-sens, progressivement mis en évidence par le réveil de l’équipage qui tombe soudainement en-dehors de l’anonymat de l’Etre, hors de l’ « il y a » brut, s’extirpant lentement -et en vomissant- d’une espèce de Dasein encore non-orienté, celui qu’avait ouvert et espacé la vigilance de la technique. Technique devenue complètement indépendante des décisions de l’homme, dont le film va progressivement mettre en tension l’autonomie eu égard à toutes nos volitions : regard d’ordinateur, regard froid du chat, regard de l’androïde à la tête arrachée, regard globuleux d’Alien… Tout ça à contre-jour de l’imaginaire qui lentement fait surface dans un affolement dont le spectateur sera l’unique créateur.
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Tout commence donc par cet éveil sans homme -cette vigilance sans rêve qui est interrompue par un message venu d’un système galactique comme un cri de détresse ou un avertissement qui enjoint l’équipage, d’abord endormi, à vérifier au réveil sa provenance, histoire de récupérer, le cas échéant, des survivants, une « boîte noire » ou tout autre témoignage capable d’en clarifier le sens – à moins que cette bifurcation, ce détour aient été prévus dès le départ par la société qui est à l’origine de ce voyage par lequel elle se laissera elle-même déporter, excéder vers l’inintentionnel de l’ontologie pure. Depuis cet 'Espace Anonyme de l’Etre' (un EAE pourrait-on dire pour sourire un peu), depuis ce tunnel ouvert par le début du film, le spectateur se voit alors basculer vers un monde dont la clarification intentionnelle, la phénoménalité, se reconstituent mais en échappant par de forts instants d’angoisse à « la conscience de quelque chose ». Suspens du temps au bénéfice de l’Etre. Toute conscience étant selon Husserl une « conscience de » ceci ou de cela, il nous faut bien reconnaître que lorsque la chose manque de sens, lorsque le corrélat sombre dans l’indéfini, il n’y a plus d’apparition qui puisse participer d’un projet ou d’une direction. Reste néanmoins une apparition… une apparition ontologique, entière et pour elle-même, qui m’a toujours fasciné sous le titre d’un «Œil des choses ». C’est dans cette vision chosale que pénètre, en se détachant de la plateforme spatiale, la navette qui va explorer cet EAE, ce trou qui l’attend on ne sait d’où, immonde, sans monde, traversant une brume, une tempête qui rendent impensable toute reconnaissance et, par conséquent, toute instruction, nous plongeant bien mieux dans une désorientation ontologique qu’on pourrait nommer avec le jeune Sartre une « ontologie phénoménologique ». Phénoménologique en un sens nouveau, inattendu, parce que quelque chose apparaît, mais, dans cet apparaître, il s’agit d’un être qui ne se soumet à aucun corrélat : un être anonyme, redevable d’une présence inquiétante, aliénée au rien, pur Dasein de ce quelque chose qu’« il y a là », loin de catégories avérées, d'espèces ou de cas d'espèce... Là naît La Chose sans motif, sans mobile, toujours déjà dans l’œuf, néantisant les approches mondaines de la curiosité.
Dans la nuit d’une planète inconnue, la navette, partie du Nostromo,se pose avec difficulté. S’ouvre au milieu de la brume un couloir, un tunnel, un boyau obscur : une présence dont l’ontologie n’est d’aucun genre, au point qu’on pourrait y croiser des formes hybrides, non-spécifiées. Rien ne laisse présager la nature d’une entrée, le balisage d’un chemin possible, praticable, soumis à une finalité intelligible. Ce qui est très choquant, le nom peut-être du choc comme tel. On retrouvera sous ce choc une apparition redevable à l’ontologie, pure de toute facticité, visitation que donnera à contempler également Prometheus suivant la scène particulièrement fantastique du même couloir, hanté par des spectres, rembobinant une vision d’images comme on ferait des ectoplasmes, des enveloppes de choses désubstantialisées, libérées de toute adhésion datable, hors-temps, pour ainsi dire éternelles. On dirait alors que ces choses baignent dans une vision numérique, qui n’est de personne et qui vient hanter le tunnel par des apparitions. Dans Alien 1 l’image était déjà numérisée, reprise par des écrans informatiques qui en performaient la mémoire et la présence anonyme, neigeuse. Une forme immense y était devinée, rencontrée, au-delà du hublot des scaphandres. Mais elle ne pouvait entrer dans la vision du regard, trop colossale, hors-cadre pour une large part, nécessitant le travers de l’infographie afin de la reconstituer (dans Prometheus, l’image intégrale de la chose n’est elle-même obtenue que par un hologramme virtuel assez séduisant et c’était également le cas de Alien 2, vaste labyrinthe de tuyauteries inorientées). Sous ce rapport, la forme rencontrée est d’une étrangèreté absolue. Il pourrait s’agir aussi bien d’un os gigantesque, creusé de galeries spongieuses, que d’un vaisseau spatial cloué au sol, confondu avec un minéral gigantesque, un monument abandonné à un 'espace-temps' hors toute échelle.
