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L'ADN de DERRIDA

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"Il y aurait eu, selon Platon, quelque chose de dépréciatif dans l’écriture comparée à l’élégance de la parole, à la grâce de celui qui parle (mais qui rappelle tout de même quelque chose de sophistique). Or l’écriture, quand elle se voit reléguée dans l’espace inauthentique de la technique et de l’artifice, nous montre cependant d’autres fonctions, un pacte avec un mal dont il faudra bien analyser les possibles. Cet artifice, cette machine artificielle n’était-elle pas déjà impliquée au cœur des choses, dans le déploiement « biblique » d’un codex et, bien plus tard, dans la langue des phénomènes puisqu’il est souvent question de ce « grand livre du monde », écrit en formules mathématiques comme Descartes ou Galilée devaient le supposer ? Les corps, non moins que les signes, appellent des lettres, des chiffres, libèrent des codes pour se prolonger, pour faire circuler leur information, le message de leur construction, de leur architecture dont les momies conserveront elles-mêmes d’ailleurs des traces venues du fond des âges. Une relique d’ADN qui l’identifie mais en même temps inscrit le corps dans un génotype réinscriptible. Et qui nous dit que nous ne sommes pas habités d’une momie, par le legs d’une très ancienne écriture libérant dans l’organisme un animal, une information génétique dont nous ne sommes pas l’auteur. C’est déjà en un sens archéologique « que le biologiste parle aujourd’hui d’écriture et de pro/gramme à propos des processus les plus élémentaires de l’information dans la cellule vivante[1]». Nous voici traversés de signes, de messages valant d’emblée comme écriture, chaque corps répondant à une anagramme extrêmement complexe dont il n’y a pas de première inscription à retrouver. Nous sommes accompagnés d’un code sans voix, à décrypter. Il contient des éléments paléontologiques lointains, des restes impossibles à isoler et dont le spectre remonte bien au-delà de la frontière de l’humain d’avec le non-humain. L’animal aussi s’écrit au fond de nos cellules, son génotexte continue de s’agiter dans les traces de cette écriture vitale/virale. 

L’écriture a de toujours précédé la parole qui n’en est qu’une fonction. C’est la thèse la plus rigoureuse de ce livre que Derrida consacre à une science impossible que désigne la grammatologie, grammatologie signifiant plus que la grammaire, le gramme, le grammage du papier avec ses inscriptions engrammées. Impossible, cette science l’est en ce qu’il n’y a pas de savoir de l’écriture qui soit l’horizon et le réceptacle de tout savoir sachant que les mathématiques elles-mêmes ne sont rien de mieux qu’une écriture artificielle pour rejoindre, par des courbes et des droites, les inscriptions et les « excriptions » de la nature. La rationalité de l’expérience mathématique témoigne en faveur de signes qui ne sont pas redevables à un logos, signes dont le tracé déborde de part en part toutes les expressions issues des phonèmes réduits à l’exercice de la parole. Sans doute les phonèmes sont-ils formés par les possibilités de la voix, par les modulations de l’organe phonatoire dont les variantes seront physiologiques. Mais les phonèmes, en la double articulation de leur conformation, s’ouvrent à un infini qui n’a rien à voir avec la phonétique. Il existe une somme innombrable de langues. Une Babel de signes qui pourraient se concevoir par une variation de labiales, par une coupure des gutturales ou par un code télégraphique, très mécanique. Et, ce qui importe dans cette télégraphie, c’est précisément la coupure, la taille, le découpage des silences qui seront déjà ceux de l’écriture. Le logocentrisme, l’importance donnée au logos comme à ce qui s’énonce au travers de la voix est un parti-pris en faveur de la présence, de ce qui fait mot d’ordre. La voix, l’autorité de la voix édicte, dicte des points d’arrêt, impose des limites selon un pouvoir supposé absolu. Donner sa parole, c’est ici poser une assurance, une authenticité qui témoigne d’un Dieu ou d’une origine pleine. La voix nous garantit la présence, signale celui qui parle dans l’espace et dans le temps. La voix est indicative. Elle indique la prégnance de celui qui s’adresse aux autres mais tout autant à lui-même. Pourquoi notre tradition a-t-elle tant misé sur la prédication, sur les prédicateurs au détriment des copistes, des scribes et des enlumineurs ? Qu’est-ce qui offusque la raison dans les traces, celles dont l’artiste fait un ornement ou une fresque murale ? 

Ce qui gêne, ce qui aura gêné la tradition, c’est que le signe ne se ferme pas sur soi. Il est une errance infinie, toujours ouvert à des interprétations nouvelles. En s’affirmant comme écriture le signe vient hanter le monde. Il s’offre à n’importe quel lecteur, se reproduit en-dehors de tout espace sacré, dans une temporalité sans limites, hors du cadre de la présence et du témoignage direct de la voix. Il y a un nomadisme du signe, une déterritorialisation qui en fait, comme en Egypte, une barque cosmique. Et cette barque revient, montre une répétition de rythmes, mais peut très bien se décentrer et filer vers des mondes inexplorés. Dans l’écriture, semble se concrétiser une espèce de chute en-dehors de tout ce qui se maintient à l’identique. On assiste, dans le trait écrit, à une expulsion de la raison au sein d’une extériorité profane, prosaïque, celle de l’ici-bas sensible, hors du verbe en se détournant de la face de Dieu. A moins que la divinité soit elle-même prise dans l’obligation d’un livre, dans la nécessité de longer le grand texte de sa création. La genèse est peut-être toujours doublée par une écriture qui renvoie l’origine vers un texte sans auteur, antérieur à l’entendement du démiurge. L’écriture nous échappe en amont de toute ontologie et en aval de toute présence."

JCM / Extrait de Derrida -un démantèlement de l'Occident, Ed. Max Milo.



[1]De la grammatologie, p. 19.

Jacques Derrida / Heidegger : la question de l'Etre et de l'Histoire (Cours de l'ENS-Ulm 1964)

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La philosophie française contemporaine -dans l'héritage croisé de Hegel et Nietzsche et tel que Heidegger en repère les mouvements- est une philosophie qui vise le démantèlement de l’ontologie, l'ébranlement d’un discours dont comme dira Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ?il convenait de déchirer l’ombrelle. Badiou lui-même en appellera à la vérité d’un événement qui ne se laisse plus énoncer selon le maillage de l’Etre. On me rétorquera sans doute que la philosophie de Deleuze est celle de l’univocité, cette grande « clameur de l’être ». Mais comme je devais le préciser à Badiou, dans un hommage rendu public au Collège international de Philosophie, il faut compter autant sur le « dehors » à l'intérieur même de l'univocité -par exemple celui que Deleuze introduit jusqu’aux fentes ouvrant le système clos du cerveau à ses synapses. Une lézarde que Deleuze appellera encore dans Logique du sens un « extra-être » quand Heidegger se chargeait, d'un point de vue fort critique, à secouer cette vieille clôture qui enserre les plis de l'Etre comme se soudent les catégories de l’ontologie : un jeu de plaques consolidées ou encore la carapace d'une camisole. 

De cette destruction des grilles de l’ontologie, il sera donc également et déjà question dans le séminaire de Derrida en 64 qui, tout en réalisant une lecture de Sein und Zeit, en pressentait les limites, les ornières, celles que l’œuvre à venir du philosophe détaillera au nom de ce qu’elle nommera déconstruction. Il y va, dans une première approximation, d’une saisie de l’Etre si radicale qu'elle disqualifie les images de la pensée, les Weltbildern, les faux-semblants idéologiques transformant ce qui apparaît coulé en un monde isolé, ce monde que s’offre en spectacle le Sujet qui constitue sous son regard une unité systématique, celle qui fait déchoir tous les phénomènes relégués en simples objets, objets devenus manipulables par l’imposition de cette focale, de ce clip, spot ou avatar planificateur. Comment donc sortir d’un tel avatar autrement que par une condamnation des images, des mythes, « des histoires qu’on nous raconte » ?

Il semblerait que Heidegger dans un geste proche de Platon s’en prenne aux images, mais aux images dont le schématisme sera celui de concaténer le plus faussement un monde mis à notre disposition. Des images plombées de ce genre ne sont sans doute pas celles que Deleuze nommerait des « images de la pensée », même si Deleuze également en fera une critique, critique dont Derrida ne pouvait pas connaître encore la célérité, la vitesse dépassant l’immobilisme par le mouvement de la temporalité, notamment celui que le cinéma nous donne l’occasion d'enfourcher. Quoi qu’il en soit des signes que l’image nous adresse, les clichésdont l’ontologie se revêt ne sont pas sans rapport avec des icônes mondaines, ces Weltbidern gommant d’une certaine manière l’autre dimension de l’image, son caractère indiciel, sa touche, sa valeur de trace constamment évidée. Mais nous allons peut être déjà trop vite....

Le séminaire de Derrida, tel que je le résume et l’entrecroise aux figures du contemporain, ce séminaire montre bien comment le rejet de l’image chez Heidegger - lui qui veut toucher enfin l’Etre sans l’orientation d’aucun écran/étant-  comment donc ce rejet des figures imageantes de l’ontologie ne peut se produire sans faire appel déjà à des images qui ne se laissent pas saisir comme telles. Or sur le chemin d’une destruction de « l’image du monde », en sortant du cinéma de l’Etre et de son spectacle mondain, on ne pourra pas ne pas croiser quelqu’un d'incontournable par son entreprise comparable, celle de Hegel, celle qui précisément plonge dans l’image et sa phénoménalité sous le titre même de Phénoménologie de l’esprit. Un livre où, comme je l’avais annoncé pour ma part, il est bien question du crime de l’ontologie au  bénéfice de l’histoire. Un crime me poussant à lire le texte de Hegel comme Une intrigue criminelle de la philosophie, à savoir son roman le plus sombre. De cette rencontre, Derrida exhume de nouvelles possibilités, la promesse d’un problème, celui que le séminaire ne cesse de tourner : « Pourquoi l’entreprise hégélienne, si proche d’ailleurs de celle de Heidegger, est-elle encore enfermée dans le cercle de l’ontologie classique ? C’est une question qui ne nous laissera en paix tout au long de ces réflexions » (p. 31).

Si une telle question ne laissera guère en paix le lent cheminement de Derrida dans Heidegger mis en vis-à-vis de Hegel, c’est sans doute en raison d’un soupçon : un mince feuillet de papier les sépare, poreux, qui pourrait entraîner Heidegger sur une traverse dont il se défend au risque de se perdre. « Malgré des ressemblances troublantes la destruction heideggerienne n’est pas la réfutation ‘recollectante’ de Hegel » p. 34. C’est que la destruction de l’ontologie néantisée par Hegel est une Widerlegung, comme un parquet flottant, qui se dépose et se repose, un repositionnement, un feuilletage qui fait sans doute l’essence de la littérature dont Heidegger ne veut rien savoir, ne connaissant que la poésie de l'Etre. Il y a un combat de titans entre Heidegger et Hegel autour de ce que Derrida nomme « la métaphore ontique » : une occultation de l’être par des histoires. Heidegger tient fermement la position : « ne me racontez pas d’histoires! », tandis que Hegel ne fait que cela, raconter des histoires comme cela devait clairement s’imposer à ma récente lecture de La phénoménologie de l’esprit. Heidegger, au nom  de la poésie qui est celle de la voix et du "dire" (die Sage), refoule sans doute ce que le roman engage en qualité d’image, de Weldbildung autant que de bildung dans l’ordre du Bildungsroman. Clairement, « il s’agit de rompre avec le roman philosophique, et de rompre avec lui radicalement et non pour donner lieu à quelque nouveau roman » (p. 57).

Cette raideur de Heidegger devant ce qui ne peut pas se lire à haute voix, cette raideur qui passe au-delà « l’enfance dépassée (p. 68) » du conte, n’est évidemment pas du tout celle de Hegel dont la plasticité sera romanesque et théâtrale, au point de fonctionner comme j’ai eu  l’occasion de le montrer ailleurs par « scènes » et « tableaux ».  Je m’arrête donc sur cette phrase de Derrida : « Hegel aura en ce sens été un des plus grands raconteurs d’histoires,  un des plus grands romanciers de la philosophie, le plus grand sans doute » ( p. 73). Et le mot «raconteur » n’est ici posé que pour entrer en contraste avec le « ne me racontez pas d’histoires », injonction du dépassement par Heidegger de la métaphysique toujours grouillante d’images. Mais les romans comme tout le monde peut s’en douter, à la différence de la poésie ne se déclament pas. Pourtant, on verra bien par le titre donné au séminaire sur Heidegger que si ce dernier ne veut pas d'histoires, il a bien en vue la question de l’Etre et l’histoire qui est, elle aussi, eine Geschichte, une histoire non pas racontée plutôt que « lue ». En quoi l’accès à l’Etre par Heidegger peut-il alors se désolidariser des histoires et de la narration au moment où Heidegger ne cesse de tout illustrer par cette curieuse « maison de l’être », de son « berger », de son « gardien » tout en déployant cette fictionnante aventure, celle du Dasein qu’on ne peut suivre d’aucune voix mais seulement dans la lecture et l’écriture. Ce rapport que j’évoque ici entre le récit et l’histoire n’émerge du séminaire de Derrida qu’en y pratiquant des courts-circuits, des bonds, des faux-raccords ou des fondus dans l’art desquels il faut pouvoir naviguer à vue. Je saute donc immédiatement vers la troisième séance du séminaire où Derrida fait un bond assez impromptu pour ne pas dire équilibriste en direction d’une thématique fort peu Heideggérienne, à savoir celle de la métaphore, de son fil.

La métaphore –celle de la maison en l'occurrence- n’a rien de rhétorique ni d'original en son sens usuel. Habiter est une disposition à l’être dont nous avons oublié le sens propre sachant qu’il y a en tout nom quelque chose de très commun, usé, un transport dont l’image ne nous parle plus. Nous sommes ainsi pris dans un déplacement, un saut originaire dont la métaphore a effacé toute trace puisque celle-ci consonne avec l’oubli du sens premier, introuvable, que sa figure n’évoque que sous un fossé infranchissable. La métaphore est placée au commencement du langage dans un transport impossible à suivre et à ravaler. Il nous est définitivement interdit de dévêtir l’être dans l’articulation de son abri. Si cela s’est produit, c’est par une "déportation" ontologique indue captant toute question sous l'évidence d'une réponse donnée. Mais « le sens propre dont la métaphore tente de suivre le mouvement sans jamais le rejoindre ni le voir, ce sens propre n’a jamais été dit » (p. 106). Il ne peut se dire, ni s'indiquer, ni se désigner. Le sens le plus propre en apparence est déjà impropre, infigurable.

La dérive métaphorique est donc interminable. L’inauthencité de la métaphore est indépassable de manière qui n’est pas seulement accidentelle mais essentielle au retrait même du sens de l’Etre. Les métaphores sont comme des moules préexistants auxquels manque tout modèle. Par le transport originaire, par le décalage de la métaphore, le mot est définitivement délivré de son origine sensible et se met à voyager. Son itinéraire est l’histoire capricieuse qui pourrait bien être de nature grammaticale, du moins littéraire comme c’est le cas du mot « être » analysé par Renan sans aucune chance d’y percevoir des traces d’onomatopée -ce rapport étant forcément fictionné et pour ainsi dire toujours déjà inscrit dans quelque détour narratif. « Le dehors n’y a aucune part », et on ne peut compter jamais sur une littéralité de la littérature (p. 115). Le sens de l’Etre tel que Heidegger le traque n’a rien d’une origine naturelle, d’une ressemblance qui serait celle du moule eu égard à un modèle. Il est antérieur aux deux éléments de la littéralité, devant un vide que ne sauraient combler aucun lexique, aucun dictionnaire ne justifiant ses mots. Et devant cette injusticiable, le sens de l’Etre est redevable d’une éternelle fiction que seule la métaphysique aura l’illusion de remplir, de franchir par des sédimentations qu’il convient de déconstruire. Aussi « dans le cas de l’être, la chose semble ne pas exister » (p. 118). Et ce n’est que par ce constat d’inexistence, par ce néant dans l’être que se signe la plus grande proximité d’avec la roman de Hegel.

C’est par là en tout cas qu’il me paraît possible d’expliquer l’intrusion brusque, et inattendue sous la plume de Derrida, de cet autre grand faiseur de fictions auquel j’ai pour ma part donné la réplique par une étude séminale, je veux parler de Borges. L’être n’est pas comme une chose indemne. Il n’est que l’orientation incalculable d’une disposition que Heidegger nomme « Dasein », un être-là au travers d’une attention spéciale, celle de la fiction qui cherche, tente et lance des questions sans objets, traverse des mondes qui ne sont pas substantivés par l’ontologie. Dans ces ruines circulaires , « il ne s’agit pas seulement de substituer une métaphore à une autre sans le savoir : cela, c’est ce qui s’est toujours produit au cours de l’histoire, de cette histoire universelle dont Borges dit qu’elle n’est peut-être que l’histoire de quelques métaphores ou l’histoire des diverses intonations de quelques métaphores » (p. 279). On ne peut vouloir faire de l’histoire en se contentant de s’installer dans le glissement des visions du monde, des époques fières, et en substituant à la métaphore de « l’être au regard du néant » une nouvelle métaphore qui serait le savoir ou l’exploration ontique de ses champs d’évidence. L’histoire ne cesse de substituer à une métaphore une autre qu’elle juge plus éclairante dans un progrès qui rend insensible l’utopie fictive qu’elle habite. Il s’agit au contraire, sous le sens obscurci de l’être, de se placer au plus près de la fiction quand la chose manque, quand le référent ontologique n’a aucun pouvoir de la remplir. Alors on pourrait bien dire avec Borges que la métaphysique est une fiction qui ne le sait pas. L’être ne devient une questionque par la force d’habiter dans l’absence de toute référence quand ne restent que des histoires à raconter, des histoires qui, au lieu de se substituer à la chose et de nous la montrer dans son origine et son Absolu, nous disent surtout qu’elle n’est pas, qu’elle manque, et que l’être doit désormais s’écrire non pas comme une icône de Dieu mais bien mieux en le biffant d’une croix. De l’être crucifié, cloué au vide, il y a tout à dire parce comme Hegel le savait, il n’y a rienà en assurer de certain. C’est l’unique chance d’une histoire, d’un roman qui nous porte hors des croyances et des certitudes de l’ontologie.  Ce qu’avec Heidegger on pourrait bien nommer vigilance. Alors, toujours, nous sortons en sentinelle, toute sentinelle étant comme un personnage de roman qui se tient au bord du vide. Et c'est ainsi pour toute histoire où il y va de l'authenticité découvrant l'inauthentique couverture emmaillotant l'Etre.


Jean-Clet Martin

Derrida : la Vérité en bas de page / Aurélien Barrau

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« Il faut la vérité. »[1]
La mise au point de Derrida est, semble-t-il, incisive et radicale. Non seulement il la faut, mais, poursuit-il, « c’est la loi »[2]. Au-delà du jeu avec Freud et son « prototype normal du fétiche », l’injonction derridienne sonne comme un couperet. Ici, il n’y pas à transiger. Naturellement, la méthode est signée, presque archétypale. Nous ne sommes ni en introduction, ni en conclusion du texte. Pas même dans le corps. La remarque, décisive et certainement préliminaire, se trouve reléguée en note de bas de page, plus ou moins perdue au cœur de l’ouvrage. Apparemment insignifiante sauf, naturellement, à inventer une sémiotique de la marge. Elle est donc hors texte mais pas strictement « hors livre»[3], elle se glisse en bordure pour aborder l’interrogation centrale. Parergon, déjà. Elle se place en lisière. Pire : cette note de bas de page n’est pas même strictement dédiée au problème de la vérité mais à une mise au point sur l’historicismeet plus particulièrement sur sa nécessaire critique, à partir de Husserl. Pire encore : la note vient compléter ce qui avait été « oublié » dans la réponse initiale de Derrida ! Elle est donc non seulement spatialement déportée mais aussi temporellement retardée. Il n’invente pas cette phrase, il ne la compose pas pour l’occasion, il la « répète ». Derrida l’emprunte, donc, et la fait sienne. Mais celui à qui il l’emprunte (en l’occurrence lui-même, dans un autre ouvrage) en est-il véritablement l’auteur ? Ne serait-ce pas ici, ne serait-ce pas déjà, la chaîne récursive engendrée par un concept inappropriable et sans doute sans origine qui se dessine ? L’enjeu est annoncé : ne pas « revenir naïvement à un empirisme relativiste »[4]. Autrement dit : qu’elle qu’en soit l’archéologie ou la généalogie, la vérité est un impératif. Quand bien même elle demeurerait indéfinissable ou ambivalente, il la faut. Ce n’est ni une règle, ni une convention, c’est une « loi ». Fut-elle, comme l’ajoute immédiatement Derrida, « disséminatrice ». Voilà le point nodal : la vérité est, d’une manière ou d’une autre, liée à la loi.
Le propos est insistant : « il ne s’agit en aucun cas de tenir un discours contre la vérité ou contre la science »[5]. Ce serait « impossible et absurde ». Impossible parce qu’on s’extrairait, de façon définitoire, du texte philosophique. Absurde parce que la contradiction interne guetterait tout propos conséquent. On peut bavarder sur ce qui est souhaitable mais il n’y a pas discussion sur l’impossible. Derrida est radical : la vérité a force de loi.
Pourtant, et c’est ce qui, pensons-nous, constituera l’inchoatif d’une immense déconstruction de l’ordre (nomospeut-être plus encore que logos), un malaise lancinant se dessine dans le rapport à la vérité. Et ce, dès cette note de bas page, dont l’enjeu est indéniablement de rappeler, de souligner, de marteler l’attachement indéfectible de l’auteur à la vérité. Mais cette vérité peut elle s’écrire au singulier sans autre définition ? C’est en effet le nom de Nietzsche qui est ici convoqué par Derrida et considéré comme une « référence très importante » ! Référer à Nietzsche alors même que l’on déclare son attachement inconditionnel à la vérité n’est pas neutre. C’est celui pour qui la vérité devient une entreprise de falsification du réel, de négation des différences, d’atrophie des métamorphoses, qui est donc évoqué. Mais celui, pourtant, qui ne nie pas une possible vérité héraclitéenne, une vérité du devenir et de l’écoulement. Derrida, ici encore, joue d’une ambiguïté qu’on pourrait dire inévitable : Nietzsche est nommé mais il ne l’est que dans la stricte mesure où son absence est « regrettée ». Il intervient en tant que manque. Il adopte la forme spectrale de celui qui hante la discussion – puisque ce texte est celui d’un échange – sans y participer. Mode spectral donc, mais aussi spéculaire : Nietzsche renvoie l’image d’une vérité qui s’effrite petit à petit sous ses propres contraintes. Il reflète les fissures qui ont mis le concept en auto-tension. Il n’entend pas explicitement révolutionner le sens de la vérité mais bien davantage en révéler les contradictions « toujours-déjà » présentes. Nietzsche est exactement présabsent face à cette problématique inquiétante. Il n’est question ni de l’oublier ni de souscrire tout à fait à sa position.
Plus loin, dans la même note, Derrida n’est pas sans cynisme à l’égard de ceux qui ont si facilement la vérité « à la bouche ou à la boutonnière ». La vérité seule, la vérité nue, la vérité appelée et louée, la vérité exaltée et glorifiée, la vérité encensée et célébrée. Oui, sans conteste, il la faut : la vérité, évidemment. Mais en quel sens ? Le concept est indispensable, il nervure la feuille des postures tenables. Mais comment s’élabore-t-il ? Est-il l’a priori ou l’a posteriori de l’entreprise philosophique ? La mise en garde est implicite et dramatique : la vérité est la loi mais celle-ci n’est jamais définie sans ambiguïté. Elle n’est pas à elle-même sa propre définition. Elle s’arrime à un réel qu’elle contribue à créer.
Derrida n’a cessé, suivant Nietzsche mais aussi Heidegger et Blanchot, de mettre en garde contre toute velléité à figer ou fixer la vérité. Le geste heideggérien, le déplacement de l’orthotes, en tant que logique assujettie à un principe régulateur strict, vers l’aletheia, en tant que figure de voilement et dévoilement, n’est plus, pour Derrida, définitif. Il faut « s’attendre aux limites de la vérité »[6]. Quelque chose se diffracte inéluctablement. Contrairement à ce qui est parfois énoncé, il n’y a probablement jamais eu de « réconciliation » de Derrida avec la vérité, dans une période supposée tardive, parce qu’il n’y a jamais eu querelle ouverte ni divorce explicite. Il n’y eut qu’un inconfort quant à la nature profonde de ce à quoi il fallait faire allégeance. Une inquiétude, une vigilance aussi, qui s’est déployée sans jamais se démentir, suivant trois axes. D’abord une réflexion sur la performativité du vérace, dialogue implicite avec Austin et explicite avec Arendt et Koyré, esquissée en particulier dans Histoire du mensonge[7]. Ensuite, une déconstruction de l’unicité de la vérité, suggérée dans La vérité en peinture[8]. Enfin, une interrogation sur la transparence de la vérité, exposée dans « le facteur de la vérité »[9]. Ces trois lignes de réflexion ne sont pas indépendantes les unes des autres. Elle se rencontrent et parfois se confondent. Elles forment une spirale qui dessine les frontières d’une inquiétante vérité hégémonique et omniprésente.
Est-ce à dire que Derrida récuse l’idée même de vérité et ouvre la porte à un nihilisme aléthique radical ? Evidemment pas. Surtout quand les thèmes les plus dramatiques sont abordés : révisionnisme et négationnisme. Derrida est on ne peut plus clair et cinglant avec ces spectres qui renaissent des cendres mêmes qu’ils voudraient à la fois « conjurer et injurier ». Il s’agit naturellement de « les combattre, c’est-à-dire d’abord de les réfuter, les récuser, les rappeler à la vérité même de leur acharnement dénégatif »[10]. Cela ne fait pas question. Mais il faut le faire correctement. Dans toute la complexité mémoriale et testimoniale du concept de vérité. Il faut, considère-t-il, s’adonner à la tâche infinie de la constitution d’une archive, par les voies du témoignage, de la discussion, du rappel et de la discipline. C’est cela que Derrida veut opposer, pour son efficace comme pour sa convenance, au recours naïf et souvent paradoxalement peu performatif de la « preuve ». Charles Ramond considère que le discours derridien sur la vérité est indécidable. Etrange supposition alors même que Derrida souhaite, explique-t-il lui-même, mener ici une déconstruction historique « sans menacer la ‘franchise’ d’un concept qui doit rester décidable »[11]. L’enjeu est simple et explicité : faire face à la complexité performative du vérace sans nier la dimension nécessairement normative du vrai. Ce qui pourrait encore se dire : ne pas effondrer une tyrannie (dévoyant la vérité) par la mise en place d’une autre autocratie (figeant la vérité), potentiellement tout aussi pernicieuse.

