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Comment le soleil se lève-t-il dans l'oeuvre de Meillassoux? / Mehdi Belhaj Kacem

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Philosophie 2

Deleuze disait qu’on pouvait peser l’importance d’un philosophe par des « chiffres magiques », chacun correspondant à la création d’un concept fondamental. A cette aune, il est très facile de dire en quoi Meillassoux appartient d’ores et déjà à l’histoire de la philosophie : il a mis à jour l’impensé secret de notre modernité, un synonyme plus convaincant qu’aucun autre de la fameuse « mort de Dieu », un principe an-archique qui nous domine de plus haut qu’aucun autre concept produit par aucun autre philosophe, fût-ce justement l’an-archie de Schurmann (l’absence de tout principe normatif comme principe de notre temps, ou « déssaisie »), ou la différence de Deleuze ou Derrida, ou le vide comme « effondement » du multiple de Badiou. Ce principe s’énonce comme suit : il n’existe plus aucune nécessité, sinon celle de la contingence. C’est notre nouvel absolu. Rien n’est nécessaire, tout est contingent. Mais que rien ne soit nécessaire n’infère pas, comme par exemple chez Badiou, que seul le rien soit nécessaire[1], mais bien que seule la contingence soit nécessaire. 

Le sous-titre d' Après la finitude est de fait : « essai sur la nécessité de la contingence ». C’est dans ce livre, devenu une sorte de classique instantané, archi-commenté, que la démonstration de la nécessité de la contingence est délivrée. Mais à vrai dire, cette démonstration était déjà contenue, et, je crois, à une tout autre profondeur, dans L’inexistence divine. Dans ce dernier livre inédit, là où Après la finitude insistera sur un « matérialisme spéculatif », Quentin Meillassoux parle encore d’« ontologie factuale ». Et « ontologie factuale » dit mieux et plus profondément de quoi il retourne que « matérialisme spéculatif ». Pourquoi « ontologie factuale » plutôt que « matérialisme spéculatif » ? Et sur quoi Après la Finitude, simple concaténation stratégique de thèses entièrement contenues dans Inexistence Divine, fait-il porter tout l’accent ? Sur le principe des principes, l’absolue nécessité de la contingence selon laquelle les Lois de la Nature n’ont aucune raison d’être telles qu’elles sont plutôt qu’autrement. Elles peuvent donc changer à tout instant. C’est cela que Quentin Meillassoux -que je noterais désormais QM- appelle le « super-chaos ». Et c’est sur cette question que va reposer la démonstration « cartésienne » de QM, (comme me le disait ailleurs Martin Fortier) : car une des questions les plus profondes de la modernité philosophique depuis Kant, qui a donné toutes les ontologies de la Différence du vingtième siècle (Wittgenstein et Heidegger, Deleuze et Derrida), c’est : pourquoi, puisque les Lois de la Nature peuvent changer à tout instant, ne changent-elles justement pas à tout instant ? C’est cette seule et unique question, qui concentre toute la philosophie de QM, que nous examinerons dans la présente partie. 

Mais avant d’entrer dans la question proprement dite, et à la réponse révolutionnaire que lui donne QM, nous voyons d’emblée pourquoi l’appellation d’ontologie factuale a notre préférence, par rapport à celle de « matérialisme spéculatif ». Elle est plus exhaustive, plus « profonde ». En effet, elle pointe que la philosophie de QM ne fait rien de moins que de refonder entièrement la question de la différence ontologique mise à l’honneur par Heidegger. Quel est le seul et unique « principe » anti-principiel de cette philosophie ? L’universelle nécessité de la seule contingence de toute chose. Entendons : de toute étant. C’est-à-dire : de toute facticité. La seule chose qui ne soit pas un fait, c’est l’être de la contingence elle-même. La seule chose qui s’excepte de l’être-contingent de toute chose (le fait que tout étant puisse être, aurait pu être, tout autre qu’il n’est, ou ne pas être du tout), c’est cet être même. 

La différence ontologique selon QM, la différence de l’être et de l’étant, s’énonce donc : tout est contingent, seul le « fait » que tout soit contingent n’est pas un fait qui s’ajoute à tous les faits contingents. Seul le « fait » non factice de l’universelle contingence de la facticité, et universelle facticité de la contingence, n’est pas un fait de plus, mais l’être même de toute facticité contingente. Et seul cet être est absolument nécessaire. Il n’y aucune nécessité réelle à ce que quelque chose soit tel plutôt que pas, ou plutôt qu’autre que ce qu’il est ; cette nécessité n’est donc pas un étant, elle est l’être nécessairement contingent de tout ce qui existe. 
Ce qui se dit encore : ce qui n’est pas l’être nécessairement contingent de l’étant ne peut être l’être-nécessaire de tout étant. Par là, comme en bien d’autres points, la reprise par QM des « fondamentaux » de Heidegger révolutionne profondément ceux-ci. 

Et tel est bien le factual, et la raison pour laquelle ontologie factuale a notre préférence. Le factual désigne l’être non-étant de la seule contingence factice, indépendamment de la contingence nécessaire de tout étant. Ontologie factuale, parce que la factualité désigne l’être non-étant de toute facticité ontique, la seule nécessité ontologique, celle de la contingence radicale de toute facticité. Le factual désigne l’ontologique de toute facticité ontique. Ce très puissant concept de factualité désigne la non-facticité de l’universelle facticité, comme, chez Heidegger l’être désignait le tout-autre de tout étant, la non-étantité de l’être en radicale exception de tout étant, dont cet être est l’être. Il « désigne l’impossibilité de redoubler la facticité, c’est-à-dire d’attribuer la facticité à la facticité elle-même »[2]. 

« Etre, c’est être factuel: c’est donc exister ou inexister. Ce qui ne peut exister, ce qui est impossible, ne peut en conséquence être dit « inexistant » : ce qui ne peut exister n'est pas. Si nous montrons que la contradiction est incompatible avec la contingence de l’étant, il faudra dire que la contradiction est en dehors et de l’existence et de l’inexistence- non pas que la contradiction n’existe pas, mais qu’elle n’est pas. »[3]

§

L’universelle contingence de la facticité est un non-fait, un non-étant. On verra que, par exemple, les deux invocations principales de la philosophie du vingtième siècle, Heidegger et Wittgenstein, ont commis quant à eux l’erreur de considérer que cette contingence universelle était un fait de plus, ce qui ouvrait dans les deux cas, selon QM, à la tentation du théologique et du mystique ; nous verrons pourquoi en son lieu, mais nous verrons aussi sur quel mode QM en vient plus qu’à son tour à proposer une « théologie » pour notre temps, quoiqu’il la revendique comme « non-métaphysique ». 

Pourquoi « non-métaphysique » ? C’est ce que nous examinerons dans ce chapitre même. La métaphysique, depuis Heidegger, se définit par un seul principe : celui de Raison. Tout a une raison, tout est nécessaire ; ou alors, il y a au moins un étant nécessaire[4]. Seule la destruction absolue du principe de Raison permet de sortir de la métaphysique : seule la démonstration, administrée par l’ontologie factuale, de la seule nécessité de la contingence de tout étant, qui n’est pas elle-même un étant, est non-métaphysique. Rien n’est nécessaire, que le rien de tout étant contingent, que la contingence de tout étant. Ontologie factuale veut donc dire : seule l’universelle contingence de la facticité est reconnue comme absolument nécessaire, mais elle n’est elle-même rien d’étant. Et telle est la factualité, le « fait » que la nécessité de la contingence ne soit pas un fait de plus, puisqu’elle nie la nécessité réelle de quelque étant que ce soit, c’est-à-dire le principe de Raison, au fondement de toute métaphysique, comme nous le savons depuis Heidegger.

Or, curieusement, mais avec une force qu’on ne peut qualifier d’autrement que de géniale, QM va s’appuyer sur l’autre grand principe de la métaphysique pour sortir définitivement de celle-ci. Ce principe est celui de la non-contradiction. Par exemple, c’est parce qu’ils ont désabsolutisé aussi bien ce principe que celui de Raison, que Heidegger et Wittgenstein sont retombés, contre toute attente, dans la métaphysique, et plus exactement dans le péché originaire de la métaphysique, qui est son prêter-le-flanc à la théologie. En effet, si vous dites que le principe de non-contradiction n’est pas un absolu universalisable, alors vous dites que « tout est possible » : qu’un étant contradictoire peut advenir, quelque chose qui soit à la fois tout et son contraire. 

Avec une force implacable et « césarienne » d’entrée d’un philosophe dans l’Histoire, QM prouve bien que le principe non-métaphysique de la nécessité de la contingence est la même chose que l’universelle vérité du principe de non-contradiction. Dans Après la Finitude, le dernier mot de l’ontologie factuale est dit : « c’est parce que le principe de Raison est absolument faux que le principe de non-contradiction est absolument vrai ». Mais la preuve en était déjà administrée dans L’Inexistence Divine. Après la Finitude ne fait qu’essorer, épurer, concentrer avec la plus grande densité « chimique » la démonstration, en attaquant ses bases arrières métaphysiques les plus « dures », comme nous allons voir : Leibniz, Hume, Kant. 

« Un étant contradictoire, en effet, ne pourrait cesser d’être ce qu’il est, puisqu’il serait aussi bien ce qu’il n’est pas, et il serait aussi bien en tant qu’il n’est pas : un tel Etant capable de briser les lois de la pensée se révélerait éternel parce que contradictoire. Nous parlons donc d’une contradiction telle qu’elle se disséminerait en toutes choses jusqu’à les rendre proprement indifférenciables, et telle qu’elle constituerait la propriété d’une entité comprenant en elle-même ce qu'elle est comme ce qu’elle n’est pas. » (ID)

Après la finitude ne fera que paraphraser : 

« Supposons, en effet, que l’étant contradictoire existe : que pourrait-il bien lui arriver ? Pourrait-il passer dans le non-être ? Mais il est contradictoire : s’il lui arrivait de n’être pas, il continuerait d’être en tant même qu’il n’est pas, puisqu’il se conformerait de la sorte à son « essence » paradoxale. (…) il appartiendrait à cet étant de continuer à être lors même qu’il lui arriverait de ne pas être. Donc, si cet étant existait, il serait impossible qu’il cesse tout bonnement d’exister : impavide, il incorporerait plutôt à son être le fait de ne pas exister. Cet Etant serait donc –comme être réellement contradictoire- parfaitement éternel. » 

On nous rétorquera, par exemple, que l’absolutisation du principe de contradiction n’est pas une nouveauté particulièrement émouvante de l’histoire de la métaphysique. Mais c’est exactement ce qu’il faut saisir de l’inouïe nouveauté de QM dans l’histoire de la philosophie, -et l’inouïe « sortie » qu’il revendique de la métaphysique, quand bien y « retomberait-il », si nous parvenions à le démontrer plus tard-. Cette originalité absolue, c’est d’expérimenter sans relâche, allant jusqu’au bout des résultats positifs de la décision comme de ses apories[5], une conjonction unique dans cette Histoire : celle de l’absolue validité du principe de non contradiction que j’écrirai pnc[6] avec l’absolue invalidité du Principe de Raison. L’absolutisation du pnc est toujours, de Platon et Aristote à Leibniz, allée imprescriptiblement de pair avec l’autre principe, le principe de raison suffisante. Rien n’est sans raison peut vouloir dire : tout est nécessaire (Leibniz, Spinoza…), ou : il y a au moins un étant nécessaire (la théologie sous toutes ses formes). Et c’est là qu’on voit déjà comme l’absolutisation du principe de non-contradiction est la même chose que la destruction du « principe de raison », c’est-à-dire la nécessité de la seule contingence. 

L’erreur de la philosophie « anti-métaphysique » du vingtième siècle, comme le démontre implacablement QM, c’est précisément d’avoir cru qu’il fallait attaquer ses deux principes comme une muleta : c’est vrai de Heidegger et Wittgenstein, mais aussi, on le verra, de Deleuze et Derrida.

Hegel, par exemple, absolutisera le principe de raison (tout est nécessaire) en désabsolutisant le PNC : rien n’est ultimement contradictoire, et la dialectique est l’art de « relever » toutes les contradictions apparentes de l’étant, pour les résorber toutes dans un seul « être » suprême où elles se compossibilisent toutes[7]. Autant dire que l’ontologie factuale est l’exact « négatif » photographique, au moins en ses fondements, du Système hégélien. Le vingtième siècle, lui, en désabsolutisant et le pnc et le principe de raison, aboutit soit à la tentation mystique ou théologique de Wittgenstein et Heidegger (puisque l’être peut l’étant contradictoire, il y a quelque chose qui peut absolument n’importe quoi, et qui échappe à notre raison : le pnc n’est, comme chez Aristote qui le fonda, qu’une règle de notre pensée), soit, comme chez Deleuze, à l’assomption explicite de l’être comme étant contradictoire[8].

On verra très vite comme cette dernière considération jouera un rôle déterminant dans notre disputatio avec QM.


§§§

Il est maintenant temps d’aborder la démonstration la plus célèbre de QM, administrée dans Après la Finitude

Récapitulons d’abord. Nous assistons bien, avec l’ontologie factuale, et pour la première fois avec cette force depuis toute la philosophie « anti-métaphysique » du vingtième siècle, à la fondation non-métaphysique d’une ontologie : la différence de l’être et de l’étant, c’est la différence de la nécessité et de la contingence, c’est-à-dire du non-redoublement de l’universelle facticité en un fait de plus. Que l’étant soit universellement contingent, ce n’est pas un fait de plus, c’est l’unique nécessité ontologique : la différence ontologique de l’ontologie factuale, c’est la différence de la facticité (toute étant est contingent) et de la factualité (une seule chose est nécessaire, c’est cette contingence de l’étant).

Fortier, dans une discussion que je reproduis ailleurs, a donc parfaitement raison de comparer la « dynamique » de la spéculation factuale (qui préfère donc désormais s’appeler, dans Après la finidude, « matérialisme spéculatif ») à celle de la découverte du cogito cartésien. Mais c’est un cogito d’après Hume, d’après le contre-cogito de Hume, que QM reprend à sa racine, pour lui donner une solution toute différente de celle que lui a donnée historiquement Kant, avec les effets que l’on sait, et qui amènera QM à désigner en Kant son ennemi préféré. 

Quel fut le problème de Hume, qui allait accoucher de Kant, c’est-à-dire d’un séisme philosophique dont nous ne nous sommes toujours pas remis ? L’impossibilité de démontrer que les Lois « causales » de la Nature sont nécessaires. Je ne peux en aucune matière prouver que le soleil doit se lever demain. La solution que trouve notoirement Hume à l’aporie, qui a reçu, à juste titre, le nom d’« empirisme sceptique » dans l’Histoire de la philosophie, c’est que nous confondons la contraction de l’habitude que nous prenons, c’est-à-dire de l’expérience répétée du fait que le soleil se lève, avec une nécessité naturelle à ce que le soleil se lève : on sait que c’est sur cette base, et nous le revisiterons ici, que par des détours tors Kant en conclura à l’inaccessibilité des choses-en-soi. Cette nécessité existe peut-être, nous dit Hume, mais elle est absolument hors d’accès de notre faible raison. C’est de cette solution « forte » que QM se sentira le plus proche, même si on verra que tout son tour de force sera la manière dont il réussira à s’en séparer, et qui différera entièrement de celle de Kant.

Car les deux autres solutions répertoriées au problème de Hume, dont toutes les autres sont dérivées, sont, d’un côté, la métaphysique, celle de Leibniz, et la criticiste, celle de Kant. En amont métaphysique, celle de Leibniz s’énonce comme suit, et ne prête plus qu’à rire[9] depuis Hume et Kant : il est nécessaire que le soleil se lève, car un Dieu transcendant, horloger de l’Univers, l’a voulu. Position dont Hume, puis Kant, furent la destruction. Mais la solution de Kant se démarquera de celle de l’empirisme sceptique (et Kant prétendra, tout en reconnaissant à Hume de l’avoir « réveillé de son sommeil dogmatique », que le concéder à Hume, c’est proscrire toute possibilité même de philosopher) en « démontrant » que s’il n’y avait pas, derrière le phénomène répété du lever de soleil, c’est-à-dire de toute loi physique en général, une nécessité réelle, quoique cachée, alors ces lois changeraient en effet tout le temps. Et, en somme, nous ne serions même pas là pour constater que le soleil se lève, puisque toute fréquence des lois ferait défaut et pour que notre conscience prenne consistance pour en témoigner, et pour que quelque soleil, c’est-à-dire quelque phénomène physique que ce soit, soit lui-même assez consistant pour parvenir à notre conscience : il y aurait justement, comme l’accentue QM dans l’anachronicité propre à la philosophie, le règne éternel de l’étant contradictoire où tout passe incessamment dans son contraire, et où il n’y aurait même justement ni mêmeté ni contraire, ni identité ni différence. Il y aurait « rien », au sens où l’entends la métaphysique elle-même : « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », question à laquelle QM apportera aussi une réponse originale, un autre de ses « chiffres magiques ». 

Que la nécessité réelle soit inaccessible à notre raison, Kant le concède sans peine à Hume : c’est même dans l’inconditionnalité de sa concession que s’est déterminé l’ensemble de la destinée philosophique jusqu’à nous. Mais qu’elle existe réellement, et non indécidablement comme chez Hume, voilà comment historiquement le criticisme a, selon les mots mêmes de Kant, « sauvé la rationalité » et l’a emporté sur l’adversaire sceptique. La force de l’argument kantien tenant à ce qu’on doit logiquement déduire, de la simple faticité de notre représentation, la nécessité des lois ; quoique par là, cette nécessité se condamne à nous rester à jamais cachée, dans l’imprenable en-soi créé par Kant à cet effet avec la fortune qu’on sait. Kant créé par là la modernité philosophique en établissant avec force une sorte de platonisme protestant, qui est le platonisme moderne même : c’est-à-dire un platonisme intériorisé. Il y a bien un monde suprasensible, mais pour l’essentiel inaccessible, sauf par maigres lambeaux (les catégories pures, et vides), à la Raison pure et finie, dont il convient dès lors d’établir la rationnelle « critique », savoir l’architectonique législative de ce à quoi elle peut prétendre, et ce à quoi elle doit à jamais renoncer (la remettant, bien entendu, à l’en-soi terminal, et terminalement inaccessible, qu’est Dieu, dont la nécessité, pour la première fois de l’histoire de la métaphysique, est soustraite à toute prise intelligible : elle devient hypothétique, c’est-à-dire que nous entrons dans l’ère de l’agnosticisme rationnel obligatoire, ce qu’au fond QM appellera « corrélationnisme »). La stabilité des Lois de la Nature s’infère déductivement, si l’on peut dire, de la stabilité (de l’éternité finie) des Lois que nous pouvons connaître, celles de notre représentation, concaténées dans la fameuse « table des catégories » de la première Critique, qui dessinent l’orbe concave des conditions ultimes de notre expérience possible. 


§§§


Le cogito de QM va consister à renvoyer les trois positions dos à dos. Nous savons désormais, notamment grâce à la physique mathématisée et à la cosmologie, que les lois physiques n’ont rien de nécessaires, fût-ce dans quelque imprenable en-soi. QM pointe avec la simplicité de l’eurêka que l’erreur commune des trois positions, c’est tout simplement la prémisse, savoir ne pouvoir s’empêcher de considérer, de façon chaque fois différente, la stabilité des lois de la Nature comme nécessaire. C’est cette erreur qui maintient encore, malgré qu’ils en aient et malgré leurs solutions qui ont « cassé en deux l’histoire de la pensée », Hume et Kant dans l’espace de la métaphysique dogmatique, comme va le montrer implacablement QM. 

C’est le fil de cette démonstration qui, à ce jour, à le plus forcé l’admiration des lecteurs de QM, et lui a valu la plus sismographique réputation dans les Universités du monde entier –en France, nul n’est plus prophète en son pays qu’ailleurs-. Exposons-là liminairement. 

Quel est le point commun sous-jacent à cette croyance en la nécessité des Lois, dans les trois positions, et notamment la sceptique et la criticiste, la métaphysique étant par trop absurde pour être retenue (car QM, et c’est tout à son honneur, ne remet à aucun moment en cause la destruction de la métaphysique historiquement opérée par Kant[10])? C’est celle du raisonnement probabiliste. Sans une ontologie probabilitaire de l’être-contingent des Lois, nous dit QM, il est impossible de tenir bon sur la nécessité des Lois de la Nature, « évidente » comme chez le métaphysicien, ou dérobée mais certaine chez le sceptique et le criticiste. Qu’est-ce à dire ?

C’est ici qu’une des influences prédominantes, et une des seules contemporaines (si ce n’est la seule), de QM, va intervenir. Nous aurons bien sûr nommé Alain Badiou. Plus exactement : c’est à la littéralisation mathématique de Cantor, telle qu’élucidée métaphysiquement de façon décisive par Badiou, qu’a recours QM pour répondre à la Très Redoutable Colle qu’en bon « paranoïaque »[11], QM s’attend d’avance à ce qu’on la lui pose, -lui qui est le premier philosophe à poser avec une telle radicalité le « super-chaos » comme fonds de son ontologie, savoir : la nécessité absolue de la contingence de toute Loi, donc la possibilité à toute instant que les Lois de la Nature changent du Tout au Tout-. Et en effet : comment se fait-il, puisque le Chaos peut à ce point changer les Lois non seulement naturelles, mais, dit même QM quelque part[12], les Lois logiques, que celles-ci ne changent pas effectivement à tout instant ? Le « spéculateur », voire le métaphysicien naturel en nous tous, pressent tout de suite qu’il y a là quelque chose de si statistiquement improbable, que nous réagissons spontanément et comme le métaphysicien, et comme le sceptique, et comme le criticiste, sans même le savoir. 

Rappelons leurs trois positions primordiales : 1-la réponse métaphysique, à la Leibniz (ce sera aussi, au vingtième siècle, celle de Whitehead) : puisque les lois ne changent pas, c’est qu’il y a une volonté divine derrière, un horloger de l’Univers, qui veut qu’il en soit ainsi ; 2-la réponse sceptique de Hume : on ne peut démontrer la nécessité de la Loi causale, c’est seulement l’habitude qui nous fait croire à cette nécessité. Habitués à ce que le soleil se lève chaque matin, nous faisons de cette habitude une foi en la nécessité naturelle ; 3-la réponse de Kant, qui « relève » celle de Hume : même si nous ne savons pas quelle nécessité réelle se cache derrière chaque répétition nouvelle du coucher de soleil, cette répétition elle-même a eu lieu un nombre si infini de fois, aussi loin que remonte l’archive humaine, qu’il est statistiquement impossible qu’il n’y ait pas de nécessité réelle là-derrière, et qui ne doive donc rigoureusement rien au hasard, malgré ce qu’en peut faire accroire la faiblesse de notre raison finie. En effet, la facticité même de notre entendement, sur laquelle nous avons mieux prise que sur autre chose, est elle-même un ensemble de Lois comprises dans la Nature (à la seule exception, dira Kant seulement plus tard, de nos Lois morales). Or, celles-ci sont parfaitement répétables aussi, aussi loin que remonte l’archive humaine, la Critique le prouve, qui dresse la cartographie de ces Lois de manière quasiment scientifique. Et donc là aussi, puisque ces Lois sont des Lois de la Nature parmi d’autres, toutes les Lois de la Nature sont consistantes, et si elles le sont, c’est qu’elles ne peuvent être autres : leur contingence impliquerait statistiquement qu’elles n’aient jamais le Temps, sous le règne de l’étant contradictoire, de se stabiliser aussi peu que ce soit, de consister. 

D’où une déduction cruciale de Kant, décisive pour la spéculation de QM dont tout l’effort consistera à la retourner, pour ainsi dire, comme une crêpe : nous ne savons presque rien de l’en-soi des choses, seulement leurs Lois phénoménales, telles qu’elles nous apparaissent. Mais nous en savons au moins une : la chose-en-soi ne peut être contradictoire, sinon nous ne serions pas même pas là pour parler de la nécessité ou de la contingence des Lois. C’est donc que celles-ci sont nécessaires. Toute l’originalité de l’ontologie factuale consistant dans le fait d’admettre, en plus de la radicalité sceptico-criticiste, la « trouvaille » de Kant quant à la non-contradiction de l’en-soi –l’absolutisation nouménale, et donc ontologique, du pnc-. Mais c’est pour rejeter l’inférence nécessairiste, et contresigner par là sa pleine singularité philosophique. 

Dans un premier temps, QM se contente comme presque toujours d’opposer toujours le même argument : « le point commun des trois arguments [est de considérer] comme un point acquis la vérité de la nécessité causale. » Or, bien entendu, le matérialiste spéculatif (autre nom, donc, pour le philosophe de l’ontologie factuale) « sait » que ces lois n’ont aucune nécessité. Mais c’est ici que QM va nous jouer son tour « pendable » : c’est qu’il va réfuter l’argument qui sous-tend toutes ces positions, savoir : si les Lois étaient effectivement contingentes, si le Chaos pouvait incessamment les changer, alors, statistiquement, il y aurait une probabilité absolument minuscule, et même super-infinitésimale, pour que ces Lois soient stables. C’est donc qu’il y a une nécessité cachée à la stabilité de ces Lois : pour le métaphysicien, c’est Dieu, pour le sceptique, elle nous est inaccessible, pour le criticiste, elle nous est inaccessible aussi mais elle est démontrée indirectement, par le simple fait de notre représentation. Pourquoi dis-je alors « pendable » ? 

Car l’argument de Meillassoux, on va le voir, est fort curieux : il se prétend non-métaphysique, et il a d’excellentes raisons de le faire[13]. Mais on va voir qu’à la fin sa « solution » peut aussi bien être qualifiée d’hyper-métaphysique. Il nous dit : ce que présupposent tous ces gens, c’est la métaphore du billard qu’utilise Hume qui l’illustre. Pour un même coup de billard, cent, mille et même une infinité de coups différents peuvent résulter. A même cause, une infinité d’effets possibles. Pourtant il n’y en a toujours qu’un et un seul qui en résulte. Mais l’argument de la nécessité causale sous-tendant la stabilité des lois naturelles va en réalité plus loin : et c’est la métaphore du dé qui s’impose. Nous aurions un dé non pas à six faces, mais à un million ; ce dé à un million de faces, ça fait aussi bien des millions d’années qu’on le jette ; or, c’est toujours la même face, depuis toujours (depuis, disons, la relative stabilité des lois terrestres), qui tombe sur le tapis. La conclusion s’impose : le dé est pipé. Ce qui veut dire : quelqu’un, derrière, contrôle le jeu, veut la stabilité des Lois, et c’est donc dans les trois positions énoncés ci-dessus (sauf peut-être pour le sceptique), Dieu. 

Mais justement QM rectifie. Cette « implication fréquentielle », comme il dit, présuppose ce qu’il faut démontrer (c’est-à-dire réfuter, pour QM), savoir la « cause » de la nécessité des lois. Dit autrement, les trois « adversaires » confondent hasard (chance statistique) et contingence : cette dernière étant une notion bien plus radicale que celle de hasard, qui fausse à sa racine le raisonnement du métaphysicien, du sceptique comme du criticiste. En effet, la contingence des lois, le super-chaos, ne veut pas dire que ces lois soient déjà données : billard sphérique, table, queue, etc., ou alors dé d’une certaine forme, fût-elle la plus baroque (un million de faces), etc. La métaphore présuppose donc ce qu’il s’agit de démontrer, la stabilité des lois : or, le super-Chaos signifie justement « un univers où le choc des boules de billard, au lieu d’obéir aux lois qui régissent notre propre univers, les fait s’envoler l’une et l’autre, les fusionne, les transforme en cavales immaculées mais plutôt boudeuses, en lys rouge-argent mais plutôt affables, etc. »[14].

J’ouvre une parenthèse, qui concerne en anticipant quelque peu le statut des Figures, c’est-à-dire de ce que l’ontologie factuale parvient à « arracher » de Lois logiques, voire mathématiques, « éternelles », comme le pnc. C’est qu’aussi « fou » que paraisse le monde « lewis carrollien » décrit par Meillassoux, celui-ci ne déroge par ailleurs à aucune des Lois de la logique formelle : qui ne décrit que le jeu universel de conjonctions/disjonctions possibles des identités et des différences, sans parvenir jamais ni à une identité absolue ni à une différence absolue (c’est-à-dire : à aucun étant contradictoire[15]). Car on verra tout du long de notre livre que là se trouve sans doute l’aporie la plus féconde de la spéculation factuale : la possible disparition des lois physiques régissant notre monde ou un autre ne signifie en aucune façon la possible disparition des lois logiques de ce monde ou de tout autre. Comme l’ont du reste très bien compris les philosophes analytiques anglo-saxons, et notamment les représentants du « réalisme modal » comme David Lewis, qui démontrent, sans s’embarrasser comme QM (mais c’est à l’honneur de ce dernier) de la question des Lois physiques, que tout monde, y compris pour nous le plus improbable, est possible en droit, du moment qu’il ne déroge pas aux Lois de la logique pure. Les Lois logiques sont effectivement « figurales », au sens de QM, c’est-à-dire parfaitement éternelles. Autant dire que nous remarquons d’emblée une… contradiction performative de l’ontologie qui nie toute existence de la contradiction : elle prétend à la fois absolutiser les Lois logiques comme Figures, en même temps qu’elle maintient que ces Lois pourraient à tout instant s’effondrer[16]. La seule Loi logique qui s’élève concrètement au rang de Figure dans le travail publié à ce jour par QM, c’est le pnc. Cette remarque aura toute son importance dans notre polémos, tant QM semble fréquemment changer de position par rapport à cette question des Figures : tantôt il élève à celles-ci les lois logiques comme « éternelles », tantôt il tient que le super-Chaos peut abolir aussi les Lois logiques, à l’exception du pnc

Fermons la parenthèse, pour aller cette fois-ci sans aparté jusqu’au bout de la démonstration d’ores et déjà fameuse de QM.


§§§


Comment QM réfute-t-il ses trois « adversaires » sur les bases jetées jusqu’ici ? Il va avoir, comme annoncé, recours à l’assomption métaphysique faite par Badiou des trouvailles de Cantor. Tous ces gens présupposent un Tout des univers possibles, des effets possibles pour une même cause, par exemple un jet de dés, ou un coup de billard : « si les lois pouvaient effectivement se modifier sans raison, il serait « infiniment » improbable qu’elles ne se modifient pas fréquemment –pour ne pas dire de façon effrénée » (AF). Et puisque, dans un tel Tout des cas possibles, appliqué aux Lois de la nature telles que nous les connaissons, la probabilité qu’elles soient stables plutôt qu’incessamment changeantes est en-deçà même de l’infinitésimal, la conclusion s’impose : il faut bien qu’une Nécessité supérieure, fût-elle à nous inconnue, détermine que ce soit cette probabilité qui s’actualise et pas une autre. Et, notamment, pas l’univers « fou » que nous décrit QM (les « lys affables », etc.). Sous ce rapport, et quoique QM lui-même soit d’évidence plus proche du criticiste et du sceptique que du métaphysicien, c’est ce dernier qui risque d’avoir gain de cause contre ses deux « destructeurs » : puisque si on suppose la Nécessité sous-jacente des lois de la Nature, une nécessité de la nécessité en quelque sorte (qui ne serait, dirait QM, qu’un pendant du redoublement de la contingence en contingence seconde), alors autant aller jusqu’au bout et admettre une Volonté en effet Supérieure qui tire les ficelles et décide de la Nécessité absolue des Lois naturelles, et de leur stabilité, plutôt que de leur précarité, comme nous décidons quotidiennement de telle ou telle activité à accomplir plutôt que d’une infinité de telles autres possibles –Dieu étant comme on sait à l’image de l’homme, et ce dernier étant, d’être l’animal métaphysique, l’être téléologique par excellence, Dieu ne peut qu’être de même. 

Or, telle est la nature de l’erreur commune aux trois adversaires : il abordent la question de la contingence des Lois à l’image de ce qui nous en est empiriquement accessible, croient-ils, à savoir du hasard ; ils « métaphorisent » la question de la contingence des lois par un monde, le nôtre, où les lois se sont déjà suffisamment stabilisées pour qu’un jeu de hasard, aussi aléatoire soit-il, soit soutenu par d’invariables règles physiques (table, tapis, dés, etc.) qui permettent de jouer. Le Super-chaos, lui, est la pré-supposition d’une inexistence radicale de toute Loi stable, déjà-donnée. La question étant : comment est-il possible qu’un univers, le nôtre, régi par des lois stables et quotidiennement identiques à elles-mêmes, a-t-il pu surgir d’un « fonds » ontologique où rien ne peut garantir cette stabilité. Et l’erreur des trois adversaires est d’interroger un tel monde avec les critères du nôtre, qui ne fait que découler de celui qu’il s’agit d’interroger : avec les critères de la probabilité, laquelle suppose déjà un « corps » empirique et immanent de Lois stables déjà données. Ils ne peuvent donc répondre à la question de savoir comment, d’un « fonds » ontologique aussi in-sensé que le super-Chaos, cette stabilité peut se mettre bas.

La force de la méditation historiale de QM, c’est que c’est bien ce qui est arrivé : en concédant la logique d’une très probable nécessité sous-jacente des Lois de la nature, prouvée par la facticité de leur être-stable, sceptique et criticiste rendent au métaphysicien ce qu’ils lui avaient enlevé. Et l’histoire du vingtième siècle, sous couvert de « critique de la métaphysique », consiste en réalité en une victoire secrète de ce qui avait censé être détruit par le criticisme : savoir la Thèse de la Nécessité absolue. C’est ce dont témoignent, comme le montre tout le début d’Après la Finitude, Heidegger comme Wittgenstein : puisque rien, dans ce qui est accessible à notre Raison, ne peut légitimer la Thèse d’une nécessité réelle, « seul un dieu peut encore nous sauver », entendons : seule une « pensée » qui excède les limites de la Raison, théologie ou mystique, peut justifier la nécessité des Lois, c’est-à-dire le « miracle » de la stabilité des Lois de la Nature. Et tel est le « corrélationnisme » du vingtième siècle, que pour la première fois détruit l’ontologie factuale, en démontrant que la seule nécessité n’est pas de l’ordre de la nécessité réelle, mais bien du non-redoublement modal de la facticité de la contingence, et de la contingence de toute facticité. 

Or, Cantor, en démontrant la co-implication de l’absence de Tout et de l’infini[17], court-circuite aussi bien l’inférence probabilitaire des trois « adversaires ». Puisqu’il n’y a pas de Tout des probabilités inscrites dans l’Univers, puisque l’infini virtuel du non-Tout cantorien interdit la possibilité même de « l’implication fréquentielle », l’erreur des adversaires consiste à « étendre le raisonnement probabiliste que le joueur applique à un événement interne à notre univers (le jet de dés et son résultat) à notre univers lui-même. » Ce qui est un autre lemme très fort de l’ontologie factuale : la différence ontologique ne se présente plus seulement comme différence de la nécessité (factuale) et de la contingence (factice), mais bien comme la différence entre possibilité de considérer un étant comme une sorte de « Tout » (par exemple : un Rubik’s cub composé d’un nombre fini de faces, un corps biologique considéré dans sa cohésion organique, etc.), mais pas « l’être de l’entièreté de l’étant » lui-même, comme aurait dit Heidegger, puisque l’infini implique qu’il n’y ait pas d’entièreté du tout –ou de Tout de l’entièreté-. Partant de là, les trois « adversaires » confondent la question radicale de la contingence avec la question seulement dérivée du hasard. 

« On répondra de même à l’objection probabiliste (…) que notre monde, en sa structure hautement ordonnée, peut être le résultat d’un nombre gigantesque d’émergences chaotiques, ayant fini par se stabiliser pour configurer notre univers. Nous ne pouvons pourtant nous satisfaire de cette réponse à l’argument nécessetariste, et cela pour une raison simple : à savoir que cette réponse présuppose elle-même la nécessité des lois physiques. Il faut bien saisir, en effet, que la notion même de hasard n’est pensable que sous la condition de lois physiques inaltérables. C’est ce que montre bien l’exemple paradigmatique du lancer de dé : une suite aléatoire ne peut se constituer qu’à la condition que le dé conserve sa structure d’un lancer à l’autre, et que les lois qui permettent au lancer de s’effectuer ne se modifient pas d’un coup sur l’autre. Si le dé implosait, devenait sphérique ou plat, multipliait ses faces par mille, etc., d’un lancer à l’autre ; ou si la gravitation cessait d’agir et si le dé s’envolait, ou au contraire était projeté sous le sol, etc., d’un lancer à l’autre : alors, aucune suite aléatoire, aucun calcul des probabilités ne pourrait s’effectuer. Le hasard suppose donc toujours une forme de constance physique : loin de permettre de penser la contingence des lois physiques, il n’est lui-même qu’un certain type de loi physique, une loi dite indéterministe. » 

Bref : il n’y a pas de Tout des cas possibles d’un univers physique régi par telles ou telles Lois, des possibilités aléatoires de tel ou tel jet de dés, parce que, dans la question bien comprise, il n’y a même pas de dé préalable, de tapis où le jeter, etc. : de stabilité préalable des lois physiques sur « fonds » de quoi on pourrait spéculer sur les chances statistiques qu’ont ces même lois de se stabiliser. 

Autant dire que, décidément, le super-chaos de QM ressemble à s’y méprendre à celui de Deleuze, savoir : 

« [un] vide qui n’est pas un néant mais un virtuel, contenant toutes les particules possibles et tirant toutes les formes possibles qui surgissent pour disparaître aussitôt, sans consistance ni référence, sans conséquence. C’est une vitesse infinie de naissance et d’évanouissement. Or la philosophie demande comment garder les vitesses infinies tout en gagnant de la consistance, en donnant une consistance propre au virtuel»[18]. 

La même question, en somme, que celle de QM. Mais celle de cette dernière est plus radicale : Deleuze demandait comment le philosophe, en quelque sorte, ayant intuitivement accès au « fonds » des choses qu’est le super-chaos virtuel, pouvait « intentionnellement » donner à ce chaos une consistance. La question de QM va plus loin, puisqu’il demande : comment est-ce que l’étant lui-même, tandis que le fonds ontologique des choses est, d’évidence, le super-chaos, parvient-il à se stabiliser en lois relativement durables : par exemple, pour notre univers terrestre, sur des millions d’années, à commencer par exemple par les mêmes lois gravitationnelles. Qu’elles puissent disparaître du jour au lendemain, non seulement ce n’est pas douteux, mais c’est évidemment une certitude, et c’était la question même de Hume, philosophe « héritier » des césures de Galilée et Newton. Il ne faut pas confondre la question de Hume, à laquelle on ne peut répondre, ce qui donna le criticisme (pourquoi les Lois sont-elles stables ?), avec celle qui demande comment, à partir du super-chaos qui est la seule réponse contemporaine censée à la première, les Lois en viennent-elles à se stabiliser. Comment, en faisant nôtre le vocabulaire deleuzien, tandis même que la nécessité de la seule contingence est l’unique « Loi éternelle » de toute chose, l’universelle contingence de la facticité parvient-elle à être parfaitement consistante, c’est-à-dire à « grignoter » sur l’infinie vitesse du virtuel une constance législative somme toute placide et fort durable ? 

Nous l’avons dit : la réponse de QM, quoique admirable, a quelque chose d’un « tour pendable » : de décevant. Et pour une raison très simple : nous allons voir qu’elle n’existe pas vraiment. C’est une victoire à la Pyrrhus. Qu’est-ce qui éblouit les lecteurs de QM dans toute cette démonstration ? La manière dont il parvient, avec une radicalité qui en remontre même au virtuel de Deleuze ou à l’an-archie de Heidegger, à nous faire « toucher du doigt » le fonds super-chaotique des choses, la non-nécessité de quelque Loi que ce soit, et donc la réfutation d’un problème philosophique qui « couvait » sourdement depuis Hume et Kant, faute d’avoir reçu une réponse réellement satisfaisante de leur part (au point que l’ampleur de la « révolution » QM, c’est de considérer que leurs solutions ont entraîné deux siècles de philosophie sur autant de fausses pistes : la philosophie de QM ressemblant à bien des égards à un immense détournement de Boeing 707…). Déficit qui commandera sourdement le destin de toute l’histoire de la philosophie jusqu’à nous. 

Mehdi Belhaj Kacem


[1] Je montrerai même que c’est de ce profond différend que s’ensuivent tous les autres : l’appropriation du rien, qui qualifie la singularité humaine au sein du cosmos et de la vie terrestre, est quelque chose de contingent par excellence. Badiou, par l’équivalence être=vide mathématisé, enchaîne bille en tête, comme si ce vide avait toujours été donné : qu’il était nécessaire. 
[2] ID.
[3] Ibid.
[4] Enumérer AF : volonté de puissance, etc.
[5] Et tel est un grand philosophe : même ses apories sont novatrices, et peut-être surtout elles –nous nous ferons un tel plaisir de les explorer dans ce livre.
[6] C’est ainsi désormais, comme les initiales du philosophe étudié et les deux titres de ses principaux livres, que j’écrirai le principe de non-contradiction.
[7] AF : « La contradiction réelle ne s’identifie donc en rien à la thèse d’un devenir universel : car dans le devenir, les choses sont ceci, puis autres que ceci. Il ne s’y trouve donc aucune contradiction, puisque l’étant n’est jamais en même temps ceci et son contraire, existant et non existant. (…) Ce n’est donc pas par hasard si le plus grand penseur de la contradiction –à savoir Hegel- fut un penseur non du devenir souverain, mais au contraire de l’identité absolue, de l’identité de l’identité et de la différence. Car ce que Hegel avait puissamment perçu, c’est que l’Etant nécessaire par excellence ne pouvait être que l’Etant qui n’aurait rien d’extérieur à lui –qui ne serait limité par aucune altérité. L’Etant suprême ne pouvait donc être que l’Etant qui n’aurait rien d’extérieur à lui –qui ne serait limité par aucune altérité. L’Etant suprême ne pouvait donc être que celui qui demeurait en lui-même, lors même qu’il passait dans son autre : l’Etant qui contenait en lui-même la contradiction comme un moment de son développement –l’Etant qui rendrait vraie la contradiction suprême de ne devenir en rien, lors même qu’il devenait autre. Être suprême, reposant éternellement en lui-même, parce que absorbant en son identité supérieure la différence comme le devenir. Être supérieurement éternel, parce qu’aussi bien temporel qu’éternel, aussi bien processuel qu’immuable. »
[8] Je me permets de renvoyer ici à L’être=l’événement chez Deleuze, dans Être et sexuation, Paris, 2013. Ce texte sera une référence constante du présent livre, pour des raisons qui apparaitront tout naturellement. Mais même sans le lire, contentons-nous de dire que j’y démontre ce qui est le « fonds » de l’ontologie deleuzienne : l’Un-Tout chaotique-virtuel, dernier mot de l’être chez lui, est exactement ce que QM décrit comme l’étant contradictoire, quand il le « décrit ». 
[9] D’éventuelles exceptions pourraient se trouver dans la philosophie analytique anglo-saxonne, notamment Whitehead. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant.
[10] Entendons cartes sur table, puisque, ne pouvant y couper, nous allons vite y arriver : contrairement à Badiou, qui se flatte au contraire de n’avoir tenu aucun compte de la coupure kantienne dans son livre sur Deleuze (La clameur de l’être, Paris, Hachette, 1996). Ce qui revient à dire –même si Badiou lui-même ne l’aperçoit pas- que sa philosophie est une philosophie de l’être-nécessaire, et c’est ce qui lui permet de se flatter d’avoir « sauvé » la métaphysique. Je ne dénie aucune seconde ce fait –je dirais que là est au contraire tout le problème- ; mais nous verrons comment Badiou est parvenu à « ressusciter » une philosophie de l’être-nécessaire de toute chose. Ce que QM, dans un entretien, appelle « l’hyper-facticité » des catégories de Badiou. QM a pourtant beau constater cette hyper-facticité, il ne pose pas la question qui s’imposerait : qu’est-ce qui, dans cette philosophie, autorise l’hyper-nécessité de ses constructions ? On verra que la question est de toute première importance pour comprendre la « tension » centrale de l’ontologie factuale elle-même. 
[11] Ce constat de « paranoïa », qui selon Freud s’applique à tout grand philosophe, a frappé tous les lecteurs sérieux de Meillassoux. Il « sublime » le dialogue platonicien en incorporant sans cesse le plus grands nombres de positions philosophiques antinomiques, pour les réfuter à l’avance. Comme le dit opportunément Harman, il semble susceptible d’imaginer des décennies à l’avance un « type » d’opposant… L’extrême réserve mondaine et le compte-goutte éditorial de QM ne sont qu’effets collatéraux de cette extrême exigence systématique.
[12] « Tout peut très réellement s’effondrer –les arbres comme les astres, les astres comme les lois, les lois physiques comme les lois logiques. » AF.
[13] Sous ce rapport, Meillassoux est un philosophe plus élégamment profond que Badiou, du fait que son traitement de la différence ontologique procède d’une réelle lecture serrée de Heidegger ; il est le premier à avoir compris le problème de la métaphysique au diapason de la compréhension de celui-ci, c’est-à-dire qu’il l’a mieux compris que Heidegger lui-même. C’est grâce à lui que nous comprenons le problème de la métaphysique au-delà de Heidegger ; ce dernier est pour la première fois situé historiquement par Meillassoux. Mais c’est que ce dernier a –et ce n’est pas du tout, on le voit, un autre problème- compris la différence ontologique de ce dernier à une tout autre profondeur que Badiou. J’expliquerai pourquoi.
[14] Comme je l’ai laissé entendre, cette description correspond parfaitement à l’Un-Tout-Virtuel-Chaotique de Deleuze : il n’est pas anodin que l’auteur qui serve le plus à illustrer, dans Logique du sens, cette ontologie, soit Lewis Carroll –dont rétroactivement nous voyons qu’aussi bien la description « folle » que fait QM est très proche aussi-. Référence qu’oblitère QM trop systématiquement pour que ce soit honnête, tant son ontologie est une sorte d’hyper-radicalisation de l’ontologie du virtuel. On verra que cette oblitération ne sera pas sans conséquences sur les décisions cruciales de l’ontologie factuale.
[15] C’est le mérite, pour le coup, éminent des Logiques des mondes de Badiou que de l’avoir établi. 
[16] « Tout peut très réellement s’effondrer –les arbres comme les astres, les astres comme les lois, les lois physiques comme les lois logiques. » J’ai souligné le dernier segment.
[17] Soit derechef dit en passant : QM utilise à un moment l’expression : « que cette totalité soit finie ou infinie », ce qui est commettre le même type d’erreur qu’il reproche à ses adversaires. C’est-à-dire présupposer ce qu’il s’agit de démontrer : et ce que nous a justement démontré Cantor, c’est que l’Idée de Tout et l’Idée d’Infini sont mutuellement exclusifs. Nous « radicalisons » donc, en quelque sorte, le propos de QM, qui, quant à lui, dit trop prudemment dans AF qu’il est fort possible qu’on puisse considérer l’univers des cas possibles (de l’univers connu : de la stabilité des Lois), comme un Tout. Mais non, on ne peut en effet plus considérer l’Univers probabilitaire lui-même, appliqué à l’Univers, comme un Tout de cas possibles, mais bien comme l’infinité pléonastique du non-Tout, « effondé » à perte de tout entendement, où aucune clôture ne peut venir chiffrer l’entropie illimitée de l’univers physique, et donc les potentialités « finies » dont il serait ipso facto susceptible. Le concept de virtuel selon QM est précisément la négation par l’infini d’un Tout des cas possibles, c’est-à-dire d’une « clôture » des potentiels. C’était précisément l’erreur de Deleuze que de vouloir rendre compatibles virtuel-chaotique et Un-Tout. Et c’est bien pourquoi son ontologie est, ultimement, dans Logique du Sens, celui d’une « étance » contradictoire ou tout passe virtuellement dans son contraire. Mais précisément tout l’enjeu est de déterminer, en exacte fidélité au « pas » de QM, en quoi l’absence absolue de nécessité réelle, qui est le réel de l’infini virtuel du non-Tout, est inchoativement l’impossibilité absolue qu’advienne un étant contradictoire, même à l’état de « fantôme », comme chez Deleuze. C’est-à-dire la question ici posée, qui engage aussi bien l’enjeu de l’ensemble de ce livre : pourquoi cette « sur-immensité du virtuel chaotique », comme le dit QM, se solde par cette facticité toujours non-contradictoire, et en l’occurrence par la stabilité des Lois de la Nature, et non, précisément, par une « étance contradictoire » où tout passe incessamment dans tout, et donc où il ne se passe rien. 
[18] Qu’est-ce que la philosophie ? en collaboration avec Félix Guattari, Paris, Minuit, 1992.

