Tout lien comporte sa part magique. Au point qu’aucune chose ne peut elle-même s’établir sans le lien qui la compose. C’est Rousseau qui injecte cette idée leibnizienne du lien dans l’espace social. Chaque chose est pour Leibniz comme un lac plein de poissons et chaque poisson désigne lui -même un lac empli de poissons, en sorte que le lien, l’harmonie d’une telle diversité sera primordiale. L’intérêt de Rousseau, selon Laurent de Sutter, est que cette harmonie, lorsqu’on la considère du point de vue politique, devient contractuelle. Aucun Dieu ne chapeaute le lien des choses, encore moins ne saurait-il préétablir le lien qui unit les particules du plan social. Nous sommes donc pris dans le lien puisque la moindre chose se dissout en une pluralité et que tout élément est déjà affecté de relations internes autant qu’externes. L’ontologie devient relationnelle et, par conséquent, si la relation est ordonnée en-dehors et avant l’être qu’elle constitue, ne reste que le contrat pour la fonder.
La théorie du contrat, comme je devais le noter également dans « Plurivers » à propos de Hume, est une conséquence de ce que l’être est relation, de ce que l’homme lui-même n’existe pas comme atome constitué mais comme « république » entre des polymorphes plus monstrueux que ce que Georges Lucas pouvait imaginer dans "Star Wars". Et ce pacte ne se justifie pas par un préalable, par une « harmonie préétablie ». Il tient plus à ses effets, à ses effectuations, aux nœuds qui le prolongent. Le pacte est contingent du point de vue de sa fondation mais reconnait son efficace dans une pragmatique des rapports, dans la capacité de multiplier le jeu des puissances que Rousseau nommait d'abord « volonté générale », volonté fort magique du reste et qui suffirait à justifier le titre choisi par Laurent de Sutter. Une telle conception magique, par le manque ontologique qui la tenaille, suppose non pas tant une fiction qui la légitime (au sens du Prince de Machiavel) plutôt qu’une expérimentation rigoureuse et une « physique du lien social » comme l’indique déjà le titre du deuxième des aphorismes juridiques qui lance le style de l’ouvrage. Le lien est une composition de rapports capable d’élaborer des ensembles sociaux plus ou moins consistants, centripètes par agrégats et centrifuges sur les marges, disons réels par l’association réussie et souple par les voisinages établis, dont l’intérêt d'ailleurs se généralise, devient générique plus que particulier au fil des associations. Des liens de ce genre n’étant pas donnés ne sont jamais factuels, ce ne sont pas des faits, mais des questions de droit, non sans fragiliser, cela dit, la consistance ontologique de ce qu’on nommerait «Etat », non sans supposer des ruptures dans l’ordre du lien qu’aucune nature ne saurait fonder.
Nous voici donc pris dans une hétérogénéité radicale, une espèce de monadologie ou de pluralisme pour lequel ne rayonnent que des liens presque au détriment des éléments. La force des liens, leur fragilité en même temps, tient de ce qu’ils sont extérieurs aux termes, constituant un champ de singularités pour ainsi dire pré-individuelles, voir hors-individuelles. Ce champ vaut comme un pur espace de rencontres, avec ses dangers et ses innovations. Un espace qui englobe, d’une certaine manière sous le nom de société, les mouvements qui le traversent pour en capter les éléments, les figer ou les laisser filer plus loin selon une société secrète, une entité supra-individuelle dont il existe une physique paradoxale, des « figures » que Hobbes avait peut-être approchées sous le motif corpusculaire du Léviathan, quand chez ce dernier le droit est une affaire de force quasi-mécanique. Mais c’est le pendant dynamique de ce dispositif qui intéresse Laurent de Sutter, dans l’esprit sans doute de Spinoza ou, de manière moins attendue, en en passant par Montesquieu relu par Althusser. Alors la loi, avant d’être une force se prononce comme un pur rapport, rapport non pas de forces déjà là plutôt que puissances, potentiels qui, magiques, aspirent à l’être, se finalisent sans y réussir a priori, déviées par de petites causes infinitésimales, soustraites à tout finalisme, peut-être à toute volonté subjective ou à tout pouvoir individuel. Avant toute monarchie, avant toute figure, toute captation de puissance, il n’y a que des rapports qui vont à l’infini et qui sont inappropriables en termes de pouvoir, fût il, comme chez Machiavel, lion ou renard, voire léviathan comme ce fut le cas pour Hobbes. Magiques, les relations sont sans figures prédéfinies, et par conséquent ensorcelées, en fuite sur tout législateur, au point peut-être de parler plutôt d’un esprit, de l’esprit des lois, un esprit qui peut errer et que Laurent de Sutter aurait pu affiner par tout ce que Derrida nous apprend relativement à l’esprit, à la hantologie que ce mot recèle et qui eût été à propos s’agissant d’un titre aussi curieux que Magic– ce serait là l’objet d’une discussion possible que je mets en réserve pour quelques échanges privatifs.