La tâche est immense. Derrida a eu le mérite de nous rappeler la nécessité d’y faire face.

Aurélien Barrau




[1] J. Derrida, Positions, Paris, Editions de Minuit, 1972, p. 80.
[2]Ibid.
[3] J. Derrida, « Hors livre » inLa dissémination, Paris, Seuil, 1972, pp. 9-76.
[4] J. Derrida, Positions, op. cit., p. 80.
[5] J. Derrida, Positions, op. cit., p. 79.
[6] J. Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996.
[7] J. Derrida, Histoire du mensonge, prolégomènes, Paris, Galilée, 2012.
[8] J. Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978.
[9] J. Derrida, « Le facteur de la vérité » in La carte postale, Paris, Flammarion, 1980, pp. 441-524.
[10] J. Derrida, Histoire du mensonge, prolégomènes, op. cit, p. 61.
[11] J. Derrida, Histoire du mensonge, prolégomènes, op. cit., p. 78.

Ontologie de la boue, spectres de Derrida

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"Toute empreinte a besoin d’un milieu friable, grains, sable, cendre. Elle se dépose sur un médium dont le démembrement sera sans limite. Cela comporte quelque chose de vaporeux qui est la légèreté elle-même. Cela contraste avec la présence massive de la pierre autour du sarcophage que nous avions ausculté, des piliers énormes qui montrent une force indivisible. La momie a besoin de poussières : poussières du papier enrubannant les signes, signes déportés, signes que le texte téléporte comme la mémoire de la dépouille, absorbée en ce buvard. Les bandelettes réclament un baume, une certaine douceur. Elles filtrent des poussières que les murs ne sont pas capables d’enregistrer. La mémoire, lorsqu’elle déborde la présence de ce qui borde le temps, réclame des grains, la cendre morte qui se rompt à l’infini, retenant ainsi l’empreinte la plus faible, la plus fragile. De la poussière, de sa rupture et fragmentation, la mémoire extrait un écran comme celui que traverse la lumière du projecteur laissant, dans le fanal d’une fumée, un rai de couleur, des formes informes sur le point de s’effacer. La poussière est écran des âmes, écran sans consistance parcouru de fantômes. Voici ce qu’en dit Théophile Gauthier :
« Sur la fine poudre grise qui sablait le sol se dessinait très nettement avec l’empreinte de l’orteil, des quatre doigts et du calcanéum, la forme d’un pied humain ; le pied du dernier prêtre ou du dernier ami qui s’était retiré, quinze cents ans avant Jésus Christ (…). La poussière, aussi éternelle en Egypte que le granit, avait moulé ce pas et la gardait depuis plus de trente siècles, comme les boues diluviennes durcies conservent la trace des pieds d’animaux qui la pétrirent[1]
Ces moulures de poussières, éternelles, pourront donner corps aux empreintes les plus insipides. Ce que le granit ne saurait accueillir, lui qui a besoin d’être attaqué au burin. La poussière, au contraire, offre un support aux choses les plus imperceptibles, matière au bord de la matière et dont le grain sera pour ainsi dire photographique. Poussières et glaise. Nous sommes bien là dans le registre de ce qui coule, de la boue, une moulure informelle que Platon avait posée à l’autre extrémité de l’Idée, la boue qui selon lui n’est que la forme la plus délurée du devenir, incapable de fixer la moindre image qui soit fidèle à l’Etre. A moins qu’elle ne soit ce réceptacle étrange que le Timée anoblit et redore sous le nom de Khôra, lui trouvant d’autres fonctions auxquelles nous reviendrons plus loin… Elle est, en tout cas, le moule de l’imagination, l’argile pour capter des visions hallucinées, des apparitions simulées, des simulacres. La boue se place au bord de l’ontologie, à l’extrémité indépassable de tout ce qui n’est pas l’être, fange limitrophe qui nous ferait basculer hors de la pensée et de la contemplation décrottée de l’essence. Et c’est cette boue hylétique, ces poussières divisées, disséminées qui apparaissent ici (dans un mouvement que Derrida appellerait Architrace) comme un support de l’esprit fossile, esprit des plus incernables. Se lèvent alors, en cette diminution, des spectres posés hors de toute présence durable mais qui viendront pourtant hanter le temps. La trace n’est pas du temps, elle est ce qui se marque sur son bord, hors de lui, comme sur un papier aluminium, les noisettes du chocolat laissent des bosses extérieures à sa consistance, à sa substance. La trace n’est pas forme, mais contre-forme repoussée dans un milieu infiniment friable. Et Théophile Gauthier de poursuivre :
« Cette trace légère, qu’un souffle eût balayée, a duré plus longtemps que des civilisations, que des empires, que les religions mêmes et que les monuments que l’on croyait éternels : la poussière d’Alexandre lute peut-être la bonde d’un tonneau de bière, selon la réflexion d’Hamlet, et le pas de cet égyptien inconnu subsiste au seuil du tombeau. »
Au seuil du tombeau, nous voici devant une trace plus faible qu’un souffle, plus légère que le vent. Il s’agit d’une marque limitrophe, recueillie à l’extrémité des matières les moins denses, les plus inconsistantes. Un rien suffirait à les balayer, à les anéantir, tant elles sont presque déjà placées au bord du néant. Au-dehors du sujet, mis en bière, la poussière montre une puissance d’évocation que ne manifeste pas même l’Etre, durement rétréci sur sa minéralité d’acier. La concaténation de l’Etre se heurte ici à l’effritement des vapeurs, des suspensions poussiéreuses, comme le laser peut rencontrer les particules fines capables de faire écran, de recueillir l’éventail de son spectre. Aussi, à l’intérieur de ce sarcophage, ce n’est pas la momie elle-même qui nous retiendra, mais ses bandelettes maculées qui marquent une issue, une trouée dans l’ontologie organique de l’occident et des civilisations monumentalisées par l’Histoire[2]. Religions, formations d’Empire, tout cela, dans la rectitude de leurs lois, se laisse déborder par les franges. Il fallait la légèreté du papier qui s’enroule dans la main de la dépouille, il fallait la sécheresse de sa pâte effritée pour que l’âme vînt à trouer le cercle pétrifié de l’Etre. Cette trace, Derrida ne cessait de la rencontrer depuis De la grammatologie jusqu’aux réflexions sur Robinson : l’empreinte sur le sable d’un pas, d’un pas de plus, d’un pas au-delà qui ferme le deuxième volume de La bête et le souverain. C’est dans ces parages, dans ce pas de trop, ou ce pas de côté que s’ouvre, à la marge un temps qui n’est pas du temps, un hors temps dans le temps. D’où ce « temps mort » dont Hamlet est, d’une certaine manière, le symbole spectral, ne cessant de déborder la figure trop arrêtée de Marx dans Spectres de Marx. Mais revenons à ces pages sur Hamlet pour déployer avec plus de lenteur cette marche de Derrida hors de l’ontologie occidentale.
Le spectral de l’empreinte concerne un régime qui va de travers. S’y ouvrent des traverses placées entre deux, dans l’entre-deux peuplé de ce qui n’est ni sur un bord, ni sur l’autre. L’empreinte se tient au milieu, s’ « entretient », incalculable. Elle occupe un intervalle pour franchir une certaine consistance du temps, jusqu’à le rendre anachronique. Il en va comme de l’air, entre le projecteur et l’écran, de l’inter/sidéralité des poussières. L’intervalle toujours nous aura sidérés. Le « pas », tel que nous le montre Théophile Gauthier ou Hamlet, « n’est pas ». Creusée, en son fond, d’une absence, au bord de la poussière, la trace fait signe à quelque chose qui serait presque de l’esprit. Elle réalise un démoulage qui montre une absence dans la plénitude des matières. Cela n’est « ni substance, ni essence, ni existence » et « n’est jamais présent comme tel [3]». Démoulage qui est encore celui du ruban de la machine à écrire, frappé en creux par les types, moulés, démoulés sur papier. S’impriment alors des lettres dont la contre-épreuve, vide, traverse le temps sans résistance. La lettre ressort du ruban comme un ressortissant, un imprimé dont l’imprimante originaire est maintenant rouillée depuis longtemps. Mais cette traverse aura donné aux signes un autre support, une nouvelle vie. Produit sec, poussiéreux qui fait de la lettrine un pointillisme projeté sur le grammage du papier : « Moment qui n’appartient plus au temps, si l’on entend sous ce nom l’enchaînement des présents modalisés (…), une trace dont la vie et la mort ne seraient elles-mêmes que des traces et des traces de traces, une survie dont la possibilité vient d’avance disjoindre et désajuster l’identité à soi du présent vivant[4]
Devant de telles traverses, nous ne savons pas prédire ce que c’est : ni simple corps, ni seulement âme. Plutôt quelque chose de volatil que ni la violence de la métaphysique, ni l’horreur des corps brûlés par les nazis ne sauraient s’approprier l’esprit. Il s’agit d’une nappe gazeuse, détrempée dont le graphe, le graffiti échappe à toute approche catégoriale ou même métaphorique[5]. L’esprit, dont toutes les politiques sédentaires ont cherché à s’approprier le caractère nomade, ne se laisse ni brûler ni fixer. Tous les discours dominateurs sont des arraisonnements de l’âme, des captations de l’esprit que le pouvoir cherche à commander, à limiter dans sa part nomade, dans ses exodes. Mais l’esprit est un revenant. Il s’arrache aux voix autoritaires. Il revient par les interstices, par les médiums souples qui ornent l’écriture. Il se déporte de la chair, entre dans l’inorganique de la poussière, dans le diaphane de la lumière gazeuse. L’apparition spectrale de la trace produit ainsi une dissolution de l’ontologie, une désarticulation de ses catégories, une expansion de l’esprit le plus moléculaire dans sa poussière infiniment disséminée. Une « chose », au sens de ce qui se montre, du monstre, une chose innommable qui n’est ni un objet ni un sujet mais qui les enveloppe, leur ouvre un rapport nouveau que Derrida nomme la hantise. Au lieu de la question de l’Etre -qui doit se décliner dans l’espace et le temps, se distribuer en objets et qualités, en attributs et espèces tranchés, en chronologies et en distances-, la chose nous hante, induit des traces qui nous enveloppent comme des rubans dont l’ontologie ne sait rien. Seule une hantologie pourrait se mettre à suivre les retours, les répétitions, les cercles asynchrones de cette attente et revenance[6]. L’esprit alors est matière fine, démis de sa présence à soi vivante comme de sa consistance surnaturelle." 

Jean-Clet Martin, extrait de "Derrida -un démantèlement de l'Occident", 314 p. Ed. Max Milo


[1] Théophile Gauthier, Le roman de la momie, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2011, p. 933.
[2] Cette suspension dans les bandelettes est également évoquée à propos du Christ dans le séminaire, La peine de mort Vol. 1, Paris, Galilée, 2012, p. 64.
[3]Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 14.
[4]Ibid. p. 17.
[5] Voir tout particulièrement p. 26.
[6] Cette hantologie est abordée p. 31.



Derrida et le terrorisme / Manola Antonioli

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Comme beaucoup de sujets d’ordre éthique et politique, le thème du terrorisme n’apparaît  à première vue dans l’œuvre de Derrida que très tardivement, suite aux événements du 11 septembre 2001, dans le cadre d’un entretien avec la philosophe Giovanna Borradori, qui produit un dialogue indirect entre les commentaires d’Habermas et  ceux de Derrida autour du « concept » politique et philosophique du 11 septembre[1]. Mais en réalité, l’hypothèse d’un soudain « tournant éthico-politique » de la déconstruction qui aurait eu lieu au cours des années 1980-1990 est totalement infondée : comme le philosophe n’a cessé de l’affirmer, c’est toute l’œuvre de Derrida, depuis le début, qui est engagée dans une réflexion éthique et politique, dans le cadre d’une relecture des grandes étapes de la tradition philosophique et politique occidentale. Il en est de même pour sa pensée de la « terreur » et du « terrorisme » qui (comme nous essaierons de le montrer dans les pages qui suivent) n’apparaît pas tout à coup dans une sorte d’ « écrit de circonstance » au sujet du 11 septembre, mais s’inscrit dans un réseau complexe de notions éthiques, philosophiques et politiques, élaboré dans des ouvrages précédents et développé dans des ouvrages successifs, et dont l’évolution n’a été interrompue que par la mort de Derrida en 2004.

Force de loi

Même quand la déconstruction derridienne pouvait paraître très éloignée de tout souci éthique et politique, la pensée de la loi (du droit et de la justice) était au cœur de tous ses questionnements[2] : « [...] ce qu’on appelle couramment la déconstruction, tout en semblant ne pas “adresser” le problème de la justice, n’a fait que cela sans pouvoir le faire directement, seulement de façon oblique[3] ». Mais le droit et la justice deviennent des motifs récurrents et centraux dans les textes de Derrida à partir des années 1990, qui inaugurent une réflexion ininterrompue sur les figures (éthiques et/ou politiques) de l’hospitalité, du pardon, de la démocratie, du secret, du témoignage, de la souveraineté, etc., réflexion nécessaire pour que la déconstruction puisse « ne pas rester enfermée dans des discours purement spéculatifs, théoriques et académiques mais prétendre [...] avoir des conséquences, changerdes choses et intervenir de façon efficiente et responsable (quoique toujours médiatisée, bien sûr), non seulement dans la profession mais dans ce qu’on appelle la cité, la pólis et plus généralement le monde[4] ».

Dans les deux textes réunis dans Force de loi (ouvrage publié en 1994)[5], Derrida part de l’expression anglaise to enforce the law  qui (à la différence du français « appliquer la loi ») garde une allusion directe et littérale à la force qui est inscrite à l’origine du droit et permet ainsi d’interroger les liens entre le droit, la violence et la justice : « Pas de droit sans la force. Kant l’a rappelé avec la plus grande rigueur. L’applicabilité, l’ “enforceability”n’est pas une possibilité extérieure ou secondaire qui viendrait s’ajouter ou non, supplémentairement, au droit. Elle est la force essentiellement impliquée dans le concept même de la justice comme droit, de la justice en tant qu’elle devient droit, de la loi en tant que droit[6]. » 

L’allemand Gewalt signifie ainsi violence, mais aussi pouvoir, légitimité, autorité, force politique (« Gewalt c’est donc à la fois la violence et le pouvoir légitime, l’autorité justifiée...[7] ») et inscrit  dans la langue elle-même l’ambiguïté fondamentale (ou mieux, dans le langage derridien, l’indécidabilité) entre la « force de loi » (exercice légitime de la force, considéré juste) et la violence, que l’on juge toujours injuste. Le mot Gewalt est présent également dans l’essai de Walter Benjamin Zur Kritik der Gewalt (« Pour une critique de la violence ») dont Derrida propose dans ces pages une lecture longue et détaillée qui vise à démontrer que la violence n’est jamais purement extérieureà l’ordre du droit : inscrite dans sa fondation, elle ne cesse de menacer le droit à l’intérieur même du droit. Dans cette lecture de Benjamin, Derrida utilise les outils conceptuels qu’il avait déjà mis au point dans le cadre d’une analyse de la déclaration d’indépendance américaine[8], où il avait affirmé que la fondation d’un État, d’une nation ou de son indépendance, est toujours un acte performatif, qui institue une fiction de l’origine en donnant ainsi naissance au peuple même qui la signe : « La signature invente le signataire. Celui-ci ne peut s’autoriser à signer qu’une fois parvenu au bout, si on peut dire, de sa signature et dans une sorte de rétroactivité fabuleuse. Sa première signature l’autorise à signer[9] ». Il s’agit donc toujours d’un acte de force, d’un acte violent qui à la fois produit et présuppose l’unité d’une nation.

La théorie du performatif s’oppose ici à toute théorie du contrat social comme simple sortie de la nature qui impose sa dimension constative à l’excès performatif qui fonde la loi : la « légalité » qui fonde un État est ainsi déjà contaminée par une sorte d’ « illégalité » constitutive, un recours originaire à la force. La tension entre la force et le droit qui fonde la politique ne doit et ne peut pas être simplement niée ou illusoirement résolue, puisqu’elle permet de penser une injustice inscrite au cœur même de la loi et donc d’y opposer une nouvelle forme de justice. Par exemple[10], Nelson Mandela (tout en étant juriste de formation et en admirant la démocratie parlementaire) a refusé de maintenir la lutte du Congrès National Africain dans le cadre constitutionnel, tel qu’il était alors fixé en Afrique du Sud. Il a ainsi rappelé que cette loi constitutionnelle n’avait eu pour auteurs et bénéficiaires qu’une partie extrêmement réduite de la population, celle de la communauté blanche. À travers la Charte de la liberté, qu’il a promulguée en 1955, Mandela a rappelé que, en Afrique du Sud, la violence originaire avait été trop grande, excessive, impossible à oublier (comme dans tous les cas d’États fondés sur un génocide ou une quasi-extermination). Il a ainsi opposé au coup de force originaire de la minorité blanche une nouvelle entité ethno-nationale, un autre ensemble populaire formés de tous les groupes qui habitent l’Afrique du Sud et qui demandait un nouvel acte performatif pour pouvoir à son tour se constituer en État : « À tous les sens de ce terme, Mandela reste donc un homme de loi. Il en a toujours appelé au droit même si, en apparence, il lui a fallu s’opposer à telle ou telle légalité déterminée, et même si certains juges ont fait de lui, à un moment donné, un hors-la-loi[11] ».  L’acte performatif qui, en 1955, ne pouvait s’exprimer qu’au futur, a donné lieu en 1994 à la transition inattendue au terme de laquelle le régime de l’apartheid a pris fin, en offrant un exemple rare de résolution pacifique d’un long conflit interne dans le continent africain.

L’essai de Benjamin traite également de l’ambivalence fondamentale de Gewalt, au sein même de la question du droit, d’une « philosophie du droit » organisée autour d’une distinction entre deux violences du droit (la violence fondatrice qui l’institue, et la violence conservatrice qui assure sa permanence). La « critique » de la violence évoquée dans le titre n’exprime pas un simple rejet de la violence mais (au sens kantien du terme) un jugement, une évaluation, un examen de la présence (inévitable) de différentes formes de violence dans la sphère même du droit et de la justice. Pour que cette critique ait un sens, il faut donc admettre l’existence d’une forme de violence qui n’est pas un simple accidentqui surviendrait au droit de l’extérieur : « ce qui menace le droit appartient déjà au droit, au droit au droit, à l’origine du droit[12] ». Les situations révolutionnaires justifient le recours à la violence en alléguant l’instauration d’un nouveau droit et d’un nouvel État, dans une sorte de « futur antérieur » où le droit à venir légitimera en retour la situation révolutionnaire.

Toute l’histoire du droit est ainsi fondée sur des moments de violence qui suspendent, interrompent le droit pour en fonder un nouveau. Une révolution « réussie », la fondation d’un État « réussie » (au sens de la « réussite » d’un acte performatif) produiront après coup des modèles interprétatifs capables de légitimer la violence « qui a produit, entre autres, le modèle interprétatif en question, c’est-à-dire le discours de son auto-légitimation[13] », dans une sorte de « cercle herméneutique » de la violence. Derrida s’efforce ainsi de penser cette « contamination différentielle » (autre définition possible de « la déconstruction ») qui s’instaure entre violence fondatrice et violence conservatrice du droit, ce qui permet à Benjamin d’écrire qu’il y a « quelque chose de pourri au cœur du droit », une co-implication originaire et irréductible de la violence et du droit. Derrida peut en déduire que toutes les attaques contre l’usage politique de la violence qui la situent à l’extérieur du droit lui-même restent superficielles et inefficaces : la menace ne vient jamais du dehors, mais toujours du dedans du droit lui-même.

La contamination entre fondation et conservation du droit est à la base de ce que Benjamin (cité par Derrida) qualifie comme l’« ignominie » de la police moderne, fondée sur une hypocrisie constitutive. La police déborde toujours virtuellement les limites (difficiles, comme on l’a vu, à tracer) de la « violence légitime », pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’elle est fondée sur des technologies de surveillance qui se développaient déjà de façon inquiétante en 1921, au moment de l’écriture de l’essai de Benjamin, et qui n’ont jamais cessé de se développer depuis. Ensuite, parce qu’elle fonctionne comme un « spectre » de l’État qui double et hante (selon la logique « spectrale » plusieurs fois évoquée et étudiée par Derrida) la vie publique et la vie privée, et qu’elle se contente de moins en  moins d’appliquer par la force (enforce) une loi préexistante. La police invente des ordonnance, intervient à chaque fois que la situation juridique n’est pas bien définie au prétexte de garantir la sécurité (ou, dans le langage contemporain, de « lutter contre l’insécurité ») : « il y a tout de suite de la police et la police légifère ; elle ne se contente pas d’appliquer une loi qui avant elle serait sans force[14]. » Cette police n’est donc pas seulement la police, écrit Derrida, pas seulement l’institution et ses agents que nous avons l’habitude d’identifier comme « la police », mais elle est l’omniprésence spectrale de la « force de loi »  dont les débordements toujours possibles menacent de l’intérieur les démocraties contemporaines.

L’ «événement » du 11 septembre

Tout ce travail mené sur la coexistence problématique de la force et du droit, même (et, pourrait-on dire, surtout) au cœur des régimes démocratiques est le préalable nécessaire à la compréhension des pages où, interrogé sur les conséquences et les significations du « 11 septembre », Derrida s’exprime sur la terreur et le terrorisme, dans l’entretien avec Giovanna Borradori intitulé « Auto-immunités, suicides réels et symboliques[15] ». Tout d’abord (à contre-courant de l’hystérie médiatique et intellectuelle de l’époque), Derrida conteste et met en doute, laisse en suspens (tout au long de l’entretien) la dimension d’« événement » (ou mieux, dit-il, en reprenant le vocabulaire de la tradition empiriste anglaise), l’impresssion d’événement associée à cette date.

Le « 11 septembre » a été presque immédiatement (même trop immédiatement...) vécu et ressenti comme un événement marquant et singulier, voire sans précédent. Mais Derrida (toujours extrêmement sensible aux effets des télé-technologies) fait remarquer dès le début de l’entretien à son interlocutrice que ce « sentiment » est loin d’être spontané : il a été en large mesure constitué et produit par une machine technique, sociale et politique, médiatiquement déterminée. Malgré la multiplicité de discours qui répétaient inlassablement la dimension « sans précédent » de l’ « événement » destiné à « faire date », malgré le dispositif d’information élaboré, malgré l’impossibilité de dissocier le fait « brut » du système qui l’a diffusé et médiatisé au niveau de l’information, Derrida  rappelle la nécessité de questionner la nature imprévisible, historique, sans précédent, associée au 11 septembre et au « faire date » qu’il présuppose.