La contradiction / Questions Meillassouxiennes

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La surprise des thèses de Quentin Meillassoux est comme le reconnait Mehdi Belhaj Kacem difficilement contestable. Il s’agit d’un fort moment de philosophie spéculative qui porte le principe de contradiction vers son ultime Bataille. Une bataille pour ressusciter la non-contradiction des cendres contemporaines où elle s’était avachie dans l'« univoque clameur » disait Badiou où tout coexiste avec tout. La contingence apparaît alors comme principe d’une distinction. Une distinction qui en tout cas refuserait le relativisme démocratique contemporain. Tout ne peut valoir pour tout, le fait ontologique étant lui-même différent des factualités ontiques. La beauté d’une telle thèse que Mehdi restitue avec beaucoup de brio nous donne à sentir comme un avion qui s’arrache d’une piste de décollage. Mais cela réclame pour le moins une discussion, celle qu’il engage déjà avec Meillassoux et à laquelle je voudrais associer encore quelques notes critiques:

1/ Le principe de raison est énoncé par Leibniz comme principe suffisant. Raison qui se suffit à elle-même et qui ne s’appuie sur aucune extériorité. Cette raison fondée sur soi (comme la « causa sui » Spinoziste) ne réclame aucune justification, aucune explicitation capable d’en rendre compte de l’extérieur. Il s’agit du principe métaphysique par excellence en ce qu’il fonde l’étant sans ne se soumettre lui-même à aucune fondation. De ce qu’il y ait quelque chose, la chose elle-même ne saurait en produire les titres tant cela est redevable d’une raison qui elle-même enfin ne repose sur rien, fond qui fonde tout mais sans avoir besoin de se tenir sur autre chose, fond sans fond auquel d’une certaine manière Meillassoux fait tenir le rôle d’un nouvel axiome : celui de la contingence donnée en dernière instance comme soustraite au régime qu’elle fonde. Le principe de contingence tient donc exactement la place du principe de raison dans le cercle métaphysique qui fait tourner le « réalisme spéculatif » de Quentin Meillassoux. Que la contingence, comme principe, ne soit pas un fait de plus dans l’ensemble incertain des étants, cela n’annule pas me semble-t-il la logique fondative de l’Etre pensée comme raison. La « raison suffisante » leibnizienne n’avait pas d’autre sens que de contingenter l’étant, se posant elle-même comme un infondable, soustraite à l’hypothétique des mondes,  nécessaire donc en tant que ne tenant sur rien. C’est là l’arbitraire possible du Dieu qui revient miraculeusement sur toute chose sauf sur sa propre certitude. Tout dans la nature est miraculeux, contingent, à condition d’en excepter le principe des principes, nécessaire en tant que son existence n’enveloppe aucune contradiction. Rien de plus remarquable que la mise en tension par Leibniz des deux principes…  Le principe de raison infondé quant à son origine est essentiellement non-contradictoire dans sa fin, conçue comme la meilleure, pour faire valoir dans le meilleur le miracle des contingences. Et ce faisant, il ne tient à rien, ne se qualifie ni ne ressemble en rien à la sphère de l’étant, tournée vers lui, exprimant sa raison devenue hypothétique sans jamais redevenir suffisante, toujours suspendue à une extériorité qui  la rend insuffisante. Dans la somme des étants, Dieu ne constitue pas le fait de plus, mais exprime la suffisance de la raison qui se nomme identité(premier des principes). Mais de se placer au bord du vide, dans l'identité première on reconnait déjà le Dieu que Schelling lui-même place à  la frontière du chaos avec lequel seule la raison -qui pourrait peut-être suffire (mais c'est pas sûr comme pour un coup de poker)- croise le fer par une espèce de choc, de liberté, d’indépendance qui pose la nécessite de la contingence au cœur de l’Etre dans un conflit dramatique, conflit avec la nuit qui menace l’extinction contradictoire du tout. Appeler ce principe de raison « contingence » ou encore comme on voudra, ce sera me semble-t-il la même chose...


2/ Alors dans ces visions de la métaphysique délirante, la critique de Kant nous avait libérés du principe de raison tout en s’attaquant à la contingence naturelle au nom de la liberté morale. Rien de plus rigoureusement nécessaire que l’univers Kantien. Mort du principe de raison, telle est la devise de la « Critique de la raison pure ». Critique de la raison pure veut dire que la raison dans sa pureté, c’est fini ! Critique de la raison pure veut dire encore que la raison ne suffit plus, ne suffit pas, n’est pas une raison suffisante et qu’elle est essentiellement impure, que l’existence adopte une autre nécessité, nécessairement phénoménale avant d’être hypothétique. Comme Quentin Meillassoux, Kant dira que la raison doit être critiquée en tant que principe et que la seule chose qui nous importe sera… le principe de non-contradiction ! Puisque la seule certitude est celle de la contingence des « univers îles » qui font l’étant, puisque rien n’est fondé en raison, la seule manière de tenir un monde c’est le second principe Aristotélicien, principe de non-contradiction, le  pncpour reprendre l’expression de Mehdi. Et ce principe est obtenu au nom d’un tour de magie propre au Kantisme en proie à la fièvre d’une métaphysique en plein délire. La fièvre montée en flèche de la métaphysique commence justement lorsqu’il n’y a plus de raison, lorsque le "cinabre pourrait être tantôt bleu et tantôt rouge", le cinabre étant précisément le liquide dans un thermomètre. La température fait monter le cinabre mais le cinabre ne change pas de couleur comme je le retrouve longuement dans mes Variations sur Deleuze. Qu’est-ce que ça veut dire ? Sans doute d’abord que le principe de raison suffisante ne suffisant pas à rendre compte de la contingence, Kant se raccroche au principe de contradiction qu’il induit de la stabilité apparente des phénomènes. C’est la grande distinction que Kant établit entre le cours du temps et l’ordre du temps. S’il n’y avait qu’un cours, alors ça pourrait couler dans tous les sens. Le cours du temps en lui-même ne donne aucun ordre, il pourrait se mettre à fluer dans l’autre sens et se spiraler. Si tel était le cas le monde serait définitivement "peau du caméléon" qui change sans cesse d’apparence. Phénoménalité éclatée contre laquelle Kant fait appel au principe de contradiction, grand principe de tous les principes pour réguler le cours du temps par un ordre. Il ne suffit plus de la succession (cours). La succession peut laisser se succéder le plus divers et le plus disparate d’une diversité de divers. Il faut de l’ordre, et cet ordre consiste à régler la succession par le temps fléché de la causalité, une catégorie ultime qui nous permet de nous affranchir du principe de la « raison pure ». Et cette schématisation en diamant se nomme causalité. Dans la contingence des phénomènes, il suffit pour Kant que la succession folle se mesure au temps réorienté par la causalité. Principe de la file indienne, principe de la ligne… la cause est passée lorsque l’effet en résulte comme un avenir nécessaire relativement à un ordre local, celui de l’île kantienne. Ailleurs, rien n’est sûr. C’est du reste contre ce réel épuré que s’insurge Hegel qui, lui, veut ouvrir le verrou de la finitude vers une logique tout autre, celle de l’infini dans le fini.


3/ Ultimement Hegel est celui qui ouvre la philosophie à une pensée de la contradiction. Mais avec le talent monstrueux de soutenir que la contradiction est dialectique sans être n’importe quoi. Elle est une logique du pire et non celle du meilleur qu’avait subodoré le principe Leibnizien de l’harmonie d’une raison suffisante. Rien chez Hegel n’est harmonieux parce qu’il n’y a pas de Tout chez Hegel : que des cycles de cycles ouverts au pire, c'est-à-dire à la négation, au négatif. Nous ne sommes plus dans l’eau pacifié du cours Kantien, mais dans un tumulte sans raison -et contradictoire par essence. Bien avant Meillassoux, l’inexistence divine est patente chez Hegel. Le Dieu hégélien, pire que celui de Schelling qui ramait dès le début, advient à la fin, mais cette fin n’est pas une finalité, ni une figure datable dans le champ de l’histoire. Elle est le risque que ça finisse pour de bon, la figure la plus pauvre de la raison qui n'est sûre de rien. Hegel en effet réinvente une nouvelle raison, une raison née de la folie, une raison dont l’absolu est un résultat absolument contradictoire, lacéré dans un mouvement chaotique comme une écume persistante sur la mer, annonce d'un Dieu spermatique. Seul un être contradictoire et sans suffisance peut avec raison devenir un Dieu, au point que sa grandeur naît de son impossibilité. Comme je le dis à la fin de mon Hegel, ce n’est pas le plus certain qui se montre le plus réel. Il ne saurait y avoir de Dieu qui se suffirait, s’il n’y avait aucun étant pour lui montrer le chemin de l’incertitude, l’expérience de la contingence qui arrive en boitant et qui n’est pas toujours déjà là. S’il fallait chercher seulement un idéal, une raison suffisante pour admettre le passage à l’existence (existence nécessaire en raison de sa perfection ontologique), l’Histoire serait avortée avant de se voir advenir, figée sous la fixité de sa conception immaculée. Rien de nouveau sous le soleil des grands principes, s’appelleraient-ils principe de contingence suffisante… L’absolu pour Hegel résulte bien mieux de l’imperfection de l’étant dans une absolution qui n’est pas Etre mais résultat (et le coup de dé n’est pas loin de résulter). Alors Le candidat le plus approprié à l’existence Hégélienne de l’Absolu, c’est l’étant le plus imparfait, le plus contradictoire, le plus riche en possibles. Il faut donc la violence de la rencontre, de ce qui n’est pas A sans être non A, il fallait la folie traversée pour que naisse l’Absolu. Seul le contradictoire extrême peut prétendre à la réalité et la différence s’imposer au monde. L’Absolu est donc ultimement la figure d’un naufrage.


4/ Si l’Absolu c’est le naufrage, alors on comprend le poème de Mallarmé, dans sa bifurcation essentielle, patente, hétérogène dans sa typographie aux règles immunes défaillantes. De quoi s’agit-il ? Peut-on supposer que surnage la formule d’une ontologie stellaire, une constellation exceptée au chaos de l’étant ? Le coup de dés de Mallarmé n’est un compte total en formation que par la formation, une formation par l’instabilité d’un résultat qui comme chez Hegel recommence à la fin. Comme je le montre dans mon Deleuze et autrement dans mon Derrida, le résultat du nombre porte avec lui la contingence de tous les fragments combinatoires par lesquels il passe, perdant à la fois le cours du temps et l’ordre du temps pour le triomphe d’un Dieu vacant. Jetez les dés, quel qu’en soit le nombre de faces, cela ne saurait aboutir à la sommation d’un Tout qui puisse se fermer sur le compte. C’est en ce qu’il traverse le champ des contradictoires qu’il tisse un "Tout", mais c’est un tout en lequel renaît la chance qui le relance. Ce n’est pas seulement comme le pense Meillassoux qu’il faille s’étonner, dans un monde absurde, qu’on puisse seulement reprendre la partie, relancer les dés une autre fois sans qu’ils aient changé et sans que les lois de la chute se soient entre temps modifiées. En vérité, c’est dans l'unique coup que tous les nombres changent, que la métrique de leur trajet, de leur courbe s’infléchit, absolument contradictoires (typographies superposées). Il s’agit d’une trajectoire astronomique qui ne se divise pas sans changer de nature à chaque Section de la division, comme sur des feuillets de Riemann. Par exemple à S1, les trois dés aux n faces réalisent une combinaison, mais à S2, ce n’est plus la même et à S3 encore une autre de sorte que le nombre de séquences, de tranches devenues infinies, rend possible une suite irrationnelle et astronomique de combinaisons dont l’arc électrique survole le nombre actuel obtenu au point aléatoire de la chute. Alors depuis ce compte total en formation, on peut reparcourir tous les embranchements qui s’y suspendent comme les lois périodiques de sa réalisation. Aucun résultat, le plus fatal n’abolira l’aléatoire des lois constructibles, mises en jeu pour telle période, à nulle autre pareille. Cela se nomme variation et il n’y a que cela, je ne vois nulle réplication à l’identique dans les lois de la physique si ce n’est au seuil et au degré arbitraire à partir duquel la raison les constelle. Principe de raison insuffisante, principe de contradiction fractionné, principe d’un tiers inclus, telle me paraît la logique défaillante capable de donner à chaque événement la chance divinement monstrueuse de l’incertain.

Jean-Clet Martin

Le monde plat de Tristan Garcia

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Philosophes d'aujourd'hui 3



Tristan Garcia publie aux PUF « Forme et objet –un traité des choses » dont on reconnaîtra le caractère magistral, au point de le voir assigné par certains critiques à quelque chose de comparable en importance à « l’Etre et l’événement » de Badiou, du moins pour son volume sinon pour son geste de refondation de la philosophie. En revenir aux choses, nous le savons tous, relève d’une opération que les philosophes n’ont cessé de porter à leur actif et j’en veux pour preuve non pas tant la préoccupation de Husserl pour les choses plutôt que celle de « la chose même » chez Hegel qui n’est pas comparable, par sa radicalité, à l’approche transcendantale de Husserl où l’intentionnalité et la force subjective menacent d’effacer constamment ce mouvement du concret. D’où la farouche détermination avec laquelle Tristan Garcia cherche à dépouiller le propos de toute hiérarchie, réintroduisant dans l’être la platitude de toute chose, une pauvreté ontologique essentielle capable de contourner leur mise à sac, ou encore leur "mise sous la main" dont Heidegger devait dire tant de regrets dans son très beau livre « Qu’est-ce qu’une chose ? » -par opposition à l’objet mis à la disposition de l’homme et de son arraisonnement. Du coup, on pourra s’étonner qu’il y ait si peu de références à Heidegger, nous laissant sur un étrange silence de ce que ce dernier devait repenser la chose dans sa quadruple réinscription élémentaire nommée "Physis".
Mais de ce manquement, on ne tiendra pas rigueur à cette tentative si fraîche et si jeune. Il y a d’une certaine manière une autre préoccupation qui n’est pas frontale et qui tient à une remarque très latérale. Le concept de platitude a une histoire extrêmement chargée et ne brille pas par son originalité. Le recours à la platitude n’est pas seulement une image (dépoussiérée de tout usage et qui n’aurait connu aucune détermination dans le mode de penser occidental). Et si nous tenons d'un peu plus près cette image de la pensée pour l’envisager en son innocence sans relief, voire selon sa propre platitude, on ne saurait pas ne pas y reconnaître une thèse extrêmement classique : celle qui s’est imposée à la géométrie comme une évidence absolue et qui prend pour nom «le plan». Pour Euclide l’espace est essentiellement «plat» et, sous la forme de ce plan, déploie une métrique homogène, universelle, incapable de reconnaître à une chose les singularités de sa transformation, la déformation topologique dont la physique moderne a eu beaucoup de mal à suivre la complexité, la pluralité de niveaux. Cela mérite d’être signalé dans le mesure ou Tristan Garcia fait référence aux mappes, aux superpositions capables d’empiler les choses pour en faire des objets. Or du point de vue de la topologie, on sait que l’espace est avant tout courbe et que les recouvrements sont eux-mêmes inscrits dans des déformations capables de rendre à une chose son contour. La platitude est pour moi un régime d’évidence dont Kant avait reconnu qu’il ne s’agit surtout pas de « choses », mais de phénomènes : un idéalisme transcendantal fort différent du réalisme transcendantal qui fonde la thèse de Tristan Garcia. Et c’est une thèse qui s’exprime précisément comme Euclide qui ne peut s’en sortir que par des principes (des princes tout autant), et du coup par décrets ou propositions axiomatiques selon un ordre de pouvoir dont il faudrait comprendre la nature élémentaire ( je veux parler de la discipline des Eléments d’Euclide). Il me semble donc qu’il y a un ton Euclidien, non thématisé comme tel, dans les propositions lemmatiques de ce livre (par ex. p. 72) qui traite bien de « Forme et objet » et dont on dirait que les principes ne sont pas tout à fait exclus (le compact, la résistance etc.). Pour Euclide chaque lieu se présente sans nulle courbure et par conséquent n’imprimera à son voisinage aucune inflexion pour aboutir finalement à ce régime d’empilement que d’une certaine manière Tristan Garcia va revendiquer. Pouvons-nous alors vraiment croire que, sous ce pas en arrière, la platitude soit redevenue un plan de répartition pertinent dans l’étoffe équanime des choses ?
Ces questions ne sont sans doute pas directement nouées à l’économie du livre de Garcia qui traite d’ontologie et de sa pauvreté absolue renouant avec une espèce de « pauvre art » en philosophie. Or à prendre platement les choses, on pourrait dire avec Guéroult que ce genre d’opération, ce genre de système ne se décline pas à l’infini. Il me semble bien, en effet, que Duns Scot ne tente rien d’autre qu’une reformulation grise de l’ontologie, reformulation qui, en prenant ses distances avec la division des catégories d’Aristote comme avec les principes d’Euclide, affirme l’Etre plutôt comme un univoque et, par conséquent, dans toute sa platitude la plus unanime, extrême, dénuée. Ce que Duns Scot tente dans sa considération des choses, c’est qu’il n’y a plus aucun privilège ni « principe » de sorte que toute ontologie sera comprise dans le registre d’une platitude inconditionnelle, ne souffrant d’aucune exception, pas même Dieu qui ne vaut pas plus que ce clou, ce cendrier ou ce livre posé sur la table. Il y a un commun propre à chaque chose dont l’être est le même que celui du chapeau que je viens d’enlever et qui se nomme platitude. Un être parmi les autres, sans privilèges, conduit ainsi à une espèce de rumeur ou « clameur » que Badiou avait, semble-t-il, repérée chez Deleuze. Raison pour laquelle le philosophe scotiste s’intéresse si fortement à la distinction ou à la différence, à un nouveau genre d’individuation capable de marbrer la platitude ontologique distribuée en choses massifiées. Or sur ce fond, sur un tel clapotement des choses, il n’y a pas trente-six mille solutions. La distinction ne peut que se faire, elle doit se passer, arriver en quelque sorte selon un processus que Duns Scot nomme « intensité » ou « haecceitas » pour dire la forme, la découpe ou encore l’individu dans son affirmation potentielle. Sortir de la rumeur, du suintement clapotant des étants, cela n’adviendra que par une tension qui suppose un certain degré, d’où par exemple les pages remarquables de Duns Scot sur la blancheur, en elle-même triste et équanime. Et il me semble qu’ainsi va la tristesse de Tristan, sans intensités, sans singularités, sauf une résistance à la joie Scotiste et Spinoziste. Une tristesse sur laquelle, on l’aura notée, s’achève le livre de Tristan Garcia quand l’individuation est issue d’un compactage, d’un empilement anonyme de sorte que, aujourd’hui, les formes emballées, les emballages, «c’est tout ce qui nous reste » (p.477), si ce n'est la mort pour nous sauver de la platitude de l’Etre décompacté dans le flat world de l'infographie.
J-C Martin

La ligne de flottaison / Tristan Garcia

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Philosophes d'aujourd'hui 3 (bis)



Au risque de paraître quelque peu scolastique, j’essaierai de répondre à votre critique en trois temps, pour défendre A/ que la platitude évoquée dans Forme et objet n’est pas essentiellement euclidienne et qu’elle n’est pas conçue comme un principe transcendantal de découpe ou d’abstraction des choses, B/ que le but de cette platitude est de permettre une pensée à la hauteur ou à la mesure des choses, plutôt que la pensée des « choses mêmes » (que ce soit la Chose du début de la Phénoménologie de l’Esprit ou « die Sache » des Ideen), C/ que cette platitude n’est pas le slogan publicitaire d’une nouvelle philosophie ascétique, mais une opération destinée à retrouver le sens des différences et des intensités au sein de l’empilement des objets les uns dans les autres.
A/ L’idée de platitude occupe l’introduction et le premier tiers de l’ouvrage. Elle peut donner l’impression que le but du livre est de proposer une sorte de topologie transcendantale, de modèle d’espace qui serait la condition de pensabilité des choses distinctes les unes des autres et que cet espace aurait pour qualité essentielle d’être plat – ce qui marquerait une régression certaine par rapport aux géométries modernes, du XIXe et du XXe siècle.
Pourtant, Forme et objet 1/ n’accorde pas d’abord à ce terme de « platitude » une signification spatialisante, 2/ ne propose pas de concevoir la platitude du monde comme une condition transcendantale de la constitution des choses et des objets, mais plutôt comme un dispositif qui permettrait de s’assurer de l’être des choses et de leur égalité, avant de retrouver le sens de leurs différences, de leurs déterminations.
Le livre est finalement dualiste : il propose formellement un monde plat, où chaque chose est seule, dé-déterminée au maximum, et objectivement un univers étendu et intensif, où les choses, qui sont alors des objets, sont les unes dans les autres, les unes par rapport aux autres. À aucun moment n’est pensée la supériorité du formel (qui est « plat ») sur l’objectif (étendu et intensif), ou inversement.
1/ La platitude a d’autres sens pour moi que la seule référence à la métrique homogène d’Euclide.
C’est d’abord la « platitude » dans le langage, ce qui n’est ni « vide de sens » ni « dénué de sens », mais plat, commun, sans particularité.
C’est ensuite la platitude du monde comme symptôme de la dépression : une manière de réaliser le spectre de la déflation, dans la crise moderne de la métaphysique. La première partie du livre propose donc une traversée de la platitude ontologique comme on traverse la dépression : la représentation cohérente et consistante d’un modèle où rien ne vaut jamais plus qu’autre chose, ce qui est, je crois, l’épreuve la plus difficile pour la philosophie. Forme et objet n’est pas un livre qui se mure dans le château fort de la mélancolie, dont parlait Kierkegaard, mais qui accepte de passer à travers la possibilité d’une dépression de la pensée : que rien ne soit plus ou moins que quoi que ce soit. Ce n’est pas un livre triste, c’est un livre qui fait l’épreuve d’une tristesse de la pensée qui hantent la phénoménologie, l’analytique, la dialectique, la pensée critique ou le pragmatisme, mais qu’aucune de ces positions n’ont poussée à bout.
Or, cette possibilité que rien ne vaille ni ne soit plus que quoi que ce soit, qui aboutit à la dé-détermination des choses, mais pas à leur désingularisation, ne produit pas un espace euclidien, un plan universel abstrait, indifférent. En effet, le « monde plat » produit par la dé-détermination opérée au début du livre ne peut recevoir qu’une chose à la fois : une chose étant une chose en tant qu’elle est seule chose, et non telle chose ou une chose. Formellement, dans le monde plat les choses ne sont pas comparables, elles ne sont même pas juxtaposables – le monde plat est aussi bien inextensif qu’inintensif, il est donc loin d’être un espace. Le but d’une telle opération d’appauvrissement est paradoxalement d’autoriser une ontologie ultra libérale (sans connotation économique ou politique), ou plutôt « ultra accueillante ». Elle marque une réaction à la fois contre toute pensée analytique et contre toute pensée dialectique. De fait, elle consiste à défendre qu’aucune chose n’est réductible à rien ni à autre chose – et que c’est sa solitude au monde, égale à celle de n’importe autre chose, qui nous en assure. Ainsi, cet ouvrage cherche à protéger chaque chose – réelle, imaginaire, inconsistante, contradictoire – à la fois contre le rasoir d’Ockham et contre l’Aufhebung ou le procès dialectique. Toute entité, même si elle est non-nécessaire, doit être préservée dans sa « chance » : une pensée qui ne parvient pas à nommer ou à qualifier ce par quoi une chose inexistante ou contradictoire a de l’être est condamnée à se construire une grammaire de plus en plus ad hoc, qui la garantira contre les paradoxes de l’être et du non-être, du Parménide au barbier de Russell. Or, dès qu’on pense ce par quoi une chose non-réelle est aussi, on découvre ce en quoi les choses réelles et non-réelles sont également. Cette égalité en deçà de leurs déterminations, c’est la platitude. Et cette platitude, qui n’est pas un plan spatial commun, c’est l’égale solitude de chaque chose en tant que chose, c’est-à-dire son mode d’existence parmi l’indifférenciation de tout ce qui n’est pas elle.
La platitude ne vaut pas en soi, mais comme possibilité de construire un opérateur d’irréductibilité et d’égalité (non d’équivalence) des choses. Latour parle en un sens proche d’« irréductions ». Dans Forme et objet, chaque chose est égale à n’importe quelle autre en tant que chaque chose est seule au monde, dès lors que toutes les autres choses ne sont plus des choses. Le mot « chaise » est quelque chose du moment que rien d’autre ne l’est et que tout le reste – ordinateur, bouche, pensée – est indifférencié. C’est en tant que rien d’autre n’est différencié que la chose acquiert sa détermination minimale : la solitude. Évidemment, quand tout le reste est indifférencié, le mot « chaise » est quelque chose, mais il n’est plus un mot, il n’est plus ce mot, il n’est même plus un. C’est pourquoi Forme et objet soutient la co-implication de ces différentes opérations : définir la chose, dé-déterminer au maximum chaque chose, égaliser ontologiquement les choses, aboutir à la solitude de chaque chose. La chose ainsi obtenue est un dispositif : elle est sans qualité (autre que la solitude au monde) et permet simplement de s’assurer que n’importe quoi peut être dépouillé de ses déterminations pour être quelque chose, ce qui nous ouvre un plan ontologique d’égalité entre le représentant et le représenté, entre le tout et la partie, entre le bon et le mauvais, entre le vrai et le faux. L’originalité de ce plan est de ne pas être un espace : les choses n’y sont pas comparables, toute chose n’y apparaissant que seule, à l’exclusion de toutes les autres.
2/ Ce plan n’est pas un espace transcendantal qui fonderait la possibilité des choses, et sur lequel on aurait tout loisir de reconstruire l’univers comme un château de sable sur une table de verre.
Le plan formel est un dispositif de pensée, trouvé dans les choses, qui permet de qualifier l’égalité possible entre le plus intense et le moins intense, entre le plus étendu et le moins étendu, entre le tout et la partie. Cette égalité est obtenue par défaut : je sais qu’il existe un moyen de penser que le doigt n’est pas moins que la main qui contient ce doigt, que l’idée de chaise n’est pas plus, pas moins que la chaise ni que le son « chaise », etc. Et ce moyen, c’est la chose : la chose est ce qu’on ne peut être ni plus ni moins – donc qu’on considère par défaut comme étant égal. La platitude est l’effet de l’opération produite par la choséité. Cette opération ne vaut pas pour elle-même : elle n’est pas objet de contemplation, elle n’est pas découverte extatique du fond du monde. C’est le moyen de disposer d’une ligne de jauge ontologique, afin de retrouver des extensions, des intensités, qui sont objectives – dès que les choses sont les unes dans les autres (un objet étant une chose dans une autre chose, donc une chose qui n’est plus seule).
Autrement dit, Forme et objet défend un modèle de répartition des entités qui ne revient pas à l’organisation d’un cosmos hiérarchisé en attributs et en substances (unique comme chez Spinoza, double comme chez Descartes, multiples comme chez Leibniz), mais pas non plus à la conception d’un plan d’immanence. Le modèle proposé prend son sens à la croisée d’une opération « horizontale » – où chaque chose est chose, ni plus ni moins, ce qui permet de s’assurer d’une égalité ontologique, d’un découpage non hiérarchique de toutes les entités possibles ou impossibles – et d’une opération « verticale » – où l’objet en comprend d’autres et se trouve compris par un autre. Objectivement, rien ne peut être égal, chaque objet est plus qu’un autre, moins qu’un autre – en extension, en intensité.
Le modèle du livre consiste donc à découpler le régime de l’égal et celui du plus ou moins, considérant que le rapport entre identité et différence n’est pensable que par la disjonction de l’égalité, qui est strictement formelle, et du plus ou moins, qui est strictement objectif. Ce que je conteste, c’est qu’il soit possible de produire un modèle où à la fois toutes les choses sont préservées en tant que choses et il y a un ordre du plus et du moins, des parties, des séries, des relations, des déterminations, des valeurs, des intensités, des propriétés, des appartenances.
Donc, l’aplatissement en tant qu’égalisation formelle est une opération ontologique indispensable selon moi, le moment où toute pensée construit ce par quoi toutes les entités qu’elle reconnaît sont autant les unes que les autres : ce peut être le transcendantal kantien, la place de variable dans la proposition wittgensteinienne, etc. L’originalité du projet que je défends, qui renoue avec des intuitions meinongiennes, plus qu’avec l’ontologie de Duns Scot, c’est d’essayer de produire une opération ontologique d’égalisation la moins contraignante possible – faire en sorte que n’importe quoi puisse être quelque chose et donner un nom à cette contrainte ontologique minimale (Meinong l’appelait l’« absistence »).
B/ En fait, il y a selon moi une fonction inverse qui relie ce qu’on peut faire entrer dans la chose et le degré de détermination qu’on impose à la chose : plus on veut faire accéder d’entités au statut de chose, moins la chose sera déterminée.
La platitude ontologique consiste à essayer de dé-déterminer la chose, afin que n’importe quoi puisse être quelque chose. Sans cette opération, impossible pour moi de penser les choses pleinement et les choses seulement. Ou bien on produit une contrainte ontologique trop forte et des entités un peu trop compactes, en engageant un retour vers des substances ou « quasi substances » (selon un terme qu’emploie parfois Francis Wolff), ou du moins des « dispositions » réelles, dont le bon dernier ouvrage de Claudine Tiercelin sur le « ciment des choses », serait un exemple conséquent. Ou bien la pensée est amenée à « undermine » (« miner par en dessous ») les choses, comme l’explique Graham Harman dans L’objet quadruple : il y a en réalité des relations ou peut-être un procès, un devenir, peut-être l’océan de puissance des écrits posthumes de Nietzsche, mais les choses ne sont que des effets secondaires de la réalité.
Tout le but de Forme et objet est de montrer qu’il est possible de penser à la hauteur, à la mesure des choses, ni par au dessus ni par en dessous – être à niveau d’un découpage en choses, c’est cela la platitude ontologique, ni élévation ni réduction, ni Aufhebung ni travail nietzschéen dans les profondeurs. Cette exigence ne signe pas un retour à un plan euclidien, mais une exigence de mise à niveau de la pensée – si la pensée n’est pas capable de remettre le monde à plat, nous ne serons plus à même de penser ni de sentir du plus et du moins, les reliefs et les intensités variables de l’univers, ne disposant plus de « ligne de flottaison » du réel.
L’idée n’est pas de penser les « choses mêmes » : bien au contraire le soi est ce qui s’avère être inaccessible à chaque chose – tout ce qui est en soi est considéré dans le livre comme « compact ». Refusant toute compacité, Forme et objet essaie de penser un modèle de chose inscrite dans le monde, qui ne serait pas substantielle, pas en soi, mais qui ne serait pas non plus un pur effet émergeant sur fond de processualité. La ligne que j’essaie de tenir est donc la suivante : concevoir la chose non pas en elle-même, mais hors d’elle-même et la désubstantialiser sans la dissoudre.
Pour ne pas abandonner la chose et la dissoudre dans un océan de relations ou de devenirs ? À mon goût, une pensée immédiatement livrée à des jeux de force s’interdit peu à peu de distinguer les choses en jeu et se perd dans un émiettement progressif des grandes catégories classificatoires – espèce, genre, âge, modalités du temps – comme si la modernité se confondait avec la décomposition de ces concepts tenus pour périmés. Toute pensée continue de classer les choses, donc d’user de ces catégories – le tout est de les penser à hauteur de choses. Le but du livre, dans sa seconde partie, est bien de reprocéder à un découpage de l’univers, des objets cosmologiques, des espèces vivantes, des espèces animales, de l’humanité, des représentations, mais aussi des valeurs, des classes, des genres ou des âges – sans réordonner un cosmos de substances, sans non plus projeter en deçà des choses un univers de pure puissance, une physis créatrice sur le fond duquel les choses classées, « espécées » (si je puis dire) ou genrées, ne seraient que des effets moirés, miroitants.
La platitude autorise de remettre à plat les choses, de disposer d’un moyen d’égaliser tout ce qui existe, n’existe pas, tout ce qui est ou n’est pas, n’importe quoi, afin de distinguer ensuite leurs ordres et leurs reliefs. C’est moins une topologie transcendantale « réactionnaire », qui opérerait une retraite en deçà de Riemann, qu’un dispositif d’égalisation, de neutralisation, de désintensification des choses, qui permettrait de disposer d’une tabula rasa non plus de l’expérience sensible, mais de l’expérience de la pensée.
C/ Donc l’usage qui est fait dans les premières pages du livre du concept de platitude ne doit pas être considéré comme l’appel grandiloquent à quelque ralliement à un étendard ou un slogan.
Il n’est pas question de rêver vivre dans le Flatland d’Edwin Abbott, ce célèbre livre de science-fiction écrit en 1884, dont le héros est un carré, enfermé dans les limites de son monde plat, et qui découvre, comme s’il sortait de la caverne platonicienne, qu’il existe une dimension de l’espace qui lui échappait. Qu’on ne pense pas non plus que je propose quelque manifeste rigoriste, délirant et tristounet pour l’arasement des reliefs, des intensités, des valeurs, des hauts et des bas de l’existence. Bien au contraire, je défends qu’il faut en passer par la platitude, entendue comme opération d’égalisation ontologique, pour définir ce que c’est qu’une chose – afin d’en retrouver les déterminations et les intensités objectives. J’essaie de prendre en compte l’actualité des ontologies centrées sur l’objet (la démocratie des choses de Lévi Bryant, l’écologie sans nature de Ian Bogost, la quadripartition de l’objet par Graham Harman) ou le travail d’un Bruno Latour. Mais je tente de pousser à bout les propositions de ce courant de pensée, afin de retrouver des différences, qui n’ont pour moi de sens que par rapport à la construction d’un plan d’égalité ontologique. Et l’exploration de ces différences, des espèces, des classes, des genres, des âges, des modalités du temps occupent la majeure partie de l’ouvrage – la seconde, qui est l’horizon de tout le projet.
Tristan Garcia

Résurrection de Hegel / C.V. Boundas - J.C. Martin

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Philosophes d'aujourd'hui 4






Constantin V. Boundas : J'ai été intrigué par le fait que vous, l'un des meilleurs lecteurs de Deleuze aujourd'hui, choisissiez d'écrire sur Hegel (Une intrigue criminelle de la philosophie) sans même laisser de côté votre vision aux accents deleuziens. Vous avez écrit sur Borges, Van Gogh, Aristote et Nancy, mais pour nous Anglo-Américains, vous êtes mieux connu comme étant un lecteur de Deleuze -et pour une bonne raison. Lorsqu'en 1989 j'ai approché Deleuze et lui ait demandé de m'aider à choisir des collaborateurs pour le volume que nous lui avions consacré Dorothea Olkowski et moi même, il a parlé de vous avec une confiance totale. Vous étiez, à cette époque, en train d'achever vos Ossuaires, et vos Variations n'avaient pas encore été publiées. Il connaissait évidemment l'existence de votre livre -il avait déjà composé la lettre qui sert maintenant de préface -et nous la connaissions aussi (2010), grâce à la traduction que les Presses Universitaires d'Edimbourg avaient rendu disponible. Votre profonde compréhension de Deleuze, votre fidélité créative à son travail, et votre dextérité à tisser des variations qui suivent les modulations de sa pensée justifient amplement la confiance que Deleuze avait en vous, tout en révélant votre capacité à penser et écrire en accord avec les lignes de fuite Deleuziennes. Mais je ne peux pas vous cacher la surprise que j'ai ressentie en lisant dans la Postface de votre livre en anglais que vous éprouviez la nécessité de composer une variation supplémentaire -cette fois, avec Hegel à l'esprit- dans laquelle « l'ennemi trouvera une meilleure place dans le réseau des amitiés introduites par Deleuze ». 
Nous devrions alors commencer notre discussion sur votre livre par ce point polémique… Sous ce rapport, un essai récent évoque le « ressentiment à l'encontre de Hegel » et ajoute que « de tous les philosophes majeurs étudiés par Deleuze […] Hegel reçoit de loin le traitement le moins compatissant. Alors que dans tous les autres cas, Deleuze est capable de retrouver quelque chose d'utile pour sa propre philosophie, sa critique de Hegel est presque inexorablement négative » (Baugg 2009: 130). Nous pourrions donc essayer du coup de discuter ces arguments très spécifiques : la philosophie de Hegel est celle de l'identité; la phénoménologie est un humanisme; l'aspect central de la négation étouffe les voix de l'affirmation ; le désir s'effondre dans le besoin etc, etc, –arguments qui fondent les commentaires de l’œuvre de Hegel mais conduisent vos propres évaluations à refuser de façon frappante l’ensemble de ces réquisits. Mais, avant de nous engager sur cette voie, pourriez vous peut-être nous ramener à une époque plus ancienne -celle de la naissance et de l'origine de votre besoin de chercher des « contrepoints et des singularités à la patience de la négation ? » Comment et pourquoi un lecteur comme vous éprouve-t-il le désir de ré-ouvrir ces dossiers sur la relation entre Deleuze et Hegel?



J-Clet Martin : Question ample et complexe dont je retiens quelques moments au vol. Pourquoi au fond revenir à Hegel lorsqu’on marche dans les pas de Deleuze ? Deleuze évidemment ne doit pas grand-chose à Hegel et je m’en voudrais d’affirmer que Hegel a déjà pensé les multiplicités ou les variétés Deleuziennes. Dire en demi-teinte que Hegel avait déjà tracé l’horizon du pensable contemporain, c’est dire au fond que Deleuze ou Derrida n’existent pas en propre, qu’ils n’ont rien inventé et qu’il suffirait de revenir vers ces précurseurs autrement plus intéressants que sont Hegel ou Schelling. Cette manière d’annuler la spécificité de la pensée contemporaine par un retour à Marx ou Hegel ne correspond pas du tout à ma position et la lecture que Deleuze aurait pratiquée sur Marx eût été très différente de Marx lui-même. Il faudrait être singulièrement rétréci pour ne pas comprendre que Deleuze et Hegel ne participent pas du même siècle, ni de la même époque, et il est impossible de trouver dans Hegel ce que Deleuze déploie à partir d’une autre « image de la pensée ». Il me semble évidemment que Hegel lui-même refuserait de le faire, de réduire Deleuze s’il pouvait le lire, tant il avait à cœur de distinguer les âges du monde, montrant comment l’ « expérience » de la conscience supposait une forme d’empirisme impossible à ne pas percevoir dans la « Phénoménologie de l’esprit » qui retourne bien à l’apparaître au lieu de se satisfaire de l’essence idéale.
Alors, « pourquoi Deleuze ne pouvait-il pas apprécier Hegel ? » c’est sans doute une autre question qui tient précisément à la manière dont il conçoit la différence et la répétition. La ritournelle, par exemple, n’est pas le mouvement d’un cycle, ou encore d’une encyclopédie. Voilà, on est sur des terrains très différents, des milieux qui ne se recouvrent pas et dont l’éthologie des concepts ne sera pas comparable en raison d’une image de la pensée strictement incompatible (on y reviendra). Il me semble en revanche que si Hegel est un ennemi pour Deleuze, cette posture de l’ennemi devient intéressante en la rapprochant de la manière dont, dans « Qu’est- ce que la philosophe ? » Deleuze fait de l’ami le moteur de la philosophie. Amis et ennemis sont au cœur de l’histoire de la philosophie, comme on le voit, par exemple chez Sénèque qui, au sein d’un empire (où l’on ne cesse de se déplacer), montre une amitié plus forte que le lien familial, mais amitié très changeante pourtant, ouverte aux rencontres, aux nombreux déplacements, tandis que la cité grecque était préoccupée par la rivalité de clans et des oppositions, des querelles intestines que Hegel dénonce également dans son analyse de la famille (Anti/gone etc). Je pense avec Deleuze que chaque époque se définit par cette posture de l’ami. "Facebook" en donnerait un exemple aujourd'hui : tout le monde y est tellement ami qu’on aimerait bien quelques ennemis pour nous lire vraiment plutôt que de survoler les simples clichés et annonces mises en Buzz. De tels amis sont quelque fois (pas toujours évidemment) de bien tristes compagnons. Heureux donc celui qui possède des ennemis. Il me semble que Hegel est au fond l’ennemi que Deleuze attendait, l’ennemi qu’il méritait et qui nous obligerait à relire Deleuze selon une nouvelle stratégie plutôt que de nous contenter de la répétition parfois ridicule à laquelle se livrent les amis en usant de la «déterritorialisation», du «rhizome» sans même réfléchir à ce que cela veut dire et de façon comique.
Donc Hegel et Deleuze sont des ennemis ! Très bien! Mais comment l’ennemi regarde l’ami, voilà quelque chose de tout à fait intéressant à imaginer! Qu’est-ce qu’il peut lui trouver de si remarquable pour dépasser l’ordinaire de l’indifférence ? Comment l’ordinaire devient remarquable et singulier. Je pense que la manière dont je rapporterais Hegel à Deleuze relève de cette estime qui fait dire à Nietzsche qu’il faut un peu d’air, que l’ami nous étouffe et que celui qui a des amis a beaucoup plus de problèmes avec eux qu’avec les ennemis auxquels il se mesure vraiment.
Outre cette manière de rendre la confrontation à ses points remarquables, je dirais que du point de vue de l’anecdote personnelle, mon livre sur Hegel correspond à une configuration événementielle dans le parcours qui est le mien. J’ai en effet soutenu un mémoire de Maîtrise sur Hegel à l’Université de Strasbourg en 1981 : « Critique de la différence négative ». C’est une lecture de la "Phéno" dont j’ai souvent discuté avec Deleuze, et il me disait toujours à cet égard que c’est bien, ce travail, que « Hegel est le premier à penser le mouvement dans le concept », le concept comme mouvement. Or quand Deleuze dit que tel ou tel est « le premier à… », il le considère justement comme un créateur, l’inventeur d’une notion qu’il signe par son nom. Hegel est le nom du mouvement. C’est incontestable! Mais pour autant, ce mouvement n’est pas celui de Deleuze, le rythme et la danse ne sont pas la même, la négativité ne procède pas selon le mode spinoziste de l’affirmation, ses puissances ne sont pas de même nature. Mais c’est cette différence de nature qui les rend intéressants comme danseurs, comme lutteurs, même à contrecœur et à contretemps quand il s’agit de se battre et de trouver une autre démarche. Cela me fait penser à une remarque de Borges à propos du Tango : c’est un duel, une danse de deux frères ennemis qui se pratique au couteau, une espèce de maniérisme de l’art martial. Sous ce rapport la lecture que je pratique de Hegel rend possible une radiographie de Deleuze, un négatif -au sens photographique que possède ce nom dans la langue française- et qui permet une nouvelle visibilité ; mais à aucun moment il s’agit de dire que Hegel a déjà fait le mouvement de Deleuze à la place de Deleuze qui -nous le savons bien nous qui en sommes ses lecteurs- possède sa propre signature.



