Quantcast
Channel: Strass de la philosophie
Viewing all articles
Browse latest Browse all 405

Pourquoi donc l'animal dans l'oeuvre de Derrida ?

$
0
0



"L’homme se définit selon des facultés et des modalités d’intuition qui en excluent d’autres. Des modes d’intuitions, nous pouvons en énumérer beaucoup, entre un être tout-puissant et d’autres fort nombreux, qui perçoivent à leur manière, certains par la chaleur, ou des odeurs, des sons... La question de l’animal surgit tôt dans l’œuvre de Derrida avant de culminer dans La bête et le souverain. Si l’homme ne sait pas entendre l’animal, on peut noter tout autant que l’homme n’est pas doué d’une « intuition infinie » comme ferait un Dieu, mais pas davantage d’une appréhension placée hors de la raison comme on le suppose par exemple de la folie. Que vaut alors une telle situation de l’homme dont la finitude de l’intuition ne saurait rivaliser avec Dieu mais qui exclut néanmoins celle de l’animal ? On dirait que la faiblesse humaine, son intuition si réceptive, si peu créatrice se verra sauvée par les finalités de la Raison, projetées sur l’avenir, sur l’Histoire. L’homme est un « animal rationnel » en mesure de promettre. Il inaugure une forme de causes propres à la volonté. Celles-ci sont intentionnelles, finales. On dirait du coup que la finitude s’accomplit dans la finalité, se dépasse dans la progression téléologique d’une fin, fin de l’histoire, fin du monde, rédemption finale… L’être fini de l’homme, à la différence de l’animal, procède par des fins et des buts. Il se voit sauvé comme un Dieu qu’il n’est pas encore mais que tout paraît conduire à le devenir au travers de son vouloir infini ? Faut-il alors imaginer un Dieu pour nous sauver ? Nos sens nous portent-ils à nous dépasser selon le Sens ? Il est temps de poser une telle question, maintenant que nous avons mis en chantier d’autres formes de signes, une sémiotique, une paléographie des instincts accessibles par certaines marques, impressions, traces écrites qui se rassemblent en un corps, en un "corpus signifiable" propre à la sensation. L’animal n’a-t-il pas plus à nous apprendre que le Dieu de la théologie ? Le vouloir, la volonté sont-ils au-dessus de la détermination de l’animal ? A supposer que l’homme doive être dépassé, comme Nietzsche le revendique, en quel sens a lieu ce dépassement ? Est-ce un dépassement vers le « haut » ou vers le « bas » ? Le surhomme, est-il uniquement celui qui s’arrache à la sensibilité - pure pensée libérée des contraintes empiriques -, ou au contraire est-il celui qui approfondit les extrémités de ses sens, de son flair, de son ouïe, de sa vision animalisée selon le bestiaire de Zarasthoustra ? Et pourquoi pas la femme comme nous devions le supposer à travers Eperons ? Ces questions, autant deleuziennes que derridéennes, interviennent dans l’œuvre de Derrida à partir de Marges de la philosophie (un ensemble de textes qui accueille la conférence sur Les fins de l’homme prononcée à New York en 1968). Et la visée anthropologique qu’elles réfutent n’est pas sans rapport avec notre séquence sur Nietzsche, avec l’investigation d’autres modes de sensation, d’autres « styles »[1]

Ce que Derrida conteste d’emblée, c’est la perspective humaniste qui s’empare de la figure de l’homme à l’époque moderne et cela est encore le cas de la traduction donnée au Dasein heideggérien envisagé trop vite comme « réalité humaine ». Nous en avions suffisamment discuté dans la première séance de ces leçons. Il y a, disions-nous, un inquestionné en toute question. L’histoire du concept d’humanité n’est, en ce sens, pas suffisamment interrogée et la présupposition de ce qu’est l’homme relève de l’évidence, de l’évidence métaphysique, celle de sa divinité possible. Ce n’est que très rarement que l’homme est interrogé autrement qu’à la « ressemblance et à l’image de Dieu » dont il vient peut-être prendre le relais après l’annonce hégéliano-nietzschéenne de ce que « Dieu est mort ». Si Dieu est mort, cela est généralement perçu comme la chance pour l’homme de prendre sa place et d’en assumer la volonté, la puissance créatrice, l’humanisme incarnant soudainement le pôle le plus accompli de l’onto-théologie, placé sur son bord extrême. Mais Nietzsche ne l’entend pas de cette oreille. Pour ce dernier, l’éternel retour, l’éternité à même les « signes de sensation » ne se joue pas en direction de Dieu. Sortir de la finitude ne peut se concevoir de cette façon. 