La mort de milliers de civils à l’aide de la technologie n’est pas « sans précédent » : pendant les guerres mondiales, tout comme dans les guerres qui les ont suivies au niveau planétaire, de tels meurtres massifs ont souvent eu lieu sans être jugés dignes de « faire l’événement ». La définition derridienne de l’événement implique l’inappropriabilité, l’imprévisibilité, l’absence d’horizon, le risque d’échec, la singularité absolue. À ses yeux, donc, le 11 septembre n’a pas  été un « événement » sans précédent, imprévisible, totalement singulier : il n’était pas impossible de prévoir une attaque terroriste sur le sol américain, qui prendrait comme cible des édifices hautement symboliques, et la CIA et le FBI auraient dû avoir tous les moyens pour « voir venir » les attentats et éviter la surprise. On peut et on doit discuter aussi la définition généralement donnée par les médias et les experts en tout genre d’ « événement majeur », qui ne peut se réduire à une dimension purement quantitative (la hauteur et la dimension symbolique des tours, l’importance politique et économique du territoire attaqué, le nombre des victimes). Le retentissements de ces meurtres n’est pas purement « spontané » ou « naturel », mais le produit d’une machinerie complexe (d’ordre historique, politique et surtout médiatique) qui fait « qu’on ne compte pas les morts de la même façon d’un bout à l’autre du monde[16] ». Des tueries comparables ou d’une gravité même supérieure qui ont eu lieu au cours du XXe  siècle hors de l’espace européen ou américain (Cambodge, Rwanda, Palestine, etc.) n’ont pas eu le même retentissement psychologique, politique, policier ou militaire.

Face à l’insuffisance des explications purement quantitatives, Derrida propose ainsi de chercher des explications qualitatives : l’attentat a eu lieu sur le sol des États-Unis qui ont joué (au moins jusqu’au début du XXIe siècle) un rôle majeur au niveau planétaire, longtemps incontesté après la fin de la guerre froide. Mais Derrida rappelle également que le « 11 septembre » est aussi un effet lointain de la même guerre froide, et du soutien donné par les États-Unis aux ennemis de l’URSS (notamment en Afghanistan), et que l’ordre mondial de la deuxième moitié du XXe dépendait largement de la fiabilité et du créditde la puissance américaine. Cette référence au crédit  dans toute la complexité de ses significations morales et financières acquiert un nouveau retentissement aujourd’hui, plusieurs années après la publication de cet entretien, suite à l’effondrement « récent » de ce « crédit » et à la crise financière globale qui s’en est suivie depuis 2007. Le caractère « majeur » attribué au 11 septembre était donc lié à son effet de fragilisation de l’état qui jouait à l’époque le rôle de superpuissance mondiale (même quand il violait systématiquement le droit international qu’il était censée garantir). Ce qui a été ainsi perçu comme radicalement menacé a été tout l’ordre (quoique relatif et précaire) assuré par les États-Unis mais aussi (et plus radicalement) toute la logique discursive et l’axiomatique qui aurait permis d’expliquer « le 11 septembre », tout l’ensemble des discours accrédités dans l’espace public mondial par le rôle que les États-Unis y ont aussi longtemps joué.

Les discours qui ont accompagné ce prétendu « événement », légitimés par l’opinion publique, les médias et les « experts » qui occupent l’espace médiatique et qui (selon l’expression consacrée) « font l’opinion », ont véhiculé de façon irréfléchie tout un lexique et une logique de la violence, du crime, de la guerre, du terrorisme national ou international, étatique ou anti-étatique, sans jamais envisager que ce qui a été touché et traumatisé par l’attaque « terroriste » n’a pas été seulement un ensemble d’édifices et des symboles politiques, militaires ou capitalistiques et un nombre élevé de victimes, mais aussi toutes les bases de l’appareil conceptuel dont on aurait pu précédemment se servir pour interpréter l’ « événement du 11 septembre » : « ce qu’il ya de terrible, dans le “11 septembre”, ce qui reste “infini” dans cette blessure, c’est qu’on ne sait pas ce que c’est, ni décrire, ni identifier, ni même nommer[17]. »

La tentative d’explication élaborée par Derrida dans cet entretien est fondée sur l’idée d’un processus auto-immunitaire et de ses dimensions et implications politiques, élaborée pour la première fois dans deux textes publiés en 2001 : Foi et savoir, suivi de Le Siècle et le pardon[18].

Immunité(s)

Le concept d’immunité et d’auto-immunité est au cœur, au tout début des années 2000, des analyses de Derrida concernant la religion, la techno-science et la politique. Il a fait par ailleurs l’objet d’une élaboration complexe et approfondie (qui a d’ailleurs fortement inspiré la pensée politique de Peter Sloterdijk) de la part du philosophe italien Roberto Esposito. Esposito a montré que la paradigme biologique et médical de l’immunité et de l’immunisation tend à se généraliser dans des domaines aussi divers que la médecine, le droit, l’informatique ou la stratégie militaire[19], où se multiplient les discours axés sur une réponse de protection face à un risque qui menace un organisme : risque de nouveaux virus qui menacent le corps, risque du terrorisme ou de l’immigration qui menacent l’identité nationale et le corps politique, risques des virus qui attaquant nos systèmes informatiques, insécurité qui menace nos villes et nos sociétés. À cette liste déjà impressionnante, on pourrait ajouter toutes les peurs axées sur le corps vu comme « lieu de prévention[20] ».

La dimension politique de l’action de nos gouvernements (qui ont progressivement choisi de se priver de toute forme d’autonomie et de prise de décision indépendante vis-à-vis des règles du marché qui orientent désormais leurs initiatives) semble souvent se réduire à une série ininterrompue de campagne de prévention (contre les drogues, les risques du tabac, le cancer, le Sida, les accidents de la route, l’abus d’alcool, l’usage de drogues, etc.), où la poursuite illusoire de la santé parfaite, le rêve d’élimination de tout risque mortel finissent paradoxalement par entretenir toutes les craintes, afin de renforcer et légitimer les discours sur l’« insécurité » et les initiatives politiques plus que douteuses qu’il encourage et soutient.

Toutes ces menaces innombrables de contagion (diffusées, répandues, renforcées par l’action des médias), suscitent des réactions de protection qui augmentent face à l’augmentation de la perception croissante du risque (risque en partie réel, en partie construit, entretenu, fabriqué voir « fictionné » dans le dessein, plus ou moins conscient, d’alimenter les peurs et de réduire les capacités de résistance, de réaction et d’initiative des individus et des groupes). Comme Derrida, Esposito montre que tous ces mécanismes de protection sont fondés sur l’illusion d’une identité « close » et stable, définie par des limites immuables entre le dedans et le dehors, le « propre » » et l’étranger. Quelque chose pénètre un corps (physique ou politique) : cette modification est le plus souvent perçue sous la forme d’une menace de contagion, de maladie, de mort ou de corruption d’un organisme considéré comme étant (de façon totalement fantasmatique) entier, intègre et indemne au départ.

Cependant, d’après les dernières découvertes de la biologie, le mécanisme d’immunisation ne fait en réalité que contredire et altérer sans cesse cette intégrité supposée de l’organisme : le corps attaqué ne combat pas son ennemi par une stratégie directe, mais en contournant le danger ; il ne se limite pas à éloigner le « mal » de ses frontières, mais il l’inclut toujours (par des stratégies complexes) dans son propre espace. De la même façon, on considère que la communauté politique ne peut se préserver de la violence qui la menace qu’en l’incluant partiellement, par le recours à la force légitime et le renforcement de l’appareil policier et militaire (selon le mécanisme aux effets redoutables décrit par Derrida dans Force de loi).

Mais le recours à tous ces moyens de protection finit inévitablement par limiter les libertés individuelles et collectives de façon encore plus sûre et généralisée que n’aurait pu le faire la menace extérieure à laquelle ils étaient censés répondre efficacement : la protection elle-même tend ainsi à devenir le risque majeur pour les possibilités de vie et d’action qu’il s’agissait de protéger. On entre ainsi dans une spirale sans issue : plus la perception du risque augmente, plus on réclame ou on impose des formes de prévention et d’immunisation efficaces, plus on réduit l’autonomie et la puissance dont le corps individuel et le corps collectif disposent, avec des effets irrémédiablement mortifères.

Dans Foi et savoir, Derrida met en évidence pour sa part une logique généralisée de l’auto-immunisation, à travers laquelle il pense les liens entre foi et savoir, religion et science, ainsi que le rôle du « retour de religieux » dans les diverses formes du « terrorisme contemporain ». Son analyse commence par une lecture lente et approfondie des termes liés à la sémantique religieuse[21]
(le sacré, le saint, le sauf, l’indemne), étudiés à l’aide du Vocabulaire des institutions indo-européennes d’Émile Benveniste et de la lecture de Heidegger. Cette étude initiale sert de base théorique pour une réflexion sur « ce-qui-se-passe-aujourd’hui-dans-le-monde-avec-la-religion[22] », sur l’événement qui s’annonce depuis longtemps déjà dans l’ensemble des phénomènes qu’on a pris l’habitude de nommer le « retour du religieux » ou les nouvelles « guerres de religion ».

Ledit « retour du religieux » ne peut en aucun cas (d’après Derrida) être interprété comme un « retour », puisque ce dont on parle sous ce terme est en réalité une configuration totalement inédite (et non pas le simple « retour » d’un passé archaïque et pré-moderne). La question de la religion est en effet reliée, dès les premières pages du texte, aux formes de l’arrachement radical, du déracinement ou de l’abstraction que sont « la machine, la technique, la techno-science et surtout la transcendance télé-technologique[23] ». Il s’agirait donc de penser ensemble« “religion et mekhané”, “religion et cyberespace”, “religion et numéricité”, “religion et digitalité”, “religion et espace-temps virtuel”[24] ». Face à toutes ces formes d’abstraction, qu’on exalte ou qu’on condamne, la religion est à la fois dans l’antagonisme réactif et dans la surenchère réaffirmatrice, selon la logique aporétique et indécidable qui caractérise toutes les figures de la pensée derridienne.

Le « retour du religieux » surprend tous ceux qui croyaient ingénument qu’une alternative radicale opposait d’un côté la Religion, de l’autre la Raison, les Lumières, la Science, la Critique (c’est probablement, entre autres, la position philosophique d’Habermas qui est visée ici par Derrida). Contrairement à cette alternative classique, Derrida montre dans ces pages qu’il existe entre les deux domaines une dynamique d’ « exclusion inclusive » ou d’« inclusion exclusive » réciproque. Les formes contemporaines du religieux ne seraient en effet pas possibles, en tant que telles, sans la représentation audiovisuelle et les moyens technologiques qui les accompagnent (à l’époque, Derrida citait les déplacements d’un pape rompu à la rhétorique télévisuelle, dont les encycliques étaient immédiatement disponibles en CD-ROM, les pèlerinages aéroportés à la Mecque, la spectularisation de la religion sur les plateaux de télévision américaine, la diplomatie internationale et audiovisuelle du Dalaï-Lama).

Le développement sans limites de la raison critique et technoscientifique, loin de s’opposer à la religion, « la porte, la supporte et la suppose[25] ». La religion et la raison ont ainsi la même source, se développent ensemble, et cette source unique se divise et s’oppose réactivement à elle-même, dans un processus d’ « indemnisation » sacrificielle qui tente de restaurer l’indemne qu’elle-même menace. Le mouvement qui rend indissociables la religion et la raison télétechnoscientifique réagit inévitablement et sans cesse à lui-même. Nous nous trouvons ainsi dans une logique simultanée d’immunité et d’auto-immunité : en biologie, la réaction immunitaire protège l’indemnité du corps « propre » en produisant des anticorps, mais (comme on l’a vu dans les analyses d’Esposito) les défenses immunitaires peuvent également s’engager dans un processus d’auto-immunisation qui consiste à se protéger contre son autoprotection en détruisant ses défenses immunitaires, et en déclenchant des maladies mortelles pour l’organisme.

Derrida met ainsi en évidence une sorte de logique générale de l’auto-immunisation, et il s’en sert pour penser les rapports entre foi et savoir, religion et science. La machine télétechnoscientifique ne cesse de produire des phénomènes de dislocation, d’expropriation, de déracinement, de désidiomatisation, de mettre en œuvre des distances et des vitesses qui éloignent ou rapprochent, actualisent ou virtualisent, accélèrent ou ralentissent les espaces-temps. Cette dynamique planétaire produit de multiples formes de réaction et de ressentiment, à travers lesquelles la religion s’indemnise dans un processus qui est à la fois immunitaire et auto-immunitaire.

La religion s’allie donc à toutes les formes de télé-technique, mais en même temps elle réagit de toutes ses forces à leur emprise par un processus d’indemnisation qui est lié à toutes les formes de propriété (propriété de l’idiome, lien au sol et au sang, à la famille et à la patrie, etc.) : « Communauté comme com-mune auto-immunité : nulle communauté qui n’entretienne sa propre auto-immunité, un principe d’autodestruction sacrificiel ruinant le principe de protection de soi (du maintien de l’intégralité intacte de soi), et cela en vue de quelque sur-vie invisible et spectrale[26]. »

La violence qui a accompagné les nouveaux conflits religieux de la fin du XXe siècle s’inscrit donc, d’après Derrida, dans la duplicité fondamentale des sources qui fonde le phénomène d’auto-immunisation qu’il décrit : il existe une forme de violence qui s’allie à la télétechnologie militaire, mais il y a aussi une paradoxale « nouvelle violence archaïque », celle qui s’est déchaînée en Algérie dans les années 1990, qui a caractérisé certains épisodes de la guerre en Irak ou les multiples conflits sur le continent africain ou (du côté « occidental ») le scandale d’Abou-Grahib de 2004. Elle fait intervenir des tortures, des décapitations, des mutilations de toute sorte, revient à la brutalité de la main nue, de l’agression sexuelle ou de l’arme blanche, tout en ayant recours à toutes les ressources du pouvoir médiatique.

Derrida voit dans tous ces phénomènes un recours réactif et négatif, une forme de vengeance du « corps propre » (sous toutes ses formes) contre une télé-technoscience expropriatrice et délocalisatrice. En analysant la complexité du processus d’immunisation qui a lieu aux frontières indécidables entre foi et savoir, science et croyance, Derrida a également montre dans Foi et savoirà quel point il est difficile de séparer une fois pour toutes (comme on souhaite ou on pense trop souvent pouvoir le faire) le théologique de l’éthique ou du politique, puisque les concepts sur lesquels se fonde actuellement la politique internationale ont tous une racine théologique et religieuse, dont on aurait tort d’essayer de nier purement et simplement l’existence.

Terreur et terrorisme

C’est donc à partir de ces prémisses que Derrida interprète « le 11 septembre », à travers trois séries d’arguments[27]. L’ « événement » du 11 septembre présente une série de symptômes d’auto-immunité suicidaire. Le pays qui prétendait à l’époque représenter au niveau mondial (sans plus aucun concurrent, après la fin de la guerre froide) l’unité de la force et du droit, a été exposé à l’agression sur son propre sol, à une agression venue comme de l’intérieurde forces composées d’immigrés, formés et préparés à leur action aux États-Unis grâce aux ressources high-tech des États-Unis.

Double suicide, donc, des agresseurs mais aussi de ceux qui les ont indirectement armés et entraînés, en préparant au préalable (sans le savoir, ou feignant de ne pas le savoir) leur action à travers la création de situations politico-militaires favorables à leur surgissement. Le « 11 septembre » n’a pu donc être vécu que comme un événement traumatique qui (comme tout traumatisme) subvertit la chronologie. La terreur qu’il a provoquée n’est pas tournée vers le passé, mais surtout vers l’avenir, vers la peur d’une répétition probable (et qui d’ailleurs n’a pas manqué d’avoir lieu, à plusieurs reprises, depuis) dans le futur : « Le  traumatisme est produit par l’avenir, par la menace du pire à venir plutôt que par une agression passée et “finie”[28]. »

Le traitement médiatique de l’ « événement » est pour Derrida symptomatique du désir d’exorciser cette dimension « jamais finie » associée à cette agression : représenter les événements en boucle, constituer une archive accessible à tout moment, vise à donner justement le sentiment que (enfin !) « c’est fini », puisque tout est consigné et archivé, que les morts sont morts et qu’il y en aura pas d’autres. Mais il reste des témoignages qui échappent pour toujours à l’archivage, ceux des disparus qui résistent à tout travail du deuil, dont les  cadavres (jamais retrouvés et jamais montrés) ne cessent de hanter les survivants[29]. Les efforts accomplis pour atténuer l’effet du traumatisme rentrent également, selon Derrida, dans la logique mortifère de l’auto-immunitaire, en produisant sans cesse de nouvelles formes de répression politique, militaire ou politico-économique, qui produisent et reproduisent les monstruosités mêmes qu’elles prétendent exorciser (il suffit d’évoquer le terrible enchaînement produit par la promulgation du « Patriot Act » et les « guerres », interminables, en Irak en en Afghanistan). La « guerre contre le terrorisme » déclarée par l’administration Bush n’a fait que « régénérer à court ou à long terme » les causes du mal qu’elle prétendait combattre.

Vis-à-vis de cet enchaînement d’« événements », une réponse philosophique est pour Derrida nécessaire, afin d’éviter les simplifications à outrance des discours officiels et des médias, qui utilisent sans les problématiser les catégories de « guerre » ou de « terrorisme ». Aucune assignation territoriale de cette prétendue « guerre » n’est plus possible, à partir du moment où nous savons que dans un contexte technologique de nouvelles formes d’agression pourraient avoir lieu n’importe où sur terre, par exemple à travers des perturbations de systèmes informatiques susceptibles de paralyser rapidement les ressources d’un pays : « Le rapport entre la terre, le territoire et la terreur a changé, et il faut savoir que cela tient au savoir, c’est-à-dire à la techno-science[30]. »

La question du terrorisme est certainement une question géopolitique, mais aussi une question géophilosophique, qui impose de repenser les liens du politique à la terre et au territoire. La violence en jeu n’est plus ainsi une « guerre » classique interétatique, mais elle ne relève pour Derrida même pas de la « guerre des partisans » au sens défini par Schmitt, puisqu’elle ne vise pas, dans la plupart des cas, à prendre le pouvoir sur le sol d’un État-nation.

Il s’agit également de penser la « terreur », son usage politique et policier, ce qui la différencie de la peur, l’histoire politique qui la lie à la Terreur révolutionnaire française, la distinction entre les victimes civiles et les victimes militaires qu’elle suppose, la possibilité constante d’un « terrorisme d’État », l’imprécision d’un concept comme celui de « terrorisme international », dont l’administration américaine de l’époque s’est servie pour justifier toutes sortes de moyens de répression (à l’extérieur comme à l’intérieur des États-Unis). Il faudrait, notamment, arrêter de supposer que tout terrorisme est toujours volontaire et organisé : Derrida rappelle qu’il y a des contextes historiques dans lesquels la terreur opère comme une sorte de « dispositif », contextes d’oppression sociale, économique ou nationale structurelle, dont les bénéficiaires n’organisent jamais d’actes terroristes et ne sont jamais traités comme tels.

 Pervertibilité de la démocratie

La « guerre contre le terrorisme » déclarée à la suite du 11 septembre reconduit inlassablement la même aporie, d’une portée politique bien plus générale. Comment décider, trancher, entre le rôle positif de la forme-État et de sa souveraineté, comme protection contre les violences internationales (dans lesquelles Derrida inclut explicitement la violence des marchés, dont on constate aujourd’hui toutes les conséquences catastrophiques, même pour les économies des pays qui ont cru pouvoir l’imposer impunément au reste de la planète) et les effets négatifs d’un État dont la souveraineté s’exerce aussi dans des décisions de fermetures abusives des frontières et à travers des régimes policiers et des systèmes de contrôle a priori incompatibles avec l’exercice d’une citoyenneté démocratique ?

Cette dimension de « pervertibilité » de la souveraineté démocratique a fait l’objet d’analyses développées par Derrida, toujours dans le contexte de l’ « après 11 septembre », dans l’ouvrage Voyous[31]. Le volume inclut le texte de deux conférences, dont l’une a été prononcée en 2002 dans le cadre d’une décade de Cérisy-la-Salle qui avait pour titre « La démocratie à venir (autour de Jacques Derrida) » et l’autre dans un congrès consacré à l’ « Avenir de la raison, devenir des rationalités », toujours en 2002. L’ensemble de ces réflexions conjugue ainsi le devenir de la démocratie (son « à venir ») et le devenir de la raison, dans un questionnement politique qui n’est jamais dissocié d’un questionnement de la tradition philosophique et de ses transformations.

Pour Derrida, il s’agit toujours de comprendre ce qui arrive, en même temps, à la techno-science, au droit international, à la raison éthico-juridique, aux pratiques politiques et à toutes les formes de la guerre, dans un contexte de déclin généralisé de toutes les formes traditionnelles de la « souveraineté », situation qui « n’a certes pas été créée, elle n’a même pas été révélée par tel prétendu “événement majeur” daté de quelque “11 septembre 2001”, même si ces meurtres-ci et ces suicides-là (tant d’autres aussi) en ont média-théâtralisé les prémisses et quelques inéluctables conséquences ; et même si cette média-théâtralisation a constitué la structure et la possibilité dudit événement[32]. »

L’héritage philosophique dans lequel s’inscrivent le nom et le concept de démocratie n’est rien qu’on puisse définir une fois pour toutes. Depuis ses origines grecques, la démocratie est le seul régime toujours ouvert à sa transformation historique, à sa plasticité intrinsèque et à son auto-criticité essentielle. Aujourd’hui, dans le cadre de notre tradition gréco-chrétienne et mondialatinisante[33], la démocratie paraît indissociable de la sécularisation (sécularisation toujours ambiguë et indécidable, parce qu’elle s’affranchit du religieux tout en restant maquée, dans son concept et son langage, par le religieux).

Les seuls et très rares régimes qui ne se présentent pas comme démocratiques(indépendamment de leur degré effectif de « démocraticité ») sont des régimes de gouvernement théocratique musulman, comme par exemple l’Arabie Saoudite ou les Émirats du Golfe (impliqués de façon spectaculaire et paradoxale dans l’économie des démocraties américaines et occidentales). Dans Foi et savoir, Derrida avait évoqué la spécificité de l’Islam dans le contexte des « fondamentalismes » et « intégrismes » qui sont par ailleurs à l’œuvre dans toutes les religions : l’islamisme semble détenir un triste primat dans ce domaine, par la nature de ses violences physiques (notamment à l’encontre des femmes) ou par certaines de ses violations déclarées du modèle démocratique et du droit international. 

Tout en rappelant avec force que ce qui relève de l’Islam ou du « monde » arabo-musulman ne doit en aucun cas être considéré comme un ensemble homogène, sans y prendre en compte toutes sortes de différences et de différends, Derrida formule dans Voyous une hypothèse forte au sujet de cette spécificité. Cette hypothèse acquiert un nouveau retentissement et une nouvelle actualité dans le contexte actuel, qui a vu le surgissement des « printemps arabes » et qui est marqué par les inquiétudes concernant le devenir du processus de démocratisation qu’ils pourraient inaugurer dans plusieurs pays.

Derrida affirme que l’Islam (qu’il ne faut pas confondre avec l’islamisme, même si ce dernier prétend toujours agir en son nom) serait la seule culture religieuse qui exprime une résistance au concept même de démocratie, malgré des degrés différents de démocratisation effective. Suite à cette hypothèse et aux situations politiques qui en découlent, Derrida assigne deux tâches et deux responsabilités aux « amis de la démocratie à venir ». Il s’agirait premièrement de travailler sur les difficultés de traduction dans l’héritage coranique et dans sa langue même d’un paradigme démocratique (absence de la Politiqued’Aristote dans le corpus philosophique arabe, privilège accordé dans ce même corpus au thème platonicien du philosophe-roi au détriment des valeurs démocratiques). Ensuite, il faudrait plus concrètement aider toutes les forces qui luttent dans le monde islamique pour la sécularisation du politique (si ambiguë qu’elle demeure, même aujourd’hui, après les « printemps ») et pour une interprétation de l’héritage coranique « qui y fasse prévaloir, comme du dedans, les virtualités démocratiques qui n’y sont sans doute pas plus visibles à l’œil nu et sous ce nom qu’elles ne l’étaient dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament[34]. »

Voyous met en lumière plus généralement une pervertibilité infinie du modèle démocratique, caractérisée elle aussi par une structure auto-immunitaire, dont Derrida donne deux exemples principaux. Le premier concerne le monde islamique : il s’agit de l’histoire algérienne, considérée comme un paradigme de toutes les atteintes à la démocratie au nom de la démocratie. L’Algérie a d’abord connu la colonisation, au cours de laquelle une culture et une langue politique censées s’identifier avec un idéal politique gréco-européen ont été imposées par la violence ; ensuite, une guerre d’indépendance sanglante menée au nom des mêmes idéaux politiques allégués par la puissance coloniale et l’existence d’un parti unique qui a concentré tous les pouvoirs au nom de la légitimité issue de la lutte pour l’indépendance ; puis, une ouverture démocratique, lors de laquelle le nouveau pouvoir a dû lui-même interrompre la démocratisation en cours pour sauver la démocratie, en suspendant en 1992 le processus électoral après le premier tour par crainte d’une probable victoire des islamistes.