Constantin V. Boundas : Les lecteurs de Deleuze savent bien que les philosophies de la différence ne sont pas compatibles avec la pensée de la négation et que la dialectique de Hegel est à la fois une expression et un subterfuge de la volonté servile. Dans Nietzsche et la Philosophie on lit que « à l'affirmation de la différence [la dialectique de Hegel] substitue la négation de ce qui diffère ; à l'affirmation de soi, elle impose la négation de l'autre; et à l'affirmation de l'affirmation, elle surimpose la fameuse négation de la négation ». (Deleuze 1983 : 96). L’on comprend bien que cette liste de substitutions exprime succinctement la critique deleuzienne de Hegel. Même Jean Wahl, dans sa tentative de garantir les prérogatives de la dialectique, et malgré sa considération élogieuse du livre de Deleuze, ne pouvait pas masquer ses réserves à l'encontre de l'effort soutenu de Deleuze d'effacer tous les vestiges de la dialectique encore à l’oeuvre dans la philosophie de Nietzsche (Wahl 1963 : 352-19)

Parmi les lecteurs anglo-américains de Deleuze, il y a une dispute récurrente entre ceux qui croient que Deleuze reste dialecticien en quelque sorte, malgré sa dénonciation d'un certain type de dialectiques, et ceux qui préfèrent s’en tenir à sa posture anti-dialectique, sans aucune qualifications. Comme vous le savez bien, cette querelle n’est pas sans effet sur la lecture des textes en donnant un critère pour marquer la fidélité imperturbable à l'héritage du maître.

La querelle a en effet des implications politico-philosophiques. Il est par conséquent intriguant de découvrir dans votre livre les qualifications subtiles et les hésitations circonspectes qui empêchent la négation -et la dialectique- de devenir l'ennemi juré d'une pensée qui prend son envol depuis les joies de Spinoza et les affirmations de Nietzsche.

Vous soutenez contre toute attente que ceux qui mettent l'accent sur l'omnipotence de la négation dans la philosophie de Hegel ne doivent pas occulter le fait que c'est bien la négation qui empêche le système de se refermer sur lui-même. De plus, vous écrivez, « le négatif n’est opérant que dans la chose possédant en elle-même la puissance, la capacité de supporter et de mener à terme le manque qui la tenaille de l’intérieur. Au-delà du manque, il y a la force d’une être qui manifeste l’aptitude au dépassement de soi » (Martin 2010b : 29). Ou encore, lorsque vous parlez du besoin et du désir, vous dites : « Nous sommes loin d'un pur manque, loin du vide d'un désir qui se soumet passivement à l'objet dont il se remplirait mécaniquement (...) ce n'est pas une question de privation, mais plutôt d'une véritable force, une poussée et une tendance qui vient de l'organisme prêt à utiliser cette division qui mène à relier son intérieur à un extérieur' (Martin 2010b : 57)

Et, pour faire bonne mesure, vous citez la « Logique » de Hegel : « La négativité est la pulsation immanente d'un mouvement vivant autonome et spontané » (Hegel 1929: 70). Du coup, quand vous parlez de la dialectique hégélienne, vous la caractérisez d'une façon qui la rapproche du démasquement critique que nous sommes habitués à associer plutôt à la généalogie : « Hegel nomme ce retournement ‘dialectique’ : une entreprise critique qui vise à faire tomber les masques jusque dans les recoins les plus sublimes dissimulés derrière une morale d’esclave ou de valet » (Martin 2010b : 191). Mais que diriez-vous à celui qui vous accuserait de mêler les lignes en soumettant la négation à une affirmation originelle ? Démasquer et créer, ce n'est pas la même chose, n'est-ce pas?





J-C Martin : Il me semble que la dialectique déplait à Deleuze pour des raisons qui ne sont pas seulement morales mais tout autant instrumentales. La dialectique est un instrument. Le retour éternel en est un tout autre. Alors que valent ces instruments sur le plan fonctionnel et est-ce que la morale ne dépend pas de fonctions dont Nietzsche découvre les effets les plus lointains, les plus inattendus au titre d’une symptomatologie ? Il est vrai que la dialectique est l’instrument du faible dans la lecture que Deleuze réserve à Nietzsche et que les forces actives n’opèrent pas selon un mode dialectique. On pourra parler d’antidialectique sous ce rapport même si le mot « anti » est déjà trop dialectique… L’affirmation, du coup, sort des schémas dialectiques en ce qu’elle est d’emblée tournée vers l’avenir, javelot lancé sur une terre inconnue dont les règles ne sont pas les mêmes que celles qu’on nous proposait depuis toujours, tandis que la dialectique répète à l’identique des formes d’exploration redevables à la mémoire et, par conséquent, elle reste prisonnière du passé, comme l’âne dont Nietzsche disait qu’il se répète. Il faut dépasser l’obstination de l’âne. C’est la question de l’oubli, l’oubli salvateur de celui qui affirme, le cri créateur d’une force libérée de toute rengaine.

N’empêche qu’on ne peut en rester à cette vision et l’exporter sur le tout de l’œuvre Deleuzienne. Il s’agit évidemment d’un moment important et qui vaut entièrement au sein de l’interprétation que Deleuze réserve à Nietzsche. L’erreur serait de quitter le plan instrumental, de penser que l’outil de cette distinction sélective entre le passif et l’actif pourra se projeter comme un absolu sur les autres textes de Deleuze. Imaginons Deleuze dans la posture un peu rigide de celui qui forcerait ce schéma et l'exporterait au-delà du territoire sur lequel il vaut. Peut-on délocaliser, changer de territoire sans que les concepts eux-mêmes se modifient ? Il faut veiller à ne pas geler les oppositions, à ne pas bricoler du dualisme par obstination et fidélité à Deleuze. Quand Deleuze se met à lire Bergson, le voilà soudainement devant des notions qui demandent une nouvelle boite à outils. On peut comprendre immédiatement que le couple Matière et Mémoire ne fonctionnera pas sur le mode actif-réactif, c’est une nouvelle machine à construire. Si l’oubli est une belle chose quand on se situe sur la coupe pratiquée dans Nietzsche, c’est en revanche la mémoire qui s’impose sur la coupe pratiquée dans l’œuvre de Bergson. Il faut donc faire preuve de prudence lorsqu’on lit Deleuze et voir à quel niveau on se place, au point d’ailleurs que dans « Qu’est-ce que la philosophie », Hegel apparait lui-même aux yeux de Deleuze comme un dramaturge important dans l’organisation des « moments » et des « figures » qui composent les dimensions du concept. Ce n’est pas une contradiction dans l’économie de l’œuvre, c’est simplement un redéploiement des instruments. Et donc si Deleuze n’est pas dialecticien, il n’empêche qu’il reconstruit un immense agencement à partir de Bergson dont L’évolution créatrice donne le montage « Historial » tandis que Matière et mémoire produit le pendant « Logique ». C’est dans cette relecture de Bergson que Deleuze découvre vraiment les multiplicités, le nouveau couple actuel/virtuel, très différent de celui de l’actif/réactif. Devant cette nouveauté du terrain rencontré, on se mesure à des plans qui évidemment se recouvrent, réalisent des stratifications, des extensions, des enveloppements qui vont diffuser dans la matière et se contracter en mémoire. Le cône de Bergson est une machine fortement plus complexe que la circonvolution de l’éternel retour même si on peut essayer les deux machines et éprouver des intensités similaires ici et là. En revanche, il me semble que sur ce plan là, l’usinage demande d’autres alliances, d’autres amis que les Nietzschéens dont je suis un lecteur acharné. Dans cette usine, l’ennemi Hegel peut apparaître comme un partenaire aussi intéressant que Nietzsche, à condition de s’attacher aux textes que Hegel réserve à l’idée de vie, et même de machine, avant même de parler de désir.

Mais je reviens à la dialectique. Que les hégéliens l’aient transformée en rengaine, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, persistant dans la même erreur qu’un Deleuzien qui forcerait un concept à envahir tous les plans de l’œuvre. Pour ma part, je retiens de la dialectique son coté « dialecte », un dialecte qui se glisse dans les marges, qui infiltre les bas-fonds de la culture occidentale pour faire entendre une langue très différente de celle de la morale, non sans exhiber parfois ce que la morale recouvre en portant le masque du bon sens et du sens commun. La dialectique donc comme dialecte, mais encore, en-deçà du dialecte et de son folklore d’opéra, la dialectique comme force diabolique, le diable étant par essence dialectique, dans des dialectes mineurs qui font chavirer les pouvoirs de la langue «unilectale» (le mot n’existe pas mais il faudrait l’inventer pour les discours d’autorité, pour la langue pontificale). La grande différence avec Deleuze est donc ailleurs que simplement dialectique/antidialectique dont on comprend bien les enjeux quand on en reste à Nietzsche et la philosophie. Elle tient en tout cas au fait que Deleuze vit une époque dans laquelle l’infini s’éteint en tant que problème, perd son intérêt, n’a plus la même importance, davantage placée devant le Chaos. La dialectique Hégélienne répond me semble-t-il à la question de l’infini moderne quand la logique des multiplicités est davantage une réponse au Chaos devant lequel nous place l’époque contemporaine. J’essaie de prendre en charge ce problème dans mon dernier livre « Plurivers –essai sur la fin du monde » où, en effet, aucune dialectique ne saurait fabriquer encore un monde. Ce n’est pas même le diable qui saurait nous promettre une nouvelle vie, comme il le fait dans Faust, mais des êtres étranges que Deleuze nous fait rencontrer au-delà de tout masque et au travers de l’impersonnalité du devenir-animal. Voilà me semble-t-il la véritable nouveauté de Deleuze, celle qui nous place devant l’animal, devant des sensations animales, des esprits animaux (que l’occident va devoir comprendre avant qu’ils ne meurent) et des machines avant que nous quittions à notre tour la vie. Au contraire, dans la philosophie de Hegel, le devenir est encore pris selon l’opposition nature/culture : comment dépasser l’animal ou comment se libérer des machines. Il n’empêche que dans la « Phénoménologie de l’esprit » où les bêtes sont parfois chassées par la porte au nom du désir essentiellement anthropologique, ma lecture les retrouve qui entrent partout par les fenêtres… Quant aux machines, on aura l’occasion sans doute d’en reparler.



Constantin V. Boundas : Que Hegel critique sévèrement Kant et sa vision morale du monde ne fait aucun doute. Il voit qu'une moralité grandiloquante, forgée sur le devoir, est l'expression d'une volonté servile : une expression vide, à dégager d'un grand coup. Vous exposez cette critique d'une main de maître. Mais est-ce que cette critique fait de lui un précurseur de «Par delà le bien et le mal» ? Et si tel est le cas, avez vous toujours le droit de lire la Phénoménologie comme une intrigue criminelle ? Il me semble que l'affirmation la plus claire de ce pourquoi l'intrigue est criminelle apparaît à la fin de votre livre. Vous écrivez : « L'Absolu ne réalise pas une séparation vers les hauteurs, il n’est pas détaché du monde par sa transcendance. Il se sépare au contraire dans la Chute, mouvement de sombrer et de se diviser suivant un tracé d’immanence. Le mal réalise au fond la racine de la création » (Martin 2010b: 237). Maintenant, si Hegel tient que le mal est à l'origine de la création, vous avez raison de concevoir la Phénoménologie comme une intrigue criminelle. Mais alors, il sera difficile de maintenir que la critique hégélienne de la vision morale donne accès à «Par-delà le bien et le mal». Une approche procédant par-delà bien et mal ne peut être maintenue que si la Chute ouvre la voie à une «maladie» susceptible d’être guérie et non pas un crime, irréparable en lui-même. En d'autres termes, la conclusion de votre livre devrait concilier le crime et le mal -autant que vos précédentes analyses des figures de la mauvaise conscience (le stoïcisme, le scepticisme etc.)- l'avaient réussi. C'était, vous le rappeliez, avec ces figures à l'esprit que vous invoquiez le diagnostic généalogique de Nietzsche. Assimiler, malgré vos précautions, la chute de l'Absolu à un crime fera que la négation aura le dernier mot non sans recourir brutalement au Dieu de «La Logique» repensant sa propre pensée mais dont il est probable qu’elle ne correspondra pas tout à fait à l'arché et à l'escathon de la saga Hégélienne…




J-C Martin: Je crois en effet que la philosophie de Hegel n’est pas une philosophie morale et qu’à cet égard il est l’un des premiers à considérer les jugements moraux comme des constructions dont il faut envisager l’histoire. Il y a bien une histoire de la morale et cela est important vis-à-vis de Kant qui pose la morale comme un « fait de la raison » sur lequel rien n’est susceptible d’intervenir. Rien ne la touche, ne s’exerce sur elle, si ce n’est la morale elle-même. Ce que Kant d’ailleurs nomme liberté. On comprendra ainsi que toute morale comme telle sera catégorique. Pour Kant «le fait de la raison» que représente «l’impératif catégorique» est un universel dont la causalité sera absolument inconditionnée, autonome vis-à-vis de la causalité naturelle. L’impératif est le fait premier qu’on ne peut que respecter sans le dériver d’aucune détermination antérieure. Rien avant lui ! La critique kantienne se donne finalement ce qu’il fallait interroger. Peut-on critiquer autrement, plus fortement ? La critique de Hegel consiste en effet à montrer que la morale est elle-même un phénomène, un mode d’apparition historiquement déterminé. Ce fait que la morale se donne comme un absolu, il faut donc en reprendre la formation réelle. Dire que la morale est autonome cela conduit Kant vers l’apparence d’un fait inaugural qui serait valable en tout temps et en tout lieu. Kant a donc tout fait pour soustraire la morale à une phénoménologie. Hegel au contraire se dit qu’une véritable critique doit se montrer moins naïve, que critiquer la raison qui se croit pure, cela doit aller au-delà, bien au-delà des prétentions de la raison théorique pour englober le champ pratique, lui-même encore trop métaphysique et illusoire. Produire une histoire de la raison pratique, personne n’y avait songé mis à part les « Lumières » avec lesquelles Hegel va renouer selon beaucoup de précision. Dire qu’il y a une origine des jugements moraux, c’est affirmer que cette figure n’a pas toujours existé, qu’il convient de retrouver le point où telle ou telle forme commence, se manifeste ici alors qu’ailleurs ce seront bien d’autres formes qui prévalent. Cette soumission de la morale à une origine et à un commencement qu’elle ne veut pas voir, cela s’appelle pour moi une « généalogie de la morale ». Mais elle est différente de celle de Nietzsche sur bien des points, ce dernier étant plus attentif à la dimension psychique et pulsionnelle du dispositif moral quand Hegel insiste sur les faits sociaux et la variation géo-historique des jugements moraux. Est-ce criminel de penser de cette manière ou le mot que j’emploie reste-t-il une simple métaphore ?

Un tel geste me semble criminel eu égard à l’idéalisme allemand. Je pense que l’entreprise de Hegel pour un Fichte, pris dans la splendeur du moi=moi, serait celle d’un fou dangereux, insensible à l'immaculée conception de la morale en laquelle l’idéalisme va essayer de noyer la raison théorique elle-même, prenant l’impératif catégorique comme l’origine du monde, du monde comme volonté (Schopenhauer doit tout à Kant sur ce point et me paraît constituer la dernière forme de l’idéalisme quand il devient sceptique). J’ai essayé de reprendre Hegel dans "l’image de la pensée" qui dominait son époque, de le replacer à l’intérieur des philosophies de l’identité absolue pour m’apercevoir que Hegel ne fait pas partie de la famille ayant des difficultés avec l’Université, ce qui me le rendait assez sympathique, je dois dire... En tout cas, Hegel ne peut apparaitre autrement que comme un renégat et il est certain qu’il prépare le terrain d’une méthode que Nietzsche ne peut que reprendre à son compte lorsqu’il se détourne de Schopenhauer. Il y a là une rupture qui prend le nom de Hegel, un point singulier qui ne colle pas avec son époque et qui dans cette marge fera scandale, nécessairement incompris, maudit par ses pairs.

Voilà le premier point criminel. Il est pour ainsi dire intra-philosophique. Mais il faut compter sur une occurrence non-philosophique encore et voir comment Hegel se comportait vis-à-vis de son temps pour qu’il en vienne à se comparer à une vieille chouette nocturne. Il se trouve en effet que ridiculisé par les journaux de son temps qui moquèrent son abstraction, Hegel répond par l’exemple du criminel : le criminel est jugé par l’opinion qui exige des coupables et qui sous ce rapport montre une abstraction bien plus grande, un jugement qui s’abstrait de toutes les circonstances pourvu qu’on désigne un coupable, qu’on le condamne au plus vite. C’est là l’abstraction expéditive du jugement de Dieu. Hegel me semble ainsi prendre place du côté de ceux qu’on nomme des criminels, c'est-à-dire du côté des empêcheurs de penser en rond, transgressant les catégories morales en montrant qu’elles ne sont que des croyances spontanées dont use une société pour se protéger elle-même. Du coup la liberté n’est plus du côté de la morale, elle n’est plus l’élégant «factum rationis» de Kant, mais elle se place du côté de l’exclu, du paria, de l’esclave, de ce que Foucault appellerait les « hommes infâmes ». On comprendra dès lors que l’esclave n’est plus seulement le «réactif» mais que sa liberté comporte un potentiel insurrectionnel dont Kant avait eu horreur lorsqu’on lit le dévouement aux maîtres qu’il manifeste dans «Qu’est-ce que les lumières?». Voilà entre autre pourquoi je dis que Hegel n’est pas idéaliste et qu’il est impossible de le placer à côté de Kant ou Fichte, qu’il manifeste au contraire un puissant mouvement de chute, la chute créatrice ouvrant des potentialités nouvelles. Sombrer, ce n’est pas seulement s’enfoncer dans le ressentiment et la culpabilité, mais c’est entrer dans une vie nouvelle, celles des humiliés et des offensés, dans le sous-sol des hommes infâmes et des bêtes de somme. Du coup, la manière de soumettre la morale à une généalogie, cela me parait effectivement plus radical que l’insistance avec laquelle on cherche à oublier ce côté criminel du jeune philosophe pour lire, l’esprit plus tranquille, la « Logique » de Hegel, très en retrait par rapport à cet élan contestataire de la Phéno. Mais, même là, je pense qu’une nouvelle lecture de la « Logique » s’impose -et je ne sais pas si j’aurais le temps ou le goût de la faire… J’évoque un peu ce problème dans «Plurivers» en rapprochant Hegel de Russell. La Science de la Logique me paraît de plus en plus convenir à une logique du paradoxe. Elle produit une pulvérisation de son éminence fondative. Mais c’est là un point complexe que je laisse pour le moment en suspens m’étant déjà un peu éloigné de votre question sur la chute, essentielle à mes yeux, mais pour des raisons que j’aborde dans d’autres textes difficiles à évoquer ici.





Constantin V. Boundas : Vous avez écrit que la philosophie n'est pas une anthropologie et que Hegel, par un geste comparable à celui de Nietzsche, exige que l'homme soit surmonté. « La phénoménologie de l’esprit ne se confond jamais avec un humanisme et l’existence au nom de laquelle Hegel nous instruit ne se réduit pas à la liberté de l’homme » (Martin 2010b: 218). Et vous poursuiviez en disant : «L'intrigue hégélienne se dresse vers un dispositif logique, vers l’appréhension d'une pensée dont les notions ne dépendent plus de l'homme, mais réclame la création d'un mode de narration impersonnel et inhumain, redevable au Concept capable de s'exposer selon ses propres voies, de s’innerver dans une vie au-delà de la vie, non cérébrale, non organique (…)». (Martin 2010b: 221)

Néanmoins, vous admettez une différence de forme et de contenu entre laPhénoménologie et La Science de la Logique. La Phénoménologie est un «conte d'initiation»; la Science de la Logique demande que la logique « soit comprise comme le système de la pure raison...[Son] contenu réside en l'exposition de Dieu, tel qu'il est dans son essence éternelle, avant la création de la nature et d'un esprit fini».(Hegel 1929: 44; 50). Il me semble que cette différence demande que vous nous offriez une explication plus élaborée que celle que vous donnez de la relation entre la Phénoménologie et laLogique. Quelle est la relation entre le conte d'initiation et le noēsis noēseos? Comment peut-on être initié à la pensée d'un Dieu avant la Création si le parcours initiatique passe par le chemin du Dasein? Comment Hegel réussit là où Heidegger et Bultmann ont échoués? Il semble que nous avons besoin d'une démonstration plus détaillée -que Hegel soit ou non un anti-humaniste et à supposer que son anti-humanisme puisse être considéré comme une variation de Deleuze lui-même.

Il y a encore une de vos revendications qui me fait douter : «L'homme », dites vous, « dans la finitude de ses valeurs les plus rudimentaires […] fait l’expérience d’un désir au terme duquel il s’apparaît à lui-même comme un être qui doit être dépassé » (Martin 2010b: 218). Bien, je vous accorde que Hegel pense ainsi. Mais quand vous ajoutez : «C'est le désir qui fait dérailler la vie simplement organique en direction de l'inorganique de l'art et la philosophie» on y perçoit un accent peut-être deleuzien, mais je ne suis pour l'instant pas convaincu que ce soit très hégélien. Par des termes comme «déraillement», «désir», et «homme à vaincre», certains lecteurs de Hegel semblent avoir établi une déification de l'homme, plus qu'une production de la vie de l'inorganique…






J-C Martin : Bien, c’est une question très complexe, qui déborde le cadre de la Phénoménologie à laquelle je me suis attaché de manière exclusive -et je ne sais trop par quel bout la prendre… Commençons d’abord par Heidegger ! Il y a chez Hegel l’appréhension de modes d’existences dont l’enchaînement prend le nom d’Esprit et pas du tout celui de «sujet» ou de «substance». On ne peut compter sur aucun sujet qui soit donné, logiquement constructible, ni sur aucune substance accessible à la raison humaine comme une forme a priori. L’esprit naît plutôt d’une chute, d’un processus de défaillance de l’essence dont seuls les caractères les plus «illogiques» montrent un rapport à l’existence. Les meilleurs candidats à l’exister ne sont pas les essences parfaites (comme chez Descartes où nous sommes seulement sûrs que la perfection existe nécessairement). C’est autrement qu’il faut envisager l’essence dans sa puissance de se manifester. Au point qu’on pourrait soutenir que c’est seulement les essences accidentelles, les incohérences notables dont on pourra attendre des effets surgissants ou surprenants capables pour cette raison d’engager une Histoire, monstrueuse du reste. C’est la question de Borges qui se demande comment rêver un homme, le faire passer de la logique à l’existence. Si vous voulez, je ne pense pas qu’on puisse considérer l’Histoire chez Hegel comme une histoire de la métaphysique. Ce sont d’autres dimensions que celles de la métaphysique qui vont nous entraîner au cœur de l’Histoire dont la fiction sera d'ailleurs une composante essentielle. C’est sans doute par là qu’il faut relire le statut même du mal dans la Phéno… (mon criminel n’étant pas un assassin, mais le paria, l’exclu logique autant qu’ontologique).

Donc l'« Esprit » ainsi fictionné n’est pas à entendre comme une espèce d’entendement de Dieu, ni comme la manifestation de la perfection humaine et, en ce sens, le mot « Dasein » pourrait nous aider à comprendre sa profonde « inhumanité », sachant que Heidegger refusera également de faire du Dasein la propriété de l’homme. Mais pour autant, si leDasein est l’expression d’un monde plus que de l’homme, il me semble que pour Heidegger ni la pierre, ni l’animal ne se montrent en rapport avec le Dasein tandis que chez Hegel on peut compter sur des formes inchoatives de l’Esprit, des formes dites-vous inorganiques (comme le caillou qui fait des ronds dans l’eau, le dolmen…). Le mot « esprit objectif » me paraît intéressant sous ce rapport. Et donc les bourgeons, les animaux, montrent des formations spirituelles au point d’ailleurs que Hegel va chercher par exemple dans les bourgeons une figure du mouvement, une force de dépassement (Aufhebung) que je refuse d’envisager comme une métaphore.

Et puis si on porte le regard du côté de la grandeur d’âme, les choses ne s’arrangent pas vraiment comme l’ont compris tous les mystiques. L’esprit n’est pas plus humain dans ses balbutiements animaux qu’il ne le sera dans son accès à l’éternité qui suppose la mort de l’homme. C’est l’exemple même du Christ qui meurt en entraînant dans sa chute l’homme autant que Dieu. Je pense que pour toutes ces raisons, on se place très loin de Heidegger pour qui la vérité n’est évidemment pas seulement logique, ni une affaire de raisonnement juste (apophantique), mais quelque chose qui se dissimule et qui est posé dans un retrait. Il y a chez Heidegger une vénération des présocratiques, une espèce de phantasme Archéologique vraiment muséal, une nostalgie qu’on ne trouve pas chez Hegel qui montre sans cesse que l’Egypte ou la Grèce ne possèdent aucune vérité qu’on aurait perdue et qu’il faudrait restaurer par les moyens de l’étymologie dont je dirais qu’elle est un des sommets des préoccupations humanistes. Et je rajouterais que, sous ce rapport, Heidegger et Nietzsche montrent des parentés philologiques, une préoccupation philologique qu’on n’a pas du tout chez Hegel dont le travail est rarement axé sur la langue, ni sur ses voiles métaphoriques ni sur ses éclaircies occultes. Si Hegel n’est pas Nietzschéen, c’est aussi en ce sens et par la manière accidentelle/fictive qu’il aura d’envisager le rapport de la Logique et de l’Existence.

L’inorganique pour moi veut dire ici deux choses. Il s’agit d’abord dans la « Logique » comprise à partir de la « Phénoménologie » d’un désir de recomposer les facultés sous un réagencement nouveau, incompris jusqu’alors, et qu’on peut nommer « Esprit ». Mais ce réagencement ne passe pas, chez Hegel, par une réflexion sur le discours ou sur des procédures de langage comme c’est le cas chez Heidegger et parfois chez Derrida. Il y a chez Hegel le refus d’en passer par la langue (dont il faut bien reconnaître qu’elle est la forme la plus aboutie de l’organisme et de l’organisation de ses corpus). Je trouve partout, en lisant Hegel, l’exemple, le jeu transversal de processus qui débordent fortement le fonctionnement de l’énonciation, les rapports discursifs, pour nous entrainer précisément dans d’autres logiques, celle d’un estomac qui digère, d’un animal qui dévore, d’une plante qui empoisonne, d’une araignée qui suce le sang de sa victime, d’une guillotine qui tranche les têtes. Et cela marche par des voies fictionnelles ou imageantes qui ne sont pas du tout celles de la signification –au point d’ailleurs de rendre Hegel illisible. Voilà : je crois qu’il y a des fonctions, des fonctionnements chez Hegel que nous n’avons pas sus voir sans doute à cause du primat donné à la langue depuis Nietzsche et de notre obstination à enfermer la Logique dans les carcans de la grammaire ou de la proposition (qu’une grammatologie se devrait justement de déconstruire). Et je suis sûr que c’est cette réduction appauvrissante à la grammaire que Hegel fait exploser lorsqu’il pense à la rédaction d’une «Logique» après l’achèvement de la «Phénoménologie». Quant à la question de l’art, il ne s’agit pas pour lui explicitement de Poésie et de Tragédie, mais de bien d’autres formes de visibilités où il sera question d’un Esprit qui n’est pas du tout filtré par les rets du langage et dont l’esthétique montre l’antihumanisme en déboulonnant le rapport de l’art à l’imitation ou à la beauté. Mais c’est là déjà un autre point qui risquerait de nous détourner de notre propos…




Constantin V. Boundas : Permettez-moi de vous citer une fois de plus : « Le livre de Hegel déploie deux plans dont la vitesse de composition n’est pas la même : la série déchaînée –conflictuelle- des ‘figures’ agissantes dont nous avons conscience à titre d’événements et celle qui reprend à chaque section un autre point de l’interprétation : une reprise que l’acteur de l’Histoire ne perçoit pas, ne sachant pas lire ce qu’il fait, ignorant le devenir qu’il ourdit. Cette ligne du sens passe ‘derrière son dos’ comme la série plus lente, plus ample des ‘moments’ dont l’historien-philosophe va reprendre le fil pacifié à l’envers, rétrospectivement» ( Martin 2010b, 130). Votre façon de vous référer à ces deux plans me conduit à penser que cette distinction préfigure celle de Deleuze entre devenir et Histoire. Une impression qui se confirme lorsque vous reprenez quelques paragraphes précédents les formules de Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie? : «Hegel a défini puissamment le concept par les Figures de sa création et les Moments de son autoposition ; les figures sont devenues des appartenances du concept, parce qu’elles constituent le côté sous lequel le concept est créé par et dans la conscience, à travers la succession des esprits, tandis que les moments dressent l’autre côté » (Deleuze, 1991, p. 16). Il me semble que la différence que Deleuze et Guattari postulent entre devenir et histoire recoupe essentiellement celle plus ancienne du virtuel et de l’actuel. Alors que voulez-vous dire quand vous dites de Hegel (p. 235) que « à l’époque de la Phénoménologie, les amarres de cet être amphibie sont loin d’être trouvées : la réconciliation entre les deux mondes que Hegel sent s’agiter en lui, le réel et le virtuel, s’avère fort éloignée » ? S’agit-il ici d’un lapsus et ne vouliez-vous pas parler plutôt de l’opposition du possible et du virtuel ? Pourriez-vous débrouiller un peu ce qui peut apparaître au lecteur comme un imbroglio conceptuel, sauf à supposer qu’il n’y ait comme vous dites « aucune logique capable d’en rendre compte sans nier précisément ce qui fait la ‘liberté’ de l’existence, à moins de réinventer une Logique et de lui donner un sens qui ne s’effraie point de l’absurde » (Martin 2010, p. 235)?




J-C Martin : Oui, vous avez tout à fait raison pour les deux plans évoqués qui n’adoptent pas le même rythme. J’avais à cœur de montrer que l’Histoire, au sens de Hegel, n’est pas seulement une succession de faits enchaînés selon la circulation ternaire de ce qu’on appelle la dialectique mais qu’il s’agit d’une histoire sérielle, très différente de celle des historiens de son temps. Sérielle et qualitative. Je voudrais tout de même attirer l’attention sur le fait suivant : le mot « dialectique » n’apparaît pour ainsi dire jamais dans le texte de la Phéno et, quand c’est le cas, c’est de façon extrêmement minimaliste, timide, comme pour décrire un mouvement immanent, un processus qui retourne sur soi, s’enroule sur soi. Rien à voir avec le sens du mot chez Platon, Aristote ou Kant qui en font un usage chaque fois spécifique. Qu’ont fait les commentateurs de Hegel? Et bien, ils ont vu de la dialectique partout, au point d’oublier tous les événements incroyables et extraordinaires dont parle Hegel dans la «Phénoménologie» et tout autant d’ailleurs dans la «Logique». Ils ont retenu la forme d’une ossature ternaire, se disant heureux et rassurés que la chose enfin s’éclaire, que le reste est purement décoratif. On comprendra donc que j’ai utilisé la procédure inverse.

On peut parfaitement oublier ce mot « dialectique » qui n’intervient que trois fois dans la Phéno, ou alors il faudrait l’expliquer un peu, expliquer pourquoi au niveau de la « Phénoménologie » on va se montrer «plus Hégélien que Hegel» mais si avare de justifications. Si la lecture de Hegel a été forcée, ce n’est sans doute pas par moi qui ai cherché à remonter vers ce penseur emblématique de manière amicale (sans d’ailleurs effacer mes griefs dans d’autres de mes livres ou l’abord n’est pas le même et dans lesquels les critiques avaient leur place et leur justification). Donc oui, il y a chez Hegel deux plans, le plan pacifié des moments et le plan déchaîné des figures qui se recoupent selon une méthode qu’on peut appeler "dialectique" si on y tient, mais sans oublier les vertus infernales de la dialectique dont je parlais en 3, la richesse des dialectes qui en émanent au point de rendre obscure l’exposition du système. Et j’ai évidement pensé à la phrase de Deleuze sur Spinoza qui distingue la chaîne volcanique des «scolies» de la ligne continue des «propositions» dans l’Ethique. Disons simplement que je n’ai pas pu résister au désir de lire Hegel comme Deleuze m’a appris à lire Spinoza. Et de noter une proximité dans l’accélération du dernier chapitre de la Phéno qui nous fait poser les pieds entièrement dans l’éternité, inaugurant une machine qui n’existait pas au préalable, une machine qui n’est ni «l’éternel retour», ni le «cône de Bergson» et que Hegel nomme le «Savoir absolu». Et croyez moi, elle tourne sur elle, cette machine, avec des efficaces qu’on n’observe sans doute pas ailleurs... Comment aborder une telle machine ? Il me faut bien reconnaître que c’est un total mystère et que le «Savoir Absolu» est si peu logique que personne jusqu’ici n’a été en mesure de nous dire de quoi il retourne, mises à part des déclarations d’intentions pour dire qu’il y a là «Science», «Système» etc… Ce qui est d’ailleurs assez comique si on oublie d’interroger ce que Hegel entend par «Science» ou «Système», ignorant que «la science de l’Esprit» ne doit rien du tout à ce que nous appelons science du côté de la matière et de la nature. Logique objective et logique subjective ne suffiraient pas d’ailleurs pour entrer dans l’émergence de la Logique absolue.

Alors, pour répondre à votre question, je placerais le « réel/actuel » du côté du temps, de la chaine du temps que nous offrent les moments tandis que le virtuel se trouve entièrement occupé de sauts, d’anachronismes, montrant le rythme affolé des figures qui interviennent dans plusieurs moments différents, à des endroits où, comme un démon, elles n’étaient pas attendues, désinvoltes et suprenantes, partageant une insistance que j’appellerais éternité. L'actuel et le virtuel, les moments et les figures tissent un entrelacs entre temps et éternité. Et comment se fait ce passage ? De manière logique ? Ma réponse est « oui », si l’on veut, mais à condition d’entendre cette logique autrement que sous le vocable habituel qui est réservé à ce mot qui n’est pas exempt d’absurdités comme j’essaie de l’expliquer dans la réponse 4 en montrant que « la perfection » ne mène à aucune existence, qu'elle est un simple possible qui ne saurait même prétendre à la virtualité. On me demandera de quelle nature est cette logique paradoxale, cette logique quantique ? Vous suggérez le mot sensation. Et c’est tout à fait exact ! Il s’agit en tout cas de quelque chose qui relève du statut de l’image (tableau), de la circulation des images devenues pour-soi, passant de l’en-soi au pour-soi, au point qu’elles n’ont plus besoin de notre cerveau pour survivre, entièrement libérées dans une forme de sensation pure, presque cinématographique… Bon là, ça devient évidemment difficile, mais c’est ce point qui fait la beauté monstrueuse de l’ensemble, un point de bascule auquel nous reviendrons sans doute tout à l’heure.




Constantin V. Boundas : Vous avez écrit de très beaux passages concernant Antigone, qui résonnent avec les belles pages que Hegel lui a dédiées. Vous abordez ainsi la nécessité de la famille dans l'acquisition de l'identité ; vous avez mis en avant la capacité de la famille à effacer le caractère contingent de la mort; et vous avez suivi Hegel dans sa désexualisation de l’amour sublimé dans la relation frère-soeur. Emouvantes encore sont ces pages que vous avez écrites sur le conflit entre les lois de la cité et celles de la famille ou sur le double aveuglement d'Antigone. Vous avez poursuivi l’analyse en désignant la relation entre frère et soeur comme « une relation immotivée et un véritable corps sans organes » (Martin 2010b : 137). Dans une note en bas de page sur cette désignation, vous avez prétendu que « ce concept de Gilles Deleuze colle incroyablement aux passages que Hegel dédie au concept d'une famille essentiellement non-œdipienne » (Martin 2010b: 137, n.19). En fait, vous suggériez que Freud et Lacan avaient échoué à lire Sophocle avec le soin caractéristique de la lecture que Hegel a su déployer. L'ont-ils fait ou non, ils ne pouvaient pas manquer de reconnaître les anticipations anti-œdipiennes et antipsychiatriques d'Anti/gone (Martin 2010b: 123). Je me demande, en ayant lu toutes ces affirmations, si vous réalisez la hardiesse de votre propre lecture et de vos conclusions. Vous savez bien que l'interprétation que Lacan fait d'Antigone a alimenté les débats parmi les lecteurs qui refusent vigoureusement toute vraisemblance aux désignations "non-Oedpiennes" de ce couple étrange et encore moins « façon corps sans organes ». La lecture lacanienne fait de l'appel à la loi divine d'Antigone une infraction non-viable de l'ordre symbolique (Lacan 1986). Et sans se laisser dépasser, Judith Butler peut contrer nombre d’arguments en découvrant dans cet appel « Le bouleversement et la perversion performatifs et scandaleux de l'ordre symbolique » (Butler 2010). Sur le rôle central d’Antigone dans la tragédie grecque, vous le savez très bien, les interprétations font légion : la suppléance voulue des lois de la cité et de la famille a été prêchée ; le refus d'Antigone d'assumer toute responsabilité a été accentué; l'affirmation selon laquelle le vrai affrontement tragique se produit entre la loi des dieux et leur interdiction de tuer quiconque -ou encore celle qui soumet le droit aux affaires de la cité elle-même- ont montré leur intérêt dans plusieurs lectures. Et toutes ces lectures vont contre la vôtre sans parler du fait que certaines d'entre elles ont inspiré de puissants programmes politiques. Pourriez-vous avoir l’opportunité d'exposer brièvement la valeur de votre approche?




J-C Martin : Je dois dire que ma lecture de Hegel s’est tenue en retrait de bien des croyances et notamment de ce que Lacan pouvait penser parfois avec justesse. En tout cas, pour le peu que j’en connaisse, il y a au moins deux choses fondamentales qui me paraissent différentes de Lacan dans la lecture complexe que je fais d’Antigone. D’une part une reconsidération de Créon dans son « devenir homme » échappant au père dont je ne crois pas qu’il incarne l’autorité, et d’autre part l’impression qu’on va enfin libérer la fille, la jeune femme, la femme -vers laquelle se propulse le devenir- du statut de mère. Créon n’adopte pas plus une attitude de père qu’Antigone endosserait le rôle d’une mère ! Ce que Hegel ne cesse de dire au fond c’est que dans cette distanciation vis-à-vis du couple « père/mère », le rapport « frère/sœur » perd son caractère familial comme j’essaie de le montrer à partir de ce que j’ai cru comprendre de la lecture de Derrida dans « Glas ». Du coup, c’est vrai que j’arrache la tragédie de Sophocle à l’économie de la maison et par conséquent à la psychanalyse pour renouer plutôt avec L’Anti-Œdipe hostile au roman familial. On savait depuis toujours que le complexe d’Œdipe ne marche pas bien pour la fille et Freud sera toujours en difficulté sur ce plan. Il me semble précisément qu’Antigone est une contre-épreuve d’Œdipe et que Freud omet de lire cette suite avant de conclure à sa complexion universelle et faire appel à la castration.

Je crois, au demeurant, que ma lecture tourne le dos à l’habitude qu’on a eu de naturaliser Antigone en tant que représentante d’un droit naturel (maternel par essence) et puis à cette autre tendance qui consiste à culpabiliser Créon, envisagé comme tyran paternaliste mettant en œuvre un droit arbitraire ou simplement positif issue de sa violence. Il n’y a pas dans le récit de Sophocle une véritable opposition droit naturel/droit positif. De même que le féminin et le masculin ont à se libérer de toute naturalisation trop factuelle, Créon a le mérite me semble-t-il de libérer le droit de la terreur des familles, de parier pour un Etat qui n’exerce pas le slogan d’une justice des pères qui viendrait légitimer les guerres saintes dans la défense d’un sol d’essence maternelle. Créon échappe à cette tentation du maternel, à la justice réclamée au nom de la mère. Partout, dans les cours pour jeunes gens au Lycée, on le présente comme un horrible bonhomme, symbole de la froideur de l’Etat, et on s’insurge de ce qu’il répudie le geste d’Antigone tellement plus proche du cœur et de la morale intime. Mais on oublie que l’amour qu’elle témoigne à son frère n’a rien à voir avec une filiation ou quelque chose de « génital/naturel », qu’il est comme extra-famillial en ce qu’il n’attend aucun débouché sexuel ou générique, seul amour pur de toute jouissance et pour ainsi dire placé au-delà du principe du plaisir en un sens nouveau. On est assez loin de la situation incestueuse d’Œdipe et je crois qu’on ne l’a pas assez noté. Ce texte ne marche ni avec les schémas de Freud ni avec Lacan puisque le complexe d’Œdipe ne fonctionne plus dans Antigone au moment où le frère comme la sœur sortent de toute considération incestueuse et même de l’interdit qu’on avait universalisé autour de son nom.

La faute d’Antigone néanmoins sera de se laisser sombrer un moment vers l’attraction d’un droit naturel, happée dans son devenir femme par une capture maternelle cherchant à sauver l’honneur de la famille au lieu de l’image, de l’imago désexualisée du frère qu’elle se devait d’incarner de manière si singulière. C’est d’ailleurs pour cette faute, pour ce destin avorté du « devenir femme » que selon Hegel la cité Grecque ne pouvait tenir ses promesses démocratiques et se laisser déterritorialiser des économies génétiques tandis que l’Empire romain saura mettre en place une amitié extra-familiale, extra-conjugale, pour des raisons nomades dans un Etat où la fonction l’emporte sur l’honneur du nom paternel ou maternel. César en effet n’est pas un nom de famille… Du coup il me semble que ma lecture envoie promener aussi bien l’anthropologie structurale que la psychanalyse pour qui sait lire entre les lignes.




Constantin V. Boundas :« Le cas du Christ implique que Dieu devienne homme seulement à condition que l'homme devienne un être supérieur, un ‘surhomme’, si l'on me permet d'avancer, d'une manière ultime, l'expression qui deviendra celle de Nietzsche lui même » (Martin 2010b: 193). Dieu sort des limites de Sa réclusion perpétuelle, comme Il se nie lui-même en tant qu'Un... « Dans une telle négation de Son retrait, l'approche que l’homme fait de Dieu se prolonge dans la vision que Dieu a de Lui-même. Lui-même, étant pris dans les ourlets de Sa propre dissipation et étant descendu au point où le mal commence à se répandre. Au point où l'oeil de l'homme et celui de Dieu sont tous les deux ouverts sur le même fond […] comme si, sans l'homme, Dieu ne pouvait être capable d'atteindre la connaissance de Lui-même, et, sans Dieu, l'homme ne saurait dépasser son humanité par trop humaine.” (Martin 2010b: 217-8). En d'autres termes, Hegel suggère que la kénose de Dieu est centrale dans la transformation de l'homme. Mais la mort du médiateur révèle que Dieu n'est pas le préalable qui nous extrait de notre détresse. Au lieu de cela, Hegel, regroupant Pâques et la Pentecôte, avance que la mort du médiateur devient la présence de l'Esprit. L'agonie qu'est celle de la prise de conscience que nous, êtres humains, soyons finis devient la prise de conscience de ce que la vie, vécue sur l'autre face de la mort de Dieu, est ce que l'on entend par vie de l'Esprit. Ce pourrait bien être un nouveau genre de vie, qui transcende notre existence préalable. Mais cela justifie-t-il le fait d'appliquer le terme de “surhomme” pour cette humanité nouvelle, conjointement à la rhétorique anti-humaniste que ce terme porte avec lui ? En plus, le double conditionnel qui unit la transformation de l'homme à la mort de Dieu me porte à m'interroger sur la place de la “grâce” dans le Système hégélien. La raison de mon interrogation est celle-ci : l'affirmation centrale de la chrétienté, je l'admets, est que, sotériologiquement parlant, l'homme ne peut s'élever vers la rédemption par ses propres moyens. Dès lors, quand je lis dans votre livre l'accomplissement de l'homme dépassé, j'ai besoin de savoir si la victoire est proclamée à la manière de Nietzsche ou si le Christ est, pour Hegel, celui dont la mort combine la singularité absolue de sa mort à l'universalité de l'Esprit en devenir. C'est là que je vois s'infiltrer tout de même quelque chose comme de la grâce. Qu'en pensez-vous ?




