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Rose en noir et blanc / à propos de François Rouan

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Considérons la rose, laissée sans pourquoi, sans extériorité véritable, mais sans réelle invagination tant elle se masse par les bords, accumulant ses pétales le long resserré des extrémités. Devant la fleur, tombe évidemment la question du fondement et de la racine. Mais une rose, sauf coupée, abstraite de sa branche, n’est pas cependant sans rosier. Son parterre prolixe relance la multiplication de sa couronne au contact de couronnes semblables qui s’ouvrent à son voisinage et qui font passer le regard sur l’excroissance du florilège, empreint de ce rouge qui ne lui appartient pas, le débordant par tout un plan, occupé de ce velours emmêlé, foisonnant. Cet épanchement floral démultiplié, ce rythme pendulaire d’un motif envahissant, produisent une couche feutrée, une crête stratifiée : tranches compressées dont les courbes se disposent à l’hallucination de traits resserrés en boutons, bulbes, chatons, pousses et rejets colorés. Un champ de roses, labyrinthique, auquel l’œil se soumet en vibrant, conduit par la bifurcation de ces détours pourpres.
On y éprouvera la couleur de petits corps superposés, un peu flous, lovés l’un dans l’autre comme en une nouvelle Mort de Sardanapale dont Delacroix avait déjà conçu l’intrication. Sous le trait de Delacroix, la mort, même nue, change de sens en devenant envahissante. Le motif du nu, dans la Mort de Sardanapale, échappe à la définition classique de la forme pure, figée au bord du vide que la ligne franche permettait d’incarner peut-être du côté d’Ingres. La correction du nu se mesurait, alors, à l’image claire et limpide d’une frontière sans débords. Rose solitaire, sans pourquoi, posée dans l’isoloir du rien qui la borde ou la découpe. Nue devait s’exposer la limite laiteuse qui fige, définissant un bord sous le contour d’un signifiant stellaire. Rien de tel dans le pourpre de Delacroix lorsque, confusément, le nu se molécularise en une ligne floue faisant communiquer chaque corps avec tous les autres, outrepassant la définition de ses frontières, indicialisant l’espace d’une transpiration qui aura sans doute gêné ses contemporains, trop davidiens, épris de pureté, tout comme pourront se voir gênés ceux qu’insulte, aujourd’hui, le déplacement pratiqué quant au nu, sans bord, envahissant le paysage, sous une intrication devenue florale. 
Il y a une animalisation du corps chez Delacroix, lorsque La jeune femme dévorée par un tigre, se laisse aller à l’extase de la fusion et que sa chevelure s’évanouit sur la peau tigrée de l’animal, sans borne, entièrement offerte à la jouissance de cette effusion, de ce mélange sans limite ni barrière, textile et presque métissé. Devenir-animal, devenir-végétal des individus qui transgressent l’organisme sous le tressage de la couleur. La couleur, en un franchissement de ce type, traverse ! Elle ne connaît ni l’arrêt des traits, encerclant les individus, ni l’injonction des signifiants qui les découpent. Et, c’est une aventure de ce genre que le peintre François Rouan réinvestit dans le champ du contemporain, selon un autre textile, d’autres fibres, conquis par une force d’infraction que ne connaîtront jamais les puristes de la ligne claire, de l’Idée prescriptive, transcendante aux joies tigrées de la matière. Toujours, il faudrait nettoyer, poncer, lustrer, ôter les empreintes du dispositif dont le peintre se sert pour rendre visible la pureté du sens présumé désincarné. Ce rejet de la bavure est celui, iconoclaste, qui toujours s’en prend à l’échevelé des circonstances et des événements, des rencontres et des accouplements, trop sauvages, trop insoumis, à l’instar des fleurs.
Les roses cultivées par Rouan sous leur tonalité cannibale, sont des lignes d’univers enlaçant les corps et les paysages, tatouant les montagnes d’un poil qui déjà se fait épine, sans concéder en rien à l’épure des signifiants qui n’ont d’autorité qu’aussi longtemps qu’on s’abstrait de la matière et de ses couplages monstrueux, de ses noces contre-nature. On ne s’offusquera du corps qu’en ce que son nu se prête trop bien aux ruts de la couleur et se détourne de la classification sereine de nos catégories éculées. Des roses, il faut bien reconnaître que la ligne essaime, prolifère. Ses nouages ne rencontrent aucune borne qu’ils n’intègrent déjà en leurs sauvages arrondis : flux spiralé posant l’animal, l’humain et le végétal sur un unique plan de composition. Que de tels débordements aient toujours fait du peintre celui dont on pouvait s’offusquer n’a évidemment rien de surprenant lorsqu’on se contente de reléguer la peinture dans l’exercice illustratif de l’Idée, comme si elle ne possédait qu’une puissance d’abstraire et de trouver dans le ciel raréfié des définitions une matière non-copulative, séraphique et bien ordonnée. 

