
C’est, assurément, la notion de signe qui se trouvera placée au centre de sa réflexion. Signes très différents de ceux de la linguistique qui se contente de découper les mots en éléments et lettres. Mais un signe n’est pas un élément ! Tout, au contraire, fait signe. C’est dire que tout se montre(du grec phanéron qui signifie ce qui se manifeste ou se signale de différentes manières qui ne sont pas tout à fait des choses). Une poire est une chose. Mais quand elle meurt, elle n’emmène pas avec elle son vert caractéristique qui disparaîtrait ainsi avec elle. Au lieu d’être seulement cette poire-ci, elle est un fruit affecté par une manière de se montrer que possèdent d’autres poires, une manière de rayonner dans le jardin, de refléter le verger, d’être envisagée par celui qui a faim. On aura par-là autant de signes, relativement indépendants de ce qu’elle est. Les différents aspects de la chose sont des signes qui vont s’associer entre-eux de façon multiple, très souple, et dont les variations relèvent d’une science qu’on appelle la sémiotique.
Pour nuancer cette sémiotique, on dira que les choses font signe et, avant même d’être seulement des êtres individuels, en chair et en os, sont déjà des images, des images variées qui émanent d’eux et seront reçues parfois comme des indices, ailleurs comme des icônes ou, encore autrement, comme des symboles. Au lieu d’avoir affaire aux choses mêmes, nous sommes pris dans un bain de signes tout à fait foisonnants, une effusion d’aspects, de manières de se montrer différentes : « parmi les phanérons, il y a certaines qualités sensibles comme la valeur du magenta, l’odeur de l’essence de rose, le son d’un sifflet de locomotive, le goût de quinine, (…) l’émotion éprouvée en contemplant une belle démonstration mathématique ». Et ces signes ne sont pas seulement des expressions qui dépendent des choses ou de moi. Elles existent elles-mêmes, s’embrassent et se repoussent dans le même instant. Les signes sont de véritables entités qui occupent un espace et un temps qui ne sont pas personnels ou subjectifs. Ils valent pour eux-mêmes selon des ensembles, des groupes, des permutations, des agglomérats, des fusions très difficiles à formuler et que Whitehead cherchera lui aussi à délimiter. Toutes ces qualités de la pomme, de la rose, ce rouge de l’atelier d’un peintre, non contentes d’être décollées ainsi des êtres individuels sont encore définies par Peirce comme des éternels. Si dans la nature fusent partout des signes, le monde entier se trouvera parcouru par des grappes de qualités, dont on peut se demander ce qu’elles sont. Qu’est-ce que ce coucher de soleil montre, et cet éclat de casque, et ce scintillement de phare à travers la tempête, entre les éclairs sur l’horizon ? Où tout cela existe-t-il et insiste-t-il ?
Cette atmosphère bien précise que je sens planer dans l’obscurité, après un verre de Bordeaux, ce n’est pas quelque chose qui, en son être dépende de mon ivresse, pas plus que cela ne dépend des objets posés devant moi. L’ambiance particulière que j’éprouve, à ce moment-là, est un véritable être en soi (une essence dirait Proust). Un être à part qui, en plus de son indépendance par rapport à mon état, voire aux états de choses, flottera dans l’éternité des signes. C’est même là ce qu’un peintre cherchera à fixer sur sa toile : une pure potentialité abstraite dit Peirce, voulant signaler ainsi qu’il s’agit d’une image qui n’est pas dure et actuelle au sens chosal. Les qualités, les signes des choses existent même si ces dernières s’éteignent, au point que la rose sera du même rouge que celle d’il y a vingt siècles et se montrera sous la même qualité, offerte par Ronsard, ou par moi-même, avec des émotions comparables, qui se groupent et se massent au-delà nos existences.
Il est donc impossible de soutenir qu’une qualité n’existe que lorsqu’elle est actuellement inhérente à une chose. Elle existe comme le rouge, par-delà toutes les roses dans une espèce d’éternité que Peirce cherche à formaliser au travers toute sa philosophie. Une qualité persiste, passe à travers, comme si tout ne pouvait pas se laisser absorber seulement par ce qui est, ou meurt, ici et là. On pourra donc envisager le rouge de la rose, l’éclat de la tempête et la joie de celui qui l’affronte comme une expression qui flotte par-dessus l’instant et qui se retrouvera intacte dans toutes les autres expériences du même genre. Cette qualité va se montrer selon certains signes qui en feront une véritable monade, une unité une et indépendante, un atome spirituel dont les façons de se signaler seront incluses éternellement en elle.
La qualité n’est pas seulement actuelle, inscrite dans tel état de chose, de guerre ou d’amour des roses. Autrement la vie n’aurait plus ni charme ni grâce, incapable de renouer avec des entités plus larges. De la qualité, avec l’ensemble des signes qui la qualifient (qualisignes), on doit affirmer qu’elle revient, insiste, persiste et c’est cela que Peirce appelle une potentialité abstraite : « La qualité, dit-il si puissamment, est l’élément monadique du monde. N’importe quoi, aussi complexe et hétérogène soit-il, a sa qualité sui generis, sa possibilité en sensation, si seulement nos sens voulaient y répondre ». Pour cela, il fallait bien supposer une vie multiple et errante, une vie pas très universitaire de météorologue-mathématicien-oenologue sensible à des courants qui traversent les existences au-delà d’elles-mêmes
La qualité n’est pas seulement actuelle, inscrite dans tel état de chose, de guerre ou d’amour des roses. Autrement la vie n’aurait plus ni charme ni grâce, incapable de renouer avec des entités plus larges. De la qualité, avec l’ensemble des signes qui la qualifient (qualisignes), on doit affirmer qu’elle revient, insiste, persiste et c’est cela que Peirce appelle une potentialité abstraite : « La qualité, dit-il si puissamment, est l’élément monadique du monde. N’importe quoi, aussi complexe et hétérogène soit-il, a sa qualité sui generis, sa possibilité en sensation, si seulement nos sens voulaient y répondre ». Pour cela, il fallait bien supposer une vie multiple et errante, une vie pas très universitaire de météorologue-mathématicien-oenologue sensible à des courants qui traversent les existences au-delà d’elles-mêmes
JCM Extrait de 100 mots pour 100 philosophes, Empêcheurs/Seuil.