Nous sommes passés ainsi, sans le percevoir immédiatement dans le titre de l’ouvrage, à un événement qui n’est pas « le contrat » ni la « figure », mais bien l’ « esprit » des lois. Un esprit dont la nécessité n’est pas tout à fait celle des corps s’agissant plutôt d’une logique des relations, un tout autre visage et paysage des lois dont on peut trouver, d’après Laurent de Sutter, les prodromes dans les inventions techniques des juristes, notamment à l’intérieur du droit romain quant les êtres s’obligent non plus comme individus mais qu’ils s’affrontent et incarnent des fonctions, un corpus de fonctions dont la réalisation mobilise une sourde implication de nœuds, un « nexum », un tiers qui d’une certaine manière est toujours inclus dans le lien comme son otage. Et ce nexum qui crochète un tiers-inclus fait, comme dirait Hume, l’objet d’un rituel, d’une croyance. Il requiert entre les individus la menace possible du mal, de la malédiction, de la damnation. Le lien est damné pour être opérant, capturé par un esprit dont on se rend esclave (mais dont l'esclave se libère aussi en l'accrochant à l'esprit de sa révolte). Quelque chose qui nous hanterait de manière éternelle dans la part délirante de la nomination d'un délit. Voici que le lien entre dans des nécessités impayables, dans un débit dont le délit ne saurait être épongé, dont le nexum crée un droit, de manière excédentaire, supplémentant tout ce que la main pourrait toucher, réparer, inaugurant une sphère absolument déterritorialisée. Il s'agit sans doute de la dette capitaliste qui devient infinie dans une telle déterritorialisation mais non sans générer d'étranges talismans métaphysiques qui lui échappent par tous les bouts, par tous les impayées, par le manque de solvabilité qui ajourne cette entrave, cette restitution au réel exigée par le contrat moral de la dette.
Le nexum, le lien, est de l’espèce de la damnation et il n’y a pas d’autres damnés que ceux que le lien permet de laisser s'évader, de prendre la tangente dans l’espace et le regard d'un droit qui survole les corps et les libère au point de n’être dans l’espace romain rien de plus que des noms, des fonctions (César n’étant plus du tout le nom propre d’une naissance). Au lien des corps, le nexum superpose le lien des fonctions, des tiers qui relèvent d’une dialectique dont la logique n’est plus celle de l’Etre plutôt que de l’esprit capable de donner à un contrat sa force dynamique. Celle qui permet de passer du mécanisme juridique à une dynamique juridique (le contrat étant contractus et par conséquent traction, comme s’il n’y avait de lien que par traction et de con/traction que par magie, par attraction des sexes). Le contractus ne va pas sans contraction sexuelle et le contrat n’est pas loin de cette liaison/déliaison des parties. D’où peut-être l’importance de l'usage des corps, du mariage et du divorce dans cette magie dont Laurent de Sutter ne suit pas la ligne, lui préférant d’autres lignes d’obligations. Ce serait là l’objet d’une autre discussion privative avec Laurent de Sutter quant à la question de la sexualité et de la résistance dans le sillage de Foucault).