J.-C. Martin : C’est intéressant cette question sur la grâce. Il me semble que la grâce provient en effet du dehors. Je veux dire qu’elle n’est pas humaine, qu’elle s’indure dans des traits et une figure qui se placent au-delà de l’homme en même temps qu’en dehors de Dieu que le Christianisme avait d’ailleurs besoin d’assortir d’un «esprit saint» ou d’une lumière, d’un «fils», enfin d’une trinité très peu paternelle, au bord de l’hérésie. Je vais quitter un peu le plan hégélien –et théologique- pour me faire comprendre, échappant à votre question en me tournant vers mes ouvrages antérieurs sur l’érotisme. La grâce me paraît tenir dans le réseau des lignes qui viennent napper une figure (voir illustrationssupra). Elle est une inversion de l’Aura. Elle n’est pas une expression mais plus une impression ou une empreinte, un nexus de courbes qui se rencontrent pour produire une intersection qu’on peut appeler un Sujet, le sujet comme ensemble de coordonnées. Par exemple un orateur romain. Il apprend des gestes, il se moule dans des gestes, une manière, comme un danseur dans une figure qui existe indépendamment de lui en incorporant des signes dont sont corps reçoit la signification. Cela pourrait servir très bien à décrire l’extase qui nous met en situation de recevoir une place qui nous attendait, comme une cicatrice qu’on incarne. Je pense très franchement que c’est ainsi qu’il faut comprendre Deleuze lorsqu’il dit dans «Logique du sens» que la blessure nous attendait, que l’événement est un effet de surface que la cause ne peut que remplir d’une certaine façon.

Prenons pour le comprendre encore mieux les dessins de Giacometti. On y verra une multiplicité de traits qui s’entrelacent, une pelote, un entrelacs de fils qui viennent de partout et qui, dans le nœud réalisé, dessinent un portrait. D’où provient alors la figure ? Elle n’était pas préalable comme une substance, elle advient plutôt comme un événement incorporel qui s’incorpore dans une concrétisation, une concrescence singulière de volutes comme dans un ouragan où vient progressivement se dessiner un oeil. Ce n’est donc pas le visage qui rayonne, mais ce sont des lignes du paysage qui vont s’infléchir dans un visage. L’aura inversée ne fuse pas, n’émane pas, mais immane : c’est plutôt comme un effondrement gravitationnel de lignes dont la rencontre fera figure. On touche ainsi aux forces du dehors qui sont véritablement Esprit et qui, de si loin, se joignent dans le mouvement de la grâce.

Donc on voit bien que « Esprit » ne veut pas dire « Conscience » ou « Conscience de soi ». Ce sont au contraire les mouvements de la Conscience qui ont besoin de l’Esprit pour se concaténer. Et si tel est bien le cas, l’homme est effectivement ce qui doit être dépassé vers l’impersonnel qui en constitue la lumière lorsque Dieu lui-même se perd dans sa diffraction comme un univers en expansion ou un plurivers dont James eut quelque idée. Je trouve cela très proche de la photographie ou du cinéma qui sont des arts à capter les interférences de la grâce. Et je me demande si ce n’est pas ce que Hegel entend par la notion de «tableau» circulant dans le «royaume de l’Esprit». On y reviendra ! Mais il me semble que cette manière de faire se rencontrer l’homme et Dieu au milieu de cette lumière traçante qui les conserve et les efface est assez différente de ce que Nietzsche appelait «mort de Dieu» ou Foucault «mort de l’homme». Je dirais que Dieu meurt comme une ampoule qui claque pour libérer la lumière sous laquelle les hommes s’effraient, pris dans l’effraction du devenir, comme en attendant l’événement qui les précède. C’est curieux quand Hegel dit que le philosophe est un «oiseau de nuit». Je ne peux m’empêcher de penser aux yeux de l’Effraie -qui est le nom d’une race de hiboux en français en même temps que de la frayeur, qui est un frayage, c'est-à-dire une composition de rapports en même temps qu’une très grande peur. Oui, je ne peux pas m’empêcher de lire Hegel dans une espèce de bain deleuzien (un peu plus grave peut-être que Deleuze) où existent le cinéma, l’image, le photographique… … Est-ce forcer ce que Hegel dit réellement ? C’est possible et je dirais même que c’est plutôt bon signe. On ne lit un auteur que pour le renouveler au lieu de le répéter avec l’orthodoxie des amis qui l’ont muselé. C’est ma manière d’être ennemi de Hegel, de le réinventer en refusant les lectures qui l’ont béni et assagi jusqu’à la caricature. Mais en même temps, cette manière de comprendre la lumière est tout à fait dans l’époque de Hegel, notamment lorsqu’on sait qu’il est un lecteur du «Traité des couleurs» de Goethe et qu’avec Schelling il découvre les corps comme des phénomènes électriques. C’est une électrisation de la mort de Dieu en quelque sorte dans l’épanchement universel d’un Esprit révélateur. Même la révélation devient une révélation photographique. Mais pour le comprendre il faut parler sans doute d’abord de ce qu’est le concept pour Hegel...




Constantin V. Boundas : Votre chapitre sur le concept hégélien, tel qu'il émerge des pages de la Phénoménologie, aurait pu être écrit de façon tout aussi convaincante et sans aucun ajout ni soustraction à propos du concept Deleuzo-Guattarien tel qu'il apparaît dans les pages de «Qu'est-ce que la philosophie ? » Le concept hégélien n'est pas une notion (Martin 2010b: 23) ; ce n'est pas une abstraction qui retiendrait les caractéristiques générales d'un échantillonnage d'entités similaires (Martin 2010b: 24) ; il n'est pas placé au service de la classification (Martin 2010b: 25) ; il n'est pas le résultat d'une opération intellectuelle subjective (Martin2010b: 24). C'est un processus (Martin 2010b : 24) ; une opération du réel lui-même (Martin 2010b: 24); sa fonction ne sert pas à différencier un groupe d'entités d'un autre mais explique plutôt la constitution interne des choses et la capacité de différents processus à se pourvoir du même rythme (Martin 2010b: 25-6).

Depuis Hegel, vous déclarez que « le concept n'est pas une idéalisation externe aux choses. Il désigne plutôt la force de création et de destruction, une pulsation intime. » (Martin 2010b: 26). Quand on se retourne vers Deleuze, on trouve, répétée dans son travail, l'audacieuse équation entre concepts et événements avec la proclamation tout aussi hardie de l'eventum tantum – l'événement singulier, avec ses différenciations internes. A vous suivre on a le pressentiment tout de même que le virtuel et l’actuel se trouvent articulés déjà du côté du concept hégélien. Donc au final par où faut il faire passer la différence du concept entre Hegel et Deleuze ?





J-C Martin : Vous avez raison sur bien des points, mais je ne pense pas qu’on puisse dire que j’aurais pu écrire la même chose si je m’étais engagé dans une description du concept chez Deleuze. Chez Deleuze nous sommes dans une immanence radicale et c’est également le cas de Hegel. Cela est incontestable, c’est un « cas » de la philosophie, une forme de la philosophie comme système ! Donc on va retrouver chez l’un comme chez l’autre la nécessité d’élever le concept à partir de l’expérience. Il y a une insistance hégélienne sur l’idée d’expérience qui mériterait à elle seule une thèse. Mais ce ne sont sans doute pas les mêmes expériences ici et là. « L’empirisme transcendantal » de Deleuze requiert du virtuel, une forme de différenc/tiation qu’on ne trouve pas dans le mouvement de la différence hégélienne procédant par cycles de figures dans des moments. Mais pour bien faire, il faudrait relire ici Deleuze afin de clarifier la manière d’insister sur l’immanence et le dehors, deux concepts qu’on ne comprend pas toujours et qui peuvent sembler contradictoires. Avant même de lire "Qu’est-ce que la philosophie?" on saisira facilement que la matrice conceptuelle deleuzienne c’est la différenc/tiation dont le couple virtuel/actuel compose les deux ailes. Et donc on a chez Deleuze une idée de la réalité bien plus borgésienne, feuilletée si je puis dire, que chez Hegel. Il y a chez Deleuze plein de strates qui collent aux événements qui se sont actualisés. Je veux parler du double lignage de l’événement chez Deleuze ou le virtuel hante l’actuel mais sans se concrétiser, immense machine chaotique que Hegel ne saurait concevoir en ce qu’il ne connait pas le même dehors –et peut-être refuserait-il ce dehors. Il me semble que Hegel se sert de la négation, du néant tout autant, là où Deleuze découvre le dehors… Bon, mais si maintenant on passe le seuil de "Qu’est-ce que la philosophie?" le concept se montre plus comme une ossature, un ossuaire, un ensemble de fragments qui se combinent de manière constructiviste, une consolidation sèche que Hegel ne partagerait pas davantage lui qui est dans les galets bien ronds, les cercles de cercle, dans des intersections et des fusions plus que dans des ajointements ou des agencements d’extériorités entraînant Deleuze vers l’architecture (d’où par exemple l’importance du mur, de la maison dans «Qu’est-ce que la philosophie?» ou des personnages rythmiques dans "Mille Plateaux" relativement au béton armé). Cela mériterait des développements et une incursion également dans la "Logique" qui nous donnerait une meilleure idée de la chose, mais c’est un travail à faire...
Il y a pour moi beaucoup de choses qui diffèrent mais je peux provisoirement les placer dans un partage assez grossier qui concerne la distinction « Infini/Chaos ». Hegel ne sait rien du Chaos que Deleuze expérimente parce qu’il se place sur une autre échelle des temps. Et on dira la même chose de Spinoza que Deleuze admire. Ce n’est pas la même géographie mentale et par conséquent la teneur du concept ne serait pas de même nature. On oublie du reste qu’un concept chez Deleuze va devoir s’ajointer à des composantes qui ne sont pas de concept : des fonctions de la science et des compositions de l’art avec lesquels il tresse des singularités. Cela est vrai également chez Hegel mais de manière encyclopédique, c'est-à-dire par cycle, là où Deleuze fonctionne par une dramatisation qui repose sur la bifurcation et le réseau. Or ce point est essentiel. Même si j’explorais le côté des ressemblances, le fait pour le concept d’entrer dans des textures qui ne relèvent pas de la philosophie, l’aventure non-philosophique, le concept de multiplicité chez Deleuze va entrer en rapport avec les fonctions fractales de la mathématique et dans les agencements/dispositifs de l’art contemporain dont Hegel ignore tout. Ce ne sont pas les mêmes machines pour moi, mais en ayant essayé les deux, il y a parfois l’envie chez-moi d’accélérer sur l’une de la même manière que sur l’autre, de négocier les virages en passant les mêmes rapports. Cela est inévitable ! C’est une manière de conduite ou pis, la joie de tracter dans le jardin Hégélien des pousses deleuziennes qui vont croître par le milieu et faire trembler un peu les orbites de la Phéno. Chose du reste assez excitante pour celui qui tient les commandes et retrouve une vieille machine avec laquelle faire le fou.
Je reviens pour finir sur un autre point qui me paraît l’invention de Hegel. Le concept est pour lui «Begriff». Il y a là comme une griffure, quelque chose de haptique : ce n’est pas seulement mettre la main sur la chose même pour la saisir, mais c’est plutôt en prendre le relevé, les empreintes, en mémoriser les striures. J’ai fait un travail sur de telles striures dans une livre qui se nomme « Le corps de l’empreinte ». C’est sur le photographique. Et je crois que la relève Hégélienne est un processus photographique, une captation des ombres et des lumières que le Savoir Absolu va détremper, absorber comme un siphon. Voilà déjà une certaine idée, une certaine image de la machine criminelle que Hegel nomme Savoir Absolu, l’Absolu étant également une "solution" en laquelle les événements se détachent pour y laisser des empreintes que le concept va intérioriser. Mais là, on passe d’emblée sur un autre cercle dont la vitesse devient infinie (comme une suite de clins d’œil…).




Constantin V. Boundas : Vous attribuez au Concept hégelien la capacité d'anticiper la vision de l'éternel retour de Nietzsche – cette facture absolument nouvelle du mouvement vous l'appelez « un mouvement mental»(Martin 2010b: 231). A la page suivante de votre livre, vous introduisez alors la notion d'«automate spirituel» par ces mots :«Toute la préface de la Phénoménologie de L'esprit célèbre cet automate spirituel et confère à l'image l'apparence d’un reportage – un report de nos silhouettes, mortes à jamais mais capables de se projeter, de se maintenir sur un support absolu, inaltérable, clair comme une coupe dont ‘écumera notre infinité’».

La notion d'« automate spirituel » provient de Leibniz et Spinoza qui, comme vous le savez parfaitement, joue un rôle important dans la tentative propre à Deleuze d’arracher le mouvement de l’idée à tout idéalisme pour contrer le subjectivisme autant que l’humanisme. Raison pour laquelle on peut comprendre que l'ordo geometricus de l'Ethique de Spinoza n'est pas un choix saugrenu, une insignifiante devise pedagogique choisie pour impressionner les personnes mentalement indisciplinées. C'est la démonstration faite que les lois de la physique (le corps) et les lois de la logique (l'esprit) travaillent de concert ; en d'autres termes, que l'être et la pensée sont identiques dans l'incessante réalisation du virtuel. Vous avez avancé à plusieurs endroits de votre livre que le devenir de Hegel laisse largement place à la contingence. Et nous savons que la présence de l'automate spirituel dans la philosophie de Deleuze permet également de donner à la contingence une place de choix au point de recourir à la "vice diction" au lieu de s'abandonner à la "prédiction". Auriez-vous l'amabilité d'expliquer ici comment l'automate spirituel peut laisser place à la contingence chez Hegel, ou chez Deleuze au travers de cet étrange mouvement?





J-C Martin : Je réponds en bloc : l’Absolu est pour moi un processus qui requiert une espèce de «physique de la pensée», une mécanique qui tourne sur elle-même pour créer néanmoins une puissante vie non-organique qui -dépassé un certain régime- montrera undynamisme, issu de la contingence mais pour valoir de manière absolument nécessaire (une espèce de coup de dés inverse à Mallarmé ou comme vous dites un processus de vice-diction). Ecrire un livre de philosophie pour moi, ce n’est pas se demander si on en deviendra célèbre, si quelqu’un va vous lire, si la photo est belle, si cela va déboucher sur un destin universitaire, etc. C’est plutôt créer les conditions d’une espèce de grâce dans laquelle on sent monter du fond de la pensée quelque chose qui ne provient pas de nous, ou en tout cas, s’il s’agit d’une idée qui vient de soi, elle communique pourtant avec autre chose qui nous meut et nous fait entrer dans une mécanique folle. C’est là l’aspect contemplatif de la philosophie. Le philosophe n’est pas marchand de livres : il fabrique une sonde, un lemme lunaire capable de poser les pieds dans une région sauvage, se demandant si d’autres vont pouvoir embarquer dans le même vaisseau, s’il existe des machines mieux huilées pour le faire. Je pense que «l’éternel retour» de Nietzsche, «le cône» de Bergson, le «conatus» de Spinoza (1) en forment des exemples et on pourrait en trouver d’autres. C’est à coup sûr ce qui intéressait Deleuze dans la notion de «Corps sans organes». Bergson lui-même dans Les deux sources de la morale dira que « l’univers est une machine à fabriquer des Dieux ». Formule très curieuse en vérité ! Et je pense que Hegel, en nous parlant de «Savoir Absolu» ne veut pas dire qu’il est un homme de Science et que sa lecture nous apprendra quelque chose. Le Savoir Absolu n’est pas un positivisme. Il ne donne la certitude d’aucun fait. Il n’est qu’un sentier, une porte étroite qui s’ouvre sur une vie dont on voit bien qu’elle provient de l’animal, du désir, mais qu’elle va se nicher dans des régions qui ne sont plus seulement organiques. Ce n’est pas simplement de la sublimation des instincts dans un processus secondaire, mais une construction assez directe dans laquelle l’instinct se déverse dans l’éternel (comme la sexualité pointe l’éternité de l’espèce) quitte à entrainer dans la mort celui qui s’y porte et s’agite selon la mécanique capable d’y aller voir. S’ouvrir à la coupe de l’infini sur laquelle s’achève la Phéno, ce n’est pas une mince affaire. Et en y buvant, la question de prouver si nous sommes éternels n’est pas vraiment importante aux yeux du philosophe qui n’est pas un théologien, l’important serait plutôt de vivre dès maintenant en sentant que nous le sommes d’une manière ou d’une autre, faisant l’expérience à même le corps qu’une ligne d’univers vient d’être franchie, comme s’il nous incombait de suivre l’automate spirituel qui sera capable de la créer.

Je pense que cela pourrait entrer en résonance avec des thèmes de William James sur la croyance et le pragmatisme. C’est une question de régime. L’automate spirituel en sous-régime laisse entendre tous les craquements de sa mécanique. Comme une association d’idées qui se ferait au ralenti avec tous les ratés que cela suppose. Et chez Spinoza également il faut trouver la bonne vitesse pour enchaîner les idées. Le 1er genre de connaissance est un raté où les roues dentées s’entrechoquent et grincent. Le 2e genre se porte mieux déjà mais ne cesse de tousser et c’est seulement quand la machine tourne au bon régime que l’automatisme devient créateur d’un nouveau genre de vie. Ce sont des leviers de vitesse, mais pour lancer la mécanique au-delà d’elle-même. Il me semble que chez Hegel, cette mécanique ne suit pas comme chez Spinoza les rouages de l’enchaînement des idées, parallèles aux perceptions dans l’ordre des corps. Au lieu d’usiner l’automatisme de l’idée en se détournant de l’imagination monstrueuse, il y a chez les allemands un renouvellement de Spinoza pratiqué entièrement du coté de l’image, notamment avec Goethe, Hölderlin et Schelling. Pour faire vite, je dirais que Goethe est le premier à construire non pas seulement du mouvement dans l’idée, mais du mouvement dans l’image. L’image s’anime, les disques se colorent et il découvre le jeu des couleurs, leur fusion dans l’œil. Il fabrique des petites machines qui produisent du blanc ou du noir par rotation sur leur axe. Voici donc que l’image se met en mouvement. Cela se produit en même temps que Hegel se met à écrire. Et puis à peine quelque années après la rédaction de la Phéno, Plateau, puis Faraday, inventent la roue, un calice spirituel, qui en faisant alterner des bandes noires et blanches donne lieu à des effets incorporels, virtuels, des mouvements qu’on va exploiter pour faire danser les chevaux ou voler des oiseaux, espèces de lanternes magiques. Voilà, c’est cela le Savoir Absolu, une circulation de tableaux qui vont enregistrer et mettre en mouvement les rayures, les balayures du monde dans une coupe où il se reflète. Ce n’est même pas du cinéma, c’est plutôt le cinéma qui devient possible à partir de là, ce que le cinéma permet de servir et d’actualiser, la machine intellectuelle qui explique pourquoi on s’est mis à faire du cinéma. Du coup quand on a lu les livres de Deleuze sur le cinéma, la chose devient très excitante et on a envie de pousser un peu plus loin les transformations du mouvement et du temps. Je réponds d’une traite à vrai dire sans décomposer votre question, pour ne pas perdre le nerf. Ce qui est sûr, c’est que j’ai lu le chapitre sur le « Savoir Absolu » comme un ensemble photogrammatique capable de dérouler une histoire comme ferait un film muet, en noir et blanc. C’était tout à fait passionnant et inattendu…

Constantin V. Boundas / Jean-Clet Martin
(Traduction: Jean-Gauthier Martin)

"Matérialisme et vitalisme" / Un entretien avec "Culture en mouvement"

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Cultures en mouvement: Comment vous situez-vous au sein de la philosophie contemporaine ? ... En tant qu'ami de Gilles Deleuze ?

Jean-Clet Martin: J'ai fait un livre sur Deleuze et nous nous sommes vus souvent. Une amitié de cette nature modifie considérablement les perspectives et vous force à adopter des notions communes qui débordent largement celles qu'on a coutume de penser seul. Cette amitié profonde m'interdit de me considérer comme disciple, qui indiquerait la voie d'une orthodoxie deleuzienne. Si Deleuze m'a fait confiance c'est parce que, dès le départ, il y avait entre nous autre chose qu'un rapport de maître à disciple, de sorte que je n'ai suivi aucun de ses cours là où, de son côté, il s'interdisait d'intervenir dans le champ de mes préoccupations qui me portaient, à l'époque déjà, vers le Moyen Âge, vers une nouvelle historiographie événementielle qu'on peut lire dans mon ouvrage Ossuaires. Je partage avec Deleuze, l'idée d'un type d'événement qui ne se réduit pas à la majesté des faits de l'actualité. Si le structuralisme nous a permis de nous débarrasser de la chronique des faits et de la considération des actions illustres, s'il réduit à néant l'idée d'un Sujet qui gouvernerait les strates de l'histoire, si donc le recours aux structures insiste sur la position nécessairement dérivée des intentions qui en résultent, une telle histoire devait nécessairement considérer son développement sur de longues durées aux mutations lentes, presque immobiles et par conséquent hostiles à l'idée même d'événement.
Le structuralisme, en même temps qu'il nous débarrassait du sujet de l'histoire, rendait impensable l'advenue d'une forme d'individuation, d'une consistance sociale qui soit événementielle. Ce qui m'intéresse maintenant serait de penser à des formes particulières qui viendraient informer le champ social, des entéléchies qui travailleraient notre histoire, des événements singuliers mais impersonnels qui ne seraient pas imputables à l'action d'un sujet, mais qui en partageraient pourtant l'individualité, un peu comme l'ouragan qui reçoit un nom propre lorsqu'on sent qu'il se fait menaçant sans qu'on puisse dire que cette troisième personne invoquée ressemble à quelque chose de personnel. Aussi devais-je me laisser déporter du côté d'Aristote, vers l'individuation des corps et des choses dans l'ordre de la physique avant de trouver des applications dans le domaine social que je cherche actuellement à mieux évaluer sous l'influence d'un sociologue méconnu: Gabriel Tarde !


Vous semblez établir une filiation entre les œuvres de Platon, Descartes, Kant d'une part et de l'autre celle d'Aristote, Héraclite, Spinoza, Nietzsche... Pourriez-vous situer ces auteurs au regard de leur conception du monde ?

Pour moi, tout gravite autour du concept de Nature. Aussi, la rencontre avec Aristote était-elle inévitable dans la mesure où c'est lui qui produit le concept de Physis : un mouvement qui trouve son principe en lui-même et que j'appelle univers. Cette analyse du mouvement qui verse en soi provient de l'intuition d'un éternel retour qu'Aristote emprunte à Héraclite. Du coup, Nietzsche n'est pas très loin, lui qui dans ses textes de jeunesse parle d'un Zoroastre perdu, imputable à l'œuvre ésotérique d'Aristote, et dont Ainsi Parlait Zarathoustra se présentera comme un écho tardif. Alors, évidemment, Spinoza n’est pas trop éloigné non plus, lui pour qui Dieu est Nature, s'inscrivant dans le sillage d'une Ethique dont, là encore, nous devons le concept à Aristote. C'est très différent du lignage Platon-Descartes-Kant pour lesquels le mouvement ne possède pas en lui-même sa finalité, pas plus que la nature ne verse en soi, ne s'universe.


S'agit-il au fond d'une opposition entre des philosophes qui distinguent un monde intelligible et un monde sensible, une conception mécaniste de la nature et ceux qui, à l'instar d'Aristote, situent « l'immanence d'une âme » qui fait vibrer un monde unique ?

Il y a deux façons de tuer le concept d'âme, soit en l'envoyant balader trop haut dans le ciel pur de l'idée, ce par quoi se reconnaît le geste de la philosophie platonicienne, soit en considérant qu'il y a un mécanisme de la nature, que cette mécanique est dépourvue de mouvement propre, qu'elle se caractérise par un mouvement d'emprunt et se contente de transmettre ce qu'elle reçoit du dehors sous la forme d'une impulsion initiale que Descartes attribuait à Dieu et dont le rôle revient aujourd'hui à ce que nous appelons "Big Bang". Dans cette hypothèse, d'inspiration cartésienne, s'est engouffrée toute la mécanique classique, considérant la nature comme une chose inerte, élevant l'inertie au rang de principe. J'ai cherché dans la physique moderne, les points de résistance à cette inertie et la réintroduction d'un principe vivant au sein de l'espace que j'appelle, avec Aristote, "l'âme du monde". J'en profite au passage pour démolir l'idée selon laquelle Aristote serait responsable de l'obscurantisme qui aurait dû nuire aux développements des sciences et j'effleure ainsi des filiations qui vont du Stagirite à la topologie de Riemann, sans oublier l'idée de "pur espace" par laquelle Faraday redonne une âme au monde. Ce qui m'intéresse, dès lors, c'est d'indiquer que si l'espace se déploie sous l'injonction d'un choc initial, ce déploiement longe une courbure qui le fera revenir sur soi sous la forme de ce qu'on appellerait une bulle d’univers dans le jargon de l' astrophysique contemporaine, une intuition qui renoue avec l'idée héraclitéenne d'éternel retour et qui nous force à réintroduire la finalité au sein de la nature, ne serait-ce que par le mode très aléatoire des "attracteurs étranges".


Pour Aristote, c'est la forme, la structure, l’entéléchie qui compte plus que l'inertie matérielle ? Comment définissez vous cette « âme du monde » ?

J'essaye de répondre au matérialisme mécanique par un matérialisme vital où il devient impossible de distinguer matière et forme, de les répartir sur deux mondes, l'un qui serait intelligible, l’autre sensible et comme débile. La matière, les quatre éléments que reconnaît Aristote, se croisent et se mélangent en se soumettant à un « bassin attracteur » qu’Aristote appelle Entéléchie. Une attraction s'exerce qui est immanente à la matière et qui trouve en elle-même son télos, sa finalité (en-téléchie). C'est en fin de compte l'idée de lieu qui permet à Aristote de décrire ce rapport de la forme et de la matière dont j’ai l’impression que la topologie redécouvre aujourd'hui la vitalité avec le travail de René Thom. Il y a des lieux qui naissent d'après certaines pentes, certains rebroussements, certaines catastrophes que la matière va longer, sur lesquels elle dévale et s'organise de façon chaque fois singulière et qui expliquent peut-être jusqu'aux formations sociales - cette âme collective que j'aimerais, un jour, mettre en relief en m'aidant de Gabriel Tarde et de la bio-politique que Zola parfois me donne à penser. Ces lieux propres communiquent de façon attractive avec ce qu'Aristote appelle le "lieu commun" qui est la sphère en laquelle tourne le monde, l'âme du monde, le manteau drapé du cosmos sur lequel se répartissent les astres autant que les sociétés, un manteau dont les fronces réalisent ce que j'appelle, depuis mon livre sur Deleuze, des événements.


Cultures en mouvement : Vous écrivez; " La divinité d'Aristote se déploie dans la Nature comme une vie artiste ". Cet "animisme " rejoint-il les vibrations du monde qu'exprime l'œuvre de Van Gogh ?

Jean-Clet Martin : Van Gogh rend visibles les lieux dans lesquels les éléments et les formes vivantes subsistent. Une fleur, comme le tournesol, manifeste un ensemble de tensions qui constituent les véritables axes de développement de la plante. Un coquelicot se trouve d'abord replié en un lieu et la fleur, lorsqu'elle tombe hors de ses plis, ne fait qu'épouser le lieu que lui confèrent ses lignes de développement, ses directions de déploiement qu'elle va remplir comme l'eau remplit un vase préalable, selon certaines catastrophes dont le peintre introduit la tourmente à même la toile. C'est cette force de germination du lieu que Van Gogh peint avec ses couleurs. Le traitement de la peinture s'inscrit, avec lui, dans la dynamique des lieux qui s'exprime à travers l'affrontement des couleurs complémentaires et la rupture continue des tons. D'où la déformation de l'étendue, de la perspective qui se bombe en touchant à la courbure du "pur espace". Quelque chose qu'il qualifie de sublime et qui me paraît en rapport avec un mysticisme, un spiritualisme pourtant matérialiste...


Le tableau "Les mangeurs de pommes de terre" illustre-t-il un tel processus ?

Il l'amorce au mieux par la déformation des contours qu'il induit en soumettant le dessin à la couleur. C'est la couleur qui doit dire où s'arrête telle ou telle figure et non le dessin qui imposerait de son trait une limite à la répartition d'ensemble. Il y a tout une tension entre le vert et la couleur pomme de terre qui annonce et signe l'ensemble de sa création future. Mais ce tableau est encore trop soumis au ton, à la nécessité de donner le ton, de décliner autour de cette tonalité les valeurs attachées à la lumière. Il faudra attendre que Van Gogh s'engage dans les tons rompus pour que se manifeste ce frémissement de la nature en lequel on verra fondre les montagnes et pousser l'herbe, comme si la masse minérale devenait liquide et nous donnait à voir l'entéléchie qui l'anime, l'âme qui en commande les tourbillons, chose que, dans des conditions naturelles de perception, il faudrait quelques milliers d'années pour la rendre visible, une espèce d'accélération fulgurante de l'image que Van Gogh appelle patience. Je pense en particulier aux Oliviers avec Alpilles où la montagne se comporte un peu comme une vague, avec des remous qui donnent à voir le lieu vers lequel elle aspire et se tend - une lutte entre éléments qui nous ramène aux torsions du sublunaire chez Aristote que Vincent connaissait, sans le savoir, par sa lecture assidue de Michelet. C'est ainsi la puissance qui passe à l'acte de manière devenue sensible…


La puissance se concentre comme " l'oiseau pose son nid en un lieu propre", d'après une localisation idéale ?

Oui, le nid se place à la jointure des éléments, assez près du vent pour que l'oiseau prenne son envol, sous la protection de la terre que l'arbre dispose en feuillage, à l'abri du soleil qui lui propose sa chaleur, et de la pluie à laquelle il reste ouvert, mais pas trop : équilibre incertain… qui fait le choix du lieu, le bon endroit ! L'oiseau s'y dispose comme à quelque chose qu'il porte avec lui, dans l'effort de la nidification, avant même que le nid ne soit construit. . . une espèce d'image virtuelle que j'ai analysée dans le livre qui porte ce titre et qui s'inscrit sous le signe de l'éternel retour, même s'il est vrai aussi, comme le dit Aristote "qu'une hirondelle ne fait pas le printemps". . .

L'éternel retour; l'attrait d'Aristote pour le mouvement circulaire et parfait renverrait à une conception du bonheur : S'agirait-il de "devenir ce que l'on est" (Nietzsche) et d'occuper ainsi le lieu qui nous serait dévolu ?

Le saumon remonte le fleuve où il est né comme s'il lui fallait renouer avec son lieu propre dans l'exigence de la procréation, l'araignée tisse sa toile selon une proie idéale qui correspond à l'insecte qu'il va capturer un jour ou l’autre. Quelles sont nos propres images virtuelles et qui reviennent selon un temps placé en amont de ce que nous vivons ? - ce sont des questions curieuses dont Jung avait perçu toute l'importance. Mais dans le cas de l'âme humaine, le problème du lieu propre se trouve considérablement déplacé eu égard à l'éthologie animale et "devenir ce que l’on est" prend une signification nouvelle qu'Aristote appelle "éthique", un art d'occuper le plus parfaitement son ethos propre qui prend le nom de bonheur. Une posture particulière lorsque le corps, à la décharge de la cité, n'est plus pris dans les contraintes du travail et de la prudence, une posture qui ne dépend plus du tout de la nécessité de survivre, de consommer et qui fait passer la vie sur un nouveau plan: la contemplation, la contemplation de la roue du cosmos dont chaque instant se dresse vers l'éternité de son retour. Trouver sa place dans ce cas, ce n'est pas se nourrir ou vaquer à sa conservation, c'est trouver pour le désir un chemin capable de satisfaire la part de l'âme qui plonge dans "l'âme du monde" et qui renoue avec des préoccupations vitales quant à l'Intellect, cette faculté par laquelle la pensée revient sur elle-même, verse en soi selon un cercle induisant des percepts particuliers. C'est un autre cercle que celui du saumon qui revient à son lieu... Il s'agit de la vision de son retour, de la vision, en nous, de tout ce qui revient et qui prend ainsi un éclat très puissant. Alors, dans le retour de l'hirondelle nous sommes heureux de contempler le retour comme tel. Ce sont ces percepts spéciaux, mystiques, que je réactive du côté de la peinture de Van Gogh là où le tableau donne à saisir un instant qui a valeur d'éternité, un sourire qui flotte dans la puissance de "toutes les fois en une seule" et qu'il éponge même si la terre devait, un jour, s'écrouler !


Le Kairos, le juste milieu, mènerait-il à l'amitié universelle et par-là à préférer le monde à l'individu crispé sur lui-même ?

En effet, la question est de savoir où nous nous plaçons, nous les hommes! Quel est notre nid à nous ? Et cette localisation idéale peut-elle se satisfaire du lieu propre, de ce lieu en lequel nous nous crispons frileusement sur nous--mêmes ? Je crois, pour ma part, que le Kairos, s'il s'enracine d'abord dans les exigences de la survie, s'il trouve son origine dans la prudence et le calcul, est, une fois libéré de cette contrainte très individuelle, une capacité de se placer en un "lieu commun", celui qui convient du point de vue de l’Intellect, le juste milieu qui passe entre deux pentes vertigineuses, voire entre une infinité de points de fuite au sein desquels se dégage un sentier, une échappée commune à tous, un serpentement qui est amour et qui éveille en nous quelque chose de divin, de surhumain - une amitié non seulement de ceux qui nous ressemblent le plus, une amitié politique certes indispensable, mais une amitié aussi pour les molécules, une amitié pour les astres et les orbes du monde dont on aimerait jusqu’aux couleurs et aux saisons. D'où cette passion universelle pour tout ce qui vit dont témoigne l'amplitude extraordinaire de l'œuvre d'Aristote qui passe de la météorologie à l'oiseau et de l’oiseau aux mouvements célestes de la physique, sans oublier les promenades intellectives de la métaphysique qui viennent peut-¬être après toutes les autres sciences mais sans se placer au-dessus d'elles. Même la théologie nous semble ici redevable à un Dieu qui se confond avec la Nature et dans lequel nous plongeons tous dès lors que nous nous disposons aux vertus de la vie contemplative. En ce sens le philosophe, le physicien et l’artiste se rejoignent dans une unique contemplation, une vision du monde qui nous entraîne, comme vous le dites, à devenir ce que nous sommes, à vouloir revenir à ce que nous sommes, un retour à soi qui nous donne l'impression de revenir pour toujours et de renouer dès maintenant avec tous les printemps qui nous caractérisent déjà dans l'ordre de l'éternel retour. C'est bien cela une pensée qui se pense elle-même… non ?
Propos recueillis par Armand Touati et Thierry Lepage en 1999

Qu'ils sont bêtes / Revue Chimères n°81 sur l'animal, avec Deleuze, Guattari, Derrida, Sloterdijk...

