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Les pensées minimales de Jean-Pierre Faye

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Certains philosophes sont devenus mauvais à défaut de nouveauté. Un philosophe mauvais ne laisse que fort peu de chances à la moindre question. Il dénigre au lieu que la moindre question montre un décrochage par rapport à toute résolution. Irrésolue est la déconstruction. Créer des questions bien loin de toute réponse : Aristote ne répond pas de Platon, ni Derrida ne répond de Heidegger. La réponse serait plutôt l’achèvement de la question. L’interrogation se clôt, s’achève avec tout ce qui répond. C’est fini... tout finit dans la fatigue. Il n’y a plus rien à dire dès que la réponse se pose et pose un point final. Un grillage. Nul besoin alors de lire Derrida d'ailleurs puisqu’il lit un tel ou un tel autre qu'il est, puisqu’il est Heidegger ou Schmitt. Mieux vaut donc ne pas lire Heidegger pour devoir en répondre savamment. Répondre sans lui avoir soumis aucune question, muselant l’insistance de questions réticentes.
Derrida est réduit à Heidegger auquel cependant on refuse toute question, sachant dès toujours fermer le droit de questionner. Du droit à la philosophie, du droit de questionner, Heidegger et la question dont il ne sera d'ailleurs pas question... Les philosophèmes qui font le philosophiquement mauvais, correct disons, se reconnaissent dans la méthode journalistique. Il faut parcourir le monde, faire la part des choses, s'offusquer. On peut accuser Deleuze de fascisme évidemment, et il faudrait accuser Derrida de Nazisme, en bon reporter qui porte chaque chose dans sa fin, dans un but clairement établi par tous, dans un jugement de Dieu qui dit de manière manichéenne où est le bien, où est le mal. Et donc Derrida, c’est très mal. Il questionne la métaphysique occidentale, critiquant ceux qui offrent les réponses à satisfaire tout le monde, les juges tatillons comme les délateurs qui savent de quel côté se mettre, qui sont toujours du bon côté, celui du Droit qui dénonce. On s’offusque, donne des blâmes, des leçons en traquant celui qui échappe à la rectitude des réponses toutes faites.
Voilà, il faut cesser la déconstruction, dénoncer la déconstruction que la philosophie a toujours pratiquée, lui coller un flic à la semelle, lui mettre une mauvaise étiquette parce qu’elle reprend des mots de Heidegger et que Heidegger a les mains sales. On est dans le ridicule, le comique de n’avoir rien à dire, parce que les partages sont tranchés, qu’un chat s’appelle un chat et que Derrida doit être dénoncé, dénoncé d’oser encore des questions dont nous connaissions déjà trop bien les réponses. Nous savons une fois pour toute qui est Heidegger et il n’est nul besoin de le lire ni le questionner, ni mettre son explicitation de la métaphysique sur le motif, ni en suivre les lignes et les devenirs. Il vaut mieux être enquêteur ou « profiler », mettre la tête à prix et dénoncer, dénoncer et s’offusquer de la persistance des pensées. Nous voici partis dans une traque contre toute question, établissant la ligne à respecter, la zone du droit. Quel est ton camp ? où te ranger mon coco ? Papiers en règle ?  Quoi à déclarer ?
Les philosophes sont donc aujourd’hui passés de l’interrogation à la moulinette d'un interrogatoire, de la critique aux séances de la suspicion. Le doute s’établit sur la carte d’identité, sur le pistage, la généalogie d’un travail qui est reconduit à ses mauvaises origines, à ses basses extractions, au délit de sale gueule de ceux qui lisent encore, qui lisent toujours « Platon roi » ou Heidegger nasillard avec sous le nez une moustache. Et puis on demande : d’où vient ce concept ? Quelle est son origine ? Son gène ? Son père ? sa famille ? Il est suspect ce Jacques Derrida circonfessé mais qui n’est pas passé encore au confessionnal officiel, préfectoral, celui de la police philosophale, de son acte de garantie, de son cachet faisant foi, de son authenticité AOC... Drôle de tribunal en vérité...
On se dit que Derrida déconstruit et que nous, on peut faire bien mieux, on peut pister, jouer à la déconstruction sans prendre la peine de suivre le développement d’une pensée dans son déploiement maximal. On pose les vilaines questions, on met la déconstruction à l’épreuve du minimalisme. C’est le mauvais doute, le doute de l’enquêteur, du contrôleur, du douanier des contrebandes conceptuelles. Alors on localise un concept, on l’isole de tout l’usage que pouvait en faire un véritable auteur pour le dénoncer comme auteur d’un crime. On se voit déconstructeur en petit, Blade Runner racorni. On sectionne une petite part, on coupe, on tranche dans le vif et on extrait le verdict.
Le livre de Jean-Pierre Faye est un verdict rendu. Mais ce n’est pas ça la déconstruction! C’est là une mauvaise mimèsis, plat réchauffé en une soupe qui sent sa vengeance. Derrida lui ne fait pas de verdict ni de procès verbal. Il ne finissait jamais rien, toujours prudent, sans asséner de Vérité, ni se scandaliser des philosophes qu’il déboîtait, admiratif de la machine. Grand respect de Derrida pour Rousseau, Condillac, Kant, Hegel… Grande clémence de la déconstruction. On est loin de la loupe du tâcheron qui cherche dans le minimal de sa focale la révélation fautive. Alors le moindre concept n’a qu’un seul sens, médiocre, usé, faillible. Devant de telles grilles, on ne peut pas dire autre chose que ce qui est dit, on ne peut pas dépasser le cadre étroit pour confondre des coupables : "tous coupables !", "Une chose est une chose", "l’être seulement est" ! Derrida, s’il lit Heidegger, est Heidegger. Tel est l’éléatisme du juge qui ne connait que les gardes à vue, les généalogies, les actes de naissance, un cadastre d’état civil. Mais rassurons-nous, la pensée de Derrida est justement en-dehors de ce cadastre. Elle longe des failles que Monsieur Faye ignore.


JCM 

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