Que l’homme soit essentiellement fini suppose d’abord que la réalité n’est qu’interprétation. S’ouvre un abîme en-dessous de lui qui ne lui donne aucun privilège quant au sens, quant à la question du Sens de l’être, de sa « précompréhension » simplement prétendue. L’homme ne saurait faire valoir ses intuitions, ses « appréhensions » sensibles comme si elles étaient des choses en soi. Il n’est pas pourvu de la capacité de donner aux signes qui le définissent un pouvoir constituant. La trace, l’empreinte qui donnent à tout signe la place de signifiant ne peuvent jamais être remplies par la partie manquante, comme cela est figuré par la métaphore du symbole (symbolon). Le symbole signifie en grec la part manquante d’une tuile brisée en deux et qui se recolle en un tout reconstituable. Mais nos signes ne sont pas le fragment d’un puzzle, d’un ensemble préalable qu’on pourrait recomposer en totalité. A cette totalité finie s’oppose l’infinité de l’Autre, de l’altérité impossible à s’approprier selon la loi du « même »[2]. Vous avez sans doute déjà eu des jeux dont il manque des pièces. Pièce vide et circulatoire. Ce manquement est constitutif du sens et aucun être ne saurait s’imposer pour le combler. Cela ne se ferait pas sans violence, sans forcer la découpe. D’un signe à l’autre, on ne peut recoller l’unité. Il y a un arbitraire du signe que la linguistique elle-même déploie depuis Saussure. Rien, dans les concepts que manipulent les humains, ne peut valoir comme une identité absolue, un signifié ultime qui serait adéquat à la chose même. L’arbitraire du signe nous interdit de considérer l’intuition humaine comme une intuition intellectuelle productrice du Sens de l’être. Les signes qui définissent nos concepts ne sont pas des absolus. Ils sont placés devant une limite qui implique une différence irréductible entre Pensée et Etre. Aucune fin ne saurait remplir cette faille. Toujours la tuile brisée entre dans un assemblage hasardeux auquel vient manquer la pièce principale. A moins d’en imaginer des équivalences, d’en fabriquer une prothèse illusoire. Une illusion faisant de la fiction un mode de création qui reste de l’ordre du fantastique. Des récits extraordinaires qui font de l’écart l’objet non pas d’une présence remplie mais d’une recomposition littéraire et fabuleuse, inventive d’un sens qui ne fait pas violence comme dans le cas de la métaphysique. 

Le structuralisme prend ainsi acte d’une telle différence, d’un écart dont rien ne saurait remplir la séparation. « L’attention au système et à la structure, dans ce qu’elle a de plus inédit (…), une telle attention qui est rare, ne consiste (…) ni à effacer, ni à détruire le sens. Il s’agit plutôt de déterminer la possibilité du sens à partir d’une organisation formelle qui en elle-même n’a pas de sens »[3]. Le sens repose sur le non-sens de petites différences comme on peut le voir relativement aux phonèmes qui ne remplissent aucune signification. Mais cela est vrai encore de la multiplicité sensible, des signes de sensation dont aucun n’adhère véritablement aux choses. Au lieu d’évoquer la chose, on dira plutôt que les signes se multiplient dans des directions plus riches en variété, en matérialité que le Sens, celui que la métaphysique nous propose par le truchement de l’entendement. Ce dernier fait en effet preuve d’une entente très générale, réduite par des catégories de plus en plus abstraites. Et c’est dans la destruction de cet ordre réduit, fini, que s’est déployée la philosophie de la différance, elle qui lutte sur deux fronts, le front de la réduction phénoménologique du sens tout comme celui de l’herméneutique supposant une pré-compréhension de l’Etre. De ce que la tuile est fêlée, de ce que le symbolon défaille à toute réunion des tessons, voilà qui place le manquement au fondement de toute structure. Ce pourquoi « un ébranlement radical ne peut venir que du dehors »[4], comme si ce qui pouvait nous extraire de la finitude résidait dans un changement de style dont Nietzsche nous rappelle qu’ « il doit être pluriel »[5].

L’homme supérieur n’est pas nécessairement le surhomme dans son aptitude à grimper et monter qui ferait de lui un singe. L’homme supérieur pourrait sans doute communiquer mieux avec le sous-sol, homme du souterrain, ressemblant à un être qui sape, qui mine, qui fore au lieu de s’élever et de prendre la place du Dieu, d’hériter du Sens du monde donné par la verticalité divine, par l’Idée de tout ce qu’elle avait systématisé sous les termes de la transcendance. Il nous faut apprendre que la transcendance est en réalité réduite, finie au mauvais sens du terme, qu’elle est un égouttoir pour nous arracher à la sensation, au corps de signes qu’il faut plutôt multiplier en tous sens. Un sens artificiel et au demeurant prothétique. L’homme supérieur ne se dépasse pas nécessairement vers le haut. Il est celui « qui brûle son texte et efface les traces de ses pas »[6] peut-être pour se rendre attentif à d’autres pas, d’autres traces que les siennes. Celles de l’animal mais peut-être encore celles de la machine. Alors l’homme se surmonte en une forme supérieure qui ouvre dans son oreille d’autres oreilles : « son rire éclatera vers un retour qui n’aura plus la forme de la répétition métaphysique de l’humanisme ». Ni davantage, « au-delà » de la métaphysique, « celle du mémorial ou de la garde du sens de l’être, celle de la maison et de la vérité de l’être ». L’homme qui doit être dépassé, l’homme supérieur « dansera, hors de la maison (…), fête cruelle dont parle la Généalogie de la morale. »[7] Et cela peut se traduire par l’enfoncement dans la matière comme par une démultiplication de la sensation, deux vecteurs sur lesquels la finitude se délite d’une autre manière qu’en suivant le dépassement du divin. C’est ce que nous voudrions montrer dans les séances à venir, comme pour indiquer un programme à tenir, en direction d’une surface vacante."

Extrait  de J.Cl. Martin Leçons sur Derrida - déconstruire la finitude, Ellipses, 2015, p. 105


[1] Les fins de l’homme in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 132. 
[2] Cette infinité qui vient altérer la finitude fait l’objet de l’analyse que Derrida consacre à Lévinas, Violence et métaphysique in L’écriture et la différence, Seuil, 1966. 
[3]Marges de la philosophie, p. 161. 
[4] Ibid. p. 162 
[5] Ibid. p. 163 
[6] Ibid. p. 163. 
[7] Id.

Viewing all articles
Browse latest Browse all 405

Trending Articles