Le deuxième exemple concerne la structure typiquement immunitaire qui a caractérisé les effets du « 11 septembre », aux États-Unis mais aussi dans le reste du monde : en prétendant lutter contre le terrorisme et les ennemis de la démocratie, les démocraties occidentales (et l’administration américaine en premier lieu) ont restreint les libertés démocratiques et l’exercice du droit dans leur propre pays, en étendant sans limites les pouvoirs policiers. Pour se défendre contre ses ennemis, la démocratie a dû donc finir par leur ressembler, par se corrompre et se menacer elle-même. Mais, inversement, c’est la culture largement démocratique des États-Unis qui a paradoxalement permis les attaques de terroristes qui se sont entraînés sur leur territoire, peut-être avec un consentement auto-immunitaire de l’administration.

La logique immunitaire ou auto-immunitaire que le terrorisme rappelle cruellement est ainsi toujours une logique mortelle (pour l’Occident comme pour l’Orient...) qui introduit la mort au cœur de la vie, la force au cœur du droit, la terreur au cœur de la démocratie. La structure d’auto-immunisation est une structure aporétique, qui suppose une absence de chemin, de voie d’issue et de salut.

Peut-on malgré tout envisager des issues politiques possibles ? Derrida propose quelques suggestions ou lignes de force pour l’ « à venir ». Premièrement (comme on l’a déjà vu) soutenir par tous les moyens toutes les forces et les tentatives de sécularisation qui se développent de l’intérieur du monde musulman. En deuxième lieu, si la « mondialisation ne parle qu’une seule langue (le latin, ou le gréco-latin), interrompre le processus auto-immunitaire généralisé pourrait signifier également envisager une mondialité qui parle plus d’une langue (plus d’une langue étant aussi une des définitions possibles que Derrida donne de « la déconstruction »), créer de nouvelles formes d’interdépendance qui ne soient pas réglées par l’abolition violente ou imposée de toutes les différences, les identités, les enracinements, les idiomes, ni par des indistinctions amalgamées ou l’imposition d’un modèle unique latino-anglo-américainà la planète.

Il faudrait aussi envisager la création de nouvelles subjectivités qui renoncent à la voie unique représentée par la subjectivité chrétienne et capitalistique de l’homme occidental pour intégrer des formes d’expérience traditionnelle qui pourraient  se révéler parfaitement compatibles avec les technologies avancées et l’informatisation planétaire, et aboutir ainsi à la création de nouveaux modèles politiques et économiques qui ne soient pas imposés de l’extérieur18. Dans cette perspective, il faudrait donc prendre très au sérieux, une fois pour toutes, l’altérité qui s’annonce dans l’alter-mondialisation, et abandonner le rêve mortifère d’une extension illimitée d’un seul modèle politique et économique.

C’est aussi la voie que Derrida semble indiquer dans l’une de ses dernières interventions publiques en France, où il voyait dans l’Europe (une Europe à venir) la force capable d’assumer une responsabilité irremplaçable dans le mouvement altermondialiste:

« Si hétérogènes et parfois confus qu’ils puissent encore paraître, parfois, ces nouveaux rassemblements altermondialistes représentent à mes yeux la seule force fiable et digne de l’avenir. Et cela contre le G8, le consensus de Washington, le marché totalitaire, le libre-échange intégral, le “poker du mal” : Banque Mondiale, Fonds monétaire international (FMI), Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), Organisation mondiale du commerce (OMC). Contre ce qui se passe aujourd’hui, et ne pouvait pas manquer de se passer en Irak, selon les plans désastreux élaborés par MM. Wolfovitz, Cheney et Rumsfeld, bien avant le 11 septembre. [...]
Je ne crois pas qu’une révolution dans le style du “grand soir” puisse prochainement mettre à bas toutes les super-puissances représentées par ces sinistres initiales : FMI, OCDE, OMC, etc. Mais la pression croissante et sans relâche des mouvements populaires et des opinions publiques altermondialistes les affaibliront et ne manqueront pas de les obliger - les contraignant déjà, dans une certaine mesure - à se réformer[35]. »


Manola Antonioli
Une première version a été publiée dans la revue Outils n°2



[1]Entretien publié dans le volume Le « concept » du 11 septembre, sous la direction de Giovanna Borradori (Paris, Galilée, 2003), qui comprend dans sa première partie un entretien de la philosophe avec Habermas, et ensuite un dialogue avec Jacques Derrida, tous deux précédés d’une introduction et suivis d’un long commentaire de la directrice de l’ouvrage. Même si ce n’est pas ici notre sujet, il serait intéressant de comparer ces deux réactions philosophiques à l’ « événement » du 11 septembre. Le texte d’Habermas révèle cruellement toutes les limites de son approche du politique axée sur l’ « agir communicationnel » et sur l’idéal abstrait d’une circulation de l’information et d’une action politique virtuellement exemptes de déformations volontaires de la vérité ou de désir de manipulation. Habermas lui-même finit par faire la déclaration suivante : « Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard d’événements d’une telle violence, toute ma conception de l’activité orientée vers l’entente – celle que je développe depuis la Théorie de l’agir communicationnel —, n’est pas en train de sombrer dans le ridicule. » (p. 67). En définitive, donc, il ne peut qu’interpréter le terrorisme comme une « pathologie de la communication » (tentative de définition qui, effectivement, frôle le ridicule). L’approche du politique élaborée par Derrida tout au long de son œuvre, et qui intègre dès le début la coexistence inévitable de la force et de la loi, la violence et son effet destructeur et autodestructeur dans la vie politique, les tensions irréductibles entre le « droit » et la justice, lui permet au contraire d’élaborer une analyse fine et très actuelle des enjeux liés au 11 septembre et à ses conséquences (ce que nous essaierons de démontrer dans les pages qui suivent).
[2]Pour une introduction aux dimensions éthico-politiques de la déconstruction, je me permets de renvoyer à l’ouvrage Abécédaire de Jacques Derrida, publié sous ma direction en 2006 (Mons/Paris, Sils Maria/Vrin), ainsi qu’aux ouvrages suivants : Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco, De quoi demain...Dialogue, Paris, Fayard/Galilée, 2001 (rééd. Flammarion, coll. « Champs », 2003) ; Marc Goldschmit, Jacques Derrida, une introduction, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2003 ; Fred Poché, Penser avec Jacques Derrida. Comprendre la déconstruction, Lyon, Chronique Sociale, 2007.
[3]Jacques Derrida, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p. 26.
[4]Ibid., p. 24.
[5]Dans  Le « concept » du 11 septembre, op. cit., Giovanna Borradori propose également un commentaire de ce texte important de philosophie politique (p. 234-240).
[6]Jacques Derrida, Force de loi, op. cit., p. 17.
[7]Ibid., p. 19.
[8]Il s’agit de « Déclarations d’indépendance », première partie de l’ouvrage Otobiographies, Paris, Galilée, 1984. Pour une excellente analyse de la portée politique de ce texte, à laquelle je me réfère dans les pages qui suivent, je renvoie à l’ouvrage de Jacques Derrida et Geoffrey Bennington Jacques Derrida, Paris, Le Seuil, 1991 et notamment aux pages 212-223.
[9]Jacques Derrida, Otobiographies, op. cit., p. 22.
[10]Exemple qui a fait l’objet de deux écrits de Derrida, « Le dernier mot du racisme » et « Admiration de Nelson Mandela », in Psyché, Paris, Galilée, 1987.
[11]Jacques Derrida, « Admiration de Nelson Mandela », in Psyche, op. cit., p. 463.
[12]Jacques Derrida, Force de loi, op. cit., p. 87.
[13]Ibid., p. 90.
[14]Ibid., p. 104.
[15]Giovanna Borradori (dir.), Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 133-196.
[16]Ibid., p. 142.
[17]Ibid., p. 144.
[18]Paris, Le Seuil, coll. « Points ».
[19]Roberto Esposito, Immunitas, Torino, Einaudi, 2002.
[20]Cette idée a été développée entre autres par le philosophe Bernard Andrieu dans l’ouvrage Le Somaphore, naissance du sujet biotechnologique, Mons, Édition Sils Maria, 2003, et notamment dans les pages 80-94 de cet ouvrage, consacrées à « la mise en culture du corps contemporain ».
[21]Les commentaires de Foi et savoir qui suivent reprennent l’essentiel de l’entrée « Foi (et savoir) » dans l’Abécédaire de Jacques Derrida, publié sous ma direction (op. cit.), et auquel je me permets d’envoyer de nouveau.
[22]Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., p. 45.
[23]Ibid., p. 10.
[24]Ibid., p. 10.
[25]Ibid., p. 46.
[26]Ibid., p. 79.
[27]Le « concept » du 11 septembre, op. cit., p. 144-152.
[28]Ibid., p. 149.
[29]Au sujet de la réflexion de Derrida sur l’archive et l’archivation, je renvoie à la lecture de Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995.
[30]Ibid., p. 154.
[31]Jacques Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2003.
[32]Ibid., p. 12.
[33]« Mondialatinisation (essentiellement chrétienne, bien sûr), ce mot nomme un événement unique au regard duquel un métalangage paraît inaccessible, alors qu’il reste ici, pourtant, de première nécessité. Car cette mondialisation, en même temps que nous ne percevons plus ses limites, nous la savons finie et seulement projetée. Il s’agit d’une latinisation et, plutôt que d’une mondialité, d’une mondialisation essoufflée, si irrécusable et impériale qu’elle reste encore. » Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., p. 48.
[34]Ibid., p. 57.
18C’est également la proposition de Félix Guattari dans ses derniers ouvrages (Cartographies schizoanalytiques, Paris, Galilée, 1989 ; Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989 et Chaosmose, Paris, Galilée,1992).
À ce sujet, je me permets de renvoyer à mon ouvrage, Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris, L’Harmattan, 2004, et notamment au chapitre intitulé « Territoires de la subjectivité », p.  225-250.
[35] Jacques Derrida, « Une Europe de l’espoir », Le Mondediplomatique, novembre 2004.

ENFIN -sur Derrida / André Hirt

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Lisons cet entretien[1], que l’on croit entendre en songeant à ce qu’une voix peut porter de soi, par-delà même la mort, lisons le dernier entretien, annoncé comme le dernier, en tout cas le dernier qui fut destiné au public. Lisons en effet Apprendre à vivre enfin, cet entretien d’abord parlé puis écrit, désormais un texte parlé-écrit. Et nous ne pouvons pas, en même temps, ne pas relire et réentendre en pensée le Phédonde Platon, qui raconte la dernière journée de Socrate, si bien que ce texte ancien, inaugural, mal lu aussi par la tradition qui l’a, entre autres, recouvert de considérations chrétiennes, se remet, que nous le voulions ou non, à parler pour nous et à nous, d’une autre voix et quelque part dans la voix de Jacques Derrida.
Laissons le pathos qui guette à chaque mot et à chaque phrase, notre pathos en vérité et celui que Jacques Derrida prend bien soin sinon à rejeter du moins à distancier comme l’aura fait Socrate en éloignant les pleureuses. Mais laissons aussi habiter le texte de l’entretien par le fantôme de Socrate. Alors, peut-être, que la voix de Jacques Derrida, sans cesse une voix qui se corrige, se rectifie, se nuance, comme l’aurait fait Socrate lui-même en fidélité à la pensée vive et vivante qu’il oppose à l’écriture morte, celle-là même qui est définitive, qui ne peut plus se corriger parce qu’elle ne peut être remise en bouche et corrigée, peut-être, donc, que cette voix reprend celle de Socrate, la laisse parler autant qu’il la corrige. Et peut-être même qu’elle s’y accorde dans ce que les contemporains de Socrate et la tradition aussi n’ont pas su y entendre. Et, pour finir, laissons de côté Platon, car « Platon était malade » ce jour-là, bien que de droit il serait nécessaire de se demander de quoi au juste et comment il convient d’entendre cette absence. Une maladie nécessairement grave ou même mortelle ? Mais ne faut-il pas justement laisser de côté la maladie, seulement la connaître, afin que l’occasion d’une méditation sur la vie et la mort ne soit pas obscurcie par la panique qui, dans ces circonstances, nous menace tous comme elle saisit les amis de Socrate et nous ceux de Jacques Derrida.
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La question n’est-elle pas restée la même ? « Apprendre à vivre », ce serait donc celle du Phédon, bien loin de celle qui l’a recouverte, à savoir « Apprendre à mourir », en quoi consisterait toute la philosophie ; « Apprendre à vivre enfin », ce serait celle de Jacques Derrida, qui ne se distingue de la formule qui résume le Phédonque par ce petit mot, terminal et soupiré, comme s’il marquait autant la visée d’un désir que l’espoir d’une satisfaction, ce mot « enfin », qui concentre, on le devine aisément, toute notre interrogation, qu’on ne peut que faire résonner, sonner, d’un klingen et d’un Klang que marqueraient et reprendraient l’accent et les accents selon le sérieux, l’humeur ou l’adresse. Car comment lire et entendre : « Apprendre à vivre enfin », « enfin » précédé oui ou non d’une virgule en entendant le soupir ultime du soulagement ou celui encore de la désolation dans cet « enfin » qui ne viendrait pas et se retournerait en « hélas » ? Il reste que la formule « apprendre à vivre enfin » est encore une question même si graphiquement elle n’en porte pas la marque. Le ton, décidément : s’agit-il d’un soupir, comme lorsqu’on dit « enfin ! », d’un soulagement, ce qui suppose en l’occurrence qu’on ait « enfin » appris à vivre, d’une exigence, d’un désir tendu ? S’agit-il encore d’un espoir, ou à l’inverse n’entend-on pas un désespoir ? En tendant l’oreille, ne perçoit-on pas aussi, peut-être, l’impossibilité, la stricte impossibilité d’apprendre à vivre, accompagnée de l’idée que « enfin » est vain et illusoire, et qu’il ne viendra jamais conclure le désir, la volonté et la nécessité d’apprendre à vivre ? Certainement, toute une respiration est à l’œuvre dans la formule, une expiration croit-on, mais ce serait alors enfin « enfin », ou ne faut-il pas plutôt considérer une inspiration qui relance le vivre et éloigne le « enfin » ? On se laissera aller à penser que dans  la voix polyphonique de Jacques Derrida, on perçoit une inspiration plus qu’une expiration, une vie et non une mort.
Oui, la question, en un sens, est encore la même : apprendre à vivre, comment vivre, que faut-il savoir pour vivre, quand enfin pourrons-nous vraiment vivre ? Et sans une réponse à cette question, la philosophie vaut-elle bien une heure de peine ?

Au-delà ou en deçà de ce ton et de ces tonalités si complexes qu’on vient de relever de façon sans doute non exhaustives, et même contradictoires (assurément, elles sont toutes présentes, rien ne permet d’exclure totalement l’une au nom d’une autre), l’entretien est un retour sur soi, sur un parcours philosophique, il est tout autant une projection (la pose fantasmatique, à la fin de l’entretien, la parole qui vient d’outre-tombe), il est bilan,  programme aussi, par-delà la mort. « Philosophe », Jacques Derrida l’est resté, parce qu’il le fut constamment, et comme au demeurant il le réaffirme encore (« Et malgré toutes les questions déconstructrices que je pose au sujet de cette philosophie [la philosophie grecque, celle de l’Europe], je continue à lui dire un certain oui, et je ne proposerai jamais qu’on jette cela aux orties. Moi je n’ai jamais tourné le dos ni à la philosophie ni à l’Europe »), malgré, comme cela vient d’être dit, « la déconstruction » –mais pourquoi faudrait-il l’opposer à la philosophie ? Précisément, la philosophie ne se joue et n’a lieu, vraiment, « enfin » est-on incliné d’ajouter en un autre sens du terme, que lorsqu’elle est déconstructrice. La philosophie a été et fut « déconstructrice », en même temps que « philosophie », les deux gestes se croisent, tout comme dans l’époque moderne l’installation de la métaphysique de la subjectivité n’est jamais allé en même temps sans une critique du sujet, même chez Descartes, chez Locke, chez Kant et même et surtout chez Hegel. Mais, justement– de cette « justice » qui sera qualifiée d’ « indéconstructible » et que l’on se doit d’entendre, aussi et sans doute d’abord, comme la contrainte radicale du philosopher –, elle ne le fut jamais assez, ainsi pourraient se formuler l’humeur et la théorie de Jacques Derrida. « Jamais assez », en effet, que l’on entend résonner dans « enfin », au point que le mot ne marquerait ni une fin, ni un terme, ni davantage un but, mais bien une exigence de justice, de rendre justice, par conséquent une exigence de vérité (« la recherche du vrai sans condition »)… Nietzsche, en sa probité de philologue, prétendait pouvoir douter plus que Descartes, en quoi et par quoi il était fidèle à Descartes et s’éprouvait en et à travers lui. De même, il existe une fidélité de Jacques Derrida à la philosophie, une fidélité « infidèle », comme l’entretien le relève à un moment à propos de la langue, en quoi consiste précisément et à l’examen la plus grande fidélité. Jacques Derrida fidèle… À la philosophie, à Socrate (oui, ici, dans l’entretien), à Husserl, au déplacement et à l’Abbau (le démontage) de Heidegger, du moins jusqu’à un certain point, celui de la vie et de la mort justement, d’où la nécessité de déplacer à son tour Heidegger et jusqu’au point même où ce dernier aura déplacé la question de l’homme, mais encore au nom d’une démarcation problématique par rapport à l’animal en particulier et au vivant en général. Si la philosophie se « définit » par un certain nombre de gestes, indissociablement théoriques et physiques (affectifs), comme l’exigence du doute, l’attention au langage, la complication des choses, la rationalité, la prudence critique, la nécessité de reprendre les questions, de les reformuler dès qu’une réponse semble s’installer, alors Jacques Derrida apparaît, et plus que jamais dans l’entretien, de façon si claire et avouée, comme « philosophe », on a la tentation de dire « pleinement » si ce dernier terme ne voulait signifier justement et en toute rigueur son contraire, son caractère infini et sans cesse à relancer. En s’entendant bien sur le mot, en le précisant, le nuançant et le justifiant pour finir, ne pourrait-on soutenir que Jacques Derrida est un philosophe « classique », en définitive plus classique encore que toute philosophie classique, car plus exigeante encore dans sa fidélité à la philosophie et à ce que philosopher veut dire ? L’idée s’impose que la philosophie, et par conséquent régie par la déconstruction qui doit lui être consubstantielle, n’a pas à (se) raconter d’histoires, celles-là que Socrate déjà refusait dans le Phédon (que devient l’âme après la mort, etc. ?). A-t-on suffisamment remarqué à quel point Socrate ironise quant aux demandes de démonstrations de l’immortalité de l’âme, comme à l’égard de toutes les formes de réponses, et encore et surtout à propos des désirs de consolation de ses interlocuteurs, qui ont juste peur, peur en définitive de perdre leur corps, et qui manifestent si peu de soin à leur âme en cette vie ? Or Socrate parle bien du soin que l’on doit porter à son âme ici et maintenant, en cette vie, si bien que melethè tanathou, l’apprentissage par l’exercice et le soin de la mort, n’est en vérité que celui du vivre ? « Philosopher, c’est apprendre à mourir », la formule est en l’état malheureuse, en ce qu’elle se trompe de régime et d’exigence, celle qui enjoint à vivre, à savoir ce que vivre signifie.
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Mais Jacques Derrida se proclame ici en état de survivance. Il est « survivant », un « survivant ». Qu’est-ce à dire ? Entendons-le d’abord très concrètement, ce que Jacques Derrida ne désavouerait pas : l’immaturité du petit d’homme, son inachèvement constitutif ou « structurel » (ce terme si décisif pour l’entretien). Ensuite, « survivant », ce terme pesé et choisi, insistant, porte en effet sur la vie et non sur la mort, bien que celle-ci se tienne tapie, derrière ou au fondement du vivre, dans le mot lui-même : un vivre d’après la mort, un vivre qui a connu et traversé la mort, qui est par-delà ou au-delà de la mort, en tout cas qui porte la mort, la sienne comme celle des autres. Le vivre, toujours et encore, « malgré tout », c’est-à-dire « enfin » le vivre : jamais Jacques Derrida ne pourrait prononcer le mot de « Mortels », le désignatif heideggérien terminal, pour désigner les vivants survivants humains. L’accent, la langue même portent sur vivre et non pas sur mourir, sans que pour autant l’un exclue l’autre – ainsi « mourir » est contenu et comme chargé dans « survivre ». Et « survivre », n’est-ce pas la formule derridienne pour l’existence, autre terme non pas évité, mais contourné en raison de toute la dramaturgie qu’il véhicule ? Plus précisément, « survivre » indique qu’un Soi est en tant que tel perdu, non pas sur le mode rousseauiste de la perte, mais « structurellement », originairement, en un sens transcendantal, qui fait de cette perte le négatif même, comme chez Philippe Lacoue-Labarthe et qui constitue, comme on sait, selon le terme même forgé par Jacques Derrida pour l’auteur de L’Echo du sujet et de la Poétique de l’histoire, la « désistance » du sujet. Pourtant, ce négatif est chez Jacques Derrida encore affirmatif, il est un « oui », la « survivance » même, si l’on peut dire, disons la seule possibilité impossible du vivre. En somme, prématuration constitutive, perte originaire et non accidentelle, survivance structurelle.
Dans sa présentation de l’entretien, Jean Birnbaum relève, après une évocation du kaddisch de Kertesz, que Jacques Derrida présenterait un « Cogito de la survie » en précisant la formule par une autre : « j’ai survécu donc je suis ». Outre leur pertinence et le commentaire sans fin qu’il conviendrait de leur adjoindre, ces formules attestent le cours anticartésien des réflexions de Jacques Derrida. Ne résisterait-il pas de toutes ses forces devant un énoncé comme « je suis » dans lesquels et egoet sum sont à rayer avant même leur liaison ? À la rigueur accepterait-il, non sans précautions, cet autre : « j’existe ». Mais en aucun cas, il ne voudrait davantage de la liaison cartésienne « donc » dans la formule canonique de Cogito et il livrerait la virgule dans « Je suis, j’existe » des Méditationsà un commentaire critique, quels qu’en soient les modes d’énonciation ou les accentuations de sens, ou encore les lectures logiques. On pourrait relever dans l’œuvre de Jacques Derrida toute un ensemble de variations anticartésiennes, et dans l’entretien même la résistance par exemple à l’égard de ceci : « je suis juif ». C’est la question de l’héritage (« avant même tout acte de naissance ») qui déplace et annule pour finir comme pour commencer toute réalité pleine du sujet. Pour autant, « je suis juif », il n’hésitera pas à l’affirmer dans ce dire sans ambiguïté, formellement et catégoriquement, non pas sur le mode ontologique ou métaphysique, mais dans « certaines situations » ou circonstances. Jacques Derrida n’hésitera donc pas à s’affirmer comme juif, circonstantiellement. Inversement, l’appartenance stricte, naturelle, de principe et quelle qu’elle soit lui répugne, parce qu’elle hypostasie et substantialise, qu’elle fait en quelque sorte mourir. Oui, mourir, parce que « je suis » ne pourrait se dire absolument que par un mort, par quelqu’un qui n’a plus à vivre puisque son être engloberait toujours déjà toute sa vie et ce qu’il aurait à vivre. Pensons une fois de plus à Socrate : il est philosophe et se déclare encore trop peu philosophe, il sait et dit qu’il ne sait rien, il dit qu’il est athénien et qu’il obéit aux lois de la Cité, et en même temps il n’en fait qu’à sa tête, qui est ailleurs. Pourtant, parfois, il faut dire, trancher, formuler, inciser et ne plus croiser les termes et les solutions. Homme de principe, comme Socrate, Jacques Derrida n’est pas homme de préjugés. « Vivre », il le faut, contre les assignations de tous ordres. Jacques Derrida ou la liberté revendiquée, une pensée « par provision ». Voilà d’un coup qui sonne très cartésien. Est-ce aussi paradoxal que cela ? N’est-ce pas très cohérent ?
Une seule fois, Jacques Derrida ne résiste pas à dire, absolument et non circonstantiellement, « je suis », sur un mode (anti-)cartésien, en l’occurrence dans « L’animal que donc je suis ». Mais il s’agit là surtout d’un partage, non directement d’une « communauté » (« j’ai en effet du mal à dire “nous”, mais il m’arrive de le dire »), terme auquel Jacques Derrida répugne parce que les animaux sont innombrables et différents, parce que « l’animalité » est une notion métaphysique, de réduction, et en l’état irrecevable. C’est le partage d’une solitude, d’une condition chargée de responsabilité à l’égard de toutes les autres.
                                                                         *
Devant le vivre (« apprendre à vivre »), Jacques Derrida est devant l’impossible. « Vivre », c’est l’événement impossible, cette expression redondante, dont aucun Ereignis, aucune appropriation n’est possible, c’est ce qu’on ne saurait voir, pas davantage que la mort, les yeux dans les yeux.  Ni le vivre ni la mort ne se peuvent conjurer ou s’attraper. Et l’être encore moins. Jacques Derrida se tient devant le vivre, devant la vie à vivre, en ne sachantpas vivre.
L’impossible, l’absence originelle et irréductible de la présence à soi du vivre, est également une nécessité, une contrainte : il faut vivre, mais sans la nécessité épochale  d’un autre commencement ou d’un recommencement, que Heidegger estime urgentes dans les Beiträge, seulement sous la « loi » du langage, comme le rappelle l’entretien, ce langage avec lequel on ne peut faire n’importe quoi, lui qui n’est ni un outil pour communicants et journalistes pressés, sur lesquels l’entretien s’attarde violemment, ni une Sage ou un mythosoriginaires, seulement un espace disponible toujours déjà emprunté, qui prend des empreintes dans lesquels on marche, qu’on efface en en produisant d’autres. Marquer la langue française, telle est le vœu de Derrida au seuil de la mort (« Laisser des traces dans l’histoire de la langue française, voilà ce qui m’intéresse »). De cette langue, il dit qu’il l’aime comme il aime sa vie, qu’il « l’aime comme un étranger qui a été accueilli », et aussi que cette langue ne lui « appartientpas », parce qu’« une langue, ça n’appartient pas ». On dira par conséquent qu’il désire la faire penser davantage, l’élargir, la décloisonner, en somme lui donner un peu plus de liberté. Et n’est-ce pas, en l’occurrence tout le propos tenu à la fin sur l’Europe et la philosophie ? Non l’Europe et la philosophie telles qu’elles sont, mais telles qu’elles ont encore à devenir et à survivre.
Tout cela, Jacques Derrida le souligne, est aporétique comme la formule « apprendre à vivre enfin ». « Vivre, par définition, cela ne s’apprend pas. Pas de soi-même, de la vie par la vie. Seulement de l’autre et par la mort » est-il écrit dans Spectres de Marx. Mais il existe donc bien un régime d’apprentissage, qui n’est pas dialectique comme il paraît, sans relève donc, qui toutefois se fait depuis l’écart, les trous de ce qui se présente comme présent. Il existe un savoir de la survivance. On sait que le survivant est un être brisé, un soi-même brisé, « structurellement ». On doit savoir également que la présence du survivant est paradoxale, qu’elle se soutient encore, sinon il n’y aurait pas de « vivre », de « vivance » dira-t-on, de vivacité et même de vitalité. Mais comment la survivance tient-elle et setient-elle ? N’est-ce pas cette tenue tremblante, instable et décalée comme une mauvaise démarche, qui fait le « vivre » dans la survivance, le survivant et la vie même ? Nul « projet » encore heideggérien dans le survivre, mais l’inquiétude en revanche du lieu : où se tient-on ? d’où apparaissons-nous et où disparaissons-nous ? Ainsi le fantasme inclus dans le réel : « Je me vois mort coupé de vous en vos mémoires que j’aime, et je pleure comme mes propres enfants au bord de la tombe » est-il écrit dans  Circonfessionset que l’entretien rappelle. C’est qu’il s’agit toujours de survivre aux autres tout comme on se survit à soi, dans l’écart, la différe/ance, la séparation et l’irrelevable. Dans la mémoire, on se porte déjà soi et on porte les autres, on (se) rappelle, on répète, alors même que le monde et les mondes ont disparu. Toutefois, survivre, c’est porter ces disparitions et tous ces retours, toutes ces réapparitions fantomatiques, celles de l’autre, celles de soi-même, que chaque instant laisse échapper, comme s’il luttait vainement contre lui-même. Jacques Derrida : « je suis en guerre contre moi-même ». Et nous tenons, nous nous tenons nous-mêmes et nous tenons les autres par le vivre du survivre comme par le seul fil du survivre dans le vivre. Ce fil, ces fils de la mémoire, de la tradition, de l’hérédité, de la langue, des expériences, nous allons, comme Jacques Derrida les abandonner génériquement aux fils dans lesquels nous survivrons peut-être, ou peut-être pas.
                                                                         *
Que reste-t-il de Jacques Derrida ? Cette question, il se la pose lui-même. Soit il survivra, soit « il ne restera plus rien », et il croit aux deux hypothèses. Et la vérité est qu’il y a les deux. C’est-à-dire une trace, toujours seulement et encore une trace, comme chaque instant qui célèbre son deuil (la mort dans la fête du bonheur). Survivre, c’est porter le deuil originaire et « structurel », vivre ce n’est pas mourir, mais s’écarter et vivre le mourir. Certes, on peut et doit savoir cela. Mais il n’existe pas de pouvoir ou de souveraineté d’un quelconque savoir. Apprendre, cela se peut, cela se doit, mais aucunement d’un savoir qui pourrait dès lors légiférer. Savoir n’est pas pouvoir, dirait peut-être Jacques Derrida, et dans cet ordre de choses il n’existe pas d’implication. La déconstruction traite de cela, des implications et des conclusions précipitées. Absent, « Platon était malade », Socrate s’est mis à écrire, Platon a érigé le monument de Socrate par et dans le Phédon, Socrate s’est tu, Platon a écrit. Jacques Derrida a lu Platon et écouté Socrate. Nous écoutons et lisons Jacques Derrida, à jamais, « enfin ». Cela continue. Première hypothèse donc, qu’il nous incombe de porter, contre la seconde, la disparition effective qu’un « Dictionnaire Heidegger » récent entérine en près de mille cinq cents pages en ne prononçant jamais le nom de Jacques Derrida.
André Hirt
Novembre 2013-11-03



