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Channel: Strass de la philosophie
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Des derniers philosophes

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N’ayons pas peur des clichés. Les diapositives n’existent plus mais les cadres sont encore là. Autant s’en servir pour quelques projections sur écran, quelques portraits sans assurance, pris à l’improviste d’un appareil presque hors d’usage, avec autant de marge d'erreur que de mauvaises appréciations. Tranches rapides, bruyantes comme le clic qui fait sauter d'une image à l'autre, en l'absence de transitions. Voilà, l'écran s'ouvre et nous  place incontestablement à l’ombre des "philosophies de la différence". Celles-ci ont trouvé en Foucault, Derrida et Deleuze les principaux représentants, tous plus ou moins en confrontation avec la figure de Hegel, Nietzsche et Heidegger. D’abord en ce que le premier fait fondre les abstractions de l’idéalisme par une dialectique folle, ensuite parce que le second entraîne la pensée dans l’interstice d'aphorismes et fragments décentrés hors tout processus rationnel, enfin parce que le dernier engage la métaphysique en un démontage capable de redonner à l’ontologie sa distinction supra-mondaine et son caractère absolument Autre.

Sous ces trois gestes, Foucault, Deleuze et Derrida redonnent à l’idée de multiplicité une marque hétérotopique, déterritorialisée et exapropriante. Avec de formidables innovations conceptuelles, notamment autour de la subjectivation, de l’amitié, de la complicité, de l’intercession, de l’outsider, de l’étranger… supposant autant de déconstructions du même, de l’analogique ou de l’identique. Il y avait entre les deux séquences évoquées trois autres noms importants, notamment Bataille, Blanchot, Lévinas qui ont donné à l’altérité la dimension projective de l’excroissance, de l’exorbitance, et de la transgression. C’est là une ligne de transit incontestable à laquelle il faudrait ajouter celle des philosophes encore en vie et qui ont connu à peu près tous les noms précédents, à savoir Badiou, Jean-Luc Nancy et Jacques Rancière pour rester dans une trilogie redonnant un sens à ce qui est comme une pop-philosophie (mais on voit bien que Bergson ou Sartre auraient également eu de quoi entrer dans cette diapositive). Pour Jean-Luc Nancy, il est question des confins extrêmes du monde qu'on ne touche qu'en débordant une limite au franchissement océanique quand Badiou est depuis le début sur l'autre rive, fidèle à l'événement capable de se diffracter dans le multiple, affrontant l'émergence de mondes apparaissants, générés selon des procédures épurées tandis que Rancière est davantage requis par le monde du sensible, une esthétique capable de conférer une figure risquée à l'âge de tous les possibles. On nous dira que beaucoup de noms manquent à l'appel...  Pourquoi du reste ne pas évoquer Merleau-Ponty, important par son œuvre ou encore les tenants de la phénoménologie, voire de la philosophie analytique ?

La phénoménologie contemporaine a, me semble-t-il, loupé son rendez-vous avec l’histoire, ignorant tout du phénomène, du phénoménisme sous l’opération Hégélienne de sa création. Au lieu de s’en tenir à Hegel, elle signe un « retour aux choses » en revenant vers une séquence cartésienne et kantienne complètement sourde à la révolte de Hegel pour lequel l’apparaître n’a rien à voir avec la réduction, ni avec l’intentionnalité, voire la chair dont les redondances entrent dans une lourdeur sans pareil, dénoncées déjà par le sérieux de Lacoue-Labarthe qui revient autrement à Holderlin, Schelling, Hegel...

Du côté de la philosophie analytique, il y a évidemment une formidable tradition que sont en train de redécouvrir certains chercheurs actuels (Lapoujade, Chauviré, Tiercelin...). On peut effectivement compter, dans cette tradition, sur une inventivité sans pareil du côté de James, Peirce, Dewey qui ont été occultés non pas tant par Wittgenstein, capital, que par ses lecteurs férus de langage et de grammaire et qui, à la différence de Barbara Cassin qui connaît l'intraduisible des énoncés, se sont coupés de l’idée d’expérience, de pragmatisme, de pluralisme voir de béhaviourisme dont Jean Wahl avait été le seul à reconnaître l’intérêt théorique et pratique (sous ce rapport sans doute plus pertinent parfois que ne le sera Lyotard dont la trajectoire intéressante a beaucoup variée entre les uns et les autres -ce qui est autrement vrai encore de Laruelle).

Nous ne parlerons donc pas des arrières salons bourgeois où se battent en duel des personnalités notables dont les noms pourront être passés sous silence, chacun connaissant sa tête favorite et son clown. Devant nous se projettent d’autres déterminités conceptuelles. Il y a d’abord de très jeunes philosophes, qui mordent dans l’idée et dont on peut percevoir les enjeux. Mais, pour des raisons de devenirs, les ratés, les mauvais développements restent possibles. Incontestablement Tristan Garcia, renouant avec une forme d’univocité plate, une platitude dérangeante, modifie la vision du pouvoir autant que les hiérarchies classificatrices du langage en nous proposant un accès inédit à une espèce de traité des catégories. On pourra retenir sur le même front Meillassoux, dont le « réalisme spéculatif » cherche à en finir avec la finitude, renouant par conséquent avec le réel de « la chose » selon une voie qui n’est pas celle de Husserl, redonnant à l’absolu un goût tragique. Dans ce tragique, on retrouvera par ailleurs et selon un tout autre style Mehdi Belhaj Kacem pour sa traversée du nihilisme et sa réflexion sur le mal fortement imprégnée de pêché originel.

Sur la garde arrière de ces jeunes gens mûrs, entre le siècle de Badiou, Rancière et Nancy et le nouveau siècle s’est ouvert un épisode intermédiaire sur le plan générationnel, celui des livres de Stengers, Latour, Martin, tous trois décentrés par l’idée de plurivers mais dont la ligne de pensée n’a jamais fléchi. Ce qui s’obstine ici, quelle que soit la différence vive des noms, c’est un ancrage dans la philosophie de Deleuze, avec des sauts vers Derrida pour redonner un autre maillage aux morphologies de l’espace et du temps. Naissent sous nos yeux de lecteurs que rien ne peut assommer des bifurcations singulières autour desquelles se réalisent des mondes, tous hétérogènes quant à leur topologie, ouverts entre animaux, hommes et machines. Peut-être cette cybernétique des mondes redonne-t-elle à la négativité, à l’altération une place de choix dans l’intérêt pour Whitehead ou la relecture de Hegel… Raison pour laquelle évoquer certains outsiders comme  -souverainement- Didi-Hubermann, ou André Hirt et encore Catherine Malabou dont les plasticités sont différentes mais importantes par la manière de contribuer justement à l’idée de négativité et de détérioration après celle, plus affirmative, des transgressions ou des avant-gardes. 

Karl Aberstoen

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