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« Qu'ils sont bêtes ! », c’est le cri qu’on pousse pour injurier tous ceux qui violentent notre capacité d’entendement et de tolérance, qu’il s’agisse du déferlement haineux d’un fondamentalisme, ou même de la vulgarité d’une émission de télé-réalité. Et cette angoisse est de plus en plus répandue : nous n’aurions jamais été autant cernés par des puissances bêtes et malfaisantes, des poussées identitaires d’une autre époque, le règne des marchés financiers et la suffisance de leurs représentants. Nous serions une multitude à partager cet état d’hébétude, presque de l’ordre d’un trauma, en nous sentant paradoxalement toujours plus seuls et démunis.
Qui pousserait ce cri ? Les membres éparpillés d’un peuple moins bête que la « masse » régnante ? Démuni justement parce qu’il ne serait pas assez bête pour se laisser aller à la brutalité ambiante dont il témoigne ou qu’il subit ?
Et s’il arrivait que la bêtise devienne également l’autre nom d’une résistance ? Par exemple, celle de sujets fragilisés par un monde qu’ils ne reconnaissent plus et qui réagissent en se durcissant ? Ne s’accrocheraient-ils pas farouchement à des formes figées (de pensée, d’identité, d’appartenance politique) pour résister à tous les flux qui les traversent, les agressent et les violentent, générant des craintes diffuses qui font le jeu des extrêmes ?
Revient la question de savoir ce qui rassemble encore, quels seraient les codes « familiers » qui permettent de vivre ensemble. Les valeurs républicaines ? La religion ? Ou la multitude d’énoncés qui circulent, se collent les uns aux autres en brouillant les frontières, faisant sauter les clivages entre gauche et droite, ce qui affaiblirait peut-être les distinctions entre les plaintes des uns et des autres ? N’est-ce pas contre des risques de décomposition subjective que la bêtise revendique, que la norme réagit en se durcissant ?
À l’opposé, la bêtise sert également à qualifier les déviants, ceux qui ne se conforment pas  à la norme, comme dans cette interprétation de la métamorphose de Kakfa par Lo Du Xu et Émile Noiraud dans leur article Des cloportes et des hommes : « La société moderne avait fait de toi un sujet intégré, reconnu, civilisé et tu t'es obstiné, en te conduisant en véritable brute humaine, à travailler à ta propre déchéance ! Tu es trop con, et la carapace qui, désormais, entrave chacun de tes gestes et t'afflige de cette démarche grotesque n'est, après tout, que le miroir de ton ineptie. »
La bêtise serait cette fois en lien avec la déchéance, ramenant l’homme du côté du cafard, de l’animalité.
Nous verrions alors deux types de bêtises qui s’affronteraient, codes durcis qui restreignent les libertés contre poussée de liberté indéterminée qui déforme les catégories existantes, désir encore informe et incapable de s’exprimer dans des coordonnées prédéfinies. Comme l’analyse Zafer Aracagök dans son article Cutupidité : devenir-radicalement-stupide, pendant les manifestations en Turquie en 2013, « des milliers d’êtres humains se sont rassemblés dans le parc, et dans la place Taksim, […] contre la “politique” de l’effacement menée par l’AKP et ses prédécesseurs qui n’a produit que les clichés de l’individuation sous la loi de l’islamo-capitalisation. […] ce qui est arrivé au Parti Imaginaire de Gezi Park a été l’abandon de la distinction forme/informe comme une source de résonance […]. Les structures de la répression, compte tenu de leur stupidité de formes, n’ont rien pu faire face à l’absence de la dichotomie forme/informe, sauf envoyer des gaz lacrymogènes et des canons à eau. Ils avaient peur, ils étaient terrifiés parce qu’ils étaient profondément stupéfaits face à la stupidité radicale des manifestants pacifiques qui rejetaient la forme, même l’informe, se dividuant continuellement. C’est pourquoi ce qui s’est passé à Gezi Park a été une invitation à une dividuation humanimale et infinie, à la possibilité d’un passage de la stupidité per seà un devenir-radicalement-stupide. »
Le devenir animal relèverait de cette « humanité déchue » qui ne se reconnaîtrait plus dans la pensée bien tenue de la recognition, ouvrant sur une résistance politique non plus contrela bêtise, mais à partir d’un genre de bêtise, capable de dissoudre les formes.
Au moins, le héros paranoïaque du bref récit de Marco Candore, Comme les bêtes, semble y trouver son compte dans une angoisse joyeuse.
En reprenant Deleuze, Bruno Heuzé décrit le rapport paradoxal où la bêtise (non pas l’erreur) constitue la plus grande impuissance de la pensée, mais aussi la source de son plus haut pouvoir dans ce qui la force à penser : « La bêtise ne cesse d’être à l’œuvre au fond de la pensée, où se croisent cependant devenir-animal et réalité machinique, prolifération buissonnante du bestiaire, chimères et lignées surhumaines, frontières, lisières et lignes de fuite » (Du Bestiaire au surhumain).
La schizophrénie capitaliste décrite par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, ajoutée à la déconstruction qui nous arrive, nous ont peut-être fait atteindre un point de bascule qui inquiète, ouvrant le règne d’une bêtise surhumaine. Un grondement encore mal identifié (ou inidentifiable), un fond monstrueux vient peut-être mettre en question certaines frontières, notamment entre l’homme et l’animal, frontières qui appartiennent à un discours de souveraineté d’autant plus résistant qu’il fuit par tous les bords.
Nous pouvons aussi nous reporter aux analyses de Félix Guattari dans La Révolution moléculaire recensée par Manola Antonioli dans sa réédition de 2012 (préfacée par Stéphane Nadaud) : « Guattari y esquisse deux scénarios possibles pour un proche avenir : la consolidation et la stabilisation de ce qu’il appelle le “Capitalisme mondial intégré” d’une part et, d’autre part, une perte de contrôle progressive de la situation par les pouvoirs en place (ces tendances opposées pouvant d’ailleurs coexister de façon temporaire ou durable). La première hypothèse […] aboutirait […] au développement incessant de nouvelles catégories de “non garantis” (immigrés surexploités ou sans papiers, travailleurs précaires, chômeurs, etc.) et à l’apparition de zones de plus en plus vastes de sous-développement au sein de celles qui furent autrefois des grandes puissances, phénomènes qui iront de pair avec des revendications régionalistes, nationalistes, droitières de plus en plus radicalisées […] La seconde hypothèse prend en compte l’incapacité absolue du Capitalisme mondial d’apporter des solutions aux problèmes fondamentaux de la planète (dont la crise écologique et la nécessité de réorienter globalement les modalités et les finalités de la consommation-production) ; de la désillusion et de la colère contre cette “gestion” des intérêts de la planète […] naîtront (sont en train de naître…) des micro-révolutions susceptibles d’aboutir un jour à une vraie révolution, vouées à remettre en question les finalités du travail, des loisirs et de la culture, les rapports à l’environnement, entre les sexes et les générations, qui ne seront pas centrées sur une quelconque “avant-garde”, mais toujours polycentrées. »
Dans ce numéro, nous avons souhaité interroger la dimension contemporaine de la bêtise, à la croisée des textes de Deleuze et Guattari d’une part, et, d’autre part, de la réflexion autour de la souveraineté, de l’animalité et des figures animales du pouvoir développées par Jacques Derrida dans les textes, parus de façon posthume, réunis dans L’Animal que donc je suis et dans les deux tomes où ont été publiés les séminaires qu’il a consacrés à La Bête et le souverain. Derrida y interroge des auteurs de référence classiques et contemporains comme Lacan, Foucault, Agamben, notamment sur l’opposition entre l’homme et l’animal, et reprend la question de la bêtise chez Deleuze-Guattari tout en la poursuivant :« Ce que les textes que nous avons lus appellent, c’est au moins une plus grande vigilance à l’endroit de notre irrépressible désir du seuil, d’un seuil qui soit un seuil, un seul et solide seuil. Peut-être qu’il n’y en a jamais, du seuil, un tel seuil. C’est peut-être pourquoi nous y restons et risquons d’y demeurer à jamais, sur le seuil. L’abîme, ce n’est pas le fond […] ni la profondeur sans fond […] de quelque fond dérobé. L’abîme, s’il y en a, c’est qu’il y ait plus d’un sol, plus d’un solide, et plus d’un seul seuil[1]. »
Comment déconstruire notre rapport à l’animal ? Manola Antonioli dans son article Animots, reprend les analyses de Derrida et rappelle que « la violence faite à l’animal commence au nom du langage et par le langage. […] Derrida forge ainsi un mot “chimérique” (l’animot) pour s’insurger contre l’animal utilisé comme “singulier général”. […] Remettre en cause ce partage signifie d’emblée remettre en cause la définition de l’animalité et de l’humain, et les rapports qui les lient, étendre le domaine de l’humain en direction du non humain, mouvement qui chez Derrida (tout comme Deleuze et Guattari) accompagne un désir de redéfinition des rapports de l’humain avec d’autres déclinaisons du non humain (les artefacts, les produits de la technique). »
Et la pensée de Derrida, pour suivre la perspective de Patrick Llored qui met en évidence le lien entre bêtise et souveraineté, tout en dénonçant le sacrifice logocentrique sur lequel reposent nos productions de subjectivités, ouvrirait la voie à une autre démocratie qui ferait une place à la bêtise des bêtes : « Ces institutions humanistes sont nées de leur incapacité fondatrice à penser la bêtise animale comme forme ultime et suprême de toute subjectivité. C’est pourquoi elles sont sacrificielles et le partage de souveraineté entre vivants humains et vivants animaux que Derrida nous permet de penser devrait pouvoir passer par des transferts de souveraineté qui ne peuvent être que des transferts de bêtise comme reconnaissance du phantasme de propriété de tout vivant chez tout vivant » (Du droit des bêtes à la bêtise).
Nous avons souhaité éclaircir les stratégies employées par Deleuze-Guattari et Derrida en interrogeant le philosophe Jean-Clet Martin (Deleuze et Derrida, ce n’est pas le même mouvement…) : « […] dans une sémiotique asignifiante comme celle de Deleuze ou dans les signes “animots” de Derrida, il y a bien sûr de quoi concevoir une éthique, une éthologie où  est en jeu l’idée d’une humanité qui ne se limite pas au “fait” humain, à l’anthropologie structurale capable d’en relever les signifiants universels. Tout se projette en direction d’une hybridation où se croisent en “droit” l’animal autant que la machine selon une technique dont Deleuze comme Derrida ont eu le souci. De ce côté-là, ça n’a pas de sens de séparer théorie et pratique, de les répartir en un couple d’oppositions nettement tranchées. »
L’article d’Elias Jabre, Le collectif commence seul, c’est-à-dire à plusieurs, tente de développer le geste de Derrida qui interroge Deleuze-Guattari, lorsque les deux philosophes s’en prennent aux bêtises que disent les psychanalystes qui rabattent les sujets sur Œdipe en ratant les devenir-animaux de l’homme. À travers sa critique, Derrida viserait certaines stratégies qui s’attaqueraient à l’ensemble d’un champ qu’il estime perfectible. Par sa politique de l’auto-immunité, il préfère partir d’une situation existante qu’il s’agirait d’endurer dans le cadre formel tel qu’il est institué (encore une fois, s’il semble perfectible, ce qui exclut Al-Qaïda et le régime nazi, par exemple), le temps de le faire dévier et de transformer les rapports de force jusqu’à les faire basculer dans un nouveau jeu. Il tient en même temps deux positions : d’une part, il tente d’assouplir un cadre qui prépare un possible changement de coordonnées ; de l’autre et dans le même mouvement, il se prononce au profit d’un nouveau pacte à venir (par exemple, en se prononçant pour le mariage homosexuel tout en défendant un autre pacte civil).
Il ne s’agit pas d’une résistance molle qui, en négociant avec le cadre existant, tiendrait de l’impuissance politique ou d’un mouvement qui ne mettrait pas en question les catégories sur lesquelles il repose, se contentant de protester dans une logique confortable.
Dans son article Assises citoyennes, Christophe Scudéry analyse la façon dont le Collectif des 39[2] a organisé aux assises citoyennes pour la psychiatrie et dans le médico-social  l’hétérogénéité des discours pour laisser circuler la parole entre « le psychiatre, le psychanalyste, le psychologue, l’interne, l’infirmier, le professeur, le politique mais aussi la mère de malade, “l’usager”, le malade pour ne pas dire le fou, etc. ». Mais de cette façon, chaque discours a été « assigné à résidence d’un représentant patenté ». Malgré les différentes tentatives d’assurer un contre-pouvoir, l’auteur explique que le dispositif reste problématique : « Parmi ceux qui avaient la parole se distinguait, par ailleurs, celui qui, du haut de son magister, tenait un propos souverain articulant un vouloir-dire déterminé avec des effets poursuivis, de ceux qui, rangés en rang d’oignon, alimentaient le débat d’une table ronde à coup d’énoncés spontanés, réagissant sous la forme d’une critique, d’un témoignage, d’une association libre, d’un développement, d’une opposition, etc. Comme s’il revenait à ces derniers d’exprimer la parole ôtée au public. N’y-a-t-il pas là la plus éclatante des mises en scène du Maître et de ses affidés ? N’y aurait-il pas quelques paradoxes à ce que des “assises citoyennes” qui se veulent espace d’épreuve d’une démocratie en train de se faire au moment même où elle s’exerce, ne soient au final que la répétition insidieuse d’une structure aristo-monarchique d’essence théologique ? »
Christiane Vollaire nous rappelle qu’une psychiatrie coloniale sévissait encore en Algérie après la deuxième guerre mondiale, et que Frantz Fanon, psychiatre formé à la psychothérapie institutionnelle et dont la vision politique dépassait le cadre de sa pratique, contribua à la démanteler en attaquant violemment ses présupposés racistes (Jungle, basse-cour, labo zoologique) : « Au cœur de ce dispositif, la médecine coloniale, comme outil scientifiquede représentation du colonisé en animal de laboratoire. Fanon montre que tout le montage en repose sur une tautologie, première faute logique : l’indigène est bête parce qu’il est bête, animal sauvage dont le mieux qu’on puisse en faire est de le transformer en objet d’observation ou, mieux, d’expérimentation. Fanon, psychiatre cultivé d’origine antillaise épousant la cause du FLN, ne va pas simplement dénoncer la barbarie physique infligée aux colonisés par ceux-là même qui les traitent de barbares, mais la profonde bêtise de ces Bouvard et Pécuchet de la médecine positiviste que sont les médecins-chercheurs coloniaux. […] S’occuper d’un débat d’experts psychiatres et de neurologues en pleine guerre d’Algérie, est-ce bien nécessaire ? Fanon montre que c’est précisément là, au sens propre, le nerf de la guerre.  »
Dans l’esprit du combat de Fanon, en conjuguant d’autres approches à partir de Deleuze-Guattari et Derrida par exemple, on pourrait imaginer l’articulation d’autres discours dans les mouvements de la psychiatrie actuelle, qui rompraient avec les hiérarchies corporatistes, mettraient en question les partages entre folie et raison, multiplieraient les pratiques alternatives. Philippe Roy décritdans Trouer la membrane, Penser et vivre la politique par des gestes, ouvrage recensé par Christiane Vollaire, le processus d’ « une percée au sens stratégique du terme qui fait pénétrer une bouffée d’air dans le confinement social. […] La communauté politique est la membrane que peut activer le geste de résistance, dans cette interaction des corps les uns sur les autres […]. Et cette interaction des corps dans la communauté sociale, avec ses effets politiques en chaîne, produit moins un cycle que ce que Philippe Roy appelle une boucle. […] C’est la boucle insécable que constitue le cycle du désir et de la possession. Mais devenir actif n’est pas s’impliquer dans ce bouclage du désir et de l’acte. C’est bien plutôt devenir cause adéquate d’un geste. […] un geste tel que celui par lequel a pu se constituer ”la psychothérapie institutionnelle, comme trou dans la membrane de l’institution psychiatrique”. »
Annie Vacelet, quant à elle, dans son texte Qu’importe le langage ?, évoque l’hôpital psychiatrique comme un lieu qui « accueille aussi des groupes d’artistes débutants qu’il héberge dans des pavillons désaffectés qui puent. Il laisse se développer ici ou là des pratiques non-quantifiables. (La Sécurité sociale ne parle que d’acte “médical” parce qu’elle a réussi à le quantifier mais elle est incapable de dire quoique ce soit du geste, de l’accompagnement, de l’intersubjectivité.) […] L’hôpital a besoin de ces danseurs de l’existence, de leurs lumières, de leur rêveries, de leur capacité à passer de la médecine à la poésie, de l’audace qui les conduit à enjamber le gouffre de la création en clamant : “La folie nous concerne, la folie est partout, la folie est en nous. Il n’y a aucune raison de la faire porter entièrement par les malades”. »
Peut-être le psychanalyste cherche-t-il lui aussi à construire d’autres passerelles, notamment avec les patients dits psychotiques, des façons de toucher des êtres reclus dans des mondes peu accessibles, de trouver la transverse qui permettra de modifier leur position subjective, de changer les rôles et d’ouvrir l’espace d’un nouveau jeu, comme l’écrit Jean-Claude Polack dans son article Du pense bête au corps-à-corps qui excède largement la simple vignette clinique.
Quant à la psychanalyse, elle pourrait être ou devenir une des meilleures façons de lutter contre les excès de la souveraineté, micro-politique qui bénéficierait au sujet et à son entourage. René Major, dans La bêtise est sans nom, reprend l’ensemble de l’argumentation sur la bêtise que tient Derrida dans le séminaire sur La Bête et le souverain, présentant une pratique qui consisterait dans « la possibilité de dire, en cours d’analyse, toutes les bêtises que l’on veut ou que l’on peut […] Cette liberté a pour but de réduire la “liberté indéterminée” […] afin que le sujet soit moins assujetti et moins assujettissant. - Il devrait donc, par la suite, dire moins de bêtises et en faire d’autant moins. Mais cette expérience ne peut avoir lieu que dans certaines conditions, celles où le tenant lieu d’analyste se sera abstenu de tout jugement en n’étant, tout bêtement si je puis dire, que le révélateur du savoir inconscient du sujet. »
La psychanalyse ne nous permettrait-elle pas également de mieux comprendre le sens d’une politique de l’auto-immunité par la manière dont elle rencontre la résistance ? Tout discours contestataire (et logocentrique) qui s’opposerait simplement aux discours qui tiennent la place ne générerait-il pas un surcroît de bêtise (de part et d’autre) ?
Cette politique de l’auto-immunité est illustrée dans l’article Autonomie, auto-immunité et stretch-limousine de Michael Naas qui s’appuie sur la fiction de De Lillo, Cosmopolis, où le sujet principal du roman est un milliardaire en limousine, un souverain dans son automobile, celle-ci renvoyant à toutes les figures classiques de l’autos et de la souveraineté. Dans cette fable de la déconstruction, on se rend compte que les puissants peuvent eux-aussi s’effondrer en une seule journée. Elle annonce peut-être l’effondrement de tout un monde, non plus à cause d’un ennemi qui serait plus fort que lui, mais par la démolition de ses propres défenses immunitaires. En effet, le héros tout puissant et insomniaque semble en quête d’un évènement qui le sortirait de son royaume numérique saturé de calcul : « Car l’auto, l’automobile, est ce qui nous protège, nous donne un sentiment d’identité et de plénitude, d’autonomie et d’indépendance, mais aussi ce qui nous empêche de faire l’expérience des événements – et l’événement c’est, à mon avis, cette chose qui interrompt la répétition du même, et que recherche en définitive Eric Packer. » Dans ce voyage d’une seule journée, on observe l’auto-immunité au travail, le sentiment d’appropriation et de maitrise du héros ayant atteint un degré tel, que le corps doit retourner ses défenses contre lui-même, s’exposer afin de sortir de sa pétrification, la bêtise n’étant peut-être que le devenir-chose du vivant. 
D’une autre manière, Marc Perrin nous fait voyager dans la tête de son héros spinoziste Ernesto (Spinoza in China – 3 journées dans la vie d'Ernesto) à qui il arrive de « […] comprendre comment nous sommes nous-mêmes les producteurs de l’enfermement dont nous affirmons subir l’oppression, et, comprendre, oui, comprendre : qu’une libération durable ne passe pas par une action qui nous permettrait de sortir de, mais : passe par une décision très simple : cesser la production de l’enfermement. Alors évidemment, cesser une production ça fait toujours un petit peu mal. Et pourquoi ça fait toujours un petit peu mal ? Ça fait toujours un petit peu mal, parce que produire, ça fait toujours un petit peu jouir. Même si c’est une toute petite jouissance qui est produite, c’est une jouissance qui est produite. Et cesser de jouir. Oui. Cesser de jouir même d’une toute petite jouissance ça fait toujours un petit peu mal. »
Contre le devenir chose, comme nous le montre Flore Garcin-Marrou (Pas si bête la marionnette !), le théâtre nous apprend plutôt à jouer des répétitions qui nous agissent, s’écartant de la bêtise de croire à notre liberté souveraine : « Schönbein[3] apparaît en sirène, femme-poisson où l’humain, la bête, la marionnette inter-agissent sans qu’aucun ne conserve bien longtemps le pouvoir. À la limite de l’humain, Schönbein se fait aussi mécaniques, lignes, matériaux, créature mécanomorphe : il ne s’agit plus d’un pouvoir souverain exerçant une domination sur un objet, mais d’un effet-retour constant entre la marionnette et son corps. »
Le devenir chose du vivant aurait ainsi partie liée avec la problématique de la souveraineté qui entraîne également la pétrification des êtres qui passent sous son joug, sorte de « modèle autopsique » mettant en jeu la curiosité d’après Derrida, et qui mêlerait voir, savoir, pouvoir, et structure théorico-théâtrale : « l’inspection objectivante d’un savoir qui précisément inspecte, voit, regarde l’aspect zôon dont la vie et la force ont été neutralisés[4]. »
Nous avons choisi pour ce numéro une image de l’artiste Lydie Jean-Dit-Pannel, portant dans ses bras un loup empaillé, symbole pétrifié de la bête souveraine. Figé tout en étant paradoxalement dans une posture de puissance, l’animal semble marcher tête haute, tout en étant porté par une humaine (quant à elle, bien vivante), qui marche pour de bon et tête haute également, l’arrogance pointant jusque dans le reflet de ses lunettes de soleil. Et cette espèce de double posture, comme deux puissances qui s’étagent, un mort sur une vivante, donne cet effet grotesque où la souveraineté parait aussi bête que comique.
Maude Felbabel, jeune artiste plasticienne, a nourri une fascination pour les animaux qui oriente depuis quelques années son travail par des Rencontres avec un taxidermiste, dont l’activité quotidienne interroge ces mêmes représentations entre le mort et le vivant.
Ces rapports avec les animaux nous rappellent que nous les avons mis sous notre tutelle, et que notre mode de vie technique les menace de façon permanente. Heureusement, quelques voix se sont levées dès l’Antiquité contre le sacrifice rituel et l’alimentation carnée pour « la coexistence illimitée, surmontant l’amour préférentiel et l’empathie ciblée, en vue de s’initier à une forme surhumaine de solidarité inter-animale. […] seul le droit, et non plus seulement les sentiments d’empathie, peut garantir une forme de protection aux êtres vivants pris dans le processus de marchandisation », voix dont le philosophe allemand Peter Sloterdijk se fait l’écho dans l’article qui ouvre le numéro (Des voix en faveur des animaux), traduit de l’allemand par le philosophe spécialiste de l’écologie et de la question animale Stéphane Hicham Afeissa.
Ce nœud complexe de concepts philosophiques et de propositions politiques originé par la réflexion autour des bêtes et de la bêtise, s’est compliqué ultérieurement dans le cours de l’élaboration du numéro, d’une part, par une réflexion sur l’esthétique, et, d’autre part, par l’irruption de multiples animaux, de « bêtes » dont la réalité déborde de tous côtés les concepts, « bêtes » présentes de plus en plus dans l’art, dans le design, dans les recherches de terrain. Dans son article sur Les Ambassadeurs, qui commente le travail artistique de Lydie Jean-Dit-Pannel, et l’inscrit dans le bestiaire fabuleux des édifices de la ville de Dijon, l’historienne et critique Martine Le Gac fait ainsi défiler devant les yeux des lecteurs une chouette, une chauve-souris, des loups et des perroquets, des animaux domestiques, sauvages et fantastiques, des animaux culturels et des animaux ambassadeurs, que l’art n’a jamais cessé d’interroger, de représenter et d’utiliser pour nourrir l’imaginaire collectif à travers les siècles, même quand le discours philosophique s’efforçait (de façon sacrificielle, comme nous l’a si bien montré Derrida) de les exclure pour laisser la place à l’humain et aux puissances prétendument exclusives du logos.
Dans Toujours la vie invente…, Manola Antonioli évoque la question du biomimétisme. Si les  designers, les architectes et les artistes se sont toujours tournés vers la nature pour imiter la beauté de ses formes et s’en inspirer, le biomimétisme cherche aujourd’hui à observer la nature pour inventer des solutions écologiques aux problèmes qui se posent dans les domaines les plus divers (l’agriculture, l’informatique, la science des matériaux, l’industrie) et pour développer des nouvelles interactions entre l’homme et ses environnements, animaux, végétaux et techniques.
Toujours dans le domaine du design, Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand présentent leur travail autour des animaux qui a donné lieu à l’exposition « Les Androïdes rêvent-ils de cochons électriques ? » dans le cadre de l’édition 2013 de la Biennale internationale de design de Saint-Etienne 2 : animaux qui vivent sur les terres contaminées dans la zone interdite autour de Fukushima, production d’animaux mécaniques et inquiétants, propositions d’interventions numériques susceptibles d’adoucir les conditions cruelles de l’élevage industriel, autant de pistes pour imaginer de nouvelles relations entre l’homme et le vivant (Porcs en parcs). Virginie Mézan-Muxart et Gaëlle Caublot nous présentent la figure méconnue du Médiateur Faune sauvage, qui sert de « passeur » entre les humains et des animaux (« intrus-artistes ») qui demandent à partager les maisons et les territoires, suscitant des craintes ou des rejets ou, à l’inverse, en poussant les habitants à aménager leur espace pour accueillir ces nouveaux hôtes.
Jean-Philippe Cazier en faisant la recension de l’ouvrage Le parti-pris des animaux raconte la démarche de l’auteur Jean-Christophe Bailly : « Il s’agit d’ouvrir des perspectives à l’intérieur du monde et de la pensée qui incluent les animaux comme des intercesseurs pour un monde tel que nous ne le voyons pas et une pensée telle que nous ne l’éprouvons pas. Bailly regarde les animaux au plus près de l’expérience : le silence des animaux, leur sommeil, leur vol, la respiration des animaux, leur façon de suivre une piste, de se dissimuler, de construire un territoire. Par cette approche empirique, il s’agit de suivre leurs lignes et d’élargir par là même notre propre appréhension et nos propres modalités d’approche, c’est-à-dire de trouver avec les animaux les conditions d’une pensée autre, d’une autre façon d’être au monde, avec le monde. »
Tous ces parcours entre les bêtes et la bêtise, la philosophie et la politique, l’homme et les animaux, nous embarquent (comme l’écrivent Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand dans leur article) « dans une mise en cause profonde de ce qui fait les contours et la substance du contemporain. Une révolution copernicienne de la pensée qui vous oblige simultanément à regarder derrière vous et à vous projeter, inquiets, vers le monde qui se profile. »


Manola Antonioli et Elias Jabre




[1]Jacques Derrida, Séminaire La Bête et le souverain, volume I (2001-2002), Paris, Galilée, 2008, p. 442-443.
[2]http://www.collectifpsychiatrie.fr/: En 2009, trente-neuf professionnels de plusieurs horizons, ont lancé un appel face à la violence de l’Etat et au projet de rétention de sûreté et au dépistage, dès l’enfance, des futurs délinquants.
[3]Marionnettiste, comédienne et danseuse allemande, la fondatrice du Theater Meschugge.
[4]J. Derrida, La Bête et le souverain, volume I (2001-2002), Ibid., p. 395.

Deleuze et Derrida, ce n’est pas le même mouvement / Entretien pour le n°81 de la revue Chimères

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Élias Jabre : Comment caractériser les styles de Deleuze et Derrida dans l'approche de la différence ?

Jean-Clet Martin : Derrida et Deleuze pourraient nous laisser penser que peut-être tout les oppose. Il y a des idées reçues sur ce point : des partages  entre « deleuziens » et « derridéens convaincus ». Deleuze, en tout cas, ne s’intéresse pas au cadavre interminable de la métaphysique instillé dans notre histoire. Mais ce cadavre peut, à l’image de la momie, revenir selon des formes qui ne sont pas une répétition du même, toute une hantologie fort intéressante où le revenant ne fait revenir que des différences, des spectres dérangeants, des virus pour contaminer certaines formes de savoir et de pouvoir. C’est l’importance même de la notion d’événement chez les deux penseurs.
Il y a parfois un assommoir des thématiques philosophiques, un ennui subi aujourd’hui jusque dans la disparition universitaire de la philosophie. Derrida a-t-il participé à une telle « image de la pensée » et n’a-t-il pas réfléchi à une autre Université, étant rejeté d’ailleurs par l’Institution en France ? Disons qu’il a été davantage sensible, pour cette raison même, à l’enseignement de la philosophie et à ses formes les plus obstinées. Je n’ai pas voulu pour ma part un livre sur Derrida[1] où se rejouent les idées attendues, les thématiques habituellement invoquées, celle du commentaire qui ferait de lui un lecteur, lecteur formé à l’interprétation, même si évidemment on ne saurait soustraire Derrida à la tradition si prestigieuse des lectures talmudiques. J’ai voulu le distinguer toutefois de cette surdétermination, autant que j’ai voulu arracher Deleuze à l’Université qu’il débordait de partout. Alors, si Derrida n’est pas strictement un penseur du judaïsme, il ne faut pas davantage le confondre avec un suppôt de Heidegger. L’idée heideggerienne d’une dispensation de l’Être, d’une destination ourdie par les anciens, eux qui se tenaient dans l’origine, au bord du précipice et dont la mémoire nous serait dérobée, ne m’a jamais intéressé. J’ai plus d’admiration pour ce qu’on appellerait le premier Heidegger auquel Derrida également s’arrête longuement. Et il me semble que, aujourd’hui, pour échapper à Heidegger, il nous arrive trop souvent encore d’être nietzschéens dans le plus mauvais sens, nietzschéens par goût de la philologie, la philosophie dégénérant en une rhétorique des mots usés, une traque étymologique qu’on appelle « histoire de la philosophie ». Deleuze et Derrida s’attaquent, de manière fort différente, à ce problème tout à fait larmoyant devenu presque insupportable…
Deleuze a substitué à la philologie nietzschéenne l’idée bien plus prometteuse de signe et en sens qu'il retrouve également chez Peirce. Son Nietzsche est très fort mais gomme toute la part la plus nocturne du philosophe allemand. La scène, le tragique, la profondeur de Dionysos dont Apollon nous déroberait la vue et qui reviendrait dans l’histoire étouffer les vivants du poids mort d’un secret d’origine, tout ce Tragique, cette puissance de l’opéra historico-mondial a quelque chose de trop lourd dirait-il à juste titre, l’attribuant pour les besoins de la cause au ressassement de Hegel. Si donc on lit le jeune Nietzsche, avant la version solaire, nous tombons dans une espèce d’hypermétropie qui donne sur une cuve dont on ne sort pas, tout revenant désespérément au même.
Il me semble que Derrida, dans son rapport à Nietzsche, dans la féminité qui le hante, pense des choses similaires à Deleuze mais sans les devoir évidemment à un emprunt. Les modes de ruptures sont très différents par leur méthode respective, celle de la dramatisation chez Deleuze, celle de l’écriture virale chez Derrida… Je dirais simplement pour faire court qu’à la différence de Deleuze qui construit en dehors de la perspective la plus wagnérienne de Nietzsche et par conséquent hors le côté allemand de la philosophie, Derrida va déconstruire cette espèce de fièvre qui plombe la modernité en produisant un démantèlement de la mimésis occidentale tout à fait essentiel là où Deleuze s’en passait déjà royalement. Et dans cet arrachement, il y a chez ce dernier quelque chose de plus imagé, une image de la pensée spatiale, géographique, disons géophilosophique tandis que la différance Derridienne reste en tension avec des modèles narratifs, des temporalités qui plongent dans l’histoire, la métaphore – mais, là aussi, il ne faudrait pas durcir les choses sachant toute la critique de la présence et de la temporalisationà laquelle Derrida s’exerce en portant le poids sur l’idée de spectrographie, déployant également une topologique des écarts, une typologie de l’écriture, etc. On peut donc considérer qu’on a deux approches très différentes de la différence, et qu’il faudrait éviter de les rabattre l’une sur l’autre. Mais cette précaution respectée, tout semble converger dans une forme de critique radicale qu’ils partagent, étant l’un comme l’autre des penseurs de la répétition quand ce n’est pas de la traduction : trahison qui échappe aux modernes, à la mimétologie nihiliste. Par toutes ces convergences, ce sont des contemporains, incontestablement…

É. J. : Derrida reconnaît tardivement  une affinité très forte avec Deleuze bien qu’il passe par une autre généalogie que la sienne[2]. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ces pensées résonnent l’une avec l’autre, et ce que leur agencement pourrait produire d’un point de vue théorique, mais aussi pratique (et si cette opposition a encore un sens pour eux) ?

J.-C. Martin : J’ai plutôt en mémoire ce que Derrida nous dit devant la mort, l’impossibilité d’apprendre à mourir. Une posture inverse à celle de Socrate mais qui s’engage dans une espèce de dialogue pour dire en philosophe la beauté de vivre[3]. La fin de Deleuze est d’une certaine manière tout aussi dramatique et s’inscrit dans l’œuvre comme un dernier geste. Disons que des deux côtés nous sommes dans une « philosophie pratique » qui se réalise par une façon de tirer la vie de l’écriture au-delà de la mort selon des régimes sémiotiques assez étonnant, impossibles en tout cas à réduire à la phonologie, au structuralisme, etc. C’est évident lorsqu’on a à l’esprit tout ce que Deleuze dit de la santé fragile de Spinoza. Mais c’est vrai déjà sur un plan plus théorique lorsqu’il aborde des « régimes de signes » pensés en-dehors de la linguistique. La machine à écrire (AZERT) produit des énoncés qui ont à voir avec les écarts des doigts de la main comme si la main avait elle aussi des aptitudes de pensée. D’une langue à l’autre, les claviers ne sont pas les mêmes. S’y introduit un espacement qui n’est pas seulement le fait d’une langue, mais  un rythme, une frappe, des tympans dont la phonologie n’a pas idée. Cette manière de tourner la langue vers le dehors est une préoccupation constante de Derrida. Alors dans une sémiotique asignifiante comme celle de Deleuze ou dans les signes « animots » de Derrida, il y a bien sûr de quoi concevoir une éthique, une éthologie où  est en jeu l’idée d’une humanité qui ne se limite pas au « fait » humain, à l’anthropologie structurale capable d’en relever les signifiants universels. Tout se projette en direction d’une hybridation capable de relancer la vie par-delà la finitude quand se croisent en « droit » l’animal autant que la machine selon une technique dont Deleuze comme Derrida ont eu le souci. De ce côté-là, ça n’a pas de sens de séparer théorie et pratique, de les répartir en un couple d’oppositions nettement tranchées.
Pour Deleuze, la philosophie est en effet un empirisme selon lequel la forme homme, individuée dans ses prétentions bourgeoises, ne cesse de se défaire vers un plan pré-individuel, extra-moral autant qu’intempestif. Cet empirisme est hautement transcendantal, passe par des processus dont la virtualité est complexe, idéale, conceptuelle mais sans être abstraite ou irréelle. C’est là tout le sens d’un livre comme Qu’est-ce que la philosophie? qui s’intéresse au concept dans sa création bien réelle. Pour Derrida, la différance se modèle sur des formes de puits, de trouées, de fors, étrangères à la linguistique, mais elle trouve également dans l’origine de la géométrie ses retards et expansions... Cette philosophie, dans ses moments les plus affûtés, est donc d’emblée une pratique qui s’ouvre à des problèmes que la théorie n’entend pas toujours comme c’est le cas du « e » muet, propre à une perception d’écriture. On se place ainsi dans des échanges monstrueux comme ceux de Roussel, des mots valises qu’il signe en même temps que Ponge écrit l’écrevisse. Parce qu’on est dans le monstrueux, entre les catégories, hors des genres, longeant des hybridations qu’aucune théorie seule ne peut dominer et dont les pratiques sont redevables d’une touche, d’un toucher compris comme une tentative incertaine, toujours  à reprendre… par-delà la mort.

É. J. : L’usage de Bergson et de l’intuitionnisme dans les concepts de Lisse/ Strié, l’œil haptique, et le Corps sans organes, renverraient-ils, comme semble le dire Derrida,  à la philosophie « classique », au continuisme du désir avec son fantasme de présence pleine et d’appropriation ?

J.-C. Martin : « Je me sens un philosophe très classique » me disait Deleuze… Mais c’était une boutade qu’il m’avait adressée parce que je lui disais la ressemblance avec Valéry ou encore Hegel. La question du lisse et du strié relance trop de choses, à commencer par les deux formes de multiplicités chères à Deleuze (distinction que Derrida ne connaissait pas bien et qui opposera encore Deleuze à Badiou). Il est bien sûr question d’intuition, mais non pas au sens kantien de ce qui se présente dans la forme pure de l’espace et du temps. Deleuze ne cesse d’aller en-deçà des formes d’un temps donné, refusant tout ce qui se « présente » au bénéfice d’une construction où rien n’est déjà lié, ni donné en tant que tel. Il s’agit d’un intuitionnisme qui ne cesse de se heurter à l’étrange, aux espaces dont les portions n’ont aucune équivalence et qui ne se divise pas sans changer de figures, de coordonnées etc. Trop compliqué à régler dans un entretien… Par contre sur la question de l’appropriation, de la saisie haptique de l’œil qui apparemment s’empare d’un monde, il y a évidemment tout un travail à faire, et dont on peut esquisser assez rapidement le principe. Notamment la place centrale du toucher dans l’organisation d’un sens commun (c’est Condillac déjà, que Derrida connaît remarquablement bien, qui place le toucher au cœur du dispositif sensible)[4]. Quel est ce privilège du toucher dans la présentation de ce qui se présente ? Et le concept n’est-il pas justement défini depuis sa forme allemande comme Begriff (ce qui (se) saisit entre les doigts et se touche) ?  Ce n’est pas pour rien que Heidegger insiste tant sur ce qui se situe à portée de la main, assujetti à la manipulation qui caractérise l’étanten quête d’appropriation. Il y a une différence ontologique qui au contraire se tourne vers un plan inappropriable, une ouverture à l’Être dans la facture d’un Dasein qui nous dessaisit du pouvoir de le toucher en propre, l’événement constituant au contraire ce qui va nous déproprier, s’emparer de nous et nous happer (ereignen). On ne touche donc pas à un plan si étranger de manière haptique ou même pragmatique. Et cela permet de comprendre pas mal de choses, à commencer par ce besoin deleuzien d’explorer un champ pré-individuel qui ne se soumet à aucune élaboration formelle de notre part, placé en deçà des « manœuvres » de la conscience. Un espace qui ne ressemble pas à ce que nous avons déjà touché et mis en conformité avec le sens commun. Mais le toucher, la touche, ce n’est pas forcément la prise en main. Le peintre pratique des touches qui n’effleurent que des vides, une fumée pointilliste, le grand dehors inhabitable. Sur ce point, il y a bien une convergence de Deleuze et Derrida selon un style qui vise au-delà du sens commun esthétique des devenirs inesthétiques dont je parle beaucoup dans mon livre sur Derrida autant que celui que j’ai donné à Deleuze.
On dirait que chez Derrida, le toucher doit être distingué de toute manœuvre et de toute manipulation appropriante, génératrice de présence, de mainmise sur des objets ainsi unifiés selon la loi du même. Le toucher chez Derrida tel que je le comprends ce n’est pas le contact direct, la chose ramassée plutôt que sa forme intouchable. Noli me tangere. « Ne me touche pas », tel est le titre d’un livre de Jean-Luc Nancy qui reprend l’épisode de la descente de croix. Entre le doigt de Marie et le corps du Christ, la distance est faible, mais le vide infini. C’est la mise en tension d’un interstice infranchissable dans l’écart duquel le sens trouve la place de se retourner en tous sens, en quête d’un sens autre. Au lieu de ce contact proliférant, de cet espacement des possibles, l’haptique pourrait en effet se laisser rabattre sur le « prendre dans la main » et rejoindre ainsi ce qui tombe sous l’autorité du geste, l’accaparer selon un arraisonnement technique que Heidegger condamne à juste titre. La main n’a pas seulement le sens de la déterritorialisation, échappant à l’organe comme Deleuze nous y invite dans Mille Plateaux. On sait que pour qu’il y ait main, il faut que l’usage locomoteur passe au second plan et que l’organe se perde en tant que marche, course, acte de grimper. Cette libération eu égard à la physiologie témoigne d’une plasticité qui est le premier indice d’un « corps sans organes », d’un devenir inorganique, la main devenant comme dit Aristote un outil, un outil d’outil, etc.  Et donc ce n’est pas sans poser de problèmes quand l’outil soumet ce qui diffère à quelque chose de connu, au Begriff. Mais on voit bien que l’haptique chez Deleuze – comme le corps sans organes – c’est tout autant la ligne gothique qui se dessaisit d’elle-même. Dans la peinture gothique, l’individuation de la tête passe au second plan au bénéfice de l’aura. Mais cette aura n’est pas personnelle. On dirait une bulle qui se perd dans celle des autres, un groupe de personnages qui sont surmontés d’un arceau, d’une ligne gothique qui traverse tout le tableau pour nous porter ailleurs et faire de nous des mutants, la sainteté étant le CSO d’un mutant. L’haptique dans sa forme « digitale » et inesthétique n’a rien à voir avec une « prise en main » ni avec une « analogie ».  C’est une ligne de devenir, celle des dragons de la peinture gothique. Deleuze place le geste haptique dans une rupture vis-à-vis des formes analogiques de la représentation au profit d’une saisie « digitalisée » qui est une recréation aussi complexe peut-être que celle de Ménard réécrivant le Don Quichotte sans l’imiter ni le lire. Entre le modèle et la copie, le digital intercale des écarts qui font d’un enregistrement digital une réinvention absolue, la numérisation nous permettant de recréer le son sans l’imiter, comme l’image fictive affichant un réalisme absolu (presque  surréel). Alors sur ce plan digital peuvent surgir des oiseaux et des cris animaux qu’Olivier Messiaen avait si bien pressentis, quelque chose qui échappe à la voix comme à la main selon une touche différentielle, des recréations que le cinéma également nous montre au travers d’incroyables paysages. Ce n’est pas de l’opéra pour ressusciter les vieux mondes (Wagner) mais un Space-opéra incarnant l’avenir le plus  monstrueux…

É. J. : Derrida relève que Deleuze mentionne la bêtise comme étant le propre de l’homme, distinct de l'animal par la confrontation avec un fond sans fond dont l'animal serait prémuni par ses formes explicites (Schelling), et il attaque cette position oppositionnelle, la bêtise relevant pour lui du « propre du propre », d’un  triumph of life. Qu'en pensez-vous?

J.-C. Martin : Le fond sans fond est toujours ambigu. Les effets haptiques du Space-opera  se réclament davantage d’un monde à venir… voire d’un « plurivers[5] ». Le fond, c’est plutôt la soupe primitive, le commencement du monde chez Schelling suivi d’une espèce de choc qui sort de la nuit, pure brillance au bord de l’abîme, pour ainsi dire hors l’être. C’est très beau cet effondrement qui crève l’être au bord de l’abîme. Il y va d’une certaine naissance, d’une liberté encore infigurée que Schelling extrait de l’effondement (Abgrund) qui borde ce qui s’ébroue hors de l’obscur. Cela, l’animal – les animaux –le partagent avec tous les étants, même s’ils se dispensent de ce point de dissolution qui prend parfois le nom de la bêtise. Comme s’il fallait un certain savoir de la bêtise pour être bête…  Et ce savoir qu’incarne la bêtise nous mène au point de commencer quelque chose qui en sort. Souveraineté de l’animal libre, la seule liberté assumée…  Être libre, c’est ne dépendre de rien, c’est se placer sur cette arête qui derrière elle ne s’appuie plus sur rien. La liberté est proche de cette forme théologique de l’animal créateur,  ex nihilo, dont l’homme se réapproprie la capacité de commencer, d’instaurer, cause sans cause, incréation créatrice. Il y a sans doute un risque perpétuel du Dieu de Schelling de retomber, de s’effondrer dans la bêtise au moment de se tenir à distance et d’affirmer sa création. Toute souveraineté naît de là.  Derrida a donc besoin de donner à la bêtise un autre statut que celui du propre, de ce qui s’extirpe du trou, de ce qui advient à soi en toute indépendance vis-à-vis d’une détermination antérieure. À moins que depuis ce fond, le coma devant le vide, la bêtise, permettent enfin autre chose que la liberté seulement humaine, donnent sur un  supplément inaperçu. Celui de la finitude, de l’impropriété fondamentale qui est celle autant de la bête que d’un homme dont Rousseau nous apprend la perfectibilité. L’homme pour Rousseau est bête, il n’a rien pour lui et donc reste indéterminé, flottant, libre par défaut de nature. Sauf que pour Derrida, cette impropriété ne doit pas se laisser finaliser par la perfection, par la téléologie historique et par conséquent ne se laissera par résorber dans le politique.
Le politique depuis Machiavel substitue à cette impropriété du pouvoir, à cette absence de nature un mythe de présence qui passe par la ruse et la force, par le renard et le lion. L’animal est ici détourné de sa vigilance selon des caractères qui permettent de fictionner un ordre, une organisation sociale qui se donne un air naturel ou, en tout cas, une légitimité pour un État dont la fin justifie n’importe quel moyen, fût-ce la peine de mort, ultime bêtise[6]. On comprend donc que Derrida puisse se méfier du propre de l’homme, surtout quand ce propre relève de la bête qui est le moyen politique par excellence de l’instauration de la souveraineté. La question est alors, y a-t-il une autre bêtise qui soit non seulement l’Autre de la bestialité, mais une bestialité tout autre ? Donc, je ne vois pas véritablement de désaccord sachant que Derrida prélève un extrait de Deleuze qui ne tient pas compte du plan d’ensemble de Différence et répétition… Il faut voir plutôt quel est le plan particulier de son écriture et ce qu’il cherche à faire valoir ici ou là parfois avec un certain luxe d’imprécisions, d’autre fois avec une précision folle… à tourner en bourrique les philosophes sacralisés.

É. J. : Mais alors comment penser les rapports de la bête et de la bêtise ?

J.-C. Martin : On peut faire des bêtises sans être bête, n’allant pas suffisamment loin dans la bêtise pour devenir bête. Alors, lorsque la bêtise nous pousse à devenir vraiment bêtes, bêtes à fond, bêtes de somme, nous abordons des mondes qui nous montrent tout autre chose que des bêtises. Dans le cas le plus  simple, il s’agit de l’erreur, d’un défaut d’approximation, une forme de stupidité qui n’a rien d’essentiel, rien de transcendantal. L’ignorance, le manque de jugement est notre lot quotidien et nous sommes tous à nos heures des imbéciles. Mais c’est là l’aspect le moins intéressant de la bêtise qui nous rend bêtes comme sont les abrutis, fatigués plus qu’épuisés. Être bête peut avoir un autre sens que celui qui consiste à se tromper, et c’est sans doute ce que Deleuze développe réellement dans son passage sur la bêtise – quitte à nuire à la bêtise la plus plate. Alors on entre dans une forme d’épuisement, une forme supérieure de la bêtise qui est comme une nouvelle vigilance, celle que nous partageons avec l’animal dans son « être pour la mort ».
Nous reprenons souvent tous comme une évidence l’impression stupide de la phénoménologie heideggerienne selon laquelle l’animal échapperait à « l’être pour la mort » incapable de s’ouvrir à sa présence, à un « être au monde » – chose que ne pensait pas Hegel pour lequel rien n’est plus animal que la peur de la mort, le maître au contraire se montrant humainement bête, l’affrontant sans la voir. En vérité l’animal est d’une vigilance incroyable. C’est nous qui n’avons plus de regard pour la mort. Nous ne savons rien d’elle. Nous l’avons complétement ascétisée, ou alors aseptisée. On ne voit plus la mort dans la certitude ascétique de la vie éternelle et on l’ignore dans la promesse « jeuniste » de nos sociétés pernicieuses. Personne ne meurt plus en « apparence » si ce n’est dans le secret d’une chambre mal gardée sans doute mais qui soustrait l’événement à sa brutalité. La mort n’est plus l’objet d’une expérience possible. Bien sûr Épicure pouvait le dire philosophiquement, théoriquement tout autant. C’est très différent de la mort qui nous a été ôtée pratiquement, tout étant fait dans nos sociétés pour la dévaluer en une faute morale (tabac, alcool…) ou en un accident malheureux qu’on peut éviter et qui se laisse maîtriser, jusqu’aux revendications d’euthanasie dont se sont souvent emparés les non-mourants, ce qui n’est pas à confondre avec les soins palliatifs que Derrida a acceptés tout en vivant jusqu’au bout … Aller au bout comme dernière puissance….Nous vivons pour la plupart comme le Roi Soleil, dans des maisons riches, des voitures, des espaces aménagés pour nous soustraire à l’ « être pour la mort » qu’éprouve seul l’animal dans un cogito que Derrida veut repenser par L’animal que donc je suis. Alors la bêtise prend un sens tout autre que celle aveugle de s’enrichir et de « travailler plus ». C’est  nous qui sommes bêtes quand l’animal se montre doué d’un sens incomparable pour ce qui meurt, pour fuir la mort ou s’y exposer…  rarement sans mourir...

Suite de l'entretien dans le dernier numéro de la revue Chimères




[1]Jean-Clet Martin fait ici référence à son dernier ouvrage, consacré à Jacques Derrida (Derrida. Un démantèlement de l’Occident, Paris, Max Milo, 2013).
[3]Le 12 octobre 2004, au cimetière de Ris-Orangis, lors de l’enterrement de Jacques Derrida, son fils Pierre a lu ces mots écrits par son père : « Jacques n'a voulu ni rituel ni oraison. Il sait par expérience quelle épreuve c'est pour l'ami qui s'en charge. Il me demande de vous remercier d'être venus, de vous bénir, il vous supplie de ne pas être tristes, de ne penser qu'aux nombreux moments heureux que vous lui avez donné la chance de partager avec lui. Souriez-moi, dit-il, comme je vous aurai souri jusqu'à la fin. Préférez toujours la vie et affirmez sans cesse la survie... Je vous aime et vous souris d'où que je sois. »
[4]Au sujet de la pensée du toucher chez Jacques Derrida, on pourra lire l’ouvrage Le Toucher. Jean-luc Nancy, Paris, Galilée, 1998.
[5]Voir J.-C. Martin, Plurivers. Essai sur la fin du monde, Paris, PUF, 2010.
[6]À ce sujet, on pourra lire J. Derrida, Séminaire. La peine de mort, Volume I (1999-2000), Paris, Galilée, 2012.

Courbet selon Jean-Luc Marion

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Jean-Luc Marion, de l’Académie Française, nous donne à lire un essai sur Courbet. Une tentative fouillée signalant par les mots ce que le peintre signe par des choses. Et le style de Jean-Luc Marion pour dire ce que le peintre fait voir est un style au classicisme exhaussé, clair jusqu’à la typographie retenue par son éditeur. Au fil de la lecture, la clarté de style entre en une exhaustivité saturée, au point sans doute d’introduire dans la langue une touche si distinctive qu’elle en devient originale, inactuelle, intempestive, insolente d’une certaine manière pour autant que l’insolence n’est pas seulement un manque de modération plutôt qu’une expérience de la nouveauté ou, en tout cas, de l’étrangeté qui fut celle de Courbet lui-même. Courbet est en effet reconnu pour son insolence à refonder la peinture en poussant l’exigence de clarté à bout : clarté d'exécution, de composition qui ne va pas sans opacité dans sa rupture avec le dessin académique, avec l’exotisme du siècle, avec le spectaculaire de la représentation. Et ce geste de refondation, éminemment visible, montre une volonté de recommencer, ou de commencer à voir ce qu’on n’avait pas vu, ce qui dans la vue constitue comme sa tache trop évidente et par là même disons aveugle. Prétention que beaucoup de peintres au demeurant ont affichée mais sans parvenir au point extrême de passivité, d’effacement, de dépouillement, de pauvreté que Courbet laisse monter du fond de la toile comme sa peine propre. Mais toile de quoi au juste ? Texture et tessiture du réel, nommément proposées par le réalisme ?
Jean-Luc Marion ne souscrit pas vraiment à ce mot de réalisme qui n’est, comme souvent, qu’un mot d’ordre, un slogan pour répertorier un peintre qui ne se laisse guère réduire à ce genre d’abstraction ou de sobriquet métaphysique. La peinture est ailleurs que dans la rhétorique des canons. Ces derniers ne s’adressent qu’à des objets quand le peintre veut des choses. Et encore, il ne peut les vouloir qu’en ne voulant rien, en voyant mourir toute certitude ontologique à leur sujet. « Qu’on jette trois dés au hasard sur une table devant tous les peintres de l’Institut. Je les défie de peindre ces trois dés à leur place respective et avec leur coloration divergente sous la perspective ». Chaque dé a sa place. Mais cette place n’abolit pas comme dirait Mallarmé le hasard de leur surgissement ici ou là. C’est une place immobile, dure comme une pierre. Mais des choses si simples –cubes géométriques- « qui veut les bien voir comme ils furent jetés et dans leur arrivée imprévisible » ? Voilà la question par laquelle commence, au milieu de l’ouvrage, le portrait du peintre que Jean-Luc Marion suit à la trace d’un parcours très riche en œuvres et en vies. C’est que voir les trois dés, ce n’est pas en rester à l’idée préalable qu’on pouvait entretenir à leur sujet, objet d’un gain ou d’une chance élective. Non, ce que Courbet envisage, c’est de laisser leur ivoire, leur patine percer au jour. « Je fais même penser les pierres » dit-il, non pas pour les ranger sous un concept de l’entendement, mais pour les équarrir comme ces casseurs de pierre qu’il peint dans l’obstination d’une taille, d’une place équarrie, tout à fait singulière, incomparable.
Pour ce faire, pour faire penser les pierres, il convient « d’éliminer toute forme parasite », à commencer par celle de l’objet tout autant que du sujet qui en distribue les intentions préformées. Et par conséquent de se corrompre à un art qui se fait « l’organe d’une extrême passivité ». Il n’y a de peinture de la chose qu’au regard de la passivité extrême, un dénuement de l’œil qui relève non pas seulement d’un talent mais d’une expérience, « synthèse passive » dont on dira qu’elle est la peine du peintre. Une peine incomparable au terme de laquelle l’objet se liquéfie dans une étrange saturation. Si cette peine réclamait à vrai dire l’insolence du peintre, socialement reconnu comme tel, elle n’en aboutit pas moins à l’extrême pauvreté qui sature les phénomènes, à un point dépouillé de la moindre perspective, tous les éléments se laissant tasser comme dans Un enterrement à Ornans. Peindre dans la passivité, c’est donc reconnaître en premier lieu qu’il n’y a pas de point de vue, de mise en évidence pittoresque, nous chassant sur les rivages d’Afrique pour trouver un beau paysage. « Où que je me mette, c’est toujours bon, pourvu qu’on ait la nature sous les yeux ». Et ce qui est vrai du paysage l’est éminemment du portrait (que nous évoquions récemment à propos du Regard du portrait de Jean-Luc Nancy). Ce que montrent les portraits de Courbet, c’est que, comme dit Marion, le regard se « voit passivement vu et non plus activement regardant ».  Et cette passivité sans intention, cette mise entre parenthèses, cette totale éclipse, que peut-elle fixer si ce n’est la montée asubjective d’une chose dans la profondeur de la toile ? « Le peintre se montre ne voyant plus rien, enfermé hors du visible <le plus quotidien>, orphelin de ce qui l’avait toujours guidé (…). L’ego du peintre comme tel disparaît ici ». Quelles choses alors naissent à la vision ? Un arbre, un vieux banc, un sexe béant qui du reste n’appartient à personne ? 
Pour répondre à ces questions nous n’avons pas encore affronté suffisamment le sommeil, le sommeil du peintre, son épuisement devant les choses épuisantes, comme dans le sommeil du tabac qui sort de la pipe et vient brouiller le regard, mettre en « suspension la conscience objectivante» dans « une rêverie où le regard du peintre tente de ne pas succomber à la maîtrise presque inévitable de la veille ».  Il ne s’agit pas tant d’un cogito blessé que du cogito en veillée funèbre, en mode veilleuse, sans que celui-ci soit un acteur de quoi que ce soit, le « quoi que ce soit » laissant place au « quelque chose » dont Jean-Luc Marion poursuit également la thématique dans sa récente analyse de la passivité chez Descartes[1].  Et alors disions-nous, quelles sont ces choses corrélatives à la veillée funèbre du moi ? Quel noème au seuil de la mort pour une noèse déjà en sommeil ? La mort d’un enterrement ? La mort en face ? La mort veillant sur la mort montrant le mort mort ? Rien n’est moins sûr et cela reconduirait à un nihilisme dont Jean-Luc Marion ne saurait faire son tabac -comme si l'on pouvait se satisfaire de ce que « le curé Bonnet n’enterre pas seulement un mort » mais qu’ « il enterre, insensiblement, l’espérance chrétienne » -ce qui d’une certaine manière est tout de même un peu le cas devant la léthargie du prêtre Bonnet, indifférent et insensible par profession.
Le livre de Jean-Luc Marion ne détaille point la passivité du sujet pour en ressortir par ces choses mortelles que sont la mort de Dieu, la mort de l’homme, la mort de tout. Devant le sommeil de la raison qui préside au geste de peindre, ce sont d’autres choses, une autre choséité qui imposent le pelage crotté des vaches hors toute idéalisation et qui comme les tailleurs font parties du paysage « deux autres pierres, vivantes, parmi les pierres du chemin ». La chose qui se délivre du sujet mis en veille, ce n’est donc pas seulement l’objet profane, les ustensiles de la décoration et de l’illustration esthétique, mais une dramaturgie fondamentale qui touche au sacré, celle de ce que Marion nomme la peine, de toute une création qui peine, une peine qui conduit non pas tant à la mort qu’à l’épuisement, à l’hébétude sans souffrance de celui qui s’endort quand il ne se passe plus rien. Ce peut être la fin d’un repas, la peine de ne sentir plus rien : « que font-ils ? Ils ne pensent à rien, mais ce rien, ils le pensent solennellement, massivement, en grande dimension, voire plus grand que nature », comme pour cuver, cuver leur peine. Et où cette peine se montre-t-elle au mieux si ce n’est dans la figure de l’animal ou encore peut-être du crucifié ?