De cet objet, le second film de Ridley Scot, Prometheus , découvre les mémoires anonymes, les images désincarnées, les fantômes qui persistent comme des échos conservés intacts sous le sombre fond de ce boyau placé hors du temps. Nous sommes enveloppés de lumière noire, et la lumière est notre cercueil, notre relevé topographique qui voyage à vitesse infinie quand elle ne circule pas indéfiniment dans une galerie giratoire. Mais Alien 1 ne se pose pas ce type de problèmes, loin de l’image-souvenir comme de toute image-mentale. L’ontologie pure qui sous-tend ce premier jet ne contient pas tous ces hologrammes. Elle reste étrangère et comme préalable au plan de la mémoire. Cette première version (dont Ridley Scott suspend des réponses possibles) rencontre la chosedavantage sous le couvert de la matière. Une matérialité qui s’indiffère entre nature et artifice, parfaitement hybride. Et cette chose n’a pas de genre, n’est générique de rien, ne se rappelle rien et n’appelle rien. Elle est relayée sur l’écran grésillant de l’ordinateur suivant un halo qui la rend définitivement inclassable, inconnue comme tout ce qui en émane. L’ordinateur n’en possède nulle mémoire, se montrant incapable de répondre aux questions qui lui sont posées. Il s’agit d’un inconnaissable, mixte entre l’organique et la technique, chose parcourue de nervures ou de câblages, d’ouvertures respiratoires ou de sas mécaniques… D’où les expressions d’étonnement devant cette apparition sans véritable corrélation, confinant à la surprise, sur-prise qui émane de tous les membres de l’expédition : « Je n’ai jamais vue une chose pareille ! ».
De cette impossible chose, sans comparaison, de cet appariement problématique entre « noèse » et « noème », les protagonistes traversent la fêlure, sans réponse. Et pourtant, ils vont ramener de là un « mutant», un « objet =X » dont le nom sera progressivement celui d’Alien. L’indistinction ontologique par laquelle s’ouvre le film sous la vision neutre d’une machine, il faut bien le reconnaître, se poursuit tout au long de l’aventure. En premier lieu au moment où Ripley refuse d’ouvrir la porte, au retour de l’expédition portant le malheureux compagnon, inanimé, avec sur son casque l’étrange parasite. A son corps défendant, Ripley va hurler : « Je refuse d’ouvrir » … « quelle est ce genre de chose ? Donnez-moi en une définition claire ! ». Il y a, en cette angoisse de Ripley, la sensation du danger, celui de laisser advenir la dilution dans l’Etre, dans l’indéfini, dominés par une phénoménalité anormale sous le couvert de la monstration technique. Alors se joue pour l’homme la menace de se laisser absorber par l'AEA, étrange plan ontologique des machines ou des monstres… et c’est, contre toute attente, une machine qui ouvre la porte à l’Alien. Il s’agit d’Ash, un androïde, qui va laisser entrer l’intrus. Celui-ci se présente comme une espèce de mollusque aveuglant la face de l’astronaute recouverte de tentacules et parasitée par des serres encore organiques. L’Alien, pour se reproduire, use de la technique animale capable d’accoucher, de se répliquer mais en libérant un monstre de métal. Il est organique dans son mode de reproduction et mécanique dans sa puissance, hybridant la sphère vitale du carbone à celle inorganique du silicium. Ce parasitage est seul ressenti par Ripley dont la féminité rend possible un pressentiment ambigu, celui de l’accouchement, de la noce secrète de l’intrusion et de l’enfantement, autre forme de Visitation. Refusant d’ouvrir le sas du Nostromo, c’est donc le technicien de bord, Ash, -un robot-, qui libère le sas.