[1] Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin, Paris, Galilée, 2005.

Apprendre à toucher l’autre enfin -Une éthique animale dans la philosophie de Derrida / Patrick Llored

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Il est rare de parler de la philosophie de Derrida comme relevant d’une éthique animale. Il est encore plus rare de parler de cette éthique animale comme étant une éthique du toucher. C’est pourtant la thèse qui sera défendue ici. Mais avant d’expliciter ce que nous entendons par cette philosophie du toucher dans la pensée de Jacques Derrida, il est nécessaire de dire que celle-ci concentre en son cœur l’une des dernières grandes philosophies du vivant non humain. Notre thèse est que la déconstruction derridienne est certes une philosophie qui œuvre pour l’animal, mais surtout, qui se réfléchit en lui. Ce qu’à de multiples reprises Derrida a nommé « la question de l’animal » occupe le centre de sa philosophie et par conséquent le cœur de ce qu’il faut bien nommer son éthique. L’on peut même aller jusqu’à affirmer que cette question en est le noyau à travers la présence massive de figures animales qui confèrent leur signification première aux concepts derridiens majeurs que sont la différance, la trace, le supplément et enfin celui du toucher, lesquels ne peuvent être compris qu’à la lumière de la question de l’animalité. C’est également toute l’éthique derridienne exprimée à travers les concepts de pardon, d’hospitalité, de promesse et de justice –faisant signe vers l’idée d’inconditionnalité- qui prend ainsi les dimensions d’une éthique animale d’un genre nouveau, dont les enjeux la distinguent singulièrement des éthiques animales qui se sont développées dans les pays anglo-saxons. La question du toucher représente très certainement l’une des dernières orientations connues du travail du philosophe sur la question éthique et fait ainsi de la déconstruction une philosophie susceptible de nourrir de nombreux champs de recherche ayant comme principale préoccupation le souci de l’animal.

Pourquoi le toucher revêt-il une telle importance dans la rencontre entre l’homme et l’animal ? Le toucher est-il un sens comme les autres ? N’est-il pas plutôt la condition d’existence de tous les autres ? N’est-il pas en réalité le sens de la nécessité vitale et donc de la vie du vivant, de tout vivant ? Il se pourrait bien en réalité que le toucher ne soit pas un sens à proprement parler ou, dit avec plus de précision, soit le sens de tous les autre sens. Le sens de tout sens, en donnant à cette expression toute sa profondeur malgré le paradoxe qu’elle contient dans la mesure où il ne s’agit de rien de moins avec le toucher que du sens supposé de la surface et du contact avec l’extérieur, avec l’extériorité donc. Or nous allons voir qu’avec Derrida les oppositions classiques entre le dedans et le dehors perdent de leur pertinence. Ajoutons pour comprendre la révolution derridienne de la question du toucher animal que cette philosophie du toucher a une très longue et riche histoire qui se développe tout au long de la philosophie occidentale mais que cette tradition héberge aux yeux de Derrida un véritable problème : l’haptocentrisme. L’haptocentrisme est le privilège accordé à la main de l’homme dans le toucher. Privilège dont la conséquence la plus violente est d’exclure l’animal d’une possible co-appartenance à la communauté des vivants. Tout le travail de Derrida consiste à déconstruire cet haptocentrisme pour faire de l’animal un membre à part entière de cette communauté du toucher en vue de faire de ce sens celui reliant tous les vivants, humains comme non humains, à la vie. Cette question de l’haptocentrisme pourrait bien constituer comme le fil conducteur d’une interprétation possible de la déconstruction comme déconstruction de toute l’ontologie heideggerienne. Nous pourrions en effet aller jusqu’à dire que la déconstruction de l’ontologie heideggerienne ne prend toute sa signification qu’à partir de cette question du toucher et de son orientation dominante, y compris jusqu’à Heidegger, vers l’haptocentrisme.

Rares sont les philosophes en effet à avoir accordé ce droit au toucher à l’animal. Parmi eux se trouve Aristote dont l’intérêt pour une telle question doit être explicité sinon on comprendrait mal l’apport derridien au débat. Si la philosophie aristotélicienne du vivant ne peut se comprendre en dehors d’un naturalisme biologique qui réduit le toucher à une fonction physiologique primordiale, il n’en reste pas moins important de souligner qu’il fait néanmoins jouer au toucher un rôle central dans sa philosophie animale car c’est le seul sens qui soit indispensable à l’existence du vivant comme tel : « Le sens du toucher est nécessairement le seul dont la privation entraine la mort des animaux. En effet, il n’est ni possible qu’un être possède ce sens s’il n’est un animal, ni nécessaire pour être un animal d’en posséder un autre que celui-là » écrit Aristote dans De l’Âme (435b 4-7). La thèse d’Aristote est d’une grande radicalité puisqu’elle fait du toucher le seul sens qui soit indispensable à l’existence du vivant. L’être animal dont dépend le toucher ne peut être pensé, nous dit Aristote, que si l’on prend en compte l’existence de ce sens comme condition d’existence de l’animal. Le toucher relève donc d’une nécessité vitale pour l’animal sans laquelle sa vie même serait mise en question. D’où ce lien étroit entre non seulement le toucher et sa vie, mais le toucher et la mort de l’animal à partir du moment où si le toucher est bien ce qui fait la vie du vivant, s’il y a bien, comme nous l’indique Derrida en reprenant une expression clé d’Aristote, une « coextensivité » de la vie et du toucher, la découverte majeure d’Aristote est d’avoir mis le toucher à l’ « épreuve de la mort », d’avoir fait de ce sens rien de moins qu’une question de vie et de mort : « Cette coextensivité essentielle, dit Derrida, de la vie animale et du toucher, Aristote la mesure. Il l’explique aussi à l’épreuve de la mort. Privé de la vue, de l’ouïe ou du goût, l’animal ne meurt pas nécessairement. Or il meurt sans retard si le toucher vient à lui manquer. Inversement (mais c’est l’autre face du même phénomène), l’animal meurt aussi lorsque l’intensivité excessive du toucher le touche. L’ « hyperbole » du sensible en vient alors à détruire l’organe de ce toucher « par lequel nous avons défini la vie ». Cette mesure, cette modération du toucher, ne peut-on dire qu’elle reste au service de la vie dans la seule mesure, justement, où quelque réserve la retient au bord de l’exagération ? » écrit Derrida dans son livre "Le Toucher, Jean-Luc Nancy"[1].

On ne peut comprendre dès lors cette importance du toucher chez Derrida indépendamment de l’aporie à laquelle il est soumis en permanence car si toute vie animale est sous la nécessaire dépendance du toucher, au même moment et au même lieu, la mort elle-même peut provenir du toucher lorsque celui-ci devient dominant sous la forme d’une « intensité excessive » qui fait que cette « hyperbole » du sensible peut prendre la forme d’un processus auto-immunitaire qui se retourne contre l’animal lui-même. Il ne faut pas hésiter à parler de suicide pour évoquer cette vie qui se détruit elle-même. C’est pourquoi l’on peut dire que le toucher obéit, comme nul autre sens, à la logique du pharmakon, concept central dans l’éthique derridienne, qui fait de ce sens singulier celui qui institue au cœur du vivant « la vie-la mort » de l’animal et qui est inséparable d’une éthique fondée sur le concept de « réserve » par lequel elle trouve ainsi sa ressource, non pas à partir de règles formelles et normatives qui lui seraient extérieures, mais bien plutôt à partir du corps même de l’animal ainsi compris à l’aune d’une lecture pharmacologique de la vie.


Le toucher animal selon Derrida

Le toucher apparaît donc comme le sens de la rencontre entre les vivants en ce qu’il permet à chacun d’entre eux sans exception de s’inscrire dans un espace où s’élaborent les frontières entre le « soi » et le « non soi » à partir desquelles le contact et donc la rencontre comme événement peuvent devenir possibles : « Supposons, selon Aristote et au-delà, que l’haptique, à la différence des autres sens, soit coextensif au corps vivant. Supposons aussi que manger, comme le dit encore Aristote, relève du toucher. Que devient alors et que signifie l’incorporation selon le deuil ? Encore un moment de la vie, bien sûr, comment pourrait-il en être autrement ? Encore faut-il inclure la mort dans la vie. Ce moment vivant de la vie, serait-ce une intériorisation ou une expulsion ? Un devenir tangible de l’intouchable ou au contraire une idéalisation, une spiritualisation, une animation produisant alors un devenir intangible du corps tactile, du touchant et du touché ? En quoi cette matrice de questions donnerait-elle naissance à la question du monde ? Et à la question de la finitude ? Car si l’haptique n’est pas un sens parmi d’autres, si d’une certaine façon, nous y reviendrons, il n’est pas un sens stricto-sensu, c’est qu’il rappelle à toute existence finie ce qui vient à elle : pour lui présenter quoi que ce soit, quelque étant que ce soit, mais en marquant, par le don de cette présentation, la limite à laquelle ou depuis laquelle une présentation s’annonce. »[2]

Si par conséquent, cette coextensivité du toucher au corps vivant de l’animal doit changer la relation entre l’homme et l’animal vers la reconnaissance d’une communauté haptique entre eux deux, il n’en reste pas moins qu’elle change de sens pour nous aujourd’hui par rapport aux avancées aristotéliciennes. Elle pourrait bien prendre une dimension politique en vue de nous conduire à repenser de fond en comble notre rapport aux animaux. C’est justement ce souci éthique qui conduit Derrida à donner à ce concept de coextensivité sa signification la plus radicale. En effet, alors qu’Aristote séparait la vie de la mort, Derrida cherche dans ce concept de quoi faire du vivant animal un être qui par le toucher est en lien à la fois avec la vie et la mort. L’animal est donc cet être qui par le toucher institue en permanence les limites de son rapport à la vie-la mort, lequel peut être interprété selon un double mouvement fait d’intériorisation et d’expulsion. Par l’intériorisation comme processus qui passe par le toucher, il faut entendre ici le fait que le toucher devient chez tout vivant un se toucher : toucher est d’abord un se toucher soi-même. La vie se touche elle-même chez le vivant animal par le phénomène de l’intériorisation que Derrida met au jour chez tout animal. Vivre pour un vivant est un se toucher qui le fait exister par cette opération de transitivité du vivant à l’égard de lui-même. Toute existence est impossible et a à faire avec le néant sans cette nécessité vitale du « se toucher soi » qui prend en même temps une forme aporétique puisque ce « se toucher soi » ne peut qu’être en même temps qu’un « toucher l’autre ». D’où une ouverture du toucher vers ce que Derrida appelle une « expulsion ». 

Qu’entendre par « expulsion » de ce moment de la vie qu’est le toucher ? Par cette « expulsion » au cœur du vivant, il faut comprendre la nécessité pour l’animal d’extérioriser son toucher pour continuer à exister mais tout en se protégeant des risques inhérents à cette opération de sortie de lui-même qui donne lieu à ce « devenir tangible » qui fait signe vers le problème qu’affronte cette éthique animale : la question de l’intouchable. C’est ce terme d’ « intouchable » qui désigne l’aporie à laquelle la question du toucher est soumise. Voici l’aporie dans toute sa complexité : si toute vie animale n’existe que par et dans le toucher, que ce soit un se toucher soi ou un toucher l’autre, nous comprenons que cette ouverture à l’autre, au touchant qu’est toujours autrui, puisse être une menace permanente qui gît au cœur même du toucher comme sens. Mais c’est précisément ce risque qui est la condition de ce que Derrida nomme d’un terme fort une « spiritualisation » de la vie de l’animal à même de produire « un devenir intangible du corps tactile » entre le touchant et le touché. Autrement dit, c’est par le toucher que l’animal crée son propre corps dont la vie est d’être en permanence menacée par le toucher de l’autre, à savoir l’autre du toucher. 

C’est cette aporie constitutive du toucher qu’il faut penser dorénavant et qui fait que l’animal est un vivant qui ne peut que se toucher pour exister mais qui en même temps se crée une limite entre un dedans et un dehors, limite qu’il ne faut pas hésiter à appeler spirituelle, par laquelle l’animal est mis devant son existence finie, devant sa propre finitude comme devant celle de l’autre. L’existence finie de l’animal lui arrive par le toucher tout comme celle de l’autre. C’est donc cette finitude tactile qui fait que l’autre ne devient autre que par rapport à lui-même. La rencontre se fait par le toucher comme sens créateur de limites à l’intérieur du vivant animal et à l’intérieur de la relation entre le vivant humain et non humain. Dit autrement, le toucher trace la limite entre moi et l’autre, que ce moi s’appelle animal ou humain, ces distinctions perdent toute valeur ontologique dans cette éthique animale. C’est donc bien d’auto-affection que nous devons parler pour décrire la vie de l’animal car c’est elle qui permet à tout vivant d’accueillir l’autre en lui.


Limite du et par le toucher 

Cette limite est la possibilité de l’espacement à l’intérieur même du toucher qui se dissémine par rapport aux autres sens et par rapport à tout ce qui pourrait venir espacer ou étendre celle-ci. Au fond, la limite instituée par le toucher ne vit que par et pour cet espacement et est à même d’ouvrir et de s’ouvrir sur tout ce qui viendrait l’élargir mais toujours sous la loi de la coextensivité : « Mais cette limite fait se toucher le toucher et les autres sens, confirmant ainsi le privilège quasi-transcendantal du tact, en vérité de l’espacement. Et de l’espacement comme ce qui donne lieu à la teknè et au substitut protéthique. »[3]

L’espacement est l’autre nom de ce sens particulier qu’est le toucher en tant qu’instigateur de la limite à partir de laquelle la rencontre peut se produire. Le toucher entre l’homme et l’animal est bien la condition de leur rencontre sans pour autant que celle-ci ait à se transformer ni en fusion ni en identification, lesquelles traduisent l’illusion de l’immédiateté, dénommée par Derrida l’illusion de la « contiguïté immédiate ». Il s’agira donc de « dissocier le toucher de l’immédiateté » : c’est le mot d’ordre déconstructeur qui anime cette philosophie animale et qui nous enjoint de rompre tant avec le sens commun qu’avec le sens philosophique si l’on veut comprendre l’importance du toucher. Ces deux formes majeures de l’haptocentrisme comme privilège accordé à la main humaine dans le toucher sont toutes deux animées par la croyance selon laquelle le toucher ne serait qu’une manifestation empirique de la sensibilité immédiate. Or il ne peut exister aucune immédiateté dans la sensibilité haptique car il n’existe pas quelque chose qui pourrait être soumis au concept de sensibilité tactile. Le toucher comme phénomène ne se laisse pas toucher par l’observation empirique. Si l’interdit derridien de l’immédiateté joue un tel rôle, c’est qu’il n’existe que pour prévenir les risques qui feraient du toucher un sens comme les autres. Il faut donc accéder à ce qui pourrait bien être appelé la loi du toucher en vue de dépasser les distinctions qui ont interdit de fonder jusqu’à maintenant une philosophie du toucher animal, lesquelles distinctions peuvent être décrites par le dualisme de la nature et de la culture censées séparer la réalité en deux mondes étanches dont l’un serait soumis à un déterminisme naturel enfermant l’animalité dans la nature et l’autre à un contextualisme culturel censée être le propre de l’homme.


La loi du toucher animal

La déconstruction derridienne aura été en permanence obsédée par le désir de dépasser la distinction entre l’animalité et l’humanité qui fonde encore la plupart de nos réflexions sur la question animale. Un tel dépassement se fait en elle par l’existence d’une loi du toucher. En effet, s’il y a bien une loi du toucher qui vient justement interrompre le contact entre vivants sans pouvoir y renoncer entièrement, cette loi a toujours lieu, si l’on peut dire, avant la séparation métaphysique entre l’homme et l’animal comme propre de l’Occident. En effet, l’immédiateté qui gouverne encore trop souvent notre rapport à la question du toucher animal conduit à faire du toucher un acte impliquant un corps « naturel » qui serait soumis à des lois réglant son fonctionnement physiologique et zoologique. Le toucher aurait par conséquent à faire avec le corps physique de l’animal. Or le toucher n’est pas une question matérielle qui pourrait satisfaire à quelques règles scientifiques d’explication. Si le toucher se réduisait à ce phénomène naturel qu’il donne l’illusion d’être, un savoir objectif de type scientifique en viendrait vite à bout. Or ce savoir est impossible car il est dans l’incapacité de prendre en compte ce qui dans le toucher n’est pas réductible au toucher, ce qui dans le toucher échappe à sa simple manifestation physique, à savoir le « fait » que le toucher n’existe que parce qu’il y a du non-toucher, quelque chose qui relève de l’intouchable au cœur même de tout toucher. Le toucher est donc ce sens paradoxal qui s’ouvre et se ferme en permanence à l’autre, ce sens qui ne vit que de la possibilité de ne pas toucher l’autre. Autrement dit, c’est cette auto-affection comme loi fondamentale du toucher qui gouverne sa vie propre et grâce à laquelle sa loi est de ne jamais se soumettre à une supposée nature objective. Plus fondamentalement, la loi qui anime le toucher de l’animal est de ne jamais se soumettre à la nature, à s’émanciper d’elle si l’on entend par nature le règne de la vie nue. 

C’est précisément cette loi émancipatrice et libératrice du toucher qui nous oblige à repenser la distinction métaphysique entre humanité et animalité quant au toucher comme créateur de la question du monde commun aux humains et aux animaux. Cette loi a comme conséquence radicale chez Derrida de mettre en question ces catégories pour faire du toucher un événement qui n’appartient plus à la nature. Ce ne sont jamais deux corps nus qui se rencontrent, mais bien plutôt deux manières de tracer dans l’espace et le temps des rapports qui passent par le toucher. Cette rencontre n’a de sens que parce qu’elle existe avant toute une série d’oppositions qui sont à l’origine de dualismes porteurs de violence et contraires à ces relations paisibles entre humains et animaux que la déconstruction cherche à inventer depuis toujours. Aucune nature ne vient donc dicter sa loi au toucher animal dans la mesure où c’est dans et par le toucher que l’animal s’émancipe de la nature entendue ici comme déterminisme. L’antériorité du toucher met aussi en question les catégories de « sujet » et d’ « objet », c’est-à-dire celles du « qui » et du « quoi » en une continuité à la fois tangible et non tangible. L’animal est à la fois sujet et objet, qui et quoi et le toucher confirme ainsi son objectif de déconstruction, c’est-à-dire de désidentification des individualités en présence. Dit autrement, dans l’expérience du toucher, le touchant et le touché ne sont plus séparables parce que le qui et le quoi n’ont plus cours : celui qui touche devient autant touchant que touché, qu’il soit homme ou animal. Ce qui revient à déconstruire le toucher comme catégorie de pensée par l’animalité elle-même puisque, comme le souligne Derrida : « Or, à cet égard, il n’est plus possible de poser la question du toucher en général avant de déterminer le quoi ou le quoi, le touchant ou le touché que nous nous ne nous hâterons pas d’appeler sujet ou objet d’un acte. Il n’y a pas d’abord le toucher, et ensuite des modifications secondaires permettant de compléter le verbe d’un sujet ou d’un complément (quoi touche quoi ou qui, qui touche qui ou quoi. »[4] Dire qu’il n’y a pas le toucher implique de considérer qu’il n’y a au fond que de la singularité dans cet événement qui vient déstabiliser les attentes des acteurs en présence qui ne peuvent plus dès lors être pensés selon les catégories classiques du sujet et de l’objet. Le toucher ainsi déconstruit fait perdre toute position souveraine à l’humain telle qu’elle s’exprime dans la catégorie de sujet. L’importance de la question du toucher est de nous mettre en position d’objet ou de quoi et ainsi nous faire perdre enfin toute souveraineté sur l’animal lorsque celui-ci devient le touchant. C’est cette possibilité impossible qu’il faut prendre en compte dans sa singularité d’événement si l’on veut que la rencontre ait lieu entre l’homme et l’animal. C’est cette impossibilité qui fonde l’éthique animale derridienne. Aucune limite anthropologique ne vient interrompre cette déconstruction de la souveraineté par le toucher qui vaut tout autant pour la vie animale ou « divine » : le toucher comme contact, c’est-à-dire comme tact, est cet événement seul en mesure dans l’éthique animale derridienne de déconstruire les identités en présence, de démanteler toute identité communautaire. Il faut donc reconnaître au toucher tel qu’il s’instaure entre l’homme et l’animal une force de subversion telle qu’il conduit à marquer la différance permanente qui se crée entre le soi vécu comme origine et le soi atteint ou touché qui diffère sans cesse de cette supposée origine. C’est donc grâce au toucher que le « présent vivant » est traversé par une déhiscence qui conduit le touchant comme le touché à se découvrir comme autres par rapport à soi-même. La présence à soi, qu’elle touche les vivants humains comme non humains, ne peut sortir indemne de cet événement qui vit de la mise en question de ce que Derrida appelle « l’indivision innocente de l’Absolu originaire » telle qu’elle est supposée être vécue dans la souveraineté individuelle. C’est cette métaphysique de la présence que le toucher met en question.