Le livre de Jean-Luc Marion s’achève par des considérations sur l’animal. Et dans cet inconnaissable de l’animal, il ne s’agit pas seulement de la peine d’un deuil, mais comme du point culminant d’une symphonie de la peine qui laisse monter le fond, la profondeur maigre des sous-bois comme sur une toile de Rothko, saturée à l’extrême, vibrant du contraste des couleurs absorbées dans des effets diminutifs. Saturation des phénomènes dont il faut bien reconnaître que l’animal donne accès lorsque le cerf est peint non pas dans sa mise à disposition de l’homme mais en tant qu’animal vu sans l’homme, « élimination de l’homme hors de la scène animale », dissipé dans la peine des vivants. Mais pour laisser voir quoi d’autre si ce n’est un regard de truite, une sacralisation de l’animal dont la souffrance est celle du Christ crucifié, qui meurt dans la peine qu’endure l’animal ? Ce n’est plus la représentation d’une Cène, mais « trois truites mortes qui s’inscrivent dans le schéma d’une Crucifixion : deux exaltés, mourant la tête vers le ciel, bouches ouvertes comme dans un cri ; la troisième, renversée, comme dans une descente de croix ». C’est ainsi que la vision atteint le fond de la peine en laissant monter dans l’image l’invu, ce que nous ne voyons jamais et qui revient s’incarner dans le geste du peintre comme en une icône phénoménologique.


Jean-Clet Martin




[1] Sur la pensée passive de Descartes, Puf, 2013.

Métaphysique

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La métaphysique, me semble-t-il, témoigne d’un intérêt qui ne concerne pas l’être mais nous invite à passer le cap de l’être autant que la maille du filet qui répartit les faits au plus calme. Comme si nous étions sans cesse amenés à desserrer d’un cran la collection ordonnée des données qui s'étalent et se rangent sans résistance devant nous. La métaphysique me procure le sentiment de toucher au fond, de sonder une limite et par conséquent de viser en-deçà l’expérience comme en laissant derrière elle la rumeur des actualités si diverses. Dans la morne accumulation des moments insensés qui s’enchaînent par entassements multiples, nous sommes enclins à sonder d’autres rapports entre les faits, à les interroger en direction d’une Idée qui les habite de l’intérieur, une Idée qui en même temps s’en extrait ou s’y soustrait. Cette soustraction, cette manière de longer une limite pour pressentir ce qu’elle dessine, de suivre la ligne d’une muraille pour deviner l’autre côté de sa frondaison, un tel geste s’est progressivement rassemblé sous le nom de Métaphysique, sachant que son opération de reconstitution ne repose peut-être sur aucune loi, aucun principe et que ce mouvement de forçage des données factuelles reste purement imaginaire, fictif peut-être encore comme Kant le reprochait aux rêveurs.

La définition que je donne de la métaphysique tient à l’incertitude de ce qui chez Aristote reste une science introuvable, excédentaire au regard de toute situation, pas même réductible à la question de l’être dont, pour le moins, Aristote reconnait qu’il n’est pas un genre et que, au-delà de tout genre, la métaphysique en vient à interroger, à malmener l’être par la question de ce qu’il est. Non pas qui ou quoi est, mais qu’est-ce que l’être lui-même? Question qui interroge l’être selon une orientation qui n’est avérée en aucun répertoire ontologique, en aucun registre factuel, en aucun ensemble détaillé, déjà mesuré. Quant à Platon, la métaphysique témoigne d’une Idée suréminente eu égard à l’être, lequel menace l'idéal de se voir réduit aux poils, à la boue, à la crasse sachant que l’ordure partage l’être au même titre que l’Idée qui se démarque d’un autre point qu’ontologique, avec le besoin de se soustraire à l’ornière de l’être. Raison pour laquelle Badiou, très platonicien sous ce rapport ne s’intéresse pas tant à l’être qu’à ce qui l’excède, vient le trouer au titre d’un événement dont la métaphysique est précisément tout autre chose qu’une ontologie.

Appartenir à l’être rend sans doute impensable toute Idée sachant qu’une Idée n’est jamais l’élément d’un ensemble ontologiquement clos sur son compte. L’Idée ne relève pas d’une numération ontologique, ne se trouve pas cochée dans la généralité de l’ensemble mais vaut comme un excès, une excroissance, une trouée dont on dira qu’elle s’inclut bien sûr dans l’être mais plutôt comme ferait une panne, un vide. La métaphysique de Badiou, c’est le surnuméraire et donc l’extra-ontologique : un appel d’air, un événement, une différence -autant de pattes de colombe ou de voleurs dans la nuit… Ce n’est sans doute pas en vain que la logique de Hegel débutant par l’être ne fait démarrer le devenir d’une Idée qu’au contact du néant qui est le véritable commencement de la logique hégélienne. Il y a donc bien dans toute tentative métaphysique, une soustraction à l’être minéral et lourd, pulvérisé par la métaphysique qui l’excède et refuse de s’y réduire au point de délirer sans doute au-dessus des montagnes, insatisfaite des sommets les plus hauts, toujours encore trop engoncés dans la terre pour convenir au vide en lequel elle se met vraiment en chantier comme métaphysique et idéalité.

Sur ce point Aristote sera clairement d’accord encore avec Platon pour reconnaître que la physique relève d’un questionner qui ne saurait satisfaire aux formes spéciales de la métaphysique, peu enclines à se contenter d’un robinet qui goutte ou d’un mouvement d’accélération qui qualifie la diversité de la matière. Il y a pour Aristote une métaphysique spéciale plus puissante que toute métaphysique générale dans l’approche de ce qui, au-delà de l’être, nous montre une singularité, signant quelque chose qui ne relève pas de l’aplatissement de l’être. Il y a sous ce rapport une différence d’approche dans ce qu’on appelle métaphysique, qui du reste traverse l’histoire de la métaphysique elle-même, querelle d’origine dans la manière ou non de la rabattre sur l’ontologie ou de l'élever vers l'Idée. Nous sommes donc installés là dans la très vieille querelle des universaux. Mais il me semble que l’universel, l'idéalité mathématique reste bien trop large pour donner à la métaphysique sa véritable puissance de frappe.

Il y a des objets de la métaphysique qui ont fortement changés, irréductibles au monde, au moi ou à Dieu, classiquement considérés comme les domaines, les territoires de la métaphysique. Et c’est en ce sens qu’il faut un territoire inédit, lancer des sondes s’arrachant au site de l’ontologie, mais sans être pour autant redevable à une théologie ou à une onto-théologie. En revenir au robinet qui goutte, ou aux mouvement d'attraction de la matière me semble relever d'une métaphysique très spéciale, autrement spéciale que celle des hauteurs. Sonder l’être est une opération qui le mine et le creuse comme ferait une taupe. Non pas dépassement, mais enfoncement dans un enfer qui ferait frémir Lovecraft lui-même. Et sur ce point, Badiou, parfois très stellaire, peut être lu sous un tout autre paysage que celui qui le réduit à une ontologie mathématique. Badiou, assez Deleuzien sur ce point, cherche la constitution d’une ligne d’erre qui échappe à l’ontologie nombrant ce qui irait de soi selon nos situations les plus plates. Une ligne qui témoigne de l’explosion de singularités universalisables ou héroïques, des miracles au sens de Leibniz (c’est la singularité qui devient révolutionnairement universelle), Leibniz étant le philosophe classique le plus proliférant, le plus enclin à remettre sur le chantier la contingence du principe de raison dans l’interconnexion des mondes –le monde le plus parfait étant également celui en lequel la contingence viens perturber les nécessités de l’ontologie par quelque miracle. Cette thèse sur Leibniz, je l’ai amplement abordée à la fin de « Plurivers » dans le sillage de Deleuze dont on pourra dire pour le moins qu’il a lu Leibniz comme personne. Et donc oui, il y a comme dit une métaphysique chaotique, méphitique aux conséquences surprenantes, entrée sur un champ de mines, un champ stratégique dans lequel l’ennemi a plus d’intérêt que l’ami conciliant -l’ennemi Leibniz dans sa capacité à ressusciter les trous qui émaillent l’ontologie, ou encore l’ennemi Malebranche pour sa curieuse échappée théologique sur l’ontologie.

Alors, il me semble que ces trous redonnent la part belle à la métaphysique qui avait été emmaillotée dans la morne tristesse de ce qui est au détriment de ce qui devient et qu’il y a en effet aujourd’hui de nouveaux objets pour la métaphysique, des objets curieux comme un trou noir, ou encore des récits monstrueux comme ceux d'ALIEN... Ces objets de la métaphysique, il faut les entendre au sens de ce qui n’est pas clairement une idéalité mathématique, quelque chose de plus géométrique, de plus topologique que les nombres. Cette irréductibilité à l’Etre que je creuse en taupe ne renvoie donc pas à un Dieu, ni à une contingence qui serait l’envers du principe de raison, suspendue dans sa consistance ex nihilo. Une métaphysique de l’enfer est sans doute plus grave encore que l’être devenu irrespirable. Elle nous apprend des dispositifs et des techniques de respiration prothétiques autant qu'inventives. Elle prend le nom d’une contestation, d’une création de concepts, d’une innovation irrécupérable en termes de marché ou d’échange –et par conséquent se place dans l’horizon de tous ces objets paradoxaux qui m’intéressaient déjà dans un Eloge de l’inconsommable.


Jean-Clet Martin
Dessin de Sophie Pouille

A lire encore : http://strassdelaphilosophie.blogspot.fr/2012/12/metaphysique-du-chaos-renouveau-de-la.html?q=m%C3%A9taphysique

De la grâce / André Hirt

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"Il y a beaucoup d’écarts chez Kleist ; on ne rencontre même que cela : on est tombé, on va tomber, on est toujours déjà tombé.
Toutefois, la perte de tout centre de gravité doit s’entendre, selon les moments, les circonstances et les intensités en jeu, de façon double, d’une certaine manière contradictoire. D’une part, au sens de la perte du centre réel, quoiqu’irreprésentable, ce centre que nous ne possédons plus dans la condition humaine, imparfaite, inachevée, brisée, d’autre part, et en un sens plus faible, du devoir qu’il y a à perdre le centre de gravité, en vérité illusoire, que procurent la vie et l’exercice de la pensée qui l’accompagne. En d’autres termes, Kleist, en son insatisfaction des conditions existantes de l’humanité, ne peut que se sentir obligé, comme par une exigence de vérité, de déraper de la voie centrée qui est proposée. C’est précisément ce qui l’a fait prendre pour un original, voire un fou. Et ses productions littéraires, comme on sait, auront suscité l’indignation d’un Goethe et d’un Schiller. On voit d’ici la scène (elle fut en effet rapportée), les deux autorités de Weimar s’esclaffant à la lecture d’une page de Kleist, dont l’écriture apparut si encombrée, si déhanchée, si maladroite. Il est certain que l’apparence d’un tel texte, dont les exemples sont innombrables, fait songer moins à une cascade se fracassant sur les rochers, qu’à la chute de rochers explosant en autant de débris dans une disposition aléatoires sur la scène de la représentation. Une page de Kleist est en effet un état de la langue à pierre fendre.
Cependant, Kleist ne renonce pas à l’idée d’un centre. Comme celui-ci est à l’évidence retiré et soustrait dans l’existence réelle, il faudra le rechercher, si du moins ceci possède un sens, dans et par la pensée. Sa présentation n’est d’abord possible que négativement : c’est par sa perte qu’il doit devenir pensable. C’est là la petite fenêtre de Kleist, si étroite qu’elle risque sans cesse de se fermer et même de disparaître. Cela fut le cas, et en même temps la dernière journée de Kleist, apparemment si joyeuse, se passa dans l’idée d’une fenêtre grande ouverte, en un mot si gracieuse, celle de la mort présentée comme une offrande suprême, comme le gain de la pensée, comme sa réussite. Cela est très romantique, au sens courant, cela nous apparaît encore ainsi, signe que nous sommes encore en quelque façon très romantiques, mais cela n’est qu’un échec aussi, ou une illusion de la pensée sur elle-même. Bien que nul ne puisse s’immiscer dans l’expérience de Kleist, dans ses effets manifestement insoutenables, il apparaît que l’effort de pensée de Kleist est très supérieur à la conséquence qu’il en a tirée. Disons pour cette raison que l’effondrement de Kleist, dans sa mise en scène, a connu la victoire de l’impuissance sur la puissance de sa pensée. Par quoi il échappa (il estima échapper comme bon nombre de « fous » ou de grands « idiots » de la littérature et de l’art) à la douleur de la pensée, aux conditions présentes, déchues, de l’humanité, en mettant fin à la chute par la chute.

Si la grâce est la mort, elle n’est alors qu’une consolation, en réalité seulement négative. Il est vrai que le problème de Kleist fut celui-ci : les conditions de l’existence, phénoménales, sont fausses, nous sommes irrémédiablement dans le faux, pris en lui ; partant, toutes les considérations philosophiques concernant ce cadre sont fausses, des faux problèmes. Si bien que toute cette philosophie ne peut être que fausse : nous sommes faux, dans le faux, avec des pensées fausses. Et c’est pourquoi, dans un premier temps de l’analyse, la marionnette a pu apparaître comme désirable, parce qu’elle parvient par son mouvement régulier à son centre de gravité. Mais comme ce centre lui est communiqué de l’extérieur, par le marionnettiste, elle relève encore d’une fiction, certes précieuse et pleine d’enseignement, de la pensée. En vérité, la marionnette incarne la figure en pensée de la thérapie, et plus largement de la technique (et la technique qui sauve, qui comble comme une prothèse, et la technique supérieure de soi). Mais comment échapper au monde phénoménal déchu ? À ce stade, l’effondrement existentiel jure avec l’harmonie de la marionnette. Celle-ci est une figure de la grâce, mais elle n’est pas encore la grâce. Nous aurions pu être une marionnette, cela est encore en quelque façon désirable, mais les fils furent coupés, sauf un ou deux peut-être, ce qui nous confère nos étranges et faux mouvements déhanchés. Nous ne nous mouvons pas droit, nous boitons. Le geste décisif de Kleist fut de le savoir, de ne pas considérer ces faux mouvements comme naturels, mais comme des effets et des résultats d’une chute originelle, et d’en tirer toutes le conséquences pour la pensée. C’est pourquoi, la fondation kantienne de la représentation et du savoir dans la Critique de la raison pure, la fondation en somme de la science newtonienne, bref ce que l’on considère comme un acquis supérieur de la philosophie, lui est apparue si insuffisante. Et ce n’est pas davantage l’insatisfaction kantienne elle-même qui aura pu consoler Kleist (le besoin d’absolu inhérent à la raison, l’idée d’une finalité fût-elle seulement nécessaire méthodologiquement et non pas réelle). D’une certaine manière, le mouvement parfait de la marionnette est la figure d’une pensée qui a trouvé son régime ; elle incarne la démarche de la dialectique transcendantale de la première Critique, lorsqu’elle pense correctement l’inconditionné, sans pourtant y avoir accès par la connaissance. Toutefois, comme la marionnette est encore attachée à ses conditions (le marionnettiste), elle fait l’expérience de la finitude.

La marionnette, donc, comme moment de la thérapie. Ou bien, dans un autre langage, le moment de la critique. Avec la marionnette, Kleist pose très clairement son problème. Il s’agit d’évaluer la différence, l’opposition, entre, d’une part, l’effondrement de la gravité dans l’expérience humaine et, d’autre part, la considération d’une harmonie du mouvement de la marionnette. Il faudra donc s’efforcer de dépasser le stade critique de la marionnette (ce que cette critique enseigne) en envisageant une perfection absolue du mécanique, d’une mécanique qui non seulement serait autonome, possédant son centre en elle-même et non plus depuis l’extériorité du marionnettiste, bref d’une mécanique qui serait sujet d’elle-même. C’est ce que Kleist illustre dans la figure organique de l’ours, à la fin de son essai.
De la mécanique à l’automatisme jusqu’à l’organisme, par conséquent. Et encore convient-il en toute rigueur de préciser deux aspects. Bien sûr, l’ours n’est pas sujet au sens métaphysique, c’est-à-dire conscient et encore dans l’effort de la connaissance de soi sur un mode réflexif ; il est sujet par-delà toute appropriation ; il est sujet approprié. Donc, en quelque façon, il est le comble inconcevable de tout sujet ; il n’est plus métaphysique, mais accomplissement de la métaphysique, c’est-à-dire en définitive abandon de la métaphysique (son désaccomplissement ou son dépassement). Ensuite, l’automatisme, ce moment crucial de l’appropriation en première approche, doit s’entendre comme auto-matisme, en soulignant l’autonomie certes, mais en ajoutant par la pensée que cet autosne signifie pas seulement, c’est encore un effet purement mécanique, l’autorégulation ; il s’agit d’un autosen son être même, en sa provenance, soit d’une sorte de siège à partir duquel la structure va agir. Pourquoi ne pas songer en en reprenant l’image à ce que Aristote entend par « âme », c’est-à-dire la forme du corps, ce qui lui confère sa substance et sa réalité effective ? Kleist n’en reste pas à une description de l’ours qui, sans réflexion, effectue toutes les parades devant l’escrimeur ; il entend suggérer une profondeur, un centre de gravité, une âme, donc, qui tourne parfaitement sur elle-même, il entend présenter une perfection, donc une créature achevée qui n’éprouve plus de problème quant à elle-même ni de question à l’égard de son adaptation à ce qui l’entoure. Il suggère une réussite. Tous les échecs de Kleist, les modalités de la chute, ne sont que la considération des modalités de la réussite. L’ours n’a plus à connaître, à évaluer, à réfléchir et à calculer. La phénoménalité n’est plus pour lui un problème. L’ours est la figure de la systématicité philosophique devenue effective. À lui tout seul il présente « la fin de l’Histoire » et de toute histoire. Là où la philosophie évalue et construit les figures de la subjectivation, dans la douleur, la conflictualité, la négativité et la problématicité, l’ours efface toutes les médiations de la réflexion pour présenter un savoir incorporé, devenu instinctif comme tout vrai savoir. C’est en effet en ce sens qu’on peut affirmer qu’il est le savoir absolu.
(Cette métaphysique « achevée » n’est donc pas la métaphysique en œuvre, parvenue à son œuvre. Elle n’achève pas son « histoire ». Elle est plutôt son inverse, son invalidation en somme. N’étant pas une œuvre, elle est la réalité physique de la métaphysique, par quoi elle se soustrait à toute métaphysique. Disons que la métaphysique n’est plus la condition d’elle-même, donc de son effectuation, mais que l’effectivité ne se soutient plus d’un fondement conditionnel absolu qui viserait son actualisation.)"

Extrait du livre d'André Hirt p. 106, Editions Kimé

Critique de la pensée du sol dans la philosophie raciale allemande avant Heidegger

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Ce n'est pas à Heidegger que revient l'horreur du sol en tant que principe de sélection. C'est Kant qui déjà dans la Critique de la raison pure, mais de façon affligeante selon tout l'opuscule sur le principe Des différentes races humaines, compromet la doctrine nomade des facultés -tout une géographie de la raison pure à laquelle Kant préférera en fin de compte le verticalité de l'histoire (dernières pages de la Critique).
Comme l'affirme Kant dans les Conjonctures sur le début de l'histoire, c'est sous le partage et la délimitation agraire que peut se concevoir une fixation effective et irréversible des dispositions naturelles. Elles sont d'abord pour lui encore mouvantes définissant un système de relations virtuellement coexistantes, itinérantes, chaque disposition bifurquant en affirmant déjà son mouvement propre et sa différence. Il faut alors les stabiliser par domaines fixes, cloisonnés. C'est par référence à un sol stable qu'on doit concevoir pour Kant la possibilité d'un jugement en mesure de partager des facultés enchevêtrées et de les démêler dans l'exercice d'un sens enfin commun. Toutes les figures multisensibles, multiraciales contenant les "essences vagues" de la totalité des races dans un état ou chacune d'entre elles reste indécise, tendue vers toutes les autres sans se précipiter au sein d'une lignée différenciée, toutes les configurations virtuelles doivent se soumettre à la puissance sédentaire du sol.
En un certain sens, ces lignées de différenciation, actualisées en rapport avec le sol, constamment menacé par elles, supposent l'existence virtuelle d'un plan géographique où se répartissent des singularités nomades, tous les germes enveloppant l'ensemble des dispositions naturelles : "L'homme dit Kant était destiné à tous les climats et à n'importe quelle constitution du sol. Par suite, en l'homme, des germes et des dispositions naturelles variés devaient se trouver prêts à être, selon les circonstances, développés ou entravés de façon à l'adapter d'abord à la place qu'il occupe dans l'Univers: de façon aussi à le faire apparaître, dans la suite des générations, comme pour ainsi dire adéquat à cette place et créé en fonction de celle-ci" (p. 16). Mais on le voit, à peine cette topologie est-elle esquissée que déjà elle se referme sur l'eschatologie de la place, sur l'histoire qu'elle finalise. Cette adéquation à une place centrale va hanter toute l'Allemagne à la suite de Kant pour réaliser en fonction du sol d'Europe septentrionale, une sélection de types caractéristiques dérivés du genre supposé originel. La mise en oeuvre de la dimension du sol comme substance de la sélection raciale permet à Kant de faire de l'Allemagne et du blond vif le lieu d'une race immédiatement dérivée du genre originel (p. 23)
Cette position du sol comme substance développe toute une logique sédentaire apte à fixer les dispositions humaines en déterminant le développement de certains germes, tout en étouffant l'ensemble des autres germes incompatibles avec la pureté supposée de la race dont le sol constitue à la fois le crible et l'égouttoir. Aussi, la race, "là où elle a une fois pris racine et étouffée les autres germes, résiste précisément à toute transformation" (p. 24). Sous ce filtrage rationnel des races, Kant regrettera de voir à l'oeuvre "des conduits de dérivation" capables de contourner "la valve de réduction" comme dirait Huxley: des lignes de fuite que parcourt un sujet nomade incapable de fixer des caractères typiques pour développer de manière anarchique les germes qu'il enveloppe comme autant d'essences vagues, fluentes, tendues sur toutes les dimensions hétérogène d'un "corps sans organes". Le nomade est donc justement celui qui refuse de se fixer sur un sol et qui, à cheval sur l'ensemble des dispositions naturelles, en extrait un développement anarchique incompatible avec la détermination d'un sens commun. 
Si la Critique de la raison pure a "besoin de déblayer et d'aplanir un sol à la végétation folle" (p. 733), c'est par la crainte de voir surgir l'ennemi dont déjà l'île Kantienne devait constituer le rempart, ennemi que l'on retrouve dans la dialectique transcendantale, sous forme d'une taupe. En effet, dans ce texte, Kant propose une entreprise de nettoyage systématique, à même "de déblayer et d'affermir le sol qui doit porter le majestueux édifice de la morale, ce sol où l'on rencontre des trous de taupe de toutes sortes creusés par la raison et qui menacent la solidité de cet édifice" (p. 266). 
Cette menace du sous-sol, de la taupe souterraine, de ses boyaux de dérivation, trouve son nom de manière définitive dans un texte assez curieux où surgit cet étrange nomade contre qui la première Critique établit sa citadelle dératisée : 
"Au début sa domination, celle de la métaphysique, était, sous l'administration des dogmatiques, despotiques. Mais comme sa législation portait encore la trace de l'ancienne barbarie, elle dégénéra peu à peu, par suite des guerres intestines, en une pleine anarchie, et les sceptiques, une espèce de nomades, qui en horreur tout établissement stable sur le sol, rompaient de tant en tant le lien social." (CRP p. 5 et 6).

Extrait de Jean-Clet Martin, La philosophie de Gilles Deleuze p. 89-90, Payot, 1993 réed, PBP, 2005, texte suivi de la figure de la taupe chez Nietzsche

Style terminal

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Il y a le style tardif et puis il y a le style terminal. L’un fait état autant d’un savoir que d’un retour presque sauvage à l’élémentaire, à l’immédiateté (c’est presque un recommencement), comme si c’était à elle, désormais et in fine, de médiatiser ce qui préalablement avait constitué la médiation formelle de l’œuvre ; l’autre est perdu, abandonné et délié à la manière d’une prodigalité qui n’attend plus la moindre récompense ni de l’art ni même du public. Ce style terminal fait de l’art sans en faire. Sa préoccupation artistique est minimale. Il se satisfait de sa propre exposition, on ne dira pas naturelle, mais spontanée au sens où Bergson par exemple, et avant lui Leibniz avaient relevé que la liberté consistait dans le déroulé d’une personnalité exhibant de son propre fond ses qualités, ses caractéristiques, et pour tout dire ses attributs. Liberté, donc, mais aussi vérité, une sorte d’aveu en somme (de reconnaissance de soi) qu’on susurre du bout des lèvres, de la plume ou encore des doigts.

On connaît le dernier Beethoven, celui des sonates ultimes et Bagatelles op. 126 prodigieuses de concision. Leur facture est inédite, rugueuse, d’une précision et d’une concision implacables. Le travail se resserre, la forme est comme élaguée, réduite à l’essentiel, pour ne pas dire à la trivialité. La courbe de la recherche formelle et thématique se clôt et se noue à  l’évidence de l’élément et du matériau par lesquels l’art aurait toujours dû commencer, s’il n’avait pas eu à tâtonner si longtemps et au gré d’une si grande quantité de savoir à acquérir. Les Variations Diabelli, surtout, sont de cette facture. La subjectivité parvient à tirer d’elle-même une quintessence, qui n’est pas un bilan, ni un résumé, mais une sorte de diagonale qui rejette par-dessus bord ce qui est estimé accessoire, du moins de tracé qui va droit au but. La forme se fait brève, sèche, presque violente. Elle est grandiose, en dépit de l’apparence minimaliste. On relèvera que ce style tardif n’est guère triomphal, précisément et sans le moindre doute parce qu’il est certain de sa maîtrise. Et de toute façon l’orbe de ce que cet art aura pu réaliser a été parcouru. Toute progression encore à venir s’est avérée impossible. Mais la monade artistique est constituée : elle a foré au plus profond de sa crypte, comme quelques rares autres créateurs qui auront su creuser aussi profond, mais ailleurs et autrement.

Dans le style terminal, rien de tout cela. Certes il existe un « dernier » Schubert, celui des trois dernières sonates pour piano, illimitées plutôt qu’infinies (l’illimité ouvrant sur l’infini ?), celui du Quintette à cordes. Mais ce « dernier » Schubert, à trente et un ans à peine, que l’on y songe un instant en parcourant l’inventaire des opus, ce qui le rapproche, et pas seulement par là, de Mozart, ne compose plus par décision, par souci de quintessence, il ne rassemble rien et ne fait surtout pas de bilan. Il poursuit, il continue. Avec Beckett qui lui portait une admiration sans borne, il dirait : « Ça suit son cours ». L’œuvre, si l’on peut s’exprimer ainsi, ne s’accomplira pas (elle ne se referme pas) : elle s’interrompt. On songe sous cet angle particulier, par association d’idées, à Deleuze (une pure continuité dans l’œuvre, avec des brisures et des fractures évidemment, une poursuite sans fin assignée ou assignable, depuis les ressources paradoxales de l’épuisement) ; on songe encore à Derrida, à l’errance acceptée, par probité extrême, de la pensée et au flot fécond de l’écriture. Çà et là, chez ces philosophes, on est tenté de reconnaître des signes du style tardif. Mais ce serait faire mention d’une sagesse qui ferait contresens. Derrida, de son côté, aura barré cette lecture : « Apprendre à vivre enfin », dont la méditation attend le dépliage de sa propre infinité et reste stupéfaite, mais confiante, devant sa propre interruption. C’est que le style tardif, en revanche, même s’il se soustrait à la systématicité en propose un analogon effrangé, pour ainsi dire une ironie paradoxale. Le style tardif, en revanche, est un savoir du savoir.

À l’évidence, rien de tout cela dans Schubert : ni un savoir ni une récapitulation, mais le libre cours donné (abandonné) à l’expérience, de celle dont on ne saurait faire le tour, qui de fait se poursuit, dans la neige, la forêt, dans l’inconnu, avec les semelles usées du Wanderer (du Voyageur). Le style terminal se dirige sans finalité ni conscience vers l’inconnu. Et celui-ci n’est pas, comme dans le style tardif, ce que l’on pourrait déduire, c’est-à-dire calculer comme dans une équation, certes très compliquée. Mais c’est tout l’honneur du style tardif que de la résoudre. S’il reste malgré tout une part d’inconnu dans les œuvres tardives, comme dans la dernière sonate de Beethoven, défigurée à l’égard du genre dans lequel elle s’expose (deux mouvements seulement, ce qui ne constitue aucunement un inachèvement), c’est sous la forme d’un suspens de nuage ou de méditation émanant de la forme trouvée. Le compositeur comme l’auditeur n’en peuvent qu’être médusés. La vérité est que le style tardif est une méditation contrôlée (sa démarche fait irrésistiblement songer au parcours sinueux et plein d’embuches du Descartes des Méditations, ou encore à la sécheresse de l’Ethiquede Spinoza). Car la méditation tourne à la démonstration, les expériences n’en étant que les moyens ou le matériau. Chez Spinoza, on le sait, l’expérience se trouve comme en bas de page, dans les scolies et non dans les transitions sévères qui articulent théorèmes et démonstrations. D’une certaine manière, l’expérience est hors champ : elle n’est pas perdue de vue, mais elle n’est pas le sujet. Ce qui l’est, c’est la vérité que l’on peut et doit en tirer.

Si l’on prête patiemment l’oreille aux trois dernières sonates de Schubert, la méditation paraît tourner en rêverie. Aussitôt, comme en un brusque réveil, en autant de reprises et de répétitions, en un ressassement qui n’est pas un simple retour du même, mais une insistance et un effort tant psychique que physique, le courage propre au désespéré – courage, oui, repris et réengagé comme dans le dernier mouvement de l’ultime Sonate en si bémol –, la rêverie retourne en réalité à la méditation. Mais celle-ci ne calcule pas : elle s’enfonce dans la nuit de son contenu. Ce n’est pas (encore) la mort, plutôt le mystère insondable de l’existence qui va sans savoir où. Et l’important, tel serait le courage et avant tout sa conquête, est d’y aller, vers ce lieu, cet espace dont on ne sait rien, parce que c’est le sens même de l’expérience inconnue de chacun que d’y mener. Cette attitude, qui n’est pas une pose, ne se traduit dans aucun grand style, dans aucune forme préconçue, elle n’est pas davantage souveraine, mais elle cherche son terme. L’art n’est plus un moyen, surtout pas une échappatoire, une consolation, un Dieu en somme, mais seulement le plus fidèle compagnon vers lequel on jette régulièrement, avec une confiance mêlée d’inquiétude, un coup d’œil comme vers l’ombre que l’on porte avec soi. Et de surcroît, l’art, ici la musique (Du holde Kunst! dans le Lied An die Musik), ne fut-il pas la fidélité même, de celle que toute existence requiert à défaut de trouver une vérité ? Ne constitue-t-il pas le dernier compagnon, les autres s’étant avérés inconsistants (toute la vie sociale, les femmes et les amis, la gloire), la dernière attache par laquelle on va se détacher du monde ?

Le style terminal se tient sur la limite. La question de l’âge n’y joue aucun rôle contrairement aux conditions du style tardif. Et, d’une certaine manière, le style terminal est indissociable d’une maturité objective qui n’eut jamais lieu. Il va très vite, trop vite, il brûle et se brûle. Il ne ferme pas, il dit seulement adieu (cet Abschied dont la musique est en quelque sorte le médium privilégié). Son terme, s’il est bien terminal, n’ouvre pas davantage. Entre non fermeture et ouverture sur rien, le style terminal fait couler sans raison les larmes (Lob der Tränen, D 711), inscrit des traces (c’est le geste fondamental de l’art que de le faire, l’animalité de l’art), et, parce que nous nous y reconnaissons, à notre tour, cette musique de Schubert ne déplace pas l’existence vers l’art mais à l’inverse étend sa faible lumière sur le chemin que nos pas empruntent.

André Hirt
Chronique du 16 (février 2014)

Beethoven, Variations Diabelli (Rudolf Serkin), Sonates pour piano op. 109, 110, 111 (Maurizio Pollini).
Schubert, Sonates pour piano, op. posthumes, D. 958, 959, 960 (Rudolf Serkin, Radu Lupu). 

Le vertige des possibles -un film de Vivianne Perelmuter

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Cela est arrivé aujourd’hui. Une seule journée dans la vie d’Anne. Une journée qui n’est pas celle d’un homme comme ce fut le cas d’Ulysse de Joyce où subsiste encore la visée d’un tout, fût-il problématique. Rien ne rappelle ici la totalisation d’un récit qui ferait de l’heure le cycle complet d’un monde. Toujours le monde s’était fermé trop vite sur une boucle, celle qui court du matin au soir. Dans le film de Vivianne Perelmuter et les vingt-quatre heures de la pérégrination d’Anne, on ne trouve plus vraiment de monde clos sur soi. Le nom d’ « Anne », au demeurant n’évoque guère le cycle d’une « Année », ni même d’un jour qui en serait l’image. La promenade, l’errance nocturne, glissent en dehors de la chronologie au travers la bifurcation des trottoirs et les carrefours déconnectés de la ville. La démarche est souvent ponctuée par des intersections, contemplation réussie de petites ruelles qui marquent autant d’échappées et de souvenirs avortés. Non pas seulement dans l’espace mais encore dans le temps. Visions brèves, instantanées, montrant dans la rue principale des voies adjacentes ou transversales souvent brillantes et dont la profondeur gagne l’infini, d’autres « a/venirs » ou encore des « a/venues » esquissées. C’est le temps bref d’un carrefour, d’une ruelle croisée en un flash ouvert sur des temps possibles, une autre marche à suivre, une sonorité lointaine, à peine esquissée. L’œil descend ostensiblement dans une  profondeur de champs multiples, heurtés, à peine suggérés dans l’entrelacs des chemins possibles.

Sous cette rumeur du désaccord, sous la trame des textures urbaines, Anne parle, pense, songe à ce qui arrive, crucial par la forme croisée de l’alternative. Toujours sa vie est comme prise dans l’alternateur de lumières et de sonorités dont le film enchaîne les coupures, les recoupements : ou bien… ou bien… ou bien… Voici donc des coupes qui sont déjà comme l’errance de Kierkegaard, penseur de l’actuel, promeneur au "maintenant" indécis, impossible, improbable. Le rappel n'ajoute aucun crédit aux pensées. Le passé n’a pas plus d’autorité sous prétexte du nombre de commémorations qui en marque la fête. Le rituel n’y adjoint aucune certitude. Rien n’y fait, cela aurait pu ne pas se produire, l’événement étant aussi incroyable pour Anne, elle qui se remémore Noé avant le déluge, Noé qui attendait la pluie, la pressentait dans sa menace. La plus ancienne foi reste aujourd’hui tout aussi hésitante, aussi inacceptable et illogique qu’elle ne le fut pour un contemporain des premiers temps. Le passé, authentifié par une habitude, une histoire, la mienne, est aussi incroyable que maintenant, ce présent actuel dont nous voyons qu’il pouvait être autre. Anne est là, je suis là à la suivre en témoin insolite. Et cette rencontre sera si improbable que rien ne saurait l’éroder, la rendre commune, l’effacer par l’usage. 

Anne est attendue chez un ancien ami. Il n’est pas encore rentré et c’est sa femme, belle inconnue, qui l’accueille, dans le silence, l’embarras de n’avoir rien à se dire. Peut-être, pour patienter, regarder les tableaux aux murs, réfléchir au passé qui n’a jamais été présent, aux projets avortés, ceux d’un vieil ami peintre qui croyait en une vie d’artiste… et qui est devenu assureur… agent immobilier... ne se souvenant plus de ce que l’art avait d’inassimilable. Le désir de l’art était là dans la jeunesse mais comme esquisse d’un autre chemin, tout autre, le même pourtant. « Je est tout autre ». Pis, l’autre pourrait se placer sur cette route en moi comme se recoupent les avenues de la ville. Le temps n’est ni le mien ni à personne. Il est redevable d’une rumeur dans laquelle tout événement bifurque sur plusieurs avenirs possibles et plusieurs passés en balance. Une journée d’Anne ne se ferme donc pas tout à fait sur soi, déportée par des avenues qui en recoupent la certitude par autant d’incertitudes. Et toutes les minutes trottent, redevables d’un trottoir qui se brise, pavés disjoints entre lesquels font irruption d’autres assemblages. Ce n’est pas un cycle, mais un vertige. A la différence du cycle le vertige est toujours ouvert quelque part, spiralé au rythme d’un air, air décentré de Mahler dont on entend une symphonie en arrière-plan (même si le son passe souvent sur le devant de la scène). Il s’agit donc d’une spirale irrégulière dont les bords se disjoignent dans la rupture du son, Vivianne Perelmuter portant une attention particulière aux tons rompus des chuchotements et des basses qui traversent les corps et épaississent l’espace d’autant de fantômes.

Mais les fantômes sont avant tout des révélations, des variations de couleurs sur une vitrine ou une surface de magasin. Au milieu du film, une scène particulièrement coloriste déploie par degrés des formes qui naissent sur le lissage d’un mur légèrement vitrifié. Le déplacement de la caméra, lent et processuel induit des formes, un moirage de formes au bord de l’hallucination, modifiant la marche en une création de fresques, fresques murales ou gros plans dérangeants –par exemple le cadrage d’un œil en macro, oeil devenu presque animal, voire mécanique, le corps humain montrant sa face vide, son inquiétante forme machinale. Et de l’œil à la vision l’image traverse l’intégrale de Proust épuisant un petit mur jaune, un pan de mur se rappelant tout autant à Vermeer. Se déroule ainsi l’espace de la réminiscence, le cadrage auquel procède le film de Perelmuter fonctionnant par pans, pan selon pan, pan de trottoir, pan de vitre, pan ouvert dans les pans en forme de portes, de garages, d’impasses derrière lesquelles fourmillent autant de mondes. Et la traversée de la ville au hasard construit patiemment des raccords devenus nécessaires. C’est par exemple en manquant d’argent que la carte bancaire muette lui ferme l’accès à tout hôtel. Mais au travers de ce bug, Anne ouvre un nouveau pan de mémoire, se laisse conduire vers la chambre d’une amie, amante, avec laquelle la vie semble s’associer en une ultime étreinte qui ouvre le film sur une incertitude dont nous ne savions encore rien, si ce n’est que le passé pèse sur l'avenir, un passé lui-même multiforme, passé qui se rejoue en fonction des portes ouvertes ici et maintenant, réouvrant les donnes depuis certaines traces, celles sur les vitres mais encore celles de la route lisse, des pavés équarris, celles qui sont déposées par tous les autres qui nous ressemblent et y laissent des empreintes.

Nous sommes ainsi passés dans un enfer, un enfer qui comme pour Dante témoigne d’un jeu de portes, des couloirs d’habitude passés inaperçus dans les urgences de l’action, du travail qui nous distrait. Il fallait, pour que ces portes redeviennent visibles, le suspens de l’avenir et que se redéploient, sur leur dos, les empreintes par lesquelles elles ont été forcées, là, en une seule journée qui nous appelle, qui nous rappelle le passé pur, l’ensemble des portails de la mémoire. Ceux que nous avions abandonnés au nom de la réussite, de l’ascension sociale, de l’oubli… L’errance n’est donc pas un échec, une incapacité de créer. Dans l’errance, la distraction, la vacuité remontent les éventualités, les événements avortés, la face passive d’une vie qui nous tient comme un vent dans le dos. L’errance n’est pas la fatigue du découragement. Elle est un épuisement, l’épuisement des possibles qui éparpillent les dés, comme les signes d'une écriture japonaise, signes tombés en pluie sur la page de riz et qui relancent le jeu, le vertige de leur chute. Alors soudainement, aux rues de Paris, se superposent le nappage de Venise, le mappage liquide du macadam cédant aux sombres clapotis des barques et des avenues d’eaux.  


Jean-Clet Martin

Sortie du film le 19 mars au Saint-André des arts, tous les jours (week-end compris) sauf le mardi à 13 heures. Pendant deux semaines.


Métaphysique d'Alien / Ed. Léo Scheer

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"La fiction, si elle n’est pas réelle au sens d’une histoire effectivement avérée, n’en comporte pas moins une forme de vérité. Vérité fabuleuse, celle d’un temps à venir, mais sans doute encore celle qui conteste ce temps par la capacité à sortir de son horizon si étroit. La série des Aliens nous confronte à des épisodes invraisemblables, dont l’horreur n’a pas d’égal. On comprendra certes que les événéments qui y sont relatés sont issus de l’imagination. Il n’empêche, la fiction, l’imagination, aussi fantastiques soient-elles, n’ont cependant rien de commun avec l’illusion, avec l’erreur d’appréciation. La fabulation suppose pour le moins des éléments de cohérence. Si on ne peut accorder aucun crédit aux faits relatés dans Alien, le montage des plans, le développement de l’intrigue comportent une part métaphysique dont l’exactitude est surprenante. 

Qu’une fiction puisse être vraie, la littérature nous en avait déjà donné la leçon, nous montrant des personnages irréels dont les vertus, la logique des passions étaient exemplaires : des modèles d’intelligibilité relativement à notre mode d’existence. Ulysse ne ressemble à personne. Il vit dans l’extraordinaire, mais cette « extériorité » reste une extériorité pour notre « ordinaire ». Il s’y situe, vient le fendre comme en y ouvrant un devenir, un autre monde dans le monde, une bordure qui témoigne de l’ontologie plus que de l’histoire. Il en va de même de la série des Aliens dont le vaisseau part à la dérive, nous porte hors de nos préoccupations quotidiennes en direction d’un réel enrichi, d’une densité incomparable. 

Cet ensemble d’essais cherche à rendre visible ce que les images de cette aventure extra-terrestre retiennent de notre monde autant que ce qui peut lui échapper. On y découvrira des clefs concernant nos préoccupations bien réelles quant à qui nous est étranger, à l’invasion pandémique, à la procréation, au clonage, à la différence sexuelle, aux rapports que nous entretenons avec les robots, sans parler de la frontière même de ce que nous appelons l’humanité. Un humain, ce n’est pas un corps, mais un ensemble de relations extérieures à nos cellules, des relations que la génétique ne permet pas d’interroger. Nos valeurs, notre foi n’ont rien d’endogène mais témoignent d’un plan externe et comme extra-terrestre, au point que l’origine du pensable n’est jamais tout à fait darwinienne. Comment la pensée commence ? Pourquoi des machines ou des animaux nous donnent au cinéma le sentiment de se mettre à penser, hors de tout territoire ? Il y a dans l’humain quelque chose de « créatiogène », en rupture avec tout milieu. Cette frontière de l’humain, qu’elle soit darwinienne ou non, est toujours en prise avec d’autres espèces. Un monstre ne pourrait-il devenir humain ? Un androïde ne possède-t-il pas une forme de surhumanité angélique — pour ne pas dire maléfique — qui compromet l’idée d’une essence concernant notre espèce en mutation, espèce sans bords clairs, dont le mode d’existence dit « humain » n’est pas biologique ou, en tout cas, ne trouve pas dans la biologie sa véritable définition, la machine se montrant capable d’intelligence quand la procréation devient artificielle. 