Ce à quoi se refuse, il va de soi, la chevelure des roses que Rouan cultive à Laversine. Elles ont, pour ligne de prolifération, l’indicialité, la touche des abords et la capture des voisinages. La contagion de leur rouge carnivore inquiète dès lors pour le peu de cas fait aux frontières, aux classes et aux partages bien rangés. L’empoignement des roses, mises en contiguïté, témoigne de ce qu’elles croissent et se frôlent, se heurtent et s’enroulent, charrient des dessins spiralés, absolument soumis à l’outrage de la couleur, à son pouvoir de hanter le monde, de transgresser les partages convenus. L’envahissement des confins les plus extrêmes passe par une efflorescence qui outrepasse la limite des genres et des espèces en un mimétisme n’excluant pas seulement nos représentations idéalisées du féminin sans renouer déjà avec des lignes du paysage pour conquérir, par-là, un point de fusion tangentiel qui nous ramènera en deçà des unités présumées de la chair. Que le corps -et le sexe- ne soit vu qu’en soi, dans l’autoposition idéative de son aspect, c'est-à-dire en dehors des florilèges vers lesquels pourtant se dressent toutes ses ouvertures, qu’il ne soit toléré qu’en une nudité sans aucune contagion ni aucun mimétisme, cela prouve l’idée placide que nous consentons à la représentation de ses échanges et de ses intimes correspondances. 
Il faut donc en revenir à un corps qui soit autre chose qu’unité, essence ou, pis, étalon de mesure. Le moi, le sujet, sont suffisamment changeants pour nous avoir dissuadés depuis longtemps déjà de les prendre comme les invariants de nos expériences. Et le corps propre, avec ses greffes ou ses boutures artificielles, vient de nous apprendre qu’il ne pouvait plus se penser davantage comme la chair unifiée du monde. Il est, désormais, sans organes, mécanisé par l’appareil photographique ou l’automatisation de la caméra, sans définition ni essence que le nu pourrait porter au ciel des Idées en arrêtant son bord sur la perfection de ses pourtours. Tout cela, François Rouan le montre par le dérapement de ses prises de vue, par la transversalité de leur bougé. Sa vision n’a d’autre fonction que celle de glisser sur le "plan de nature", mécanique par sa manière de se répliquer, d’essaimer, de conquérir un voisinage. Il y a, pour les épines, une façon de s’accrocher à tout ce qui passe alentour pour déposer plus loin des pollens et partir à la conquête d’un territoire usant ainsi de toutes les armes du contact, de la contiguïté, de l’empreinte en lesquelles s’incarne le dynamisme prolifique des transports vitaux. Entrer dans cette tourmente, dans ce tatouage des matières, suppose que la peintre dépose l’autorité de son regard intentionnel pour se laisser porter par la ligne mécanique de la photographie, obligée de suivre le parterre des fleurs curvilignes et spiralées, surexposées en affluents polymorphes. Un mouvement aléatoire du végétal qui, par son canevas, fait corps avec un déclenchement photographique ralenti. 
Sa complexité appelle, en effet, la répétition du cadrage, oblige à un nouveau balayage auquel s’ouvrent les prises de vue, superposées sur la même bande, la même pellicule, comme s’accrochent les chatons sur la tresse d’un tissu. Rouan obtient, au final, un nappage de roses mais comme si en leur volute les corps se perdaient, se disloquaient, gommant déjà leur individualité avec le signifiant sous l’autorité duquel ils se massaient. L’image se multiplie soudainement en profondeur comme s’il était impossible d’en stabiliser l’individuation. Elle s’épaissit, se ramifie, portant déjà le corps sur des plans superposés entre lesquels sa forme semble hésiter, comme si la peau pouvait prêter le foliacement de sa pilosité à la croissance de l’herbe et que la montagne, dure et rocailleuse, se laissait détendre, retrouvant le mouvement d’une onde que sa roche avait durcie en la rigidité de pierres plusieurs fois millénaires.
Se rend visible, brutalement, le trafic coloré de la matière, réalisé depuis la divergence de son effeuillement et dont la tonalité traverse tous les étages, tous les niveaux amoncelés. Que chaque nappe relève d’une chronométrie différente et d’une autre modalité dans l’ordre de son ajointement, cela induit une tension entre les feuillets simultanés du temps : une intensité que l’œil traverse tout en éprouvant, l’une après l’autre, les métamorphoses dont il va enregistrer une empreinte, à chaque niveau de cette chrysalide à laquelle il doit se soumettre par son errance dans les potentialités d’une surface infra-mince.

JCM

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