Le toucher engage donc la question de l’accueil inconditionnel de l’autre au sein d’une communauté élargie des vivants, laquelle communauté est dès lors entièrement décentrée sous la force éthique du concept d’hospitalité. Par le toucher, l’animal m’accueille mais toujours sous la loi de la séparation qui est celle qui institue une communauté, la question du toucher tirant son importance de la possibilité de faire communauté avec les animaux, et ce, avant même le problème controversé des droits à leur accorder. Cette idée de droits des animaux n’ayant pas de sens en dehors de cette communauté haptique reliant vivants humains et non humains comme communauté de contact, c’est-à-dire de « co-tact » d’avec soi et d’avec l’autre, d’avec soi parce qu’avec le tout autre qu’est l’animal. Il ne s’agit donc de rien de moins avec l’éthique animale derridienne que de faire communauté avec l’animal par le toucher : voilà probablement de quoi élaborer une éthique animale singulière qui implique cette loi de séparation, laquelle pourrait venir contredire cette co-appartenance. Or, c’est tout le contraire qui survient dans la mesure où cette communauté à inventer et à venir ne peut exister que si elle est capable de s’ouvrir au tout autre animal ; rien ne doit venir contenir ou épuiser cet ensemble, ni le restreindre à une quelconque totalité naturelle, organique ou bien encore juridico-institutionnelle : « le toucher serait ainsi, dans l’être, comme être, comme être de l’étant, le contact de l’avec (du cum ou du co-) avec soi comme avec l’autre, l’avec comme contact, la communauté comme co-tact. »[5]. C’est cette communauté de « co-tact » qu’il nous faut inventer dans des formes politiques nouvelles à même de renouveler toutes les institutions politiques par la question du toucher animal. C’est la démocratie qui doit devenir elle-même animale en inventant une communauté non plus imaginaire ni anthropocentrée mais dépassant les frontières spécistes. La démocratie à venir derridienne ne vit que de cette démocratie animale-là, maintenant! 


Patrick Llored

[1] Jacques Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Galilée, p.44.
[2] Ibid., p.67.
[3] Ibid., p.137.
[4] Ibid., p.84.
[5] Ibid., p.133.

L’insomnie de l’animal mieux que le sommeil de la raison / Jean-Clet Martin

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Comment dort l’animal et en quel sens peut-on parler chez lui d’éveil sachant que sa vigilance est extrême, témoigne d’un ouvert, d’un œil ouvert par un Dasein (être là) que ne soupçonne aucun homme ? Ne serait-ce d’ailleurs qu’en raison du risque encouru devant la mort menaçant à chaque instant sa quiétude. L’être pour la mort n’est pas le propre de l’existence humaine. Il y a des modalités d’existence avec, pour chacune, une forme d’être pour la mortqui reste inaccessible à l’intuition de l’homme mais dont on peut imaginer certaines formulations, certains animots. La poésie et la littérature auront montré la pertinence d’une telle confrontation, l’écarquillement d’un cogito sauvage ne devant rien à l’attention du cogito humain accompagnant nos représentations. L’animal n’est évidemment guère attentif au sens de l’apprentissage, il n’est pas attentif au dressage d’ordre moral, mais pourtant témoigne d’une certaine vigilance à l’être, à ce qu’il y a de profondément anesthésique dans le monde qui l’attend et le tenaille. Et cet « être là » pèse sur la vie d’un poids bien plus lourd que l’ennui ou encore la distraction qui ne sont qu’apparents dans le regard d’un chat, capable soudain de bondir pour échapper à une menace passée inaperçue. Qu’il n’ait pas de visage, nous ne pourrons le dire, mais tout témoigne en faveur du regard de l’animal qui s’inquiète d’un monde, s’éveille à lui, à ses dangers, à sa nature immonde.
Cette anesthétique qui nous ouvre à la veille de l’animal montre son regard à chaque instant orienté par la mort. Il est, plus fortement que nous, posé à chaque pas devant le risque de mourir en lequel il habite tandis que l’organisation de l’Etat, la souveraineté nous en protège en éliminant l’animalité qui sommeillait en nous. L’œil de la panthère de Rilke nous laisse voir un animal qui ne dort pas sans laisser l’œil en éveil. L’instant est pour l’animal à chaque fois un risque, l’occasion d’une présence démultipliée, foliacée : une perforation du Dasein par d’autres modalités de vigilance que celles de l’attention et de l’aperception consciencieuse. De cet instant, de cette autre temporalité, Derrida en relève des tracés qui portent le monde au seuil de l’immonde, à  la frontière d’un monde qui n’est pas donné dans l’unité de son Idée ou dans l’étendue d’un sens universel et convergent. Ce ne sont pas même des chemins qui ne mènent nulle part plutôt que des trouées vers un dehors inhumain, passages de la sensation en direction d’un senti qui n’est plus celui de l’homme, dans son mode d’être, dans son habitat juridique et ses habitudes techniques. Alors la pauvreté de l’animal, devant l’hostilité du monde, ne résonne plus comme un moins, mais renvoie à une détresse essentielle, à une forme d’hébétude qui témoigne d’un monde dont nous ne pouvons rien savoir[1]et dont  nous sommes privés. C’est de cette autre face de la privation qu’il faut réinterroger le rapport de l’animal au monde lorsque celui-ci dessine une frontière qui nous ramène à d’autres temps, d’autres espaces comme ceux, anesthétiques, de l’hébétude. Chose que Robinson sent trembler dans le sol de son île en laquelle il s’engouffre, pétri par la peur de mourir vivant, tout le vivant se dressant en son entier devant la mort. L’animal n’est pas seulement un « être pour la mort », il a, à chaque fois, le poil qui se dresse, endossant la posture intenable d’un « mort vivant ». Il endure ce paradoxe dont Epicure nous apprend l’impossibilité : vivre à chaque instant dans la mort en laquelle personne pourtant ne séjourne. « Mourir vivant » est une impossibilité logique que le regard de l’animal franchit et dont Defoe extrait l’animot si incertain quand Robinson « a peur de mourir comme une bête »[2], placé à la limite du mourir, découvrant pour la première fois qu’il est désormais pour fixer la mort en face.
En perdant les assurances, les garanties et les lois de la société, Robinson entre au sein d’un Dasein tout à fait insoupçonné. Dans cette expérience de la vie, placée devant la mort, le monde s’émonde de façon ultime. Ce qui se montre à l’homme, c’est soudain que son monde n’est pas LE monde élu mais une variante faible de l’attention à la mort cruelle qui se présente là et qu’il esquive selon une forme que l’animal éprouve bien autrement. Et ce que l’animal affronte ne peut pas même être partagé, ne marcherait pas au titre d’une vigilance possible pour Robinson qui est en charge pour lui-même d’un souci irrésolu. Nous sommes finalement sans monde commun, séparés « comme une île d’une autre par un abîme au-delà duquel aucune rive n’est même promise qui laisserait rien, si peu que ce soit arriver qui soit digne du mot ‘arriver’, de l’impartageable abyssal, donc de l’abîme entre les îles de l’archipel »[3].
De ce monde en archipels, de ce chapelet d’îles la dissémination ne saurait être épongée. Et le « règne » vivant n’est rien d’autre qu’une dissémination de ce genre. Loin de donner à l’intuition humaine un quelconque primat, son esthétique ne saurait rendre compte de toutes les stupeurs que la mort impose aux vivants. Nous ne pouvons plus rêver d’unifier les autres mondes sous la houlette de la vérité occidentale qui exporterait partout son langage. Il n’y a pas de totalisation à espérer. La sensibilité, la poussière des sens est la seule authenticité de notre « être-là ». Kant le savait fort justement, lui dont le monde ne peut plus se rassembler dans une expérience commune sachant que l’intuition se dédouble, que celle de l’homme n’aura plus rien de commun avec celle de Dieu, et par conséquent avec celle d’un autre être. C’est le divers qui s’impose à nos facultés comme à celles de l’animal. Et les synthèses dont sont capables nos sens ne sont que des prothèses. Elles opèrent des liaisons prothétiques et techniques dans le tissu bigarré des phénomènes[4]. Au sein du divers, il n’y a plus que des opérations locales. Ce sont des synthèses consistantes, mais sans valoir comme choses en soi. La chose du reptile n’est pas ma chose. Devant cette explosion en diversités multiples, le lien reste purement esthétique, mais il faut soupçonner d’autres mots encore pour caractériser le souci du réel. Nos règles, nos régularités ne peuvent valoir en soi, ni s’exporter comme un invariant métaphysique hors la sensibilité humaine. Mais que dire alors de la manière dont l’animal reçoit et habite son monde ?
L’expérience est une façon de faire l’épreuve de l’Etre, une manière de recevoir un monde, d’éprouver sa limite et son territoire. Elle se forme d’abord selon une sensibilité spéciale, incomparable, avant d’être conceptuelle et on voit bien que Kant supposait plusieurs formes de sensibilité dont certaines sont inconnaissables, hors de portée humaine. Il y a bien d’autres intuitions que la nôtre, ne serait-ce qu’en référence à une "intuition infinie" propre aux Génies et aux Dieux. Mais, entre les hommes et les Dieux, que  dire des constructions que l’animal exerce sur son monde ?[5]Nous les hommes, nous pouvons nous entendre « entre nous », communiquer selon certaines procédures communes, certains signes partagés, mais non vérifiables en soi. L’en soi reste fondamentalement externe à l’esthétique très spécifique que nous réalisons dans la conformation sensible. Il n’y a donc pas de substance avérée dans l’univers Kantien, mais des sensibilités hétérogènes. Et, en démantelant cette intuition, on pourra bien reconnaître que le monde qui est le nôtre prend figure sous la forme d’un espace-temps devenu euclidien par l’histoire qui s’origine depuis les Grecs de l’antiquité et prend l’occident dans ses axiomes. Mais cette conformation euclidienne n’est pas un savoir de l’absolu. Et, pour Kant en effet, ces géométries locales, le monde qu’elle profile, restent foncièrement esthétiques, relativement idéales. Des choses, nous ne pouvons cerner le contour comme le ferait un Dieu capable de les englober et les contenir.
La finitude est, pour cela même, le nom de cette défaillance substantielle. Aucun monde n’est une véritable chose. Il n’y a pas davantage d’objets, sauf à entendre par là ce qui est jeté devant nous et nous refuse. Peut-on alors explorer cette limite de la finitude, cette faille qui nous sépare de l’objet ? Y a-t-il un passage de l’idéalité de notre esthétique en direction d’un réalisme spéculatif ? Pourrait-on ouvrir, du reste, cette frontière de l’intuition humaine, la déconstruire en élaborant une expériencecapable d’envisager des événements qui ne relèvent plus de l’expérience, au sens humain de notre esthétique ? Faut-il supposer des ouvertures sur le réel dont la sensation se ferait en direction d’une réception prothétique, informatique, cybernétique ? Expérimenter de l’inexpérimentable, insensibles à nos habitudes, hors du schéma sensori-moteur caractérisant notre système sensible, est la grande visée que l’animal nous tend et que les animots aussi vont dire dans un cri dont le poète nous livre le secret. C’est, sous une telle injonction et une telle hospitalité, la tentation d’un autre corps qui s’exprime au travers du monde si étranger dont un animal peut témoigner, mais peut-être tout autant la présence technique de la machine et de ses espaces fictifs, non-humains. Alors l’humanité ne cesse de déborder vers d’autres modalités de perceptions, d’autres fins que celles qui s’étaient prescrites au mode d’habitation sédentaire de l’occident. Kafka nous montre un cloporte sensible à une durée étrangère au temps de la perception humaine, placée hors successivité et causalité. Des vitesses qui ne sont pas celles de la finitude humaine quand l’insecte s’installe dans un cocon et devient autre, conquérant  des habitats qui ne sont pas accessibles autrement que par les excès de l’imagination.
Ce que Derrida vise, au travers des longs séminaires relativement à La bête et le souverain, sans en résoudre la difficulté, ne cessant de la creuser, cela consiste à ouvrir dans le Dasein, dans l’être-là qui nous caractérise, des portes dérobées, un labyrinthe qui démantèle la figure esthétique de notre sensibilité et en propose des issues différantes. Notre monde n’est pas souverain, même s’il impose à tout le vivant sa souveraineté refusée à l’animal. Il conviendrait sous ce rapport de déconstruire cette souveraineté, refusée au reste de la vie ainsi martyrisée par la présence violente du dasein anthropologique. La bête et le souverain désigne un coup de boutoir dans l’exposition du Daseinà la seule violence de l’anthropologie. Ce serait un peu comme un bélier poussant de ses cornes les frontières de la vie, bien au-delà de la présence humaine vers d’autres formes d’appartenance au monde[6]. Et, ce faisant, il faut imaginer un corps, celui de l’animal, qui portera la marque d’un contact de ce genre, les lésions ou quelque tatouage de ce franchissement. Mais de cela, de la poussée de ce bélier qui nous engage au devenir-animal, à la sensation animale, la mort de l’homme viendra évidemment en interrompre le déchirement. A moins qu’elle ne nous porte vers une région qui ouvrira une dernière vision blanche, christique, comme visitée par un revenant qui nous attendait tous, hommes, animaux et machines, depuis toujours, en une vie au-delà de la vie qui serait notre expropriation absolue. Alors, en effet, être là, c’est entrevoir en de rares moment d’insomnies l’éveil de l’animal. C’est apercevoir dans « la vie, plus que la vie ». En elle se creuse une absence, une contre-forme dont l’esquisse montre que la vie continue et que le Daseinne s’arrête pas à moi. Quelque chose comme une trace, un tatouage, peut-être une lésion écrivant furtivement « l’affirmation d’un vivant qui préfère le vivre, et donc le survivre, à la mort, car la survie, ce n’est pas seulement ce qui reste, c’est la vie la plus intense possible[7] ».

Jean-Clet Martin
extrait de  Derrida -un démantèlement de l'occident  éd. Max Milo




[1] p. 213.
[2] Le paradoxe du mort vivant est abordé par Derrida dans La bête et le souverain vol. II. Paris, Galilée, 2010, p. 192, 203. Cf. 326 pour la citation.
[3]Ibid. p. 367.
[4] Cette « raison prothétique » est abordée par  à propos de Hobbes dans les premiers séminaires du Vol 1. p. 52.
[5] Sur la nécessité d’ouvrir les modes d’intuitions entre l’homme, Dieu et l’animal voir La bête et le souverain, Vol. 1. p. 36.
[6]Béliers, Paris, Galilée, 2003, p. 64-66.
[7]Apprendre à vivre enfin, entretien avec Jean Birnbaum, Galilée, Paris, 2005, p. 54.

Métaphysique de l'absence/ Frédéric Neyrat

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Métaphysique de l’absence (Jacques Derrida)

(Clinamen, e®e, 2011, pp.110-114)


Le terme de substitut est marqué par l’analyse de Derrida. « On ne peut voir le mal dans la substitution dès lors qu’on sait que le substitut est substitué à un substitut »[1], écrit-il dans De la grammatologie. Dans ce livre comme ailleurs, Derrida soutient que la métaphysique occidentale est métaphysique de la présence. Présence désirée, fantasmée à l’origine ou à la fin des temps. On ne dira pas que l’origine manque, mais qu’elle est toujours déjà suppléée par autre chose qu’elle-même. Presqu’un manque du manque. À l’origine, il y a d’ores et déjà ce qui en tient lieu, s’y ajoute mais comme on s’ajoute à rien, la remplace mais tout en sachant qu’alors rien (n’)est remplacé. Il en va de même pour la fin, le telos du désir de présence. Pour cette raison, la présence ne peut, n’a été et ne sera jamais pleine. Elle aura de toujours été entamée, altérée, différée. Différance là aussi originaire : l’absence qui altère la présence ne s’y oppose pas comme quelque chose d’extérieur, mais comme son intérieur même, de telle sorte que l’intérieur le plus intime est ce qu’il y a de plus extérieur, l’étranger étant le plus propre et le propre la plus grande impropriété. Le problème consistera dès lors à décrire et nommer ce qui ouvre ce rapport non contradictoire entre ce qu’on aura considéré, à tort, comme des couples d’opposés : présence / absence, dedans / dehors, propre / étranger, signifié / signifiant, etc. La « trace », qui n’est ni sensible ni intelligible, et qui en ce sens « n’existepas » (p.92), sera l’un de ces noms exemplaires
En posant que la métaphysique est portée par la présence, qu’elle transporte et qu’elle fantasme, Derrida privilégie cependant l’opérateur conceptuel de l’absence. Il s’agit de faire droit à l’absence, dans la mesure où celle-ci serait redoutée, comme la mort, comme l’altération, etc., alors que la présence serait désirée. On ne déconstruit pas un couple catégoriel, c’est Derrida lui-même qui nous l’apprend, sans d’abord renverser la hiérarchie qui l’habite. Certes. Mais de quel couple catégoriel s’agit-il vraiment ? Quelle métaphysique est supposée s’y ajointer ? Qu’en est-il réellement de la hiérarchie dans l’être ? On pourrait tout au contraire soutenir que la métaphysique n’aura fait que désirer l’absence, et redouter la présence. La mise en présence. Images connues du philosophe qui se retire, se replie sur lui-même ou plutôt en lui-même, garde le silence, se construit sa « citadelle intérieure », se situe loin des affres du monde, ne s’occupe pas de politique (ou alors uniquement de méta-politique)… On dira certes que ces retraits ne sont que les modes par lesquels s’espère une présence que le monde, tel qu’il est, semble refuser. Je me retire pour enfin m’avancer dans le monde que j’aurais, de toutes pièces ou quasiment, récréé. Mais avec une telle configuration conceptuelle, on ne peut que former des cercles sans fin, ceux que forme l’analyse derridienne de Rousseau dans De la Grammatologie. Car le monde recréé – par l’écriture, ou par un mode de vie disjoint de la socialisation communautaire - pour assurer quelque point de présence n’assure en fait qu’un mode de présence absentée. « Je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort » (Rousseau). « Certains naissent posthumes » (Nietzsche). Absence présentée, présence absentée, et l’on pourra retourner l’analyse indéfiniment, comme une crêpe qui n’accrochera jamais dans la poêle. Pourquoi ?
Le problème est bien plutôt que lorsque Derrida dit (métaphysique de la) présence, il dit en fait présence pure. Or le prédicat change tout. C’est en effet qu’uneprésencepure est une absence. Pure veut dire purifiée de tout ce qui fait l’existence, son ek-, le hors de soi et l’être-ensemble, la dépense au sens bataillien. On dira que c’est précisément ce que dit Derrida ! Mais alors, le centre de gravité de l’analyse derridienne doit être situé à sa juste place. Plutôt que d’avoir désiré la présence, la dite métaphysique se caractériserait plutôt par le fait d’avoir fantasmé une présence sans existence, c’est-à-dire une absence. Cette présence purifiée de l’existence est une existence indemnisée, immunisée, auto-immunisée. Soit ce que Derrida théorisera plus de vingt ans après De la grammatologie, dans Foi et savoir[2]. Nous replions ici une seconde période derridienne sur une première. Ou nous opérons ce collage dont parle Deleuze dans l’avant-propos de Différence et répétition (« un Hegel philosophiquementbarbu, un Marx philosophiquementglabre ») … Quelque soit le collage ou l’interprétation du corpus derridien à travers le temps, on devra nous accorder qu’il est différent de dire que la métaphysique vise la présence ou vise l’indemne. Sauf à soutenir que toute présence serait de l’ordre de l’indemne, ce qui n’est rien moins qu’obvie. Car l’indemne est la présence faite absence. Cette fabrication est l’objet que cet essai cherche à décrire (l’absolidification de l’hydroglobe, la production de flux absolus, etc.). Elle implique un mode de remplacement par destruction : créer un style de vie, un environnement, un monde inertiel, où rien n’arriverait à soi. En cet état précis où non pas présence et absence deviennent indiscernables par enveloppements réciproques, mais par formation compacte. Il ne s’agit pas d’abord pour nous d’analyser le texte, mais le monde. Le texte participe du monde, mais le monde informe le texte. Il n’y a que du hors-texte (le monde). Tel est le seul principe de l’existence, et cela vaut pour l’existence des textes eux-mêmes, qui n’existent que hors d’eux-mêmes. Certes, Derrida oppose le « jeu du monde » à la métaphysique de la présence et sa recherche d’un signifié transcendantal ultime, et ce jeu, nous dit-il, n’est pas dans le monde (p.73). Mais le monde n’est pas dans le texte, ou dans le défilé des signifiants. Le débord du monde est ce qui doit être pensé, hors et dans le texte. Lecture non pas biographique, mais cosmographique.
Tel que nous l’envisageons, le substitut décrit donc une certaine forme du mal. Celle que Derrida aura d’ailleurs lui-même pointée : « c’est justement le propre du pouvoir de différance que de modifier de moins en moins la vie à mesure qu’il s’étend. S’il devenait infini ­– ce que son essence exclut a priori – la vie elle-même serait rendue à une impassible, intangible et éternelle présence : la différance infinie, Dieu ou la mort » (p.191). Le substitut intégral est cet impossible télétechnique qui ne produit la vie que comme information digitalisée, recombinante (God is Code), ou comme déchet, pas même mort, moins que ça. Brevet sur le vivant d’un côté (capitalisme cognitif), viande d’abattoir de l’autre (capitalisme stomacal). Désigner ce mal ne signifie pas rêver la présence pleine, plutôt désirer l’existence comme forme de présence qui puisse avoir lieu, dans sa fragilité, sa singularité, son « éphémère destinée » (Freud). Je ne sais pas ce que je vais faire, ni ce qui va se passer, ni ce que je vais dire, ni ce que tu répondras. Ma voix, existante, n’est pas celle de la conscience (surmoi, Dieu), mais d’un trajet imprévisible. Comme à l’écrit – mais le mot écrit peut se reprendre, s’effacer sans laisser de trace (sans compter avec les mouchards de la surveillance numérique). A l’écrit, on peut se croire pleinement présent…  En parlant, l’existence s’éprouve comme mise en présence, jet, jeu dangereux qui ne peut pas s’effacer comme on remet les pions sur un échiquier. Le jeu de l’existence est irréversible. Et ce qui revient ne revient jamais au même endroit.
Pour le coup, il est bien possible que les penseurs auxquels s’attache Derrida dans De la grammatologie ne soient pas tant des représentants de la métaphysique de la présence que des hérétiques qui auront tenté de s’opposer à la métaphysique de l’absence occidentale. Il faudrait ici relire patiemment la violente critique que Derrida fait de Lévi-Strauss. Derrida, héraut de la vacillation des couples conceptuels, défendant soudain l’existence d’une « rigoureuse frontière » entre « l’empirique et l’essentiel », « l’affect empirique et la structure d’essence » (pp.171-172). Précisément au moment où Lévi-Strauss tente de faire droit, dans un livre - Tristes tropiques - remettant en cause les frontières entre littérature et théorie, biographie et ethnologie, à l’existence de l’humanité en sa situation la plus « démunie ». La plus proche, au ras du sol, de l’écart entre l’humanité et la non-humanité (c’est la fameuse description de Nambikwara dormant sur le « sol d’une terre hostile »). Et si la métaphysique n’avait jamais été simplement une ? Si de toujours l’avait habité une divergence fondamentale ? Un rêve, nous dit Derrida, rattache Rousseau, un certain « platonisme », une « protestation anarchiste et libertaire contre la Loi, les Pouvoirs et l’Etat en général », les « socialismes utopiques du XIXè siècle » et le fouriérisme (p.200). N’auront-ils fait que rêver ? Le rêve est-il la seule chose qu’il faut retenir de ces hérétiques ? Ou bien appelons-nous rêves les potentialités politiques que nous aurons manqué de faire paraître à l’existence ?

« Il y a du supplément à la source » (p.429). Son nom est celui d’une multinationale.