Une étrange affection vient déranger le programme très complexe d’Ash, sans doute emporté par une espèce d'interrogation nouvelle, presque philosophique, pointant une parenté secrète entre lui et le monstre. Pourquoi ne serait-il pas lui-même autre chose qu'une machine, une machine devenue organique à l'image d'Alien? Se profile ainsi une ouverture d’existence dévolue à sa propre puissance. Ridley Scott interroge ce réveil de la machine -capable d’entrevoir son propre devenir- depuis Blade Runner. Et cette puissance, cet effort (conatus) advient par une étrange noce du carbone et du silicium. On dirait qu’Ash développe un désir de « persévérer dans l’être », qu’il se laisse fasciner par un destin renouvelé de l’Etre, très différent de l’homme. Il s’agit d’un désir devenu inintentionnel, un destin révélé sous le regard de la technique, délivrant la promesse d’une ontologie radicale. « J’admire sa pureté… un animal qui n’est pas souillé par la conscience et les illusions de la moralité » reconnait Ash au moment où sa tête décapitée continue de raisonner. Et dans son regard qui s’éteint, une autre vie possible lui apparaît, une vie "machinique/organique", une vie mixte qu’il hurle au monde, surprenant ses compagnons de bord qui ignoraient d’abord qu’il n’était qu’un robot.
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Sans doute nous faudrait-il reconnaître l’horreur d’Alien, sa capacité à ouvrir le regard tenu en suspens par l’angoisse. Mais, les effets recherchés par le film, l’épouvante qui s’y taille une place démesurée n’est-elle pas autre chose que la peur ? La peur répond habituellement à un objet connu qui nous dépasse ou nous surpasse par la présence de certains animaux plus forts que nous. L’angoisse est un tremblement d’une autre sorte devant un objet=X, révélateur d’une réalité qui n’obéit plus à notre intelligence générique. L’angoisse est autre chose encore que le bord de l’Etre dont on découvre avec stupeur qu’il n’est pas en rapport avec l'étant. Comme nous le savons par Kierkegaard, l’angoisse est une voie de passage vers l’instant : instant d’une révélation qui est en relation avec la faute, avec le péché en un sens métaphysique. Ce que l’angoisse révèle est une faute originelle de ce que l’homme est expulsé de l’innocence de l’Etre en un instant pour lequel il n’y avait aucun savoir. Elle se produit dans des moments d’effraction, une fissure perceptive qui donne sur une « différence ontologique » dont la révélation produit un véritable saut, une panique dont Ash n'est pas capable en tant qu'androïde. L’angoisse et l’horreur d’Alien ne sont pas qu’un ingrédient commercial exerçant une attraction sur un public imbécile. Le film d’horreur place l’angoisse au bon endroit sachant que ce qui est montré ici, c’est non pas tant l’épouvantail d’une machine hideuse plutôt que la crainte absolue rencontrée dans le regard de l’homme sur lui-même, regard qui nous porte à la hauteur du mal dont seul est capable un humain. Le mal, comme déchéance et césure ontico-ontologique est particulièrement bien traité par le second film de Cameron, sous la manière dont Alien 2 porte l’accent sur les affaires humaines, viciées par l’argent, quand l’instant se concentre autour du regard fou du promoteur, plus terrible que le monstre, et dont le mal est révélé à tous ceux qui restent, comme la vérité d'un tel voyage. Même les plus grands criminels, mis en scène finalement par Allien 3, sont plus purs que les injonctions masquées de la morale qui les avait exclus sur une planète carcérale où ils semblent se spiritualiser au contact du monstre.
Débarrassé des hommes à bord, le Nostromo pourrait poursuivre l’existence infinie d’un mobile, comme ce petit bonhomme rouge qui ouvre tout le film par un mouvement mécanique redevable à l’inertie. Il entrerait dans une trajectoire dont nous ne savons rien, sous l’innocence de ce regard machinique qui avait ouvert le film et dont Prometheusmontre la beauté quand l’équipage dort depuis deux ans et que, à sont bord, l’androïde David lit des livres, écoute de la musique et regarde des films qui apparemment font office de miroir, de réplication pour un répliquant dont l’identité n’est pas morale mais dont on dirait qu’elle découvre une forme esthétique grâce au cinéma, à l’image dont il devient lui-même le reflet. Dans un tel voyage, ce serait la promenade éternelle d’un mobile, d’un Alien qui entrerait dans le système neutre des images et qui pourrait subsister à côté de l’androïde comme de l’animal en parfaite connivence. Lorsqu’on est attentif au film, on voit bien que l’horreur est davantage du côté de l’étantqu’incarne l’homme. Le Nostromo, conduit par l’homme, par les intérêts de la firme auquel il appartient, montre surtout des personnages animés par le goût de l’argent, obsédés par des primes financières sans faire preuve d’aucune appétence intellectuelle comme c’est pourtant le cas d’Ash, l’androïde, pris dans une espèce de passion de la connaissance.