C’est cette hybridation que chaque contribution explore dans une forme d’interrogation propre à la philosophie. Cette philosophie trouve au cinéma une quatrième dimension pour la pensée, du moins un laboratoire où se trouve configuré ce que nous pouvions soupçonner quant à nos origines et à notre destin supposé. Se décline ainsi une forme de mythologie qui parle de nos craintes comme de notre lueur lucide vis-à-vis du vide devant nous, ici même comme demain, ou encore vis-à-vis du chaos de notre provenance, en lequel la fiction nous replonge, ayant fait exploser la barrière de nos croyances, de nos convictions et de nos assurances premières."

Textes: Elie During, Raphaël Bessis, Charles H. Gerbet, Laurent de Sutter, Frédéric Neyrat, Marika Moisseeff, Antoine Hatzenberger, Véronique Bergen, Peter Szendy, Jean-Clet Martin


La nuit, je rêve de vous / Mathieu Brosseau

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Couché là. Couché là, par terre, dehors. Vous voyez ? Dehors mais dans l’ombre. C’est sûr, vous voyez ? Couché là, la tête échappe et les bordures du crâne se déplacent, les bouches du crâne là-bas, se plaquent au miroir et ça cause, ça cause ; l’œil n’y voit plus rien sauf la nuit, ça va sans dire. Cela va sans dire. On va dire qu’elle est forcément terminée, avec horizon à la clé (courbé). Clé courbée aussi. Cette nuit-là, puisque c’est elle que vous figez-là (ou pensez), cette nuit-là disais-je est un lieu puisqu’elle est là. Dedans. Comme toutes les pensées, de toute façon et dans tous les sens, là c’est l’ombre, là c’est je pense. Et pourtant. Là, c’est nuit courbée, c’est ombre (voutée), c’est pourquoi les églises. Manquent les cloches. Ne manquent pas les fables (ça cause, ça cause). C’est là l’évocation, c’est là la parenthèse de la prière, la prière du viens-tout-de-suite frénétique, ou attend, dans cent ans. Vous passerez l’autorité des reflets, j’en suis sûr. Mais là, dans votre cerveau, dans le cerveau de l’homme, dans l’ombre, ailleurs et de l’autre côté il fait jour, forcément, la tête a deux faces, les cheveux végétaux recouvrent et les yeux mers dégagent les paupières : il faut voir. Pour le moins, évoquer. Et ces arbres cils, on envisage de dire, bien qu’aucun bien commun ne soit admis la nuit, je parle-là des formules dociles. Vous pouvez toujours demander une réponse à la nuit, elle ne répondra pas, vous ne répondrez pas à sa place, rien ne se fera, rien ne se dira, dans l’ombre, vous le savez, il  n’y a que des événements, des anti-réponses. Pénibles trouvailles qui ne peuvent être que des retours, des réponses à l’existant. Pénible existant qui est un arriéré (vous sentez-vous coupable d’avoir été puis d’être ?), vous le vivez dans votre crâne qui est une voûte, une nuit avec ou sans lune, la courbe est toujours une espérance sexuelle. C’est-à-dire un espoir de différence. Vous vous direz ainsi que ce qui vous précède ne peut être différent de vous, vous vous direz que votre cerveau ne peut être différent de vous, vous vous direz que vous ne pouvez être différent de vous. Mais si vous vous le dîtes, c’est que vous ignorez que vous êtes fait de la même matière que les formules désignant les constellations, ces ponctuations, ces signes courbés, ces ogives où se vautrent les contes, ces Christ où se nichent la main des accords. Mais la nuit voûtée n’est pas seulement projetée par vos yeux lumières, la nuit courbée est surtout ce remuement des espèces, ce remuement des invisibles venus du dehors, venus de ces ailleurs inattendus, cette nuit désaccordée, recomposée. Il est question d’oreilles, quelque chose tremble à vos côtés, vous l’entendez ? il est question de pieds, quelque chose a volé, sauté, passé, il est question de mains, le vent s’est froidement glissé entre vos doigts, il est question de ces membres sur le qui-vive, séparés mais renombrés. Il est question de ce cerveau blanc lacté, rouge gondolé : vous ne pouvez plus être ce que vous pensiez être car la pensée appartient à l’hier, alors que vous vous tenez devant l’ailleurs. Là, c’est je pense mais la nuit ne l’est pas, je pense, ou avec l’horizon du temps : demain, je serai. Nous ne dormons pas, nous sommes là-dehors, là-dedans, que dis-je ? là-cerveau, puisque l’un-dans-l’autre revient à l’un-hors-de-l’autre. Un jour, je me ferais un plaisir de ne pas vous expliquer. La nuit ne dira rien non plus mais elle pourra apprendre au curieux à quoi ressemble les disparitions, elle pourra reprendre la parole, elle agira devant le fébrile, elle est le miroir clos de l’organisation, les sillons laiteux du cerveau se voient dans les fils imaginés reliant les étoiles. Et le crâne ?! Et la tête ?! C’est hors de question, c’est hors de tête, votre profil préféré, votre visage aimé, le vôtre, est le fantasme animé par la furie des symboles, la tête est cette question et la nuit n’interroge pas le miroir, on dira qu’elle n’est que son résultat intérieur. Clos avec horizon. Horizon ? demain, je serai le résultat de ma nuit. Demain,  vous aurez peut-être appris que le changement est l’horizon du lieu et que la pensée est le cauchemar des organes. La question de la certitude revient à la nuit, elle n’est pas fantasmée et pourtant elle ne sait pas. Et si elle ne sait pas, c’est parce que nous ne savons pas. Et si nous ne savons pas, c’est parce que notre crâne est ouvert par nos yeux. Il faut voir pour ne pas être. Et la ligne de fuite est un trou aspirant, la nuit aspire, la nuit provoque la rencontre des vrais inconnus et, sans retour, offre les murmures en mouvement, ces murmures sans miroir que je vois déjà courir devant de vous, dans cette nuit, forcément sans miroir. Elles galopent, vos paroles, ne les voyez-vous pas ? Non, ce ne sont pas des animaux ni des signes domestiques, elles galopent, elles sont vos bouches inconnues, elles sont vos amantes et vous vivez pour elle, grâce à la nuit. Une cavité de nuit, nous la sommes, un trou de bouche et des dents qui marchent avec les signes en écharpe ! Nous y sommes, là. C’est-à-dire presque terminés, autant que la nuit recommencée car nul n’ignore les recommencements qui passent entre les trous du miroir, c’est la marche du sable ! C’est ce qui moule l’un dans l’autre, l’un hors de l’autre.
A vous.

                                                  Mathieu Brosseau

Mathieu Brosseauest né en 1977. Il vit en région parisienne.
Il a publié dans de nombreuses revues : Action Restreinte, L’Etrangère, Ouste, Libr_critique, Remue.net, Dock(s), Boudoir & autres, Marelle et d’Ici-là, Sitaudis, Owerwriting, Fusées, Ce qui secret, La vie manifeste, Hors-Sol, Poézibao, etc. Il a donné des entretiens à Florence Trocmé pour Poezibao, à Sophie Nauleau pour Ça rime à quoi (France Culture), à Armand Dupuy pour Remue.net ou à Fabrice Thumerel pour Libr-critique.
Il anime la revue en ligne Plexus-Sdepuis 2006.
Son dernier livre est Ici dans ça (Le Castor Astral, 2013)

Michel Foucault -repenser la technique / Judith Revel

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Dans un court texte consacré à Michel Foucault peu après la mort de ce dernier, Gilles Deleuze semble faire allusion, au détour d’une phrase, à la proximité qui aurait existé entre les analyses foucaldiennes et celles de Martin Heidegger1. Quoi qu’on pense d’une telle (et somme toute assez surprenante) lecture, il nous semble qu’il existe au moins un domaine spécifique de problématisation foucaldienne à l’égard duquel la « parenté » Heidegger/Foucault ne peut qu’être démentie. Ce domaine, c’est la question de la technique. C’est à ce terme (en général utilisé au pluriel par Foucault :les techniques) et au triple déplacement que Foucault lui impose – en particulier par rapport à la pensée heideggérienne – que nous aimerions par conséquent nous arrêter un instant. Il nous semble en effet que la notion de « technique » ne peut être comprise chez Foucault qu’à partir d’un contre-pied radical par rapport à ce qui fonde à la fois, et de manière entrecroisée, la formulation de la « question de la technique » et la conception de l’ontologie chez Heidegger : les notions de « dévoilement », de « fonds », d’« arraisonnement », de « nature » ; et que, ce faisant, ce même contre-pied foucaldien rend pourtant possible, dans la critique violente qu’il produit à l’égard de ce qu’il ressent chez Heidegger comme une nouvelle métaphysique, une autre manière (non métaphysique : immanente) de penser l’ontologie. La question destechniques de soi, chez Foucault, c’est en effet – à partir d’une problématisation du rapport à soi qui doit beaucoup à la pensée grecque, mais qui ne cesse également d’interroger nos propres pratiques – une manière de penser l’invention de soi (la production de subjectivité) comme une création, c’est-à-dire comme une ontologie constituante. Et pourtant, cette ontologie constituante ne saurait être envisagée selon Foucault sans la critique radicale des métaphysiques de la nature, de l’origine ou de l’être. C’est donc à ce clivage que nous aimerions à présent tenter de consacrer les lignes qui suivent.
2Au début des années quatre-vingt, le thème du souci de soi apparaît chez Foucault dans le prolongement de l’idée de gouvernementalité telle qu’il l’avait développée dès la fin des années soixante-dix, en particulier dans les cours au Collège de France (Foucault, 2004). À l’analyse du gouvernement des autres suit en effet celle du gouvernement de soi, c’est-à-dire un questionnement sur la manière dont les sujets se rapportent à eux-mêmes et rendent ainsi possible le rapport à autrui (Foucault, 2008). L’expression « souci de soi », qui est une reprise de l’epimeleia heautou que l’on rencontre en particulier dans le Premier Alcibiade de Platon, indique en réalité l’ensemble des expériences et des techniques qui élaborent le sujet et l’aident à se transformer lui-même. Dans la période hellénistique et romaine sur laquelle se concentre rapidement l’intérêt de Foucault, le souci de soi inclut certes la maxime delphique du gnôthi seauton, mais elle ne s’y réduit pas : l’epimeleia heautou correspond davantage à un idéal éthique (faire de sa vie un objet de tekhnê, une œuvre d’art) qu’à un projet de connaissance au sens strict (Foucault, 2001g). L’utilisation du mot « technique » et celle du mot « art » (et, plus tard, du mot « production ») semblent alors équivalentes chez Foucault en ce qu’elles engagent un rapport à soi qui passe à travers des pratiques, c’est-à-dire un mode de vie, une manière de conduire sa propre existence ; et en même temps, les trois manières de dire l’extrême matérialité de ces pratiques (encore une fois : « techniques », « art », « production ») impliquent toutes quelque chose qui a à voir avec la dimension de l’invention. La question de la tekhnê, pour Foucault, se situe donc non seulement au croisement du rapport à soi et du rapport aux autres, mais n’est pas dissociable d’une expérience (c’est en ce sens que l’on peut parler de « matérialité », y compris quand l’expérience en question est spirituelle : elle engage des manières de conduire sa propre existence, d’en problématiser les modes). Et cette expérience, en ce qu’elle travaille le rapport à soi, produit – invente, modifie, expérimente de manière inédite – précisément ce soi dont elle a fait sa matière. Soin’est bien entendu pas, dans ce contexte, le nom d’une identité ou d’une position, c’est la matière même de l’expérimentation de la tekhnê – et c’en est également le résultat, le produit sans cesse remis à l’ouvrage, modifié, plié à la logique créative d’un devenir sans terme.
  • 2  On se référera à ce propos aux deux commentaires successifs que Foucault fait du texte de Kant, Wa (...)
3De ce point de vue, la différence d’usage – dans les commentaires que Foucault fait des textes auxquels il s’applique – entre les notions de « techniques », d’« art » et de « production » semble ne relever que du souci (au demeurant parfois assez relatif) de respecter à la lettre, de manière philologique, les mots à travers lesquels la pensée antique s’est dite elle-même, dans un travail sur les sources qui cherche précisément à rendre compte d’un ordre de la pensée qui fut aussi un ordre du discours. En ce sens, les cours au Collège de France sont précisément le bel exemple d’une « archéologie » qui fait émerger et donne à voir un système de pensée historiquement déterminé, c’est-à-dire toute une économie des pratiques et des savoirs à l’évidence fort différente de la nôtre, et dont il s’agit de restituer la consistance (Foucault, 2001h, 2008). En revanche, quand Foucault, se détachant du « matériau historique » sur lequel il travaille, semble esquisser le déplacement de cette approche « archéologique » (historique) en direction d’une interrogation de notre propre rapport à nous-mêmes aujourd’hui, c’est-à-dire quand il prolonge l’archéologie de la pensée antique par ce qu’il appelle une « généalogie » ou une « ontologie critique du présent » ; quand, donc, il questionne l’actualité du rapport éthique à soi et les formes de subjectivation qui sont désormais les nôtres, la distinction philologique entre les termes n’a plus lieu d’être : on est à présent loin du débat sur l’exacte traduction du mot tekhnê, ou sur les variations que ce dernier a pu enregistrer selon les différentes pensées dans lesquelles il apparaissait. Ce qui devient au contraire évident, c’est qu’entre les termes de « technique », de « production » et d’« art », il existe bel et bien pour Foucault une double unité, ou tout au moins une double cohérence : d’une part, tous trois impliquent une dimension qui est celle de l’existence, c’est-à-dire qu’ils engagent directement le rapport à soi (la subjectivité en tant que devenir) sous la forme d’une expérience ; de l’autre, tous trois incluent un geste constituant, une invention, une création. La tekhnê est, au sens fort, une inauguration – ce que, dans certains textes des dernières années, Foucault nommera une différence 2.
4Une archéologie comme propédeutique de la généalogie, disions-nous. En réalité, l’analyse archéologique du souci de soi permet à Foucault d’étudier historiquement deux problèmes, et c’est à partir de ce point de départ que la problématisation des formes actuelles du rapport à soi, des techniques de soi et de la production de subjectivité prendra tout son sens. Dans le cadre d’un projet général d’enquête portant sur les modes institués de la connaissance de soi, et précisément parce qu’il cherche à travailler sur ces « techniques de soi », c’est-à-dire à formuler au sein d’une histoire de la subjectivité les différentes mises en place et transformations du « rapport à soi-même » dans l’histoire de notre culture, Foucault se donne d’emblée deux axes de recherche et deux limitations afin de rendre dans un premier temps son parcours plus aisé : une limitation chronologique (puisqu’il s’agit d’étudier les « techniques de vie » dans la culture hellénique entre le ier siècle avant J.-C. et leiie siècle après J.-C., en particulier chez les philosophes, les médecins et les moralistes), et une limitation thématique, puisque le domaine d’enquête est restreint « à ce type d’acte que les Grecs appelaient aphrodisia » (Foucault, 2001b, p. 1034). La définition des aphrodisia est à la lettre celle des « œuvres, [des] actes d’Aphrodite » (Foucault, 1984, p. 47), c’est-à-dire des actes, des gestes, des contacts qui procurent du plaisir :
Les Grecs et les Romains avaient un terme pour désigner les actes sexuels, lesaphrodisia. Les aphrodisia sont les actes sexuels dont il est d’ailleurs difficile de savoir s’ils impliquent obligatoirement la relation entre deux individus, c’est-à-dire l’intromission. Il s’agit en tout cas d’activités sexuelles, mais absolument pas d’une sexualité durablement perceptible dans l’individu avec ses relations et ses exigences. (Foucault, 2001f, p. 1480)
5Les aphrodisia (qui impliquent en même temps des actes et des plaisirs, et qui sont donc par définition une expérience : un rapport à soi médié tout à la fois par le rapport à l’autre et le rapport au plaisir, et vice-versa) n’ont, pour les Grecs, rien à voir avec la simple concupiscence. Il faudra attendre la pastorale chrétienne pour voir le recentrement exclusif sur le thème du désir qui deviendra dès lors le thème central de la morale religieuse, et qui permettra de fixer les interdits et les lois sous la forme d’une pensée de la mortification de la chair. Chez les Grecs, bien au contraire,
l’attirance exercée par le plaisir et la force du désir qui portent vers lui constituent, avec l’acte même des aphrodisia, une unité solide. Ce sera par la suite un des traits fondamentaux de l’éthique de la chair et de la conception de la sexualité que la dissociation – au moins partielle – de cet ensemble. Cette dissociation se marquera d’un côté par une certaine « élision » du plaisir (dévalorisation morale par l’injonction dans la pastorale chrétienne à ne pas rechercher la volupté comme fin dans la pratique sexuelle ; dévalorisation théorique qui se traduit par l’extrême difficulté à faire place au plaisir dans la conception de la sexualité) ; elle se marquera également par une problématisation de plus en plus intense du désir (dans laquelle on verra la marque originaire de la nature déchue ou la structure propre à l’être humain). (Foucault, 1984, p. 51-52)
6D’un côté, chez les Grecs, on a donc l’idée d’un rapport à soi entendu comme tekhnê, et qui inclut le rapport à l’autre (et s’articulant intimement à ce dernier). La tekhnê possède par conséquent le double visage d’une recherche des aphrodisia et d’une invention de soi par soi – « faire de sa vie une œuvre d’art » : tout à la fois une éthique et une esthétique. De l’autre, on trouve non plus l’éthique mais la morale chrétienne, la disjonction du rapport à soi et du rapport aux autres, et le rejet de la tekhnê. Celle-ci devient au mieux synonyme d’une pratique de transformation du monde qui prend sur elle le poids du péché originel (la technique comme labeur, comme souffrance, comme marque de notre éloignement hors de la vérité de Dieu) ; et, au pire, la marque de l’avilissement, de l’oubli de la nature humaine, de la dépravation, de la destruction d’un monde que nous ne sommes pas capables de préserver dans l’aveuglement qui est le nôtre.
7Ce petit détour était sans doute nécessaire pour comprendre que, dès le moment archéologique, la référence à la tekhnê est pour Foucault à mille lieues d’être envisagée sous l’angle exclusif du travail entendu comme transformation de la nature par l’homme. Mieux : elle ne l’est pas du tout – parce que la référence à la nature demeure pour le philosophe, dès les premières années de son travail, l’un des avatars du vieux discours de la métaphysique, en ce que ce dernier prétend dire l’origine, la nature et la naturalité des choses. Chez Foucault, la nature n’est rien d’autre qu’un artifice comme un autre – ou, pour le dire avec moins de provocation, une idée culturelle comme une autre (Descola, 2005) – dans la mesure où rien ne saurait échapper à l’histoire : « C’est l’histoire qui dessine ces ensembles avant de les effacer ; il ne faut pas y chercher des faits biologiques bruts et définitifs qui, du fond de la “nature” s’imposeraient à l’histoire » (2001a, p. 97). Et il est sans doute nécessaire d’ajouter : pas plus qu’il n’y a de dehors de l’histoire, il n’y a d’espace de soustraction aux déterminations historiques. Rien n’est à la lettre avant l’histoire. En ce sens, penser la tekhnê comme invention, comme processus productif, comme inauguration (de modes de vie, de conduites), comme expérimentation, c’est permettre pour Foucault l’irruption dans l’histoire d’une puissance de création qui la travaillerait de l’intérieur, de l’intérieur de ses mailles, et non opposer la pureté d’une nature sans histoire (ou dont les transformations historiques ne seraient que le dévoiement) au cours délétère des affaires humaines aux prises avec le grand Moloch de la technique moderne.
8Cette référence à l’histoire est essentielle chez Foucault : c’est paradoxalement parce qu’il y a une histoire qu’il peut y avoir pour lui quelque chose comme un processus créatif. Or c’est précisément sur cette question de l’histoire que la pensée heideggérienne semble d’emblée irréductible aux analyses foucaldiennes ; et que, dans un second temps, cette irréductibilité engage à son tour une formulation de la question de la technique, elle aussi, radicalement différente, en particulier parce qu’elle exclut toute perspective d’invention.
  • 3  Rappelons que la conférence avait été prononcée par Heidegger en novembre 1953 à l’École technique (...)
9Bien entendu, il serait sans doute vain de vouloir restituer entièrement ici la manière dont Heidegger pense la technique – nous n’en aurions ni le temps, ni sans doute les forces. Nous nous concentrerons donc essentiellement sur un seul texte heideggérien, « La question de la technique » (Heidegger, 1958), en tentant de dégager les points où l’opposition Heidegger/Foucault est la plus évidente3. Or ces points sont pour nous – et de manière volontairement schématique – au nombre de trois.
10Le premier point de clivage, c’est la question de ce sur quoi porte la technique. Certes, Heidegger peut bien critiquer la limitation de la conception de la technique à une simple prise en compte instrumentale et anthropologique ; il peut également souligner l’insuffisance d’une approche causale de la technique considérée comme instrument – et rappeler au passage, en s’appuyant sur les quatre causes aristotéliciennes, à quel point ce qui est ici véritablement en jeu est autre. Il peut enfin déplacer le barycentre de son analyse vers ce geste qui « conduit quelque chose vers son apparaître », et dont il déclare aussitôt que c’est un acte dont « le trait fondamental est ce laisser-s’avancer dans la venue » (Heidegger, 1958, p. 15), mais jamais il n’interroge le présupposé selon lequel la technique ne concerne que des objets. Peu importe alors l’homologie établie de fait entre technique et travail (les exemples de technique fournis par Heidegger sont en ce sens très éclairants : une coupe sacrificielle en argent, un bateau, une maison, puis, à l’époque moderne, un bassin houiller, une centrale électrique, un avion commercial…) ; peu importe, également, qu’à la fin du texte il y ait cependant le rappel impromptu de la manière dont les Grecs considéraient aussi la tekhnê comme art, c’est-à-dire comme source possible d’un dévoilement. « Au début des destinées de l’Occident, les arts montèrent en Grèce au niveau le plus élevé du dévoilement qui leur était accordé. […] Et l’art ne s’appelait pas autrement que tekhnê. » (Heidegger, 1958, p. 46) Dans tous les cas, on ne parle jamais d’un travail de soi sur soi, mais d’un travail sur quelque chose. Au contraire, Foucault remarquera presque trente ans plus tard :
Ce qui m’étonne, c’est que dans notre société, l’art n’ait plus de rapport qu’avec les objets, et non pas avec les individus ou avec la vie ; et aussi que l’art soit un domaine spécialisé, le domaine des experts que sont les artistes. Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? Pourquoi un tableau ou une maison sont-ils des objets d’art, mais non pas notre vie ? (Foucault, 2001c, p. 1211)
11En somme, le point aveugle de la question heideggérienne de la technique, c’est le sujet entendu à la fois comme acteur et comme matière de sa propre pratique, c’est-à-dire non pas comme une entité ou une chose mais comme un devenir. Or, encore une fois, sans histoire, pas de devenir.
  • 4  L’opposition entre technique et technique moderne est alors structurée par Heidegger à partir de l (...)
12Certains objecteront que, dans le texte, la distinction faite à plusieurs reprises par Heidegger entre « technique » et « technique moderne » implique malgré tout une histoire4, c’est-à-dire que le texte porte malgré tout la marque d’un devenir historique – mais il faudra bien se résoudre à constater que même quand le mot histoire apparaît, il est en général placé entre deux guillemets, comme s’il s’agissait d’en prendre les distances ou d’en vider la portée.
13Par ailleurs, s’il existe bien une différence entre la « technique » et la « technique moderne », dans les deux cas, c’est avant tout leur commune identité qui est mise en avant : « La technique est un mode du dévoilement. La technique déploie son être (west) dans la région où le dévoilement et la non-occultation, où alêtheia, où la vérité a lieu » (Heidegger, 1958, p. 19). Bien entendu, ce mode du dévoilement peut être caractérisé de manière différente selon que l’on est – ou pas – entrés dans la technique moderne : tout l’enjeu du lien soigneusement tressé par Heidegger entre accumulation et arraisonnement se joue précisément dans ce passage de ce qui n’était qu’une pro-duction à la forme de la pro-vocation qui caractérise la technique aujourd’hui. Il n’en demeure pas moins que, dans un cas comme dans l’autre, c’est d’un dévoilement qu’il s’agit, et non pas d’une création. Lever un voile qui cache, et non pas inventer un mode d’existence nouveau.
Le dévoilement qui régit totalement la technique moderne a le caractère d’une interpellation (Stellen) au sens d’une pro-vocation. Celle-ci a lieu lorsque l’énergie de la nature est libérée, que ce qui est ainsi obtenu est transformé, que le transformé est accumulé, l’accumulé à son tour réparti et le réparti à nouveau commué. Obtenir, transformer, accumuler, répartir, commuer sont des modes du dévoilement. (Heidegger, 1958, p. 22)
14La libération des forces de la nature, c’est-à-dire l’obtention (l’obtention, et non l’invention) qui préside à la boucle transformation-accumulation-répartition-commuation, dit assez à quel point on est loin d’une pensée où la production serait synonyme de puissance de création, d’innovation. Si la notion de dévoilement signifie à la lettre le fait de parvenir dans le non-caché, l’ontologie ne se pense en réalité pour Heidegger que comme l’intensification et l’extension du rapport à une vérité qui est en deçà du monde (c’est tout l’enjeu d’une théorie de la vérité comme a-lêtheia, comme sortie du Léthé). Et le problème de la technique moderne n’existe que parce que celle-ci implique – dans l’arraisonnement – le brouillage, voire la véritable mise en danger, de cet accès à la vérité :
La menace qui pèse sur l’homme ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de la technique, dont l’action peut éventuellement être mortelle. La menace véritable a déjà atteint l’homme dans son être. Le règne de l’Arraisonnement nous menace de l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d’entendre ainsi l’appel d’une vérité plus initiale. (Heidegger, 1958, p. 37-38)
15Le deuxième point d’incompatibilité radicale entre Heidegger et Foucault correspond précisément à ce statut de la vérité comme origine. L’enjeu de la question de la technique est explicitement pour Heidegger de « sauver » cet accès à la vérité du danger qui le guette, c’est-à-dire de reconduire dans l’essence afin de faire apparaître celle-ci « pour la première fois, de la façon qui lui est propre ». Pour Foucault, en revanche, l’enjeu consiste en la possibilité de déplacer la vieille opposition entre déterminisme (historique) et liberté (de création), afin de faire « travailler » la création à l’intérieur de l’histoire, dans les gestes mêmes des hommes, dans ces modes de vie qui changent selon les époques mais qui disent, tous, à la fois la morsure du pouvoir sur les existences et la capacité paradoxale des hommes à produire, à innover ce qu’ils sont (ce qu’ils sont toujours aussi en rapport aux autres et au monde) à travers une expérimentation sans cesse relancée d’eux-mêmes.
16Pour Heidegger, la vérité se dit de ce qui doit parvenir au non-caché – l’être. Et la technique moderne – sous la forme de l’arraisonnement – est à la fois l’hypothèque portée contre la possibilité de ce dévoilement et le moment destinal de celui-ci : c’est parce que l’homme aura assumé pleinement la question de la technique qu’il pourra paradoxalement cesser de considérer cette dernière du point de vue instrumental (c’est-à-dire arrêter de vouloir la maîtriser), et qu’il acceptera dès lors d’entendre l’appel de l’être : « […] la méditation humaine peut considérer que ce qui sauve doit toujours être d’une essence supérieure, mais en même temps apparentée, à celle de l’être menacé » (Heidegger, 1958, p. 46). Pour Foucault, au contraire, la vérité existe mais elle ne se dit que de jeux – au demeurant historiquement déterminés – qui font rentrer quelque chose (un discours, une pratique) dans un système de règles qui l’identifient précisément comme vrai ou comme faux à un moment donné. Il n’existe donc aucune perspective de surplomb du monde – en deçà, au-delà, au-dessus, derrière –, fût-ce celle d’un voilement, d’un oubli ou d’un déni. Quant à la tekhnê, elle est précisément ce qui caractérise le rapport à soi comme pratique d’innovation, comme « creusage de la différence possible », comme invention de formes d’être nouvelles et absolument immanentes. Elle est une subjectivation, c’est-à-dire une ontologie.
17Dernier point de clivage entre les deux pensées. Dans l’économie de la pensée heideggérienne de la technique moderne, la référence à l’accumulation est centrale : c’est l’accumulation qui permet de distinguer le passage à la modernité (et donc la mise en danger du dévoilement, l’offuscation ou l’occultation du pro-duire) ; c’est encore elle qui permet à Heidegger d’introduire très rapidement la notion d’arraisonnement. C’est donc à travers une critique de l’accumulation que l’on peut tenter de prêter l’oreille à l’appel du non-caché : l’antimodernisme de Heidegger, c’est à la fois l’attitude qui consiste à opposer le Rhin « muré dans une usine d’énergie », d’une part (Heidegger, 1958, p. 22), et l’hymne de Hölderlin qui porte le même nom, de l’autre, et celle qui met en avant le travail du bûcheron dans la Forêt-Noire ou celui du paysan d’autrefois – par opposition à la centrale électrique ou à l’usine. Aujourd’hui, et bien qu’il faille pour cela se résoudre à sortir de la philosophie au sens strict, force est de reconnaître qu’un certain nombre de discours prônant la décroissance comme contre-pied face à une économie capitaliste jugée insupportablement violente sont largement (et parfois explicitement) inspirés par la pensée heideggérienne, comme s’il s’agissait de revenir à un état où la tekhnê était encore celle de l’artisan ciselant la coupe d’argent qu’il destine à des fonctions sacrificielles.
18Chez Foucault, là encore, l’opposition est frontale. Non qu’il ne faille pas lui reconnaître les excès d’une accumulation économique excessive – le discours de Foucault est de ce point de vue plus « direct » encore que celui de Heidegger : toute la description de l’émergence de la biopolitique comme rationalité de gouvernement nouvelle, entièrement fondée sur une économie qui est désormais devenue celle de la production industrielle, en témoigne. Dans les analyses foucaldiennes, il ne s’agit en effet pas seulement d’accumulation, mais aussi d’exploitation, de rapports de pouvoir, de dispositifs de contrôle et de mise au travail de la vie, de stratégies de maximisation de la production et de minimisation des coûts… Et pourtant, la notion d’accumulation, précisément parce qu’elle est liée à celle de production, est également susceptible d’être « retournée » et réinvestie par le mouvement même des subjectivités. Pour Foucault, l’accumulation est aussi le nom d’une stratification des processus de subjectivation : la tekhnê, en tant que travail de soi sur soi, en tant qu’invention, n’est pas un instantané. Elle exige une inscription dans le temps (et non pas seulement dans l’histoire), elle s’accumule, c’est-à-dire qu’elle fraie des possibles nouveaux, qu’elle élargit des brèches, qu’elle creuse des sillons dans des espaces vierges, qu’elle expérimente sur le bord d’un être dont on n’a jamais fini de prolonger le champ d’immanence. La logique d’accumulation, aux antipodes de celle de l’organisation du travail industriel, est ici celle de la différence, du travail de la critique, de l’ouverture à la nouveauté de l’expérimentation. Au contraire de ce qu’est l’accumulation chez Heidegger (c’est-à-dire une instance négative qui suscite par réaction un retour à la Forêt-Noire), l’accumulation, chez Foucault, est positive et propositive. Elle est la forme de l’ontologie, la forme « d’une critique et d’une création permanente de nous-mêmes dans notre autonomie » (Foucault, 2001d, p. 1392).
19Ce que met donc en scène le différend entre les deux auteurs sur la question de la technique, c’est, au-delà des textes eux-mêmes, tout un héritage – celui des Lumières, celui d’une différence entendue comme ouverture de nouveaux possibles, comme matrice créative – qui fut celui de la pensée européenne et dont il s’agit de savoir si nous le considérons encore aujourd’hui comme notre propre horizon, ou si nous entendons revenir en deçà de lui. Ou encore – de manière sans doute moins directe, mais tout aussi puissante pour le travail de la pensée –, ce sont deux lectures radicalement différentes de Platon : en quelque sorte l’Alcibiade contre la Caverne. C’est donc à ces choix – politiques, philosophiques, éthiques – qu’il convient de penser quand l’on envisage la question de la technique à la lumière de notre propre actualité.
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BIBLIOGRAPHIE

Deleuze Gilles, 2003, « Sur les principaux concepts de Michel Foucault », Deux régimes de fous. Textes et entretiens (1975-1995), D. Lapoujade éd., Paris, Minuit, p. 226-243.
Descola Philippe, 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
DOI : 10.3917/deba.114.0086
Foucault Michel, 1984, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard.
— Dits et écrits, 1954-1988, t. II1976-1988, Paris, Gallimard. Notamment :
2001a [1976], « Bio-histoire et bio-politique », p. 95-97.
2001b [1981], « Subjectivité et vérité », p. 1032-1037.
2001c [1983], « À propos de la généalogie de l’éthique », p. 1202-1230.
2001d [1984], « Qu’est-ce que les Lumières ? », p. 1381-1397.
2001e [1984], « Qu’est-ce que les Lumières ? », p. 1498-1507.
2001f [1984], « Interview de Michel Foucault. Entretien avec J. François et J. de Wit », p. 1475-1486.
2001g [1988], « Les techniques de soi », p. 1602-1632.
— 2001h, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, Paris, Gallimard/Le Seuil.
— 2004, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard/Le Seuil.
— 2008, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, Paris, Gallimard/Le Seuil.
Heidegger Martin, 1958, « La question de la technique », Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, p. 9-48.
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NOTES

1  « Que signifie penser ? Foucault n’a jamais eu d’autre problème (d’où son hommage à Heidegger). » (Deleuze, 2003, p. 226)
2  On se référera à ce propos aux deux commentaires successifs que Foucault fait du texte de Kant, Was ist Aufklärung ? : « Qu’est-ce que les Lumières ? » (Foucault, 2001d), puis un second « Qu’est-ce que les Lumières ? » (dont le texte est cependant différent), paru en mai 1984 dans Le Magazine littéraire et repris dans les Dits et écrits(Foucault, 2001e). Dans le premier, Foucault parle de « réflexion sur “aujourd’hui” comme différence dans l’histoire » (2001d, p. 1387, c’est moi qui souligne). Il définit cette réflexion comme attitude philosophique de la modernité, et, en référence à la fois aux Grecs et à Baudelaire (en particulier p. 1388-1389), la caractérise comme éthique et comme art, c’est-à-dire comme êthos et comme tekhnê. Il note enfin : « Je caractériserai donc l’êthos philosophique propre à l’ontologie critique de nous-mêmes comme une épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir, et donccomme travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu’êtres libres. » (2001d, p. 1394 ; c’est moi qui souligne) Dans le second texte consacré aux Lumières, il précise en outre : « Qu’est-ce que c’est que notre actualité ? Quel est le champ actuel des expériences possibles ? » (2001e, p. 1506)
3  Rappelons que la conférence avait été prononcée par Heidegger en novembre 1953 à l’École technique supérieure de Munich, dans le cadre de la série « Les Arts à l’époque de la technique » organisée par l’Académie bavaroise des Beaux-Arts.
4  L’opposition entre technique et technique moderne est alors structurée par Heidegger à partir de l’opposition entre la poiêsis (« pro-duction ») et ce qu’il caractérise comme « pro-vocation » : la seconde diffère de la première en ce qu’elle ne se contente pas de produire et d’utiliser, mais qu’elle exploite et qu’elle accumule. Pour reprendre un exemple parmi ceux dont Heidegger émaille son texte, un moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement mais ne l’accumule pas, alors que c’est ce que fait au contraire la centrale électrique. De la même manière, autrefois, « cultiver signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins » (Heidegger, 1958, p. 20), mais cela n’est plus le cas, car « l’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée » (Heidegger, 1958, p. 21).
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POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Judith REVEL, « Michel Foucault : repenser la technique », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 16 | 2009, mis en ligne le 20 mai 2011, consulté le 24 mars 2014. URL : http://traces.revues.org/2583 ; DOI : 10.4000/traces.2583

Rancière sur le fil perdu

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Le fil perdu de Jacques Rancière revient sur la question du récit. De manière classique, le récit est une intrigue qui ramasse le fil d'abord échevelé des événements. Le fil est leur enchaînement, une chaîne qui dans la représentation classique suit l’ordre de la causalité. Survolant le réel dispersé et chaotique du temps, le récit trouve un axe synthétique pour le divers, une méthode de superposition, de contiguïté autant que des ressemblances inaperçues. Le récit mythique n’est pas seulement une imitation passive, par le biais de la narration, de ce qui s’est effectivement passé. Il en est la configuration, la figure lentement, patiemment mise en forme par des compositions fictives et des héros déterminants, divinisés selon un sens qui n’est pas commun. Ce qui est fictif dans le récit, ce ne sont donc pas les événements qui passent mais leur enchaînement, la manière d’isoler par exemple un début et une fin comme Ricoeur également devait  le signaler dans Temps et récit. Dans l'articulation de ces rapports naissent les grandes choses capables de faire saillir des actions et des personnages illustres.

Du côté du temps, en revanche, il n’y a pas véritablement d’époques, pas de moments privilégiés. Et ce qui manque le plus cruellement, c’est le raccord entre des événements que la durée disperse, disjoint, le passé ne pouvant se juxtaposer à l’avenir dans un présent commun, sauf à le distendre comme fait Augustin. Ce pont artificiel du récit relève donc de la fiction. Début et fin ne se recouvrent jamais dans un même maintenant, dans une même action, à moins d’une noblesse et d’une vertu surhumaines. Il s’agit d’un maintenant qui, en son identité, est fabriqué par l’instant illustratif et suréminent de la scène ou le découpage du récit, des unités de temps, de lieu, d’action qui en forment la maintenance autant que le présent vivant. Le fil, c’est une mise en intrigue dont l’articulation s’adosse à l’intention aristocratique de celui qui isole, met en perspective un ordre de connexions qui n’est pas celui des choses. Il semblerait qu’à l’époque moderne, au contraire, s’installe une égalité où le héros devient tout le monde (tout le monde aussi bien devenant le héros d'un jour), chacun pouvant s’ériger comme norme d’un sens possible. Au-delà du bel équilibre de la fable aristotélicienne, la littérature moderne et contemporaine se fissure, commence à laisser monter la crevasse de choses, l’insistance d’une liaison qui n’est plus celle de la grandeur, comme si l’art de raconter des histoires était absorbé par des objets vulgaires qui refusent de s’intégrer dans l’architecture contraignante de la narration. La noblesse du sujet ne fonde plus l’éloquence. C’est le fait divers, diversement divers, positivement diversifié dans le sensible qui fera exploser la fil de la hiérarchie. Les solutions de continuité se font de plus en plus amples, de plus en plus rompues, expansives comme pour venir manger l’image, dévorer l’intrigue, diluer le contour du tragique par des moments vains et comme futiles
Le fil est défait, mais c’est un nouveau fil qui est tiré, celui des choses inassimilables, un pendule oscillant sans fin, une lampe, une courtepointe, la vague explosive au bord de la mer. Aucun récit épique, aucune « épopée » digne de ce nom n’a su s’arranger avec « l’épisodique », épisode d’un moulin qui cesse de tourner, d’une bataille qui n’en finit pas de dissocier les cohérences de la raison (L’énorme dilution des incohérences de Tolstoï dans Guerre et Paix). C’est ce fil des choses que Jacques Rancière retrouve sous les textes réunis le long du fil perdu publié aux éditions de La fabrique, un Essai sur la fiction moderne.  Il y est question par exemple d’un baromètre qui ne mesure plus rien, le baromètre de Mme Aubain dont la présence vient instiller le temps immobile des choses dans le temps trop mesuré de l’action, tout se produisant dans l’errance d’un livre devenu pour ainsi dire impossible « Monsieur Flaubert, reconnait Barbey, n’entend pas le roman. Il va sans plan, poussant devant lui, sans préconception supérieure, ne se doutant même pas que la vie, sous la diversité et l’apparent désordre des hasards, a ses lois logiques et inflexibles et ses engendrements nécessaires (…). C’est une flânerie dans l’insignifiant, le vulgaire et l’abject pour le plaisir de s’y  promener ».
Cette condamnation sans appel de Barbey est en vérité instructive d’une mutation de la fiction moderne. La nécessité du récit tombe dans la plage aveugle de détails insignifiants qui forment peut être la valeur d’une nouvelle sensibilité, une expérience, un partage sensible que Rancière nomme Esthétique. Il en va comme du récit de Conrad qui descend au cœur des ténèbres, là où il n’y a rien à voir si ce n’est autant de sauvages que de mensonges sans limite, mensonge qui vient infester toute l’histoire comme une histoire improbable et sans issue pour laquelle il n’y a plus de vérité, le sens de l’histoire ayant perdu son fil dans un peuple de la forêt, chaque arbre ayant une valeur aussi forte que l'autre : « Le sens de l’histoire est dans ce qui entoure l’histoire, c’est-à-dire le milieu du sens, le milieu des actions. Et, bien sûr, le milieu du sens est lui-même dépourvu de sens, le milieu des actions est lui-même inactif –non qu’il ne s’y passe rien mais parce que ce qui s’y passe n’est plus conceptualisable ni racontable comme enchaînement d’actions nécessaires ou vraisemblables » p. 40. Alors en effet, contre la mimèsis aristotélicienne qui fait de la narration une répétition, une imitation, nous voyons bien que Conrad, au contraire, y creuse un trou qui n’est le relevé d’aucun réel en amont : « la foi est un mythe et les croyances glissent comme des brumes sur le rivage ; les pensées s’évanouissent ; les mots meurent à peine prononcés ; et la mémoire d’hier est aussi pleine d’ombres que l’espoir du lendemain –seul le chapelet de mes lieux communs semble sans fin ».
Reste me semble-t-il que la fiction contemporaine retrouve dans ces lieux communs des scarabées incroyables, les singularités de l’extraordinaire, notamment à partir de Poe et en particulier dans l’œuvre de Borges où l’impossible et l’absurde se côtoient dans le temps du labyrinthe. S’y promène dans les latrines de la bibliothèque un inconnu qui est tout autant un Dieu. Dans des récits de ce genre, le commun explose en direction de l’incalculable, un incalculable étonnant, hors des attentes convenues dans un fantastique qui défie toute imagination. Mais il s’agit là du fil qui peut-être pousse en-dehors de l’esthétique vers les formes d’un temps pluriel que j’affectionne selon mes propres filaments, des filaments hors du commun, détournés de l’ordinaire selon des interruptions du récit assez différentes de celles de la modernité et que Borges appelle Eternité. Un jour sans doute, je reprendrai avec Rancière le fil d’une discussion commencé il y a longtemps entre le temps mort des choses ordinaires et le flamboiement  de l’extraordinaire dans l’espace de la fiction la plus noire.


Jean-Clet Martin   

Borges par le milieu / Olivier Koettlitz

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« J’eus soudain l’impression (ce qui d’après les psychologues correspond à un état de fatigue) d’avoir déjà vécu ce moment. », J. L. Borges, Le livre de sable, Gallimard, « Folio Bilingue », trad. F. Rosset revue par J. P. Bernès, p. 17. 