[1] Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p.443.
[2] Derrida, Foi et savoir, Paris, Seuil, 2001 (1ère publication in La religion. Séminaire de Capri, sous la dir. de Jacques Derrida et Gianni Vattimo, Paris, Seuil, 1996). La « pulsion du propre », « plus forte que la vie et que la mort », est un précurseur de la « pulsion de l’indemne » (La Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion 1980, p.379).

Moi, pour le moins, suis-je une chose qui pense?

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"Il suffit d'entendre le mélange des éléments, pour qu’ils se cognent et s’agglutinent en une paire, une suite, une phrase et que l’Etre s’éveille du sommeil en lequel l’avait jeté quelque silence. Mais cette rumeur, ce mugissement des signes entrechoqués, en la possibilité de la formule qui s’y énonce, avant même qu’ils soient audibles, avaient déjà été notés, inscrits en quelque livre gigantesque de la nature. Donnez-vous quatre éléments, terre, air, eau, feu et un philosophe en épousera la combinaison, en tirera un monde, fût-il encore inexistant. Ce programme on le doit à Anaximène, Thalès, Héraclite et Parménide, chacun trouvant dans l’un des quatre éléments sa lettre favorite, son écriture et son Dieu[1]. On dira par-là que tout est écrit et doit se lire, le grec et l’hébreu se mettant d’accord sur ce point pour autant que dans la veine de la Kabbale on y considère que « Dieu créa le monde grâce à des mots », de sorte que les lettres furent ses instruments et ses nombres[2]. A condition d’envisager cependant, avec Scot Erigène, que la Bible aurait « une infinité de sens, qu’elle était comme le plumage chatoyant du paon »[3]. Du Dieu, on comprendra qu’il ne soit qu’un souffle, l’exhalaison d’une formule et que celle-ci ventile un langage d’un certain type et d’un certain genre dont toutes les possibilités sont virtuellement dessinées dans le codex vertigineux des rapports élémentaires. En cette bibliothèque infinie, « personne ne peut articuler une syllabe qui ne soit pleine de tendresse et de terreur, qui ne soit dans l’un de ces langages le nom puissant d’un Dieu. Parler, c’est tomber dans la tautologie. Cette inutile et prolixe épître que j’écris, existe déjà dans l’un des trente volumes des cinq étagères de l’un des innombrables hexagones -et sa réfutation aussi » (4). Il faudrait y ajouter encore un nombre incalculable de variantes, d’approximations, de reprises, de variations presque imperceptibles, truffées de toutes les coquilles affectant la moindre édition et réédition. 

L’univers est donc une bibliothèque infinie, composée, pourquoi pas, d’alvéoles comparables à celles que réalisent les abeilles. Dans chaque cellule on aura un nombre déterminé d’ouvrages, de pages, avec des kilomètres de signes qui ne veulent rien dire, sauf ici ou là, de temps en temps, surgis d’un mot, d’une combinaison intelligible. L’ensemble gigantesque de ces rayonnages, s’il est infini, comporte bien le souffle qui articule tous les arrangements, la ventilation immense de leurs rapports. Qu’on se donne un alphabet suffira pour voir s’énoncer un clavier commençant par la suite « A, Z, E, R, T… » et tout ce qui peut s’écrire avec lui. On doit trouver forcément quelque part un livre qui contient exactement le texte que vous êtes en train de lire maintenant, les phrases que je viens d’écrire à l’instant à l’aide de ce clavier. Tout ce que je dis, inscrit dans la matrice phonologique de nos abécédaires, est déterminable pour peu que le temps soit illimité, infiniment subdivisible. Ce que je note, à l’instant, comme sentence appartient à l’une des combinaisons possibles entre les milliards d’autres que ventilent les vingt six caractères de l’alphabet : des arrangements innombrables qui existent bien quelque part, du moins en droit. Imaginez donc un singe dactylographe qui taperait au hasard sur son clavier une suite indigeste de caractères… Si on lui concède l’éternité, il faut bien que sorte de son imprimante, à un moment ou à un autre, l’intégralité de La recherche du temps perdu que Proust a mis si longtemps à écrire. Mais c’est oublier qu’au-delà des unités phonologiques, par-delà le jeu des phonèmes, il faut compter encore avec des unités d’un autre genre, des unités cognitives plus larges[5]. L’œuvre de Nietzsche donne un statut fonctionnel à des personnages comme Apollon ou Dionysos. De même, Freud lorsqu’il traduit par Eros ou Thanatos de véritables fonctions psychiques. Le théâtre de leur relation dresse une topique, une topologie assez indépendante par rapport à la langue et dont les rapports enlacent des figures entre par exemple le "moi", le "surmoi", le "ça", pris comme concepts, comme variables fort éloignées du jeu des signes phonétiques. On verra ainsi s’édifier l’univers d’un concept dont on dirait déjà qu’il se comporte de façon assez voisine du "rubix cube" avec ses cases articulés et ses figures mobiles. Borges prend sans doute d’autres exemples pour élaborer cette scène figurale que celui d’un Nietzsche ou d’un Freud. Il s’intéresse aux motifs qui se répètent depuis plus longtemps dans l’histoire à la manière sans doute de la « sphère » de Pascal, « l’éternel retour » d’Aristote… Un livre n’est donc pas seulement une suite de phonèmes. Il est le lieu d’une création de certains personnages conceptuels, réalisant des unités de style. Et aucun personnage ne saurait être retenu dans le cadre d’un chapitre, derrière la barrière de ses frontispices. Don juan n’appartient pas plus à Molière qu’a Mozart, Tristan et Iseult errent dans l’espace de la littérature avant d’échouer dans l’opéra de Wagner susceptible de leur conférer une nouvelle écriture, une nouvelle matière, un rougeoiement inédit, jusqu’au jour où, peut-être, la biologie réalisera leur formule dans un individu de chair et de sang. Le personnage échappe à l’écriture et relève d’un effet de surface redevable à un ordre plus élevé que celui de nos langues. C’est non seulement la frontière entre auteur et lecteur qui s’effondre, comme on l’a compris à propos de la traduction et du commentaire, mais c’est encore celle de l’auteur et des personnages de roman tels qu’ils pourraient se laisser dramatiser sous des fonctions nouvelles et des topologies variées. Don Quichotte a la vie évidemment plus dure que Cervantès et survit à sa mort, repris dans les calculs d’un Pierre Ménard autrement intentionné. 

On dirait que l’écriture transpire et charrie des êtres qui s’en détachent, pris d’une vie autonome. Sans doute sont-ils pétris de lettrines et phonèmes énumérables. L’élémentaire pourra bien en rendre compte sur le plan de la composition. Mais cet élémentaire ne suffira à les comprendre et faire état de leur vie. Leur vie sera de fait bien plus riche que leurs éléments pris à part. Il en va comme de l’eau. On peut toujours la diviser en hydrogène et oxygène. Mais les qualités suintante et mouillée qui caractérisent ce liquide ne sont visibles dans aucun gaz. L’eau échappe à ses atomes comme les personnages de la littérature s’évadent de la structure syntaxique qui les a fait naître, chargés de propriétés émergentes, d’événements plus denses que la composition de leurs particules. Il y a plus dirions-nous dans la récit littéraire qu’une collection de lettres et même de phrases. Mais ces personnages ne risquent-ils pas de se fondre, de s’étaler et s’épancher, de fuir comme de l’eau qui perd sans cesse ses contours ? C’est depuis cette complexité des univers propres à la fiction que Borges, pris par « la stupeur que le temps, notre substance, puisse être partagé » (6), procède à une réfutation de la chronologie. Le singe dactylographe compte sur la succession d’une bande déroulante, défilante. Mais le temps n’est pas un enchaînement de signes en règle, l’un après l’autre. Le temps que Borges nous donne l’occasion de suivre est un temps affolé, montrant, par-là, que, loin de mettre en ordre les ruptures de la durée et les séquences décousues de l’action, le récit de fiction ouvre chaque période à des boursouflures, à des recouvrements et des nappages qui ne s’articulent plus selon la logique Augustinienne du présent, du passé et du futur, enchaînés au sein d’une conscience nettement différenciée. 

Un personnage, tout autant qu’un caractère, résulte de ces croisements et tresses temporelles dont il filtre les nappes. Le moi n’est pas une bande défilante. Il se tient au point d’un entrelacs, mis sur un sommet vers lequel convergent des lanières qui proviennent d’horizons dissemblables comme font les couloirs d’un labyrinthe et les hélices de l’ADN. Le moi, en comparaison de son corps, autant que le personnage de roman eu égard au texte, est excédentaire à la chronologie qui lui a fait voir le jour. Il est au confluent d’un rougeoiement, d’un noeud créateur de sens que ne possède aucun alphabet. La manière dont il associe ses séquences ne ressemble pas aux successions et flexion d’une proposition. "L’idiot" de Dostoïevski est happé par un rythme, des fréquences, un déploiement de passions dont la syntaxe ne se laisse pas comparer à celle de la langue en laquelle pourtant elle naît. Le personnage se meut en un milieu placé hors du langage, frappé d’un échappement que le moi expérimente lui-même par rapport aux faits qui se seront déroulés sa vie durant. 

C’est à la rupture du moi chronologique autant que du présent à laquelle s’aventure le geste de Borges, là où « Pythagore (…) se souvenait d’avoir été Pyrrhus, et auparavant, Euphorbe, et avant Euphorbe encore quelque autre mortel » tandis que pour « me remémorer d’analogues vicissitudes, je puis, affirmera le narrateur de "La Loterie à Babylone", me dispenser d’avoir recours à la mort, et même à l’imposture » (7). Dans un temps anachronique qui ne peut plus être orienté par une flèche irréversible, la distinction des consciences prend une autre allure, un autre tempo, suivant des échos qui la dépasse de la même façon qu’un héros de la littérature échappe à la formulation où il s’origine. Le moi, en effet, n’advient pas comme quelque chose de donné. Il est davantage une collection, une bibliothèque personnelle dont la somme est résultat, assemblage, bricolage, agrégation. Et, de cette agrégation, s’élève un impondérable, un être imprévisible et plus riche que les éléments qui le peaufinent. Plus que d’une substance, il s’agira d’un amalgame suréminent, d’un événement produit « entre », au milieu des fragments de signes que chacun ramasse toute sa vie durant. « Les événements graves, dira Borges, sont hors du temps, soit qu’en eux le passé immédiat se coupe de l’avenir, soit que les parties qui les forment semblent ne pas découler les unes des autres » (8). 

C’est parce qu’ils sont mis en pièces, sans raccord rationnel, sans lien visible, que les mêmes textes renaissent sans cesse, sous d’autres conditions, selon un empilement dépourvu de continuité. Dans un monde de ce genre, nous sommes obligé de sauter d’un instant à un autre, selon un rythme qui n’est pas successif, une allure brisée, faite de zigzags, de raccords qui n’étaient pas prévisibles, qu’aucune montre ni boussole pouvaient indiquer. Ma durée se voit alors saturée soudainement de séquences connexes qui ne sont redevables d’aucun auteur, absorbés dans une espèce de texte commun, d’expériences communes qui ne m’appartiennent pas plus qu’elles se laissent accaparer par un esprit supérieur et que j’ai pour seul recours d’assimiler selon un parcours qui me singularise néanmoins en quelque manière. Je reste, quoique je fasse et crée, un éternel lecteur. Ce que je suis, cela résulte de mes gestes de collectes, de mon âme de collectionneur, du hasard avec lequel je rencontre tel signe en possédant cependant la force de le retenir ou de le rejeter. Je suis une singularité non seulement phonématique, composée d’un code génétique défini, mais, au-delà de l’écriture de mon corps, l’expérience d’une vie, une personnalité conceptuelle qui dépasse l’articulation des cellules requises par le langage de l’organisme et qu’un autre corps posséderait d’ailleurs en proportion semblable. Je trace de fait tout un parcours, un réseau de chemins au croisement desquels se nouent des personnages, des unités sémantiques et des figures de pensée dont la correspondance relève d’un tout autre niveau d’articulation, redevable à une promenade qui ne ressemble à nulle autre.

Et c’est là, précisément, la déambulation du bibliothécaire anonyme qui hante le labyrinthe de l’immense forteresse de Babel. La promenade nous définit et nous rend heureux. Impossible de rester dans une cellule de la bibliothèque sans se perdre soi-même. Pour se trouver, il faut partir, tracer une route dans les sentiers du labyrinthe, un chemin qui ne ressemble qu’à moi, qu’à ce que, ce faisant, je suis devenu par mes tracés et mes collectes. Du langage de mon corps, de l’unité de son code, il faut conquérir l’émergence d’une entité qui s’en distingue et évoluera selon des règles propres. Il faut ainsi gagner un autre niveau, passer à une autre singularité, celle qui correspond à la syntaxe d’une pensées qui se pense comme nulle autre ne le ferait à sa place. « Ceci est mon corps » ne suffit pas pour dire mon essence sans que celle-ci ne se double par un « Ceci est mon sang » ou « mon esprit » redevable à la construction des concepts que réalise ma démarche et suivant laquelle une perspective se noue dans la forêt des énoncés, des sentences que croise mon parcours erratique. Il est impossible qu’un Dieu puisse veiller tous ces chemins de la lecture par un sens défini pour tous et de façon universelle de sorte qu’il y aura autant de "Recherche du temps perdu" différentes que de lecteurs particulier en mesure de la feuilleter. Au-delà des signes de mon corps, il faut supposer les unités syntaxiques de mon esprit qui, comme les personnages de la littérature, se placent à un autre étage que celui de la phonologie ou, par analogie, celui de la biologie moléculaire. Et que se lève un esprit dans la matière, que se lève une pensée dans le corps innombrable des textes et des messages, cela implique que ceux-ci soit incomparables, indéterminés, sans préalables ni précédents, tant et si bien qu’il n’existe aucun Dieu capable de clore les parcours ou de baliser la route que j’emprunte. Pas plus qu’il y aurait un auteur en mesure de maîtriser ses créatures, de les empêcher de fuir, de migrer vers des œuvres qui les modifient et les recomposent. Le parcours qui se fait au-delà de mes molécules trace un chemin qui doit s’écrire, comme dit Nietzsche à propos de Zarathoustra, avec mon sang : une humeur, une vapeur aussi imprévisible et spirituelle que le vin, un arôme qui flotte par-dessus les corps à la façon d’une unité incorporelle. "


JCM, extrait de Borges -une biographie de l'éternité, Editions de l'éclat, 2005.



[1] A propos Des Présocratiques de Wilhelm Capelle, Borges retient la formule suivante qu’ayant été terre, feu, air : « …j’ai été par enchantement enfermé cent jours dans l’écume de l’eau, j’ai été un mot dans un livre, j’ai été un livre au commencement », Chroniques publiées dans la revue Hogar, Œuvres, Vol. II, p. 1147.
[2]   La Kabbale, in Sept nuits, Œuvres, Vol. II. p. 714.
[3]  Ibid. p. 716.
[4]  La Bibliothèque de Babel, Œuvres, Vol. I, p. 487.
[5]  C’est là l’idée de Hermann Broch, Des unités syntaxiques et cognitives in Logique d’un monde en ruine, Editions de l’éclat, 2005.
[6]  L’autre, le même, Œuvres, Vol II, p. 65.
[7]  La Loterie à Babylone, Vol. I, p. 480.
[8]  Emma Zunz, in L’Aleph, p. 599.

TOCCATA DE LA MORT Chostakovitch, la musique et la guerre / André Hirt

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 La musique n’adoucit pas nécessairement les mœurs. Il s’agit peut-être, quant à l’essentiel, d’un contresens. Ou bien la musique connaît-elle en elle-même une guerre, entre une puissance de consolation, d’apaisement et d’oubli, et une force d’agressivité qui guide les hommes et les fait marcher au pas ? Toujours est-il qu’en effet la musique est aussi vieille que la guerre : elle sert à battre le rappel, à faire des hommes des guerriers, à leur donner la disposition pour combattre, à les mettre en rang, à encourager et à glorifier l’héroïsme. Elle accompagne virilement la mort des héros (la mort de Siegfried dans le Crépuscule des dieux). Elle met en scène et en image les foules et les masses. La musique, en ce sens, n’est-elle pas l’art des masses, d’où son usage dernier dans la représentation de la guerre au cinéma, l’autre art des masses, au moins originairement, comme une sorte de nécessité, voire de propagande (on songe à « la bataille des glaces » dans Alexandre Nevski par Prokofiev dans le film d’Eisenstein, ou encore plus récemment à la musique de la Guerre des Etoiles, sans parler de l’hystérisation/esthétisation wagnérienne du ballet d’hélicoptères sur fond de chevauchée des Walkyries dans Apocalypse now) ? En somme, la musique n’est-elle pas dangereuse, et en ce sens décisive, ainsi que l’avait fait remarquer, non sans ambiguïté Nietzsche, lorsqu’il cherchait à montrer à longueurs de pages qu’en elle et avec elle se jouait le destin des civilisations, qu’elle était le critère physiologique et psychique crucial, qu’il fallait, c’est son discours de la méthode, réécrire toute la philosophie à partir d’elle ? Dis-moi quelle musique tu écoutes… Freud, l’auteur de Malaise de la civilisation, qui n’aimait pas la musique avait ses raisons, profondes. Et même Heidegger, dans ses cours sur Nietzsche, maintenait l’idée que le conflit entre Nietzsche et Wagner engageait toute l’Histoire, rien de moins.
Le fracas des armes, le bruit assourdissant, la douleur innommable et monstrueuse, la sauvagerie, la désolation extrême trouvent donc leurs échos dans les chœurs, les fortissimo des orchestres, et tout cela nous arrache des larmes et fait battre le cœur devant tant d’héroïsme, de courage et d’abnégation. Mourir en musique, voilà l’idéal héroïque, le pur fantasme, la mère de tous les fantasmes. En ce sens, la guerre est elle-même le fantasme.
                                                                                *
À cet égard, pensons au musicien et à la réflexion qu’il peut avoir sur la musique, à sa responsabilité propre. Y a-t-il une éthique musicale ? Et n’est-elle pas l’éthique même au regard de la profondeur et de l’amplitude de la question ? Non qu’il faille pour le musicien se détourner de la guerre, disons de l’Histoire, car là se situe la question, à moins de se tourner, sous couvert d’innocence, vers l’inconsistance de l’idylle ou même de l’élégiaque, cette autre musique qui adoucira les mœurs et qui ne vaut sans doute pas qu’on y tende davantage l’oreille, tellement elle est mensongère et pourvoyeuse d’oubli. Chacun se reconnaîtra.
                                                                                *
On a fait, sans jeu de mot, un très mauvais procès à Dimitri Chostakovitch, lui qui n’a cessé d’être mis en procès par le Parti, au point de ne plus pouvoir dormir, d’attendre avec angoisse le lendemain matin, de devoir empiler la composition de musiques de film, de glorifier les travaux des champs, d’être enjoint à composer sur tout et n’importe quoi mais qui soit dans la ligne. Les esthètes de leur côté rejettent cette musique (oui, elle est narrative, elle a du sens, elle n’est pas « musique pure »), sous prétexte qu’elle ne consisterait qu’en hurlements, grincements, couinements animaux, les termes mêmes d’un article de la Pravda, en vérité signé de la main de Staline, sur Lady Macbeth de Mzensk, l’opéra de Chostakovitch, par quoi le Petit Père des peuples ne faisait qu’utiliser massivement les critères et les reproches formalistes, élaborés par le Parti et par Jdanov, que pourtant il avait en ligne de mire avec ses orgues.
En effet, à l’écoute des symphonies VII (Léningrad) et VIII (Stalingrad), les plus emblématiques pour notre affaire, écrites à toute vitesse sur les lieux mêmes, contemporaines de leur événement et de leur nomination (tout cela laisse songeur), on est saisi par l’effroi, le feu et la glace, la blancheur de la désolation et la noirceur inimaginable de la description. Dans la VII° Symphonie, il fallait résister à l’envahisseur, il fallait composer le « thème du Rat » (le fascisme, Hitler) en composant une idée musicale qui débute comme un Boléro et qui s’achève avec la morsure répétée du monstre. Et enfin, il fallait signifier une victoire. Il fallait… Comment retourner la Symphonie de défaite ou malheur en victoire ? Comment la musique pouvait-elle s’y prendre pour attaquer le mal ? Comment le sinistre élevé à l’effectivité de toute chose pouvait-il se muer en triomphe ? On a exécuté la symphonie en direct, sous les bombes. La radio l’a retransmise, le Parti a félicité le musicien, le portrait de Chostakovitch en uniforme de pompier a fait le tour du monde. Chostakovitch n’en est pas resté là. Dans la foulée, la VIII° Symphonie (1943), bien plus ténébreuse encore, avec ses stridences, ses sirènes, ses pianissimi et des fortissimo insoutenables pour l’oreille, s’affronte à l’interdit majeur, l’effroi, en mettant en musique le rien, la dislocation de tout affect, la blancheur anéantissante de la déshumanisation, le meurtre de l’homme en en trouvant pour ainsi dire sa tonalité, par exemple dans le troisième mouvement secrètement intitulé « toccata de la mort ». En somme, en universalisant le propos, inconciliable avec la commande implicite du Parti et de son chef, Chostakovitch fait entendre ce qui vient d’arriver à l’Histoire et à l’humanité. Derrière cela, comme toujours avec lui, il y a une réflexion au sens strict sur l’Histoire, sur sa manifestation, d’où surgit pour finir un sarcasme, une ironie sur l’Histoire, un « rire sous les larmes », dira le musicien, mais un rire introspectif, terrifié. Chostakovitch lui-même évoquera ironiquement le proverbe russe : « faire un gâteau avec de la merde. C’est ce que je fabrique avec cette symphonie (la VII°) ». En effet, l’apothéose de commande des Symphonies se retourne en méditation affligée dans les Quatuors (constatons : quinze symphonies, quinze quatuors, une œuvre biface que n’aurait pas osée Hegel). L’Histoire est finie et la musique, qui n’en a pas le droit, l’a racontée. La musique a la sonorité de l’Enfer, elle vient de l’enfer et n’ira jamais au Ciel.

Une question nous vient, qui, je crois, est celle de Chostakovitch : que serait une musique de la Révolution ? Et la révolution de quoi, au juste ? Jusque-là, la Révolution, ce fut la guerre. Quelle musique, donc, pour un monde sans Dieu, sans sens de l’Histoire, sans glorification ni élégie, une musique en somme qui ne soit ni celle de la victoire illusoire ni celle de la défaite sur laquelle on se recueille ? Une musique qui ne mente pas ? Chostakovitch aura dû mentir pour ne pas mentir. Il aura brisé la rhétorique de la musique. C’est la tonalité incomparable de son art, une des plus grandes, parce qu’une des plus responsables eu égard à la valeur et au sens qu’on peut attribuer à la musique.
André Hirt
Chronique du 16
Novembre 2013

Chostakovitch : Symphonies n° 1 et n° 7 "Léningrad", Leonard Bernstein, Chicago Symphony Orchestra (Orchestre) et Dimitri Chostakovitch de Deutsche Grammophon (2008).


Chostakovitch : Symphonie n° 8, E. Mravinsky. Léningrad Philarmonic Orchestra, Alto (2011).

Je pense à toi / Une lecture du Banquet de Platon

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Dans Le Banquet, il s’agit de dire ce qu’est l’amour, d’en faire l’objet d’une interrogation et d’un savoir. L’amour surgit comme une réalité problématique. Le questionnement de l’amour se déplace sur Eros : qui est Eros ? Poser cette question semble nécessaire pour répondre à celle de l’amour – et s’interroger sur Eros revient là encore à reconnaître un problème. Ce qu’est l’amour, chacun pourrait le savoir en l’éprouvant, et définir Eros semblerait facile en  se reportant à la tradition. Cette facilité rendrait presque inutile tout discours prétendant parler d’Eros et de l’amour. En persistant à questionner, Platon maintient le caractère problématique d’Eros et de l’amour : quelque chose laisse la pensée inachevée.
A l’intérieur du texte de Platon, la question « qu’est-ce que l’amour?» devient « qui est Eros ?». Cette dernière question se dédouble à son tour et signifie : « qui est Eros, est-ce un dieu, quelle est sa nature, etc. ? », en même temps que, de manière muette et étrange : « Eros peut-il être parmi nous ? ». L’enjeu du dialogue est de déterminer la nature de l’amour ; de déterminer la nature du dieu de l’amour, son identité ; d’identifier Eros parmi les hommes. Un questionnement implicite interroge les conditions de possibilité : est-il possible de soumettre l’amour au logos, d’en faire l’objet d’un savoir ; est-il possible de définir Eros, de dire son identité ; est-il possible qu’Eros soit parmi nous ? Peut-être que celui qui comprend le mieux ces questions et problèmes est Alcibiade, l’éphèbe ivre amoureux de Socrate.

