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Channel: Strass de la philosophie
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Badiou / La résurrection au théâtre

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Le théâtre ouvre un espace sans mesure. Et sur la scène se tient la rencontre incisive de l’éternité dans le temps d’une saisie. Le spectacle, quand il est théâtre, accueille la chance d’une idée dans l’instant d’une action actualisée par d'étranges acteurs. On assiste en présence à l’alliance paradoxale d’une lumière immense au tremblement d’un mouvement, celui des corps visibles. Se produit ainsi pour le spectateur qu’est Alain Badiou le sentiment d’une participation pour ainsi dire platonicienne, celle de « la féconde dialectique entre un horizon (…) infini (…) et la force fragile du mouvement bref d’un spectacle ».
Mais voilà, ce point de rencontre, cet événement que le théâtre trace dans l’embrasure de la visibilité n’est pas de la philosophie -comme chacun sait par le sort que Platon réserve au théâtre. Si, dans les thèses d’Alain Badiou, la philosophie n’est ni de la mathématique, ni de la poésie, ni de la politique, ni même de l’amour -quatre procédures génériques que la philosophie épingle selon le débordement absolu dont elles sont capables-, si la philosophie est le recueil de leur excès sans se laisser absorber dans l’être de leur disposition, le théâtre inverse désormais cette donne.
A l’élévation hors de l’Etre que marque la philosophie, le théâtre juxtapose, dans le sensible, l’accueil d’une intégration événementielle, retombée non dans le multiple de la situation, mais dans une scénographie nouvelle isolant la fleur de ses bouquets périssables. Il est donc comme la fonction inverse de la disposition philosophante, le recel des idées non plus dans la forme soustractive de la philosophie, mais dans un tracé apparaissant qui fait l’essence du théâtre, l’exploration d’un monde dans l’instant nocturne de l'écart des rideaux. Et le théâtre, pas plus que ne le fait le philosophie, ne se suture aux dimensions qu’il joint, qu’il noue, sans dégénérer dans le bordel pornographique des  images et des corps vendus aux masses démocratiques. Cette localisation sans compromis, cette occasion du théâtre par l’événement qu’il performe, Badiou va l’instiller entre la danse, le mime et le cinéma, ou encore entre le mouvement des corps, le silence des fards et la stase des images.
Cela se joue, l’air de rien, en quelques pages où se resserre la pointe intense de cet Eloge du théâtre. Au lieu que l’événement ait à se soustraire aux conditions qui en aménagent la situation (comme cela se produit pour la philosophie), l’événement se réalise désormais en un nouveau manifeste, celui des trajets que font le mouvement des corps, la voix d’un texte et la lumière d’une image. Aux échappements Platoniciens s’adjoint dès lors la sphère participative de son enfoncement sensible. Voyons alors à la jointure de quelles partitions du multiple le théâtre doit innerver l’instant de son recel idéatif. L’initiative du théâtre se produit, dans la visée d’Alain Badiou, entre la « danse » qui registre l’immanence des corps et l’ « image » qui charpente la transcendance lumineuse.
La danse est la présentation du mouvement des corps selon leurs propres lois et forces. L’image, très différente, crée, quant à elle, une lumière toujours extérieure aux corps et qui en frappe sa découpe d'un aspect. Entre danse et image, entre ballet et cinéma, naissent les opérations du théâtre. Le théâtre est, comme la philosophie par rapport aux procédures du vrai, exposé aux quatre formes que sont la danse, la musique, l’image et le texte. La danse montre ce que peut le corps, ce dont Spinoza interroge la capacité, les puissances expressives et mouvementées du corps en son immanence. Cela est particulièrement sensible dans la marche qui se démultiplie d’elle-même en rythmes de plus en plus complexes, de vitesses et de mesures différentes. Mais le théâtre ne peut se « dissoudre » dans la multiplicité de ces gestations organiques. Pas plus que la philosophie ne se suture aux multiples des éléments et des sites. A ce mouvement des corps, l’image confère des éclairages, des aspects qui ne sauraient pas davantage absorber et accaparer l’événement du théâtre. Cette lumière, jetée du dehors, s’accomplit dans le vide du cinéma que le théâtre également utilise comme l’espace noir de sa technologie imageante.
Tout cela posé, le théâtre ne s'indexe pas cependant sur le mouvement de la danse, ni sur la projection de l’image, mais explore des trajectoires en vérité, s’assure de ce qu’elles sont « vraies d’une vérité sensible ». Entre les deux dimensions du mouvement et du visible, il y a la persistance d’un texte audible, la tenue hors champ et hors temps d’un texte dont la trajectivité peut être « recommencée, ressuscitée » dans l’éternité de son vaste horizon. L’image n’a jamais une si forte tenue, elle qui n’est que fantomatique. Elle ne ressuscite nulle phénoménalité qu’elle retient plutôt dans l’ambre de son formol, traces d’images, passages furtifs que le cinéma glorifie dans son plastique. Le cinéma n’est que la splendide immobilité d'un mobile mécanique dont le décorum lumineux fixe la trace translucide de l’idée « sans pourtant être porté par l’aléatoire d’une présentation scénique toujours hasardeuse », toujours miraculeuse dans sa présentation incertaine à un public. Le cinéma n’est que visitation de l’idée dans la lumière de son esprit immobilisé. Il est peut-être pour cela même sans aura. Seul le hasard du théâtre dans l’espace public d’une approche toujours renouvelée, risquée, fait la vie théâtrale de l’idée. On voit donc par cette chute à chaque fois recommencée comment Badiou, au théâtre, reconstruit un conceptdu théâtre qui fait la puissance de sa philosophie.


JCM

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