« Chaque clair de lune qui revient hanter les saisons est empli de détails infimes qui sont déjà aussi larges que la nuit immense, peuplés de grillons qui chantent et qui entendent sourdre, sous leurs élytres, des tremblements de terre, des oscillations, des remous que mon oreille doit bien, elle aussi, percevoir en l’un de ses recoins labyrinthiques. Pareillement, la vie d’un homme n’est pas une vie finie, tranchée par  la mort, mais un nombre vertigineux de carrefours qui ne se ferment que de manière contingente, comme s’arrête une nuit, au voisinage d’un seuil arbitraire que le rêveur pourrait excéder d’un épisode surnuméraire, d’une frange peuplée d’autres rêves encore. » 

J. C. Martin, Borges. Une biographie de l’éternité, p. 183. 



Les noces de la philosophie et de la littérature sont devenues monnaie courante sur la scène éditoriale de langue française. Cela fait longtemps maintenant que la parution d’un ouvrage écrit par un philosophe de profession, sinon de conviction, au sujet d’un écrivain ou d’un poète n’étonne plus grand monde tant la philosophie a appris, avec plus ou moins de bonheur, à mettre en pratique la formule de G. Canguilhem selon qui « La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions pour qui toute bonne matière est étrangère». Le philosophe prend donc plaisir et intérêt à s’encanailler en fréquentant d’autres gens que ceux de sa caste. La chose n’est pas nouvelle, on l’a dit, et, à certains égards, elle relève du truisme. Tout le monde sait les qualités littéraires des dialogues de Platon, et tout le monde sait aussi que son acharnement à mettre une certaine poésie hors les murs de la cité idéale trahit un rapport à la chose littéraire autrement plus complexe que celui à quoi on le réduit en pointant, en toute bonne conscience professorale, la parenté coupable du poète et du satané sophiste. 
Aujourd’hui le philosophe assume et revendique joyeusement ses mauvaises fréquentations, se laissant contaminer par le meilleur par ce qui vient des dehors de la philosophie. Chacun sait que les belles plantes, comme la Nana de Zola, «née de quatre ou cinq générations d’ivrognes », pareille à «  une mouche couleur de soleil, envolée de l’ordure, une mouche qui prenait la mort sur les charognes […], empoisonnait les hommes rien qu’à se poser sur eux », mûrissent dans le fumier et les relations coupables, et que l’impureté bâtardes a des vertus fécondantes autant que mortifères. Au reste, on peut appliquer à l’endroit du philosophe qui se pique ou plutôt se laisse piquer par le récit ou la fiction des autres ce que Deleuze s’appliquait à lui-même quand il avait à revenir sur son rapport à l’histoire de la philosophie : faire des enfants dans le dos aux philosophes dignes d’en avoir, tel était en substance ce qu’on pouvait faire de mieux en la matière. Jean-Clet Martin en fait-il autant à Borges en publiant son Borges. Une biographie de l’éternité aux Editions de l’Eclat dans la collection « Philosophie imaginaire » ? 
La réponse est oui. Et pourtant faire de beaux enfants à Borges – d’une beauté qui peut être celle du diable en personne et s’écarter des canons de la beauté convenue, lisse, harmonieuse ad nauseam, pour flirter avec le monstrueux – quand on vient de la philosophie et entend y rester n’est pas chose facile. Non pas parce que l’œuvre de l’écrivain argentin serait a priori réfractaire à ce genre d’accouplement mais bien plutôt pour la raison inverse. L’œuvre de Borges s’offre si bien à l’érotique conceptuelle que s’en devient suspect tant il s’agit d’un « écrivain pour philosophes » à l’instar de Proust, de Joyce ou de Musil pour ne citer que les plus connus et exploités par la philosophie contemporaine.     
Jean-Clet Martin est un auteur prolixe dont les centres d’intérêt sont multiples quoique non dispersés. Qu’il s’empare en philosophe du moyen-âge roman, publie un petit livre tonique et jubilatoire sur une notion rebattue comme celle d’ « apparence » ou consacre une étude aux travaux de J.-L. Nancy, c’est toujours avec le même enthousiasme, la même fougue conceptuelle non dépourvue d’érudition et un même ton ou plus exactement, osons le mot, la recherche d’un même style, qui certes peut agacer, qu’il trace ses chemins, construit son territoire, reprend des ritournelles qu’il ne cesse de faire varier afin de produire la cohérence d’une philosophie. Sans être un « deleuzien » (mais qu’est-ce que cela veut dire ?) convaincu, on aura reconnu à la lecture de ce qui précède l’ombre portée de l’auteur de Différence et répétition
Cette filiation, Jean-Clet Martin ne l’assume pas à proprement parler car dans l’idée d’assomption il y a encore trop de lourdeur, toute une pensée du fardeau encombrant qui limite la célérité et l’élégance du mouvement de la pensée en acte. Disons plutôt que J.C Martin prolonge le travail de Deleuze en faisant, on a envie de dire, tout simplement, de la philosophie sans complexe, sans ennuyer ses lecteurs, en générant un effet que parfois la lecture philosophique peut produire : divertir en donnant au lecteur l’impression de sortir de la bêtise ordinaire en aiguisant sa curiosité. Jean-Clet Martin a du reste consacré un livre à l’œuvre de Deleuze, initialement intituléVariation. La philosophie de Gilles Deleuze (précédé d’une préface de Deleuze lui-même) paru chez Payot en 1993 et réédité, toujours chez Payot en poche en 2005 sous le titre La philosophie de Gilles Deleuze. Cette étude constitue, avec le Borgès et un ouvrage consacré cette fois à Van Gogh, intituléVan Gogh. L’œil des choses paru au Seuil en 1998, un triptyque.

Afin de dissiper une possible équivoque, il faut tout de suite indiquer que ce livre sur Borges est bel et bien un livre de philosophie, de philosophie appliquée à la chose littéraire et pas une biographie qui retracerait l’itinéraire de l’existence de l’individu Jorge Louis Borges né à Buenos Aire en 1899 et mort à Genève en 1986, écrivain mondialement connu, élu à l’Académie argentine des lettres en 1955, partageant, la même année, avec Beckett, le prix du Congrès international des éditeurs, devenu, cruelle ironie du destin, aveugle au moment même ou il devint directeur de la bibliothèque national, etc. Pour se convaincre du fait que ce livre est un authentique livre de philosophie, il suffit de prendre la mesure des concepts qu’on y rencontre et qui sont soumis à un stimulant et puissant traitement réflexif. On en citera simplement ici quelques uns pour exemple : le sujet, bien sûr le temps, la durée, l’éternité et la mort, le langage, la vérité et la fiction, la question de Dieu ou encore le traditionnel problème du déterminisme et de la liberté .  A cela on peut ajouter une mention spéciale à l’endroit des catégories et des genres littéraires traditionnels, comme la catégorie d’auteur, de propriété littéraire, de métaphore, de traduction, d’imitation ou de nouvelle qui sont dans ce livre, et grâce à la fréquentation assidue de l’œuvre de Borges, littéralement mises en circulation, plus exactement mises sans dessus dessous.
On peut en outre se douter du caractère éminemment conceptuel de cet ouvrage en s’arrêtant sur son titre : Borges. Une biographie de l’éternité. On y remarque en effet une sorte d’oxymore qui d’emblée attire l’attention et donne envie d’aller au-delà du titre pour voir, pour vérifier si la rencontre des contraires, déjà suffisamment intéressante en soi, va tenir ses promesses et proposer, par exemple, une tentative d’explicitation, puisqu’une biographie concerne a priori quelqu’un, un semblable, qui, comme nous tous, vit une vie bornée par la naissance et la mort, donc une vie temporelle et non pas éternelle. Or il s’agit bien avec cette étude sur Borges d’une biographie de l’éternité. 
Ce titre, on peut encore l’entendre en un sens plus déconcertant en comprenant que s’intéresser ainsi à l’œuvre de l’écrivain argentin, c’est s’engager dans une biographie ne portant certes pas, comme on l’a dit, sur l’individu Borges, mais dans une entreprise un peu folle, il faut bien le dire, puisqu’il pourrait s’agir aussi d’entreprendre une biographie de l’éternité elle-même dont l’œuvre de Borges serait comme la cause occasionnelle ou le chiffre crypté, ce qui, on en conviendra sans peine, est pour le moins assez désarçonnant et donne un peu le vertige. En tout état de cause, ce qui paraît assuré c’est qu’avec un pareil ouvrage le temps « sort de ses gonds » et que le lecteur est pour ainsi dire projeté dans le labyrinthe du temps ou plutôt des temps, au pluriel. La temporalité en vient ainsi à se feuilleter sous un horizon indéfiniment reculé, adoptant une structure réticulaire en fonction de laquelle, aussi déboussolant que cela puisse paraître pour nos habitudes séculaires de pensée, « l’éternité est un écho du temps ». Bref, c’est un livre au titre étrange, qui ne peut laisser indifférent, un titre qui laisse présager quelque chose d’un peu fantastique, bien dans la manière de Borges, qui lui-même est l’auteur d’une Histoire de l’éternité, laquelle devait remplacer  le projet initial qu’il avait de composer une Biographie de l’éternité, voire, excusez du peu, celle de l’infini . 
La table des matières n’a rien non plus qui puisse nous rassurer. Ne suivant pas le bel ordre des raisons, elle adopte plutôt un parcours lui aussi très borgésien constitué de 17 bifurcations accompagnées chacune d’un titre ou, pour mieux dire, d’une direction possible. Remarquons en passant que ce procédé d’exposition de la pensée n’est pas sans faire écho aux deux façons de faire plan chez Deleuze lorsque ce dernier oppose le plan  au sens d’un « dessein dans l’esprit », d’un « projet » ou d’un « programme », et le « plan d’immanence ou de consistance » qui est « un plan au sens géométrique du terme » constitué de sections, d’intersections et de diagrammes, plan qui s’élabore à même le mouvement de son déploiement, en direct serait-on tenté de dire ou, pour reprendre une formule à la mode mais qui dans le contexte qui nous occupe fait réellement sens, « en temps réel ». Ce temps réel, effectif n’est plus enté sur une ontologie qui elle-même, comme l’a suffisamment montré Nietzsche, relève en dernière instance des habitudes grammaticales surdéterminées par l’emploi, pour l’ère géographique occidentale, du verbe être, bien que néanmoins la langue espagnole a ceci de remarquable qu’elle seule possède à la différence des autres langues européennes dérivées du grec et du latin, deux verbes pour dire l’être : ser et estar 
Cette distinction, qui vient pour ainsi dire lézarder l’unité d’un idiome en son fondement ontologique, n’est sans doute pas innocente dans le procès de déconstruction du temps auquel s’est livré Borges. La troublante indécision qui parfois saisit celui qui connaît le plaisir de parler cette langue lorsque d’aventure il participe à une conversation avec les autochtones n’est pas sans rappeler celle qui le frappe à la lecture de Borges : où sommes-nous ? (dans l’ordinaire ou l’extraordinaire, le réel ou le fantastique, en état de veille ou de songe) qui sommes-nous ? qui est et où se situe le narrateur ? y en a-t-il même un ? Quoi qu’il en soit de ce rapport déterminant qui lie l’être au langage (qui naturellement réclamerait bien plus qu’une simple remarque), le verbe être cède ici la place à la petite conjonction de coordination « et » dont, à cause de sa discrétion et son humilité linguistique et non seulement philosophique, on ne se méfie jamais ; elle supplante dans l’univers borgésien l’hégémonie métaphysique du « est ». La fameuse « question de l’être » se voie innocemment contaminée par la prolifération du virus de la coordination qui, sans égards pour l’autorité d’une tradition plus ou moins muséifiée par les gardiens du temple, déploie son conatus selon une logique de la juxtaposition ou de la rencontre résolument aléatoire. La parataxe déjoue la syntaxe, tant et si bien qu’il faudrait user d’un néologisme à la Jankélévitch pour qualifier ces étranges parcours, lignes d’ère dans une bibliothèque infinie, qui dessinent ce qu’il faudrait appeler une « nontologie » ou une « a-ontologie » dans un sens pas tellement éloigné de l’ « a-théologie » de Georges Bataille.

Ces quelques remarques ne peuvent donner qu’une idée très générale de l’ouvrage de Jean-Clet Martin. Il n’est pas possible dans le cadre de cette présentation d’aborder toute la richesse des thèmes et des enjeux de cette Biographie de l’éternité. Alors, afin d’en donner tout de même un aperçu, entrons dans le labyrinthe de Jean-Clet Martin qui lui-même n’est qu’un écho, une reprise ou répétition du labyrinthe borgésien qui lui-même…Prenons un chemin au hasard, puisqu’il faut bien commencer, et puisque ce celui-ci, ce chemin pris au hasard, qui est déjà une bifurcation, nous mènera bien à un moment ou à un autre à tous les autres. Commençons par la notion fort classique de « sujet », voyons un peu comment elle fonctionne ou, plus exactement, on s’en doute, jusqu’à quel point elle déraille chez Borges lu par J. C. Martin. Entendons la question littéralement : que devient le sujet avec Borges ? On peut considérer que la « Bifurcation 15 » porte sur ce problème même si, comme on peut s’en douter, cette dernière ne fait sens qu’avec les autres qui lui répondent et auxquelles elle envoie à la manière d’une anamorphose. 

Le « sujet » répète en quelque façon le temps autre ou l’autre temps auquel J. C. Martin nous rend sensible à sa lecture de Borges. Dans cette perspective, le sujet est bel et bien une variation du temps, il rejoue à sa manière et selon son point de vue la « forme déchaînée » du temps. « Je » ne suis par conséquent pas un sujet substance ou substantiel. Il n’existe pas de sol ferme et continu en dessous, sub-stance procurant un fondement ontologique au moi alors à la fois assuré de lui-même et par là rassuré. Si le temps est, comme on l’a rappelé plus haut, feuilleté, constitué par des couches qui communiquent entre elles par percolation, le moi qui en est tissé peut lui aussi être subdivisé, traversé en tous sens sans direction normative. Le moi se désolidarise de fait, de part sa structure singulière, de toute une conception de la subjectivité qui articule le sujet à une pensée d’un temps fléché, orienté en un sens, de la naissance au trépas. On objectera que, précisément grâce à la mémoire et ses prothèses aujourd’hui de plus en plus réticulées, cette vectorisation du temps peut être reprise et réorientée en fonction des exigences de la culture, ce qui permet d’habiter le temps (et l’espace) humainement en limitant l’entropie. Cette récupération anthropologique n’atteint cependant pas le fond de la conception borgésienne du « sujet » dans la mesure où elle reste encore trop humaniste. La mémoire qu’elle met en avant est encore trop superficielle, elle est bien trop raisonnable pour comprendre ce qu’est un « moi moléculaire » dont la mémoire, comme la perception dont nous allons bientôt parler, ne se limite pas à la seule mémoire individuelle et temporelle et culturelle, celle-ci fût-elle tendanciellement mondialisée. 
Il faut bien entendre la foncière hétérogénéité du « sujet » borgésien tel que l’envisage J. C. Martin. Sa mémoire n’est pas fonction du temps ou en tout cas d’un temps limité à trois dimensions ou extases, mais bien plutôt est-elle pour ainsi dire branchée sur l’éternité et ses infinis chemins qui là sont, au sens le plus fort, des Holzwege, des chemins qui se parcourent en tout sens et parfois même en même temps dans une sorte de superposition quelque peu affolée du temps et de l’espace, un peu comme lorsqu’on est pris dans un rêve. Un rien suffit à me faire prendre imperceptiblement une autre direction. Un pas de côté, un petit écart, l’équivalent sur le plan de la vie ordinaire du petit « et » sur le plan grammatical, sans aller bien loin, juste à côté et me voilà embarqué dans un couloir du temps tout différent (ou, en adoptant la graphie derridiennne, tout différant). C’est cela aussi « nomadiser sur place », en lisant, en rêvassant, en contemplant à la brune les variations de la lumière, en rêvant, toutes activités qui ne sont pas exclusives les unes des autres mais peuvent fort bien par les vertus de la bifurcation faire continuum, se parcourir d’un même mouvement. 
Pour préciser davantage cette curieuse vision du sujet, il faudrait reprendre les acquis de la psychanalyse jungienne en les confrontant systématiquement à la théorie freudienne afin de montrer comment s’articulent les trois labyrinthes du temps, de la mémoire et de l’inconscient qui ne cessent de tisser le moi conscient au point que les frontières entre passé, présent, futur, non moins que celles entre la veille et le rêve, sont sans cesse remises en question. Rappelons simplement que pour Borges, comme pour Jung, l’inconscient est collectif, ce qui du reste est encore trop peu dire puisqu’il est en vérité cosmique, ce qui suffit à entraîner le sujet hors des sentiers balisés de l’humanisme moderne (mais pas Renaissant, encore folâtre et allègre). Si on peut encore parler d’une anthropologie, alors il faut la qualifier d’anthropologie ouverte, et ouverte tendanciellement à et pour l’Infini. Dans ces conditions, la célèbre formule de Rimbaud est on ne peut plus pertinente : « Je est un autre ». « Je » suis même plusieurs ; nous pouvons en droit sinon en fait communiquer avec tout ou le Tout, avec la totalité non close du réel en allant ici et là et là-bas et ailleurs ad infinitum. Nous sommes tous en puissance comme ce personnage inventé par l’auteur du Livre de sable, personnage qui a rendez-vous avec un autre qui lui ressemble étrangement, à tel point qu’en définitive l’existence de ce double en vient à remettre en question la préséance de l’identité du premier. 
En toute rigueur, la solitude n’existe pas, quelque part dans un des innombrables couloirs du temps quelqu’un éprouve une pensée ou un affect semblable au mien quoique non identique. Nous sommes ainsi toujours sur la même longueur d’onde qu’un (ou qu’une) autre, et parfois en étant un peu attentif, ou par une sorte de grâce (Bataille dirait « chance »), il est possible de percevoir ces choses là. Par ce jeu de miroir se pose le problème de « l’indiscernabilité de la personne » et du droit que s’octroie le premier occupant d’une enveloppe corporelle à être le propriétaire de lui-même. Cette fiction a bien des vertus heuristiques, elle rend sensible au fait que nous sommes toujours déjà impropres, propriétaires de rien et surtout pas de soi-même, expropriés de nous-même par quelque double ou fantôme qui, à la lettre, nous mettent hors de nous, jetés dans l’impropriété et l’intranquillité, ce qui jette un sérieux doute sur la consistance de la catégorie d’ « auteur » : nul ne peut s’arroger le droit, sauf sur un mode parodique, d’être l’Auteur d’une œuvre puisque celle-ci, tel le Don Quichotte, n’est qu’une variante d’un texte (si c’est un texte) qui fait retour avec plus ou moins d’originalité. (En outre, on notera aussi qu’il serait trop réducteur de songer seulement à nos déambulations électroniques, même si celles-ci donnent une petite idée du sujet nomadique ou moléculaire qui par essence, ou plutôt par accident essentiel, est toujours déjà embarqué dans un voyage différent du trajet de la finitude – ce dernier encore trop  accompagné du pathos de l’existence –, un voyage qui précède le voyageur dans la mesure où il « est » fait d’étoffes multiples qui de l’intérieur le connectent avec tout le reste : la mémoire, l’inconscient, la culture dans l’ensemble de ses ramifications). 
On a donc affaire à un sujet peu consistant, délicieusement fragile. A la question tout à la fois philosophique, psychologique et policière qui demande « qui êtes-vous ? » (« Qui suis-je ? »), il faudrait pouvoir répondre en empruntant avec Borges lui-même la formulation poétique de sa taxinomie chinoise des animaux, reprise par Foucault dans la Préface de son maître-livre, et décliner une cascade d’événements un brin carnavalesques, sans rime ni raison. Réponse insatisfaisante pour la philosophia perennis autant que pour les agents de l’ordre. En substituant à une logique de la prédication une logique de la juxtaposition, du collage ou du rapiècement débridé, on ne peut si l’on y tient absolument – et, pour des exigences autant sociales que psychologiques qu’il serait stupide de négliger, il faut bien y tenir au moins un minimum – parler du sujet que de façon discrète (concept nécessaire mais vide), à l’instar des molécules représentant l’état discret de la matière par distinction avec ses états continus. 
De temps à autre, il faut bien qu’il y ait des points de concrétion qui sauvent pour des raisons de santé publique et privée l’identité lacunaire ou moléculaire du « moi ». Alors oui, nous avons certes une identité psychologique, administrative et civile sans doute nécessaire mais au fond tout aussi fictive et contingente que les autres, et peut-être l’est-elle d’ailleurs davantage dans l’absolu, au point de vue du vrai. Je ne suis jamais vraiment le même, je ne suis jamais, je deviens et reviens à la manière d’un refrain fredonné par l’éternité en personne, une vieille et pourtant encore verte rengaine, unemilonga  venue, c’est le cas de le dire, de la nuit des temps qui par hasard autant que par nécessité s’actualise ici et maintenant sans sacrifier au principe de raison. Ce sujet de peu relève en dernière instance d’une «superstition des logiciens  » beaucoup moins poétique que les autres « faisant de l’humanité quelque chose comme un […] effet de surface ». L’air de rien, sans jamais jargonner, avant les penseurs du soupçon systématique Hume a dit l’essentiel sur cet aspect du problème : le moi n’est rien d’autre qu’un amas, une collection de perceptions multiples et diverses unies entre elles par certaines relations constantes en deçà desquelles il serait illusoire de vouloir retrouver un substrat ou un invariant nécessairement mystérieux. A la limite, si « je » suis encore c’est au sens d’un flux (donc non plus « être » mais bien devenir), d’un processus ou d’un agrégat tissé d’impermanence en dessous duquel rien n’est jeté, rien n’est sous-jacent
Le sujet comme théâtre baroque ou, à la Deleuze, comme « patchwork » répond à notre besoin foncier de croire, pour des motifs indissolublement théoriques et pratiques, en quelque chose. Je suis moi parce qu’on me l’a dit, j’en ai contracté l’habitude, je me suis habitué à être un sujet, et parfois je me prends même à vouloir être quelqu’un en particulier (si possible important) ; mais toute cette fragile construction n’est qu’un effet linguistique comme le reste, simplement toute la phraséologie de l’intériorité subjective est certes moins excitante et, pour la poièsis (littéraire notamment), moins féconde voilà tout.

L’éternité borgésienne, faite « d’un temps qui se fibre en tous sens », imprime son sceau sur le moi qui épouse sa structure gigogne. Il s’apparente à un mille feuilles dont le cogito cartésien ne représente qu’une couche, qu’une virtualité finalement assez triste et ontologiquement pauvre dans la mesure où elle tend à réduire a priori les possibles de la bifurcation. Or cette fibrure du sujet, son effilochement, sa nature littéralement schizophrénique et, à terme,  purement fictionnelle entraîne une semblable « déconstruction » de la catégorie d’objet, particulièrement nette si l’on s’arrête sur la question de la perception, question elle aussi éminente pour toute une tradition philosophique. De même qu’il n’existe à la rigueur de « sujet » que relativement à d’autres « sujets» qui le hantent et entrent avec « lui » dans des rapports de plus ou moins grande proximité qui vont du dédoublement (et même faudrait-il oser parler, si ces néologismes ne frisaient le ridicule, du détriplement’’, du ‘’déquadriplement’’, etc.) à la fusion ou confusion, il n’existe pas à proprement parler « d’objets nettement individués puisqu’ils se démultiplient de manière cubiste, comme une forme issue de la main de Picasso se divise encore en figures plus fines. » Pour les mêmes raisons qui nous faisaient parler d’un « sujet de peu », on envisagera les objets perçus comme autant d’apparitions, de phénomènes au sens étymologique du terme qui ne se détachent du « sujet » pour devenir précisément des ob-jets qu’à la faveur de conventions linguistiques dont la pensée et l’agir modernes on su tirer tous les bénéfices. L’objet comme son sujet est « un infini habité d’infinis »
Un objet en cache toujours une multitude d’autres pris dans la trame du temps, si bien que la vérité de l’objet c’est la chose dont les profils débordent les cadres de la perception conventionnelle que rien, sinon des habitus profondément incorporés, ne nous empêchent de transgresser en bifurquant de la science vers la science et la fiction. « Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang. »; ainsi, si j’en ai le goût, je peux toujours pratiquer une « variation eidétique » hérétique en ne cherchant pas l’invariant qui me permettrait d’intuitionner  les essences mais, à l’inverse, en privilégiant une variation plus imaginaire que rationnelle, me lancer dans une randonnée perceptive me faisant passer sans transition d’une région de l’être à une autre, percevant de façon dynamique et en fonction d’une vitesse exponentielle des mondes inédits – autre façon de « plonger dans l’inconnu pour y trouver du nouveau ». Derrière cet arbre perçu hic et nunc, ou juste à côté ou même au creux de ses nœuds existent des univers emboîtés et faisant réseau avec d’autres que je ne soupçonne même pas et que la « folle du logis » qui habite Borges m’invite à visiter. De ce point de vue, il est profondément vrai d’affirmer que je perçois tout et toujours, que n’importe qui à n’importe quel instant peut me percevoir, au sens où cet autre « sujet » peut me saisir selon des régimes de perception plus ou moins accompagnés d’aperception, y compris en me prenant dans les résilles de ses rêves et/ou de ses désirs – d’où notre remarque sur l’impossible solitude évoquée plus haut. Il n’y a donc pas de raison pour qu’on arrête, sinon de manière totalement arbitraire, un seuil de perception. Celle-ci ne s’arrête pas au contour identitaire de l’objet, elle peut fort bien dériver, trouer la périphérie du réel et aller tendanciellement à l’infini en franchissant toujours un nouveau seuil, une nouvelle frontière au-delà de laquelle les règles du jeu s’infléchissent ou changent radicalement. Analogon des « sujets », les « objets » sont comparables à l’écume ; ils sont justes « des images émergentes, des stabilisations transitoires d’une masse labile de fréquences temporelles hétéroclites. »


Un sujet qui n’en est pas dans un monde d’objets qui n’en sont pas. Telle est, à peu près, la conclusion qu’on pourrait légitiment tirer des considérations qui précèdent. Il nous resterait encore à examiner cet étrange sujet sous l’angle de la praxis, autrement dit à envisager ce qu’on devrait appeler son « éthique » ou, en un sens un peu différent, sa « morale ». La « Bifurcation 16 » porte précisément sur ce point, on y lit une méditation pour le moins éthiquement incorrecte sur l’agir qui prend rapidement la forme d’un « éloge de l’infamie ». Borges, qui avait pour projet d’écrire un cinquième Evangile dont l’auteur eût été Judas lui-même, donne dans son Histoire de l’infamie relue par J.C Martin les moyens de penser une « généalogie de la morale » d’inspiration nettement nietzschéenne qui laisse poindre « une beauté et un honneur propres à l’infamie ». En relisant l’histoire des hommes, et non seulement les seuls Evangiles, à rebrousse-poil, il n’est pas interdit de montrer que l’action « ignoble n’est certainement pas sans noblesse, sans courage, sans obstination.» Elle produit le négatif, l’envers insu et inavouable de nos sociétés et signale par là une autre forme de grandeur, une geste éthique aristocratique qui part son écart, sa foncière déviance touche à la vérité, un peu comme chez Bataille l’expérience authentique du sacré se fait par le bas, en cette zone d’indiscernabilité qui fait communiquer l’ordure et la sainteté. 
Dans ce monde des paradoxes vertigineux, des constants et aberrants « renversements du pour au contre », les « derniers seront les premiers ». Nous pénétrons une région située « par-delà bien et mal » où « L’imposteur est un révélateur » et dans laquelle celui qui vient en sauveur peut fort bien dissimuler le pire malfrat. Le sens commun s’indigne avant de perdre pied et demande : qu’est-ce qui est bien ? qu’est-ce qui est mal ? Nous demandions tout à l’heure « qui suis-je ? » ; il faut maintenant demander : qui est bon ? qui est méchant ? que faire ? En ce point il convient d’abandonner les oppositions bien tranchées et les alternatives convenues. La fiction borgésienne nous entraîne en un point d’indistinction qui nous force à sortir au moins le temps d’une lecture – d’un divertissement supérieur – de notre confort axiologique pour reconnaître que parfois l’action différentielle de certains « sujets » indique que « la frontière entre le mal et le bien se délite pour une révélation d’un autre genre, laissant place à un nouvel évangile. »
 « La vraie philosophie se moque de la philosophie », ainsi en est il aussi des vrais évangélistes. A cet égard, Judas en représente la figure exemplaire car excédentaire à tout le régime par trop linéaire et tellement prévisible de la morale. Non seulement la vermine, la lie de l’humanité, la cohorte des petites frappes et des renégats expriment le négatif de notre bonne conscience, c’est là sa fonction critique, mais elle a aussi sa face plus positive, constructive en appelant à « faire advenir autre chose que l’homme, un principe supérieur à l’homme » 


Nous sommes loin d’avoir épuisé la richesse de cet ouvrage consacré à l’auteur des Ficciones par principe impossible à  com-prendre ; notre approche a forcément simplifié la lecture qu’en fait J. C. Martin. D’autres parcours pour y introduire étaient praticables, il ne tient qu’au lecteur de s’y engager ; on espère simplement lui avoir donné une petite idée de ce qui l’attend : l’aventure de la lecture couplée à la pensée. Nous souhaiterions toutefois, pour finir, faire part d’une impression toute personnelle et qui n’engage que l’auteur de ces lignes. Pour la rendre au plus près on rappellera l’anecdote suivante : un lecteur empli de ferveur s’étend enfermé pour lire l’Ethique de Spinoza sorti au bout de quelques temps en s’écriant à peu près ceci : « Je suis éternel ! Je suis éternel ! ». Sans nous enfermer à proprement parler et sans verser dans un comportement aussi physiquement démonstratif, on n’est cependant pas loin du même enthousiasme au sortir de la lecture de Borges et de Jean-Clet Martin lisant en philosophe Borges. « Nous sentons […] et nous savons par expérience que nous sommes éternels » écrit Spinoza dans le scolie de la proposition XXIII du livre cinq de son Ethique. Avec J. C. Martin, au milieu du dédale borgésien, on se prend à vouloir répéter en la recopiant comme sous la dictée cette phrase. Ce qui pourtant diffère ce sont les chemins empruntés pour y parvenir, même si, soit dit en passant, sub specie aeternitatis, ils finiront bien au bout d’un certain nombre de combinaisons par se superposer. 
Pour Spinoza, l’expérience de l’éternité suppose l’exercice de la rationalité poussé à son intensité maximum, comme c’est le cas pour la connaissance du troisième genre ; pour Borges, c’est plutôt en emboîtant en tous sens les chemins de la fiction et en donnant sa pleine démesure à l’imagination littéraire – la « puissance du faux » ! – qu’on en vient à sentir passer l’éternité. Curieuse éternité pourtant, suspecte même (on en conviendra en revenant à ce que nous avons dit des tribulations du « sujet »). Mais enfin, il est tout de même étonnant qu’avec des auteurs pour lesquels nos corps propres « et nos postures reçoivent des attitudes qui viennent évidemment de loin, rejouent des mimiques qui ne nous appartiennent pas vraiment mais se stabilisent, comme un sourire convenu, devant un enfant et sa mère, ou une émotion de souffrance devant un miséreux qui passe en portant sa croix », il est tout de même étonnant donc que cette dépersonnalisation contribue à procurer une émotion de joie. Apprendre, et qui plus est par les voies de la futile dentelle de l’écriture fictionnelle, que je ne suis qu’un sujet-ritournelle, un Funes ayant ‘’ plus de souvenirs que s’il avait mille ans’’, apprendre que je suis pour l’éternité au milieu d’une drôle d’histoire, que je suis sans origine assignable, ni fondement, ni finalité et que « je » serai éternellement répété, réfléchi, que quelque chose de « moi » reviendra (mais quoi ?), apprendre tout cela et connaître un sentiment de libération, véritable antidote à la mauvaise mélancolie, voilà qui ne donne pas envie de sortir du labyrinthe et nous ne fait pas regretter de n’être pas quelqu’un.        
        
Olivier Koettlitz

1  Cf. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, rééd, collection « Quadrige », p. 7.
2 Zola cité par Patrick Wald Lasowski, in. Syphilis, Paris, Gallimard, 1982, pp. 51-52.
3 Pour une lecture de Proust qui ne sacrifie pas à la mystique facile de la petite madeleine, on lira le livre de V. Descombes, Proust – Philosophie du roman, Paris, Editions de Minuit, 1987. Cf. aussi la présentation de P. Macherey sur le site de « La philosophie au sens large » (http://www.univ-lille3.fr/set/sem/Macherey - séance du 29/05/2004).
4 4. Cf. J. C. Martin, Ossuaires, Anatomie du Moyen Âge roman, Paris, Payot, 1995 ; Parures d’Eros. Un traité du superficiel, Paris, Kimé, 2001 ;Sens en tous sens. Autour des travaux de J.-L. Nancy, Paris, Galilée, 2004.
5 Hume concède que ce qui le pousse à faire de la philosophie c’est le désir d’apporter sa modeste contribution à l’ « instruction de l’humanité ». Et rien d’autre ne l’y pousse qu’une simple, mais irrépressible, curiosité. « Ces sentiments surgissent naturellement de ma disposition présente ; et si je cherchais à les bannir, en m’attachant à quelque autre occupation ou distraction, je sens que je serais perdant en fait de plaisir : et telle est l’origine de ma philosophie. », cité par Gérard Lebrun, « Devenir de la philosophie », in. Notions de philosophie, III, Paris, Gallimard, collection « Folio/Essais », 1995, pp. 654-655.
6 Cf. J. C. Martin, Borges. Une biographie de l’éternité, Paris Tel-Aviv, Editions de l’Eclat, 2006, collection « Philosophie imaginaire ». On renvoie ici le lecteur aux titres des différentes « Bifurcations » (pour la question du déterminisme et de la liberté, cf. pp. 158-159, notamment). On pourrait très bien bâtir un cours de « philosophie classique » à l’usage des terminales à partir de cette lecture de Borges.  
7Cf. Ibid., respectivement : pp. 82, 88, 89 ; p. 88 ; pp. 21, 41 et suivantes ; p. 88 et suivantes ; p. 65 ; pp. 78-79. 
 8 Ibid., p. 182.
 9 Cf. Borges, Histoire de l’éternité, in Histoire universelle de l’infamie, trad. R. Caillois, L. Guille Bataillon, avec la collaboration de J. Cortàzar, rééd, Paris, « 10-18. Domaine étranger », 1994.
 10 Cf. G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Editions de Minuit, 1981, p. 164.
 11 On suit ici les remarques faites par Clément Rosset dans son petit livre intitulé Le choix des mots, Paris, Editions de Minuit, p. 150 et suivantes : « Appendice II (L’Espagne des apparences) »
 12 J. C. Martin, Borges. Une biographie de l’éternité, op. cit., p. 182. 
 13 Ce concept de « percolation » court tout le livre sur le Moyen Âge roman, cf. Ossuaires, Anatomie du Moyen Âge roman, op. cit.
 14 J. C. Martin, Borges. Une biographie de l’éternité, op. cit., p. 184.
 15 Cf. Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, collection « Tel », « Préface ».
 16 Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, trad. G. Bianquis, Paris, Aubier-Montaigne, 1951, I, § 17. 
 17 J. C. Martin, Borges. Une biographie de l’éternité, op. cit., p. 189.
 18 Cf. Hume, Traité de la nature humaine, trad. A. Leroy, Paris, Aubier, 1962, t. I, Livre I, IV, 6.
19 J. C. Martin, Borges. Une biographie de l’éternité, op. cit., p. 176.
 20 Cf. C. Rosset, Loin de moi. Etude sur l’identité, Paris, Editions de Minuit, 1999.
 21 J. C. Martin, Borges. Une biographie de l’éternité, op. cit., p. 186.
 22 Ibid., p. 185.
23 Leibniz, La monadologie, Paris, Aubier, § 67. 
24 « Esse est percipi et percipere » : il faudrait procéder à une  relecture fantastique de l’œuvre de Berkeley à la lumière de la conception borgésienne de la perception, faire revenir l’évêque de Cloyne mais possédé par le Malin. « Si esse est percipi, écrit J.C Martin, si comme l’affirme Berkeley « être, c’est être perçu », alors rien ne me garantit que celui qui perçoit ne soit pas déjà le résultat d’une perception antérieure. », Borges. Une biographie de l’éternité, op. cit., p. 34.
 25 J. C. Martin, Borges. Une biographie de l’éternité, op. cit., p. 186.
26 Ibid., p. 195.
 27 Ibid., p. 195.
 28 Ibid., p. 198.
 29 Ibid..
30 Ibid., p. 205.
31 Spinoza, Ethique, trad. Ch. Appuhn, Paris, Garnier, 1934, p. 209.
32 J. C Martin, Borges. Une biographie de l’éternité, op. cit., p. 188.


Bach, éternel retour et résurrection / Thomas Dommange

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1 – Vos deux livres vous placent dans une intersection singulière : celle de la philosophie et de la musique. Comment situer ce rapport ?


Ce que j'ai voulu faire en étudiant successivement la « Passion selon saint Matthieu » de Bach et la fonction des annotations en mots dans les partitions de Schumann, c'est dégager quel rapport au monde et à soi est impliqué dans le discours musical et dans son écoute. Mon projet consiste à mettre à jour le contenu métaphysique de notre expérience musicale. Cela veut dire : non pas attribuer à la musique une fonction métaphysique, ce qui supposerait une esthétique générale, mais demander quelle métaphysique est enveloppée dans l'écoute de la musique. Ce projet est, je le sais, contestable. Une conception formaliste de la musique, inspirée par Hanslick, invaliderait cet arrimage du discours philosophique et de notre expérience du fait musical à la musique. Elle le contesterait justement au nom de l'autonomie du langage musical, d'une clôture sur lui-même qui rend illégitime toute tentative de vouloir lui attribuer une signification extra-musicale. Ce projet me paraît cependant appartenir à une tradition philosophique qui s'étend du « De Musica » d'Augustin à « l'Introduction à J.-S. Bach » de Schloezer, en passant par les textes que les premiers romantiques allemands consacrent à la musique. Art de se mouvoir en conformité avec le monde voulu par Dieu pour Augustin, invention d'un moi mythique pour Schloezer, fantaisie qui reproduit dans son ordre l'organicité de la nature pour Novalis, la musique est une métaphysique en marche dans laquelle ce qui est senti ne peut être dissocié de ce qui est pensé. Mon travail consiste d'une part à légitimer cette quête d'une métaphysique de la musique et d'autre part, par la confrontation aux œuvres, à tracer, à grands traits, le contenu possible d'une telle métaphysique. Ainsi suis-je arrivé à l'idée que la musique contient peut-être une conception de l'homme, une théorie de l'action et une éthique, dont je tente de formuler les premiers mots. Voici, énoncé trop abstraitement, le projet général.
L'affaire sera peut-être plus claire si je prends un exemple. Pourquoi écoutons-nous tant de musique sinon parce que nous y faisons l'épreuve d'un rapport à nous-mêmes à la fois singulier et nécessaire. Dans le livre sur Schumann, j'essaye de montrer que si nous écoutons autant de musique, c'est parce que nous y faisons l'épreuve d'une métamorphose ontologique, que, pour ainsi dire, nous y découvrons une nouvelle nature. L'hypothèse consiste à dire ici que le sujet, dans l'écoute, ne part pas à la rencontre de lui-même, je veux dire, de ce qui sommeillerait dans je ne sais quelle intériorité et que la musique ferait surgir à ses propres yeux, mais qu'il découvre un nouvel homme, un homme tout entier musical. Quel est ce nouvel homme ? Quels sont ses traits ? Pourquoi est-il ontologiquement différent de celui que nous sommes quand nous nous percevons comme des sujets ? Telles sont les questions que j'aborde.



2 – La musique se présente donc pour vous comme une expérimentation métaphysique. De Schumann à Bach, y a-t-il un chemin?


Ce qui fait de la musique un des lieux possibles d'une expérience métaphysique, ce sont les affects. Ce terme est aussi, pour moi, le point de continuité le plus clair entre le propos sur Bach et celui sur Schumann. Au fond, ce que j'ai voulu montrer à propos de la « Passion selon saint Matthieu », c'est qu'elle produisait en nous, à son audition, une joie assimilable au sentiment que nous aurions si nous étions ressuscités. S'il ne s'agissait, dans la « Passion », que de décliner la promesse de la résurrection, et plus généralement, que de faire entendre la parole liturgique, il n'y aurait aucun besoin de ces airs qui font de la Passion de Bach un oratorio. Mon interprétation consistait donc à dire que le sens métaphysique de la « Passion », c'est la production d'un affect déterminé dans l'auditeur, afin de lui offrir, par l'intermédiaire du sentiment, le corps glorieux de ceux qui sont ressuscités. On pourrait dire que mon propos sur Schumann est une extension et une radicalisation de cette intuition selon laquelle l'affect musical à la capacité de nous sortir de notre condition. C'est l'hypothèse dont je parlais en répondant à votre première question, à savoir que toute musique produit en nous un nouvel homme, tout entier contenu dans les mouvements qui l'agitent. Une telle affirmation demande nécessairement une redéfinition de l'affect. C'est le sens du livre sur Schumann. Qu'est-ce qu'un affect ? En quel sens peut-il être le tout de notre constitution, c'est le travail que j'ai commencé à mener à propos des annotations en mots chez Schumann, et que je poursuis actuellement. La première étape de cette redéfinition consiste à distinguer l'affect, du sentiment ou de la passion. Pour donner une approximation de cette différence, je dirais d'une part que le sentiment, ou la passion, suppose l'existence d'un sujet capable de s'en distinguer, de s'extraire de ce que précisément il sent. Pensons aux personnages du théâtre classique dont le drame consiste précisément à lutter contre leurs passions. Et d'autre part que la passion, bien que liée au corps, se déploie dans une âme, au sens classique du terme, c'est-à-dire dans une intériorité. Ainsi les mouvements de la passion sont-ils, à ce double titre, subjectifs, je veux dire, appartenant à un sujet, à son intériorité, et lui demandant de les assumer ou de s'en distinguer. 
J'ai commencé à montrer, dans le propos sur Schumann, que les affects musicaux ne produisent aucune intériorité, ne demandent aucunement de se distinguer de nos agitations, et qu'ils n'instituent pas un sujet qui sent mais un homme qui ne se définit que par la modalité des mouvements qui l'agitent. Ainsi, quand je danse, mes mouvements sont à la fois le tout de ce qui me détermine singulièrement, j'ai ma manière de me mouvoir, cette manière correspond à la totalité de mon être, de mon état, des dispositions de mon corps, de ma disponibilité psychique, etc., et en même temps, ils sont objectifs dans la mesure où je n'en suis pas exactement le sujet, me laissant entraîner par la danse justement. Car danser, ce n'est pas choisir des mouvements et les faire, c'est se laisser porter par des mouvements qu'on découvre à mesure qu'on les fait. Ainsi, je peux dire à la fois que je fais des mouvements qui me caractérisent absolument, mais que ces mouvements me viennent du dehors, au sens où je n'en suis pas l'auteur. Pensez par exemple à ces cas, décrits par Sacks, de parkinsoniens dont les troubles disparaissent, qui se mettent à se mouvoir de façon fluide, quand ils entendent par exemple une valse. Ces mouvements, ils n'en sont pas les auteurs, sinon ils pourraient les produire à volonté ; mais ces mouvements sont les leurs. Si l'information nerveuse ne circulait pas dans la moelle épinière, ils ne pourraient pas bouger, quelle que soit la musique. Ainsi la musique les rend-t-elle en quelque sorte à leurs propres mouvements. Les affects peuvent donc être définis comme l'ensemble des mouvements qui nous définissent objectivement et c'est cette notion qui pour moi fait le lien entre ces deux livres.



3 – Vous parlez de résurrection, d’un instrument de résurrection. Beau titre d’ailleurs… Mais quelle extension donner à ce concept? Y a-t-il un rapport avec l’expérience musicale de la répétition? Et plus généralement, y a-t-il une technique de la résurrection, une machine à produire du retour éternel?



Votre question est très difficile. Vous faites un lien, passionnant, auquel je n'avais pas pensé, entre le motif théologique de la résurrection, et celui de l'éternel retour (que je comprends ici en un sens banal et non dans toute la complexité du vocable nietzschéen... et donc en réduisant considérablement la portée de votre question). A vrai dire, ma première réaction, en vous lisant, a été : « il n'y a aucun rapport pour moi entre la résurrection et l'idée d'une répétition ». D'une part, même si je vois en quel sens, depuis les pages de Hegel sur la musique, on peut faire de la répétition un concept central pour penser la musique, il me semble que ce concept ne rend pas compte de notre expérience réelle de l'écoute. Je veux dire, mais je suis affreusement caricatural, que l'expérience la plus banale quand nous écoutons une pièce de musique, ce n'est pas le sentiment que quelque chose revient, que le mouvement est celui d'un perpétuel recommencement, mais celui d'un écoulement continu sans possibilité de retour. L'écoute est justement ce qui nous interdit de revenir à ce qui a été entendu, et même de nous y tenir. D'autre part, la résurrection n'est pas, théologiquement, je crois, l'expérience d'un éternel retour, mais un état de contemplation en Dieu ; état qui ne demande aucun mouvement, mais un repos, et qui interdit que quoi que ce soit advienne ou se répète. Voilà pour ce qui est de ma réaction spontanée. 
Mais en réfléchissant à votre question, je me suis dit que ce n'est pas cette résurrection-là (eschatologique) que produit la « Passion selon saint Matthieu » et qui m'intéresse. Car s'il s'agissait de dire que la « Passion » nous fait entrer dans un état de joie perpétuelle, et plus généralement que la musique nous donne le corps glorieux que nous aurons à la fin des temps, cela n'aurait aucun sens. Je vois bien, moi qui pense à ces choses, que la musique, quelle que soit ma disposition métaphysique et mon « impatience messianique » (pour reprendre l'expression de Rosenzweig), je vois bien, dis-je, que l'écoute musicale n'est pas une porte d'entrée définitive dans la résurrection et dans sa joie. Alors quoi ? Qu'est-ce que je cherche en parlant de résurrection ? Peut-être ceci, qui ne demande aucune figure divine, qu'il est possible de trouver dans l'affect de joie une manière de nous sentir au-delà de la mort ; qu'il est possible de faire une certaine expérience de l'éternité. Il est possible d'en faire l'expérience, non pas sur le mode d'un état, d'un saut définitif dans une nouvelle constitution ontologique, constitution dans laquelle nous pourrions nous installer, mais sur le mode d'une certaine joie dans laquelle nous entrons et dont nous sortons malgré nous puisque notre condition est encore de mourir. Dans la bible, que ce soit le Nouveau ou l'Ancien Testament, la joie est un vêtement qu'on enfile, le motif récurrent est celui d'une entrée dans la joie. On pourrait donc dire ceci : la résurrection pour nous, pour nous qui allons au trépas, la résurrection, ce sentiment que la mort est derrière nous, ne se donne à nous que sous la forme d'un affect de joie dans lequel nous ne cessons pas d'entrer. Ce qui se répète, éternellement si on veut, non seulement d'écoutes en écoutes, mais d'hommes en hommes, c'est le mouvement par lequel nous entrons dans une joie dans laquelle nous ne pouvons pas demeurer. Aller constamment vers cette joie, y entrer et y entrer encore, chacun pour lui-même, retrouver le chemin de cette joie à partir du lieu où la vie nous place, nous échapper à nous-mêmes, échapper à notre condition pour revenir sans cesse à cette joie, telle serait, pour moi, la manière de penser le lien, très fécond je crois, que vous me proposez entre résurrection et éternel retour. 


J-Cl Martin / Thomas Dommange
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