Vouloir saisir l’amour par le discours paraît à la fois impossible et engendrer une prolifération du discours. Le dialogue relate un banquet qui est d’abord l’objet d’un discours puisqu’il est raconté par un des participants (Aristodème) à un autre qui n’y était pas (Phénix). Le Banquets’ouvre sur un discours portant sur un ensemble de discours, le premier renvoyant à un discours passé, absent, objet d’un certain désir (celui de Phénix). Platon insiste sur la prolifération des discours : Phénix fait le récit de ce banquet à quelqu’un qui le répète à Glaucon, lequel à son tour demande à Apollodore de lui faire le récit du banquet pour s’assurer de la conformité de celui qui lui en a été fait. Le discours se répète selon des versions différentes qui se rapportent à un événement dont nous ne sommes pas certains qu’elles en disent la même chose. Le Banquet serait un texte sur les conditions et limites du discours mais également sur ce qui se soustrait au discours – l’amour, l’absent du discours.
Le thème de la prolifération des discours est d’autant plus présent que, lors du banquet, plusieurs convives discourent tour à tour sur l’amour. Ces discours supposés porter sur un même objet (Eros) sont différents et se réfèrent à d’autres discours : Phèdre évoque Hésiode, Pausanias répète le discours de la tradition et Eryximaque celui de la médecine, Socrate rapporte les paroles de Diotime, etc. La pensée devient un labyrinthe de discours qui se multiplient, se répètent, se différencient, divergent – une bibliothèque de discours juxtaposés, croissant à partir d’un centre insaisissable, mobile comme un démon sautant de discours en discours pour les faire se multiplier, différer, se perdre dans le labyrinthe : Eros. Si celui-ci est le dieu de l’amour, il est aussi le démon du discours, de la pensée, les engageant dans une pullulation folle qui les désoriente, les empêche de se refermer sur leur objet.
Cette prolifération labyrinthique de la pensée paraît impliquer plusieurs idées : penser ou parler, ce n’est pas dire la chose même mais répéter d’autres discours qui sont repris sans garantie que la reprise soit fidèle – comme celle, ici, du texte de Platon ; penser, c’est penser à, impliquant une absence qui est moins un manque qu’une force ; penser implique le rapport à ce qui empêche de penser, force à penser tout en empêchant la pensée ; la chose dont est supposé parler le discours échappe au discours, celui-ci visant d’autres discours mais ratant la saisie de la chose en excès par rapport au discours et à la pensée (le concept par définition inachevé, ouvert par un excès qui le limite et le relance dans un devenir sans fin ?).
Sans doute Platon n’en reste pas là et la constatation de la prolifération des discours n’aboutit apparemment pas à un relativisme qui les rendrait équivalents : il s’agit de produire un type de discours qui, s’imposant par sa nécessité, permettrait l’intellection-contemplation de l’Idée, dévalorisant ainsi les autres types de discours. Mais cette valorisation n’empêche pas le phénomène étrange de la prolifération d’exister et ne l’explique pas de manière suffisante : invoquer l’opinion comme cause du discours dévalorisé repose sur une tautologie (« ils pensent mal parce qu’ils pensent par opinions, c’est-à-dire mal… ») ; ne rend pas raison de la possibilité d’une telle cause, c’est-à-dire de la possibilité, pour le discours, d’errer et de proliférer ; obscurcit l’idée que « penser mal » révèle peut-être la nature de la pensée comme affirmation de possibles, c’est-à-dire que la pensée, en rapport avec un impensable, un excès qu’elle ne peut réduire, demeure ouverte, proliférante, labyrinthique. De même, poser la nécessité de valoriser un type de discours contre les autres et établir que ce discours nécessaire permet de penser l’Idée opère un glissement de la logique du discours à l’être dont Kant – et déjà, à sa manière, Gorgias – a souligné le caractère abusif. Peut-être le discours de Platon n’est-il lui-même qu’un discours parmi d’autres, happé par le sans-fond du discours, le chaos qui l’anime – doute ou crise qui traverse le Parménide. Peut-être n’y a-t-il pas un discours de Platon mais une pluralité, tant celui-ci est ambigu et multiple. Peut-être Platon rencontre-t-il avec l’amour ce qui, plus clairement qu’ailleurs, empêche le discours dialectique de s’imposer, de se différencier, le renvoyant à la nature labyrinthique, au fond chaotique du discours, de la pensée.

Eros est tantôt ceci, tantôt cela, il ne cesse selon les discours de changer d’identité : il est un dieu, un démon, il est laid, il est beau, il est jeune, il est vieux, il est même double (Eros céleste et Eros vulgaire), etc. Il y a dans Le Banquet au moins cinq Eros différents. Il n’a pas d’identité fixe et évidente, il est, dans le texte, sans cesse autre que ce qu’il est et par là marqué par le nomadisme et l’absence. Cette pluralité d’Eros peut être rapportée autant à sa nature qu’au fait qu’il soit d’abord objet de discours. Si chacun peut faire l’expérience de l’amour, cette expérience n’est pas en elle-même une connaissance, celle-ci présupposant que l’on se place sur un autre plan que celui de l’expérience, autre plan qui, dans Le Banquet, est d’abord celui du discours, lequel est un moyen pour la contemplation, c’est-à-dire une intellection non discursive. Même Socrate développe un discours qui est la répétition de celui de Diotime et du dialogue de celle-ci avec Socrate : penser, c’est répéter, faire proliférer un discours, et si pour Platon la pensée philosophique est animée du souvenir de l’Idée, dans Le Banquet penser est d’abord se souvenir de discours que, par ce souvenir, on multiplie.
La question « qu’est-ce que l’amour ? » devient « qui est Eros ? », ce changement accompagnant l’exigence de passer du plan empirique à celui de la connaissance. Demander « qui est Eros ? » permet d’aborder la question de l’amour du point de vue de la connaissance : par-delà les expériences individuelles et subjectives de l’amour, sa définition n’est possible que par ce qui est commun à chaque amour particulier, identique en soi et pour tous, ce qui exige la détermination de l’amour en lui-même, c’est-à-dire d’Eros. La question « qui est Eros ? » marque ainsi un premier degré vers l’ascension dialectique – le problème étant, selon Socrate, que la plupart des intervenants ne semblent pas comprendre la question, y répondent par des opinions, des discours déjà constitués. Mais si la pluralité des discours brouille l’identité d’Eros, le fait est que celui-ci ne semble pas pouvoir être, même dans le cas du discours de Socrate – qui n’est pas le dernier discours et ne met pas fin à la prolifération –, autre chose que l’objet de discours multiples : si Le Banquet développe des discours sur l’amour et Eros, ce n’est pas seulement que la connaissance nécessite du discours mais parce qu’Eros serait d’abord celui auquel on ne se rapporte qu’en en parlant par l’intermédiaire de discours qui, comme dans une galerie de miroirs, se démultiplient à travers d’autres. Cette nécessité n’est-elle pas la conséquence de la nature même d’Eros et de l’amour ?
Dans les paroles de Diotime rapportées par Socrate, Eros est défini comme un démon intermédiaire, tantôt ceci et tantôt l’inverse : « […] par nature il n’est ni immortel ni mortel. En l’espace d’une même journée, tantôt il est en fleur, plein de vie, tantôt il est mourant ». De même, il n’est « jamais ni dans l’indigence ni dans l’opulence », et « il se trouve à mi-chemin entre le savoir et l’ignorance ». Sa place est celle de l’entre-deux, « il interprète et il communique aux dieux ce qui vient des hommes », il relie les hommes entre eux, etc. Eros apparait comme ce qui, toujours au milieu, entre, n’est jamais ceci ou cela mais tantôt l’un ou l’autre, ce qui relie et assemble en demeurant lui-même hors identité, hors liaison, ailleurs et au-delà, en excès. Comment un tel démon pourrait-il être saisi dans le discours, comment ce qui varie sans cesse pourrait-il être pris dans la pensée, comment ce qui n’est pas pourrait-il être dit ? Eros échappe au discours et en parler donne lieu à une prolifération de discours dont aucun ne peut dire Eros, l’absent du discours.
On pourrait même considérer qu’Eros est le dieu en même temps que le démon du discours qui, lui aussi, est tantôt ceci et tantôt cela, qui relie, transmet – discours qui ne peut être que répété, repris dans une prolifération différentiante à l’intérieur d’autres discours, sans terme. On retrouverait une reprise de ce que Gorgias, cité par Sextus Empiricus, dit du discours : « Car le moyen que nous avons de révéler, c’est le discours ; et le discours, il n’est ni les substances ni les êtres : ce ne sont donc pas les êtres que nous révélons à ceux qui nous entourent ; nous ne leur révélons qu’un discours qui est autre que les substances ». Parler de ce qui est condamne à répéter des discours proliférants, à errer à l’intérieur d’une bibliothèque-labyrinthe, et le discours lui-même, moyen de la révélation impossible de ce qui est, ne peut qu’excéder ce qui est dit, ne pouvant être dit que par un discours qui ne peut le dire, toujours autre que ce qui est dit, ailleurs. Parvenir à un discours qui ne prolifèrerait plus, qui ne serait l’objet d’aucune répétition, un discours sans différence possible, est sans doute le rêve de Platon – peut-être celui de la philosophie. Mais ce qui dans Le Banquet est mis en scène serait l’échec de ce rêve, son impossibilité lorsqu’il rencontre Eros ou le discours lui-même, irréductibles aux exigences du discours philosophique puisqu’affirmant la nature même du discours ou d’Eros : n’être pas, être entre, tantôt ceci et tantôt cela, puissance de répétition à l’infini, itération et différence. Ce serait ce rapport entre le discours et le chaos que Platon affronte dans le Cratyle : « Il arrive même à Platon de se demander si ce pur devenir ne serait pas dans un rapport très particulier avec le langage : tel nous paraît un des sens principaux du Cratyle. Peut-être ce rapport serait-il essentiel au langage, comme dans un ‘flux’ de paroles, un discours affolé qui ne cesserait de glisser sur ce à quoi il renvoie, sans jamais s’arrêter ? » (Deleuze, Logique du sens).

Avec l’amour, Platon semble rencontrer un obstacle au discours et à la pensée autant qu’un moteur. C’est un obstacle similaire qu’il rencontre avec les sophistes mais aussi l’opinion qui ne cesse d’échapper à la pensée, qui est un mode de la pensée où celle-ci se fuit, disant tout et son contraire, l’entrainant dans une folie proliférante selon des tourbillons qui ne se fixent pas. L’opinion implique un excès par rapport à la pensée et au discours, un irréductible qui les laisse béants, signalant leur fond vide ou chaotique. Celui-ci serait à la fois ce qui empêche l’opinion d’accéder à la philosophie et ce qui nécessite la pensée philosophique – la condamnant peut-être à l’impossibilité, à l’aporie. Ce chaos traverserait également Le Banquet où les discours s’enchaînent, se multiplient et cessent non lorsque la vérité philosophique impose son évidence mais pour des raisons très contingentes : le vin et le sommeil qui laissent malgré tout entrevoir, comme en rêve, la vision d’un Socrate continuant, presque mécaniquement, à discourir avec des invités à moitié endormis : « Ils se trouvaient forcés de l’admettre, même s’ils ne suivaient pas très bien la discussion ; ils dodelinaient de la tête. Le premier à s’endormir fut Aristophane, puis ce fut le tour d’Agathon ».
Dans ces conditions, il apparaît que l’on ne peut penser Eros ou l’amour, le discours ne peut dire ce qu’ils sont, on ne peut que penser à l’amour, penser àEros – penser àétant la formule de la pensée lorsque son objet excède ses possibilités et demeure insaisissable, absent car nomade et multiple, la pensée et le discours étant alors condamnés à proliférer selon un processus de reprise et de différentiation sans terme. Si la volonté de la philosophie platonicienne est de penser la chose en elle-même, il semble que Le Banquet, rejoignant le sophiste Gorgias, met en scène l’échec de cette volonté qui, avec l’amour-Eros, se heurterait à ce qui l’empêche et, en rapport avec une nouvelle force, lui imposerait une nouvelle forme : non pas penser la chose mais penser à la chose, irréductible à la pensée. N’est-ce pas ce penser à dont témoigne la dernière intervention du banquet, celle imprévue d’Alcibiade, ivre et répondant à la question par l’affirmation, apparemment sans rapport avec ce qui lui est demandé, de son amour pour Socrate ?

Le discours d’Alcibiade a lieu après l’intervention de Socrate, celle-ci ne clôt donc pas l’interrogation : un autre discours suit auquel succèdent d’autres discours qu’interrompent seulement l’ivresse et le sommeil. On pourra bien sûr souligner que, lorsque Socrate parle, Alcibiade n’est pas présent, qu’il n’a pas entendu ses paroles et ne peut donc en reconnaître la vérité. On ne s’étonnerait pas qu’Alcibiade, invité à parler, réponde à la question de savoir ce qu’est Eros de manière incorrecte, en comprenant mal celle-ci et en lui substituant, dans son ivresse, une autre question qui serait : « quel est l’objet de ton amour, qui aimes-tu ? ». Pourtant, il n’est pas impossible que cette façon de comprendre la question soit la plus profonde.
Dans l’éloge qu’il fait d’Eros, Socrate lie l’amour et Eros à l’absence et au manque : on aime ce qui n’est pas possédé et dont l’absence est vécue comme un manque. Mais la relation ainsi énoncée entre amour, absence et manque est rendue plus complexe : l’amour consiste moins à vouloir posséder qu’à vouloir posséder toujours, sans retour possible de l’absence et du manque. L’amour n’implique pas seulement la volonté de posséder un objet, il implique celle de la durée de l’objet et de sa possession, de ne jamais manquer ni souffrir. L’amour a pour finalité le bonheur, comme il a pour finalité non ce qui est en soi corruptible, comme le corps, mais ce qui dure toujours : la vérité immortelle, le royaume des Idées. L’amour éprouvé est un premier degré vers la connaissance, un mouvement qui serait le signe confus d’une tendance vers le vrai ne pouvant s’accomplir que par la philosophie, le philosophe réalisant au mieux ce mouvement et sa finalité. Cette tendance vers le vrai, qui est le mouvement de l’amour, est pensée dans le Phèdrecomme souvenir nostalgique et obscur du royaume des Idées contemplé par les âmes avant leur insertion dans un corps : ce qui est absent et manque est la vérité vers laquelle chacun tend sans le savoir, le degré le plus haut de cette tension étant la philosophie, amour de la sagesse autant que mouvement même de l’amour, sagesse qui n’est telle que par l’accomplissement adéquat de l’amour. De fait, la plupart se trompent et, parce qu’ils ne le comprennent pas, confondent le mouvement vers l’absolu qui les anime avec un désir immédiat pour tel corps, tel visage, beau aujourd’hui et demain disparu. Même les bêtes seraient animées de ce mouvement que seul le philosophe peut réellement accomplir.
Mais Alcibiade, sans avoir entendu ce discours, commence pourtant par soupçonner Socrate : « […] crois-tu un seul mot de ce que Socrate vient de dire ? Tu sais bien que c’est tout le contraire de ce qu’il disait qu’il voulait dire ». On pourrait penser qu’Alcibiade confond croyance et savoir, rhétorique et philosophie, et que sa remarque est l’indice de sa confusion. Mais, en même temps, cette remarque affirme la nature volatile du discours, l’impossibilité qu’il soit un moyen pour l’être d’être saisi, sa nécessaire instabilité : Alcibiade, après le discours philosophique de Socrate, l’élaboration d’une parole se voulant apparemment vraie et sans différence – bien que Socrate, durant son intervention, rapproche étrangement, quoiqu’on en dise, Diotime des sophistes et semble signaler lui-même l’ambivalence des propos qu’il rapporte : « Et elle, comme le ferait tout sophiste accompli, de me répondre » –, réintroduit par sa remarque la différence et le chaos dans le discours, niant non seulement ce que vient de dire Socrate mais la possibilité d’un rapport entre le discours et la vérité, d’un discours qui parviendrait à saisir l’objet dont il parle. Par cette remarque, Alcibiade signifie un autre type d’absence que celle qu’évoquait Socrate : l’absence du discours à lui-même, celle qui marque tout discours qui par nature s’absente de ce qu’il dit pour dire autre chose qui ne peut non plus être dit. Enfin, cette remarque d’Alcibiade rejoint ce qui structure la suite de son intervention : l’identité de Socrate et d’Eros car, comme l’ambigu, le mobile, l’insaisissable Eros, Socrate disant une chose qu’il ne dit pas, puisqu’il veut dire le contraire de ce qu’il dit, serait lui-même tantôt ceci et tantôt cela et, comme Eros, introduirait le chaos dans le discours. Alcibiade retourne l’argumentation de Socrate et désigne celui-ci comme étant Eros, dieu mobile, multiple et insaisissable pour la pensée, autant que démon du discours.
Dans son intervention, Alcibiade identifie Socrate à Eros, transformant la question « qui est Eros ? » en une autre question : « Eros peut-il être parmi nous et, si oui, qui est-il ? ». La question « qui est Eros ? » vise la nature du dieu, c’est-à-dire l’essence de l’amour : quelle est la nature d’Eros, qu’est-ce que l’amour ? La question transformée par Alcibiade substitue le « qui ? » au « qu’est-ce que ? ». Cette transformation de la question initiale nie la possibilité de la démarche ascensionnelle de Socrate : pas de ciel des Idées à contempler, ce qui est n’existe qu’ici-bas et ce qui existe ici-bas n’est pas, se perd au contraire dans le pluriel, le multiple, le divers, le devenir, la répétition, la différence. La pensée est déchargée de la question de l’essence et implique celle qui demande « qui ? » ou « quoi ? ». A cette question, il ne peut être répondu de manière univoque et certaine puisque le « qui » ou le « quoi » se reflètent dans la série infinie des « qui » ou des « quoi » possibles, rendant la pensée à son errance, à son chaos, à la prolifération des discours : l’objet de la pensée ne peut être saisi par elle et demeure en excès. A la question d’Alcibiade ne peut être répondu que par un je pense à, je pense à Socrate ou je pense à toi, Socrate qui devient la formule de la pensée même, penser étant toujours un je pense à toi.
Socrate-Eros amoureux d’Alcibiade demeure, face à Alcibiade amoureux de Socrate, un être énigmatique, inatteignable, de même que Socrate laisse entre lui et Alcibiade une distance qui rend celui-ci hors d’atteinte – être hors d’atteinte définissant le mouvement même de l’amour, l’inverse de celui défini dans le discours de Diotime-Socrate où le mouvement philosophique de l’amour permet d’atteindre l’Idée. Socrate est perçu par Alcibiade comme un être toujours double, avec un « air de faux naïf qui lui est si caractéristique », un être qui demeure insaisissable, ambigu, incompréhensible. N’est-ce pas ainsi que Socrate est perçu par tous, insaisissable et multiple tel Eros (« A ton habitude, tu surgis à l’improviste, là où je m’attendais le moins à te trouver ») ? Socrate qui, par exemple, refuse apparemment de coucher avec Alcibiade mais n’hésite pas – innocemment ? – à s’allonger la nuit à ses côtés dans son lit ou, nu, à pratiquer la lutte avec ce dernier. Ou bien Socrate qui recherche les beaux garçons et se fait beau pour aller au banquet donné par Agathon (« je désire être beau pour aller chez un beau garçon ») : « Vous observerez en effet qu’un penchant amoureux mène Socrate vers les beaux garçons : il ne cesse de tourner autour d’eux, il est troublé par eux. D’un autre côté, il ignore tout et il ne sait rien, c’est du moins l’air qu’il se donne ». Mais, en même temps, Alcibiade peut déclarer au sujet de Socrate : « Laissez-moi vous le dire : que le garçon soit beau, cela ne l’intéresse en rien, et même il a un mépris inimaginable pour cela ». Que veut Socrate ? Etre un objet de désir, amoureux des beaux garçons et jaloux de ses rivaux – un objet de désir qui en même temps persiste à maintenir l’absence dans le désir et travaille à demeurer lointain, ambigu, impossible à définir ? Il semble difficile de répondre tant son être paraît ambigu et multiple, tant ce qu’il manifeste n’est pas univoque. Dans Le Banquet ou d’autres dialogues, alors qu’il serait facile à Platon de dissiper l’ambiguïté, il la maintient pour en faire une définition récurrente qui, au lieu de clore le questionnement concernant ce qu’est Socrate et le statut de son discours, le laisse ouvert et indécidable. N’est-ce pas comme un être qui semble tantôt ceci et tantôt cela, dont le discours serait ambivalent, que Platon présente volontiers Socrate, son caractère énigmatique, déroutant et insaisissable étant, par exemple, souligné une fois de plus à la fin de ce dialogue ? Socrate, après avoir passé la nuit à parler, à écouter et à boire, semble capable de pouvoir parler encore et encore, sans cesse, comme une mécanique vivante et mystérieuse, un être possédé par une force singulière – celle du dieu sans doute, dont Socrate est habité, dont il est la forme humaine et sensible et qui parle par sa bouche : encore un double – alors que tous les autres sont épuisés : « Socrate se rendit au Lycée, se lava et passa le reste de la journée comme s’il s’agissait de n’importe quelle journée. A la fin de la journée, vers le soir, il rentra chez lui pour se reposer ». Qui est Socrate ?

L’amour et Eros demeurent un problème, moins en tant qu’ils posent des difficultés à la pensée que parce qu’ils l’entraînent dans un mouvement fou traversant toutes les limites et d’abord celles de la pensée et du discours. L’amour et Eros empêchent la pensée de saisir son objet et par eux le discours ne peut « atteindre à la clarté et à l’accord avec soi-même » (Phèdre). Au contraire, la pensée et le discours sont forcés à un nomadisme qui leur impose d’atteindre leur limite, de s’engouffrer sans repos dans le chaos qui les traverse. Si l’amour et Eros sont des problèmes, c’est surtout en tant qu’ils défont les limites de la pensée et du discours, les redistribuent selon les coordonnées obscures et mobiles du devenir. Ce n’est donc pas comme représentations difficiles ou obscures que l’amour et Eros sont problématiques, mais comme forces qui agissent sur la pensée et la désorientent, ruinant ses coordonnées, peut-être ses aspirations, pour la laisser aux prises avec un excès qu’elle ne peut saisir, qui sans cesse, comme Socrate, surgit ailleurs, pour d’autres pensées et d’autres discours – la pensée et le discours ne pouvant se soustraire au je pense à toi. C’est ce caractère problématique d’Eros que marque Platon lorsqu’il pose, dans Le Banquet, la question de l’amour et d’Eros, même si au premier abord l’amour et Eros ne sont des problèmes que pour la pensée commune et à cause des limites de celle-ci. Pourtant, l’intervention d’Alcibiade, qui clôt le texte, pourrait affirmer autre chose : Eros serait un problème aussi pour la philosophie, un problème qu’elle ne peut réduire aux coordonnées qui sont les siennes et qui demeure tel, ruinant autant les certitudes de l’homme du commun que celles auxquelles aspire le philosophe.
Ce rapport à un objet sans cesse absent et mobile – c’est-à-dire un problème – est en même temps ce qui pousse la pensée à penser, à produire du discours, à la prolifération de la pensée liée à un excès qui efface l’être au profit du devenir. Incapable de rejoindre son objet, de se refermer sur sa saisie, la pensée ne peut que penser, continuer à penser, affirmant des possibles qui relancent la nécessité de la pensée. L’objet absent est ainsi moins un manque qu’une force qui agit sur la pensée et la force à penser selon un devenir qui, traversant le monde, n’a pas de limites. Dans ce mouvement, le problème demeure ce qui échappe au discours et à la pensée autant qu’il ne cesse de surgir dans le discours et la pensée dont il devient le cœur, le centre fuyant, mobile, absent – le dehors est dedans, producteur et destructeur de ce qu’il produit, au cœur de celui-ci et au dehors, infiniment. Selon la formule amoureuse du discours d’Alcibiade, la pensée ne cesse alors de répéter je pense à toi, un toiabsent pour un je absent, un toi qui est toujours autre pour un je qui est toujours autre : formule même de la pensée et du discours – la formule de l’amour.


Jean-Philippe Cazier

Deleuze-Guattari, Rhizomes

Les ruines de Baudelaire

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Le Baudelaire de Benjamin est un chantier. Trop vaste diraient certains pour entrer dans le fil de la lecture. Une telle lecture vient d’être tentée par les éditions de La fabrique en l’état d’inachèvement qui reste attaché aux monuments. Inachèvement définitif pour des raisons qui ne sont sans doute pas accidentelles, circonstancielles, imputables à la mort de l’auteur. Il s’agit davantage de la mort à l’œuvre, de la mort dans l’œuvre, affectant chaque texte d’un écart, d’un intervalle, d’une interruption tout à fait essentielle. 

Que l’écriture puisse se donner en vrac, dans la fragmentation de sa multiplicité baroque, cela tient de tout autre chose que de la fatalité, de l’inachèvement imputable au temps fini d’une vie, rectifiable par la raison et le toilettage de l’œuvre définitive. C’est que, pour Benjamin, le morcellement gît au cœur de la pensée. Le cerveau est comme la ville de Paris, fait de passages, de