En visionnant Alien, on ne peut pas ne pas percevoir l’aspect inquiétant du Nostromo filmé par Ridley Scot sous les traits d’une machine de guerre, un appareil de destruction ultime, bardé d’armes extrêmement agressives, jusqu’aux trains d’atterrissage qui ressemblent à des griffes, des serres sans pitié. Le dédale de couloirs, de gaines, de tuyau déroule un chemin qu’on peut ressentir comme une distribution pour personne, vide : un jeu d’orientations, de carrefours dérivant dans l’éternité de l’espace infini. Le film s’attarde de longues minutes sur les usages de la technique au service d’un homme qui ne voit jamais ce plan vide, ce couloir ontologique ouvert dans l’interstellaire des hors-mondes. Et dans ce labyrinthe, il y a, solitaire, un « être là » de l’androïde que Ridley Scot rend manifeste également dans la séquence finale de Prometheus, proche de Blade Runner sous ce rapport lorsque le robot développe une perspective supérieure à l’homme, surhumain sous ce rapport. On a le sentiment que l’androïde et la femme se machinent, font couple en une robotique eschatologique. Ce sont les hommes, les Ingénieurs -dont nous héritons apparemment du même ADN- qui sont mauvais et non les machines, elles qui n’entrent jamais dans le plan moral de leur créateur.
Le seul humain qui s’ouvre à une alliance nouvelle avec la machine, avec l’androïde David, c’est Elizabeth Shaw, anthropologue de métier. Il y a chez cette femme un devenir qui échappe au genre humain pour entrer peut-être dans la promesse d'une amitié avec la machine. Elle est en prise avec la singularisationde l’espèce. Elle est susceptible d’alliances et de sexualités multiples (la vierge elle-même aura eu ce privilège de s’accoupler avec un Dieu, ce qui n’est pas rien tout de même, revenant sur l’alliance première avec le mal, le serpent pratiqué par Eve qui rend tout à fait indispensable le rôle de Marie dans cette histoire). Cette nouvelle alliance se conçoit d’une certaine manière contre les Créateurs, contre les Dieux dont elle attend des explications et cherche à se venger au nom de la foi en l’alliance. Se crée un rapport à l’autre, à la machine qui relève d’une étrange association sachant que Ripley autant qu’Elisabeth pourraient accoucher d’un monstre. L’alliance est une composition, un composé, une machination de l’organique et de l’inorganique : celle du corps devenu comme inertial (Alien 2) ou fantomal (Prometheus). Une transsubstantiation que Cameron fait culminer dans la scène finale de son film lorsque Ripley se couple à un exosquelette de métal. Elle s’allie au robot pour tenir tête au monstre et entrer ainsi dans une « composition de rapports », une corporéité équivalente à celle d’un animal-machine.
La technique, l’univers des machines, déploient un regard dont le Dasein nous introduit en un Etre qui n’est plus occulté par la dimension morale de l’homme, lui qui réduit son dévoilement à des finalités hautement discutables, l‘assujettit au nom d’un Bien confondu avec les biensen une pathologie ontico-ontologique qui fait la réelle terreur de ce film. Une mise en affaire, une thésaurisation dont l’anthropocentrisme extrême montre une violence absurde à laquelle Ripley résiste de tout son corps mécanisé dans Alien 2. L’anthropologie, sous ses options morales qui soumettent tout à l’étant humain, est incapable d’accéder à la dimension métaphysique de ce regard ouvert, innocent, que Ridley Scot découvrait déjà dans le finale de Blade Runner quand le robot meurt en libérant une colombe, manifestant une sainteté christique rarement perceptible dans les actions humaines, extrêmement pauvres. Le Nostromo, redoutable prédateur, armé d’un arsenal pléthorique, n’est qu’un vaisseau qui cherche l’or et des richesses extra-galactiques, une entreprise pirate aux finalités économiques aveugles dont se sert une Société financière insensible à l’Etre, ultra-libérale, loin des questions métaphysiques de la « présence préalable au monde » dont témoigne l’animal-machine comme l’automatisme spirituel des ordinateurs. Dans ce libéralisme réducteur qui finalise ces formidables expéditions vers l’enfer de l’Etre, la technique est rabattue sur une finalité de survie, de survivance pour riches (le président hors d’âge de la firme finançant l’expédition pour échapper à la mort). La technique reste asservie à un ustensile pour la survie de vieux séniles, d'immortels gâteux et non une révélation dont l’essence manifesterait de nouvelles puissances, de nouvelles capacités poursuivant son acte d’Alliance au-delà des Dieux et des hommes. Il faudra dès lors s’attendre à une suite qui serait comme un nouvel empirisme, radical et supérieur, dont la foi arrache l’homme au darwinisme tout autant que les robots à leurs créateurs...
Jean-Clet Martin
[1]Nostromo de Conrad est publié en 1904 et montre à travers des personnages défaits la déviance propre au dieu nouveau qu’est l’argent.