La raison de cette préférence ne tient pas sans doute à un désintérêt pour les modes de résistance qui peuvent se tisser dans un tel contrat et que Foucault avait analysés. Au contraire, le damné, le magicien ne s’intègrent pas dans le réel sans le faire capoter, sans le secouer et l’entraîner vers des nouages inattendus et pour ainsi dire en excès sur toute obligation. La ligne de Laurent de Sutter sort pour ainsi dire de la bio-politique dans le souci bien plus physicaliste de neutraliser le droit, de l’inscrire dans une "machine abstraite", dans l’attraction d’un lien neutre, indépendant de toute menace, de toute prétention et préhension des corps, de tout asservissement. Neutralisation qui se pratique au bénéfice d’une scène du droit purement déterritorialisée, fondée sur le « vinculum iuris ». Et il faudrait se rappeler ici les belles pages de Deleuze qui montrent toute la difficulté d’un système comme celui de Leibniz quant à la difficile implication du « vinculum » entre les prédicats qu’il tient ensemble de façon presque miraculeuse, presque contingente, du moins inaccessible à la mécanique des substances (il y a tout un chapitre dans Le pli sur la métaphysique du vinculum qu'il aurait été opportun de réactiver ici). Le vinculum se rejoue à l’image du lien corporel, de la corde, de la chaîne, mais selon une métaphore qui rompt avec le caractère substantiel de cette attache. Le vinculum comme attache fixant la voile au mât doit être pris dans la captation d’une force motrice, extérieure, celle du vent, celle de l’esprit pour se penser à la manière d’un « intellectuale vinculum ». Sans le vent, le lien tombe, sans la loi, l’obligation de même ! Mais quelle nécessité pour une telle nécessité ?
La réponse comme en toute bonne métaphysique étant que la nécessité n’a pas de nécessité, qu’il est de l’essence de la nécessité de ne point en avoir, qu’elle n’est nécessitante que pour n’appartenir jamais à la chaîne qu’elle produit, ce qu’on nommera principe de raison suffisante ou encore principe de contingence. Générer une nécessité qui, elle, sera sans nécessité, cela se nomme fétichisme. C’est prendre un anneau de la chaîne pour en produire un fétiche, quelque chose qui s’en excepte et qui depuis le lien qu’il représente se modifie en une forme de divorce. Et c’est autour de cette exception, de cette contingence de la nécessité produite par la loi, toujours pour ainsi dire « hors la loi » comme nous le savons depuis Derrida, que tourne le cercle magique du vinculum que Laurent de Sutter cherche à différer et à déconstruire selon des opérations qui lui ressemblent, toujours un peu flibustier dans son propre système, toujours un peu pirate ou en contrebande de ce que son regard exerce sur la limite. Il y a quelque chose de pernicieux en effet à montrer, dans la force de la loi qui enchaîne, une forme de supplément, une forme d’excroissance, un décrochage qui porte la magie d’abord malsaine de la dette vers d’autres liens, immaîtrisables, créateurs d’une sorcellerie que Harry Potter entraîne sur une ligne de délire, une ligne de déliaison momentanée qui offre d’autres nœuds, d’autres réseaux à suivre. La magie se mesure à ce qui vient, sur/prend. Elle porte en effet au-delà d’elle-même et de l’ordre établi en suivant une épidémie qu’aucun pouvoir ne saurait dominer, qu’aucun Dieu ne pourrait clore par le principe du meilleur. « Il n’y a de magie que révolutionnaire », qui force tous les liens à une redistribution des pouvoirs. « Et le droit, parce qu’il poursuit toujours plus avant l’exploration de cet interminable réseau de liens que l’on appelle cosmos, est la pratique qui maintient active, dans un monde qui fait semblant de ne plus y croire, la puissance transformatrice de l’hypothèse magique ».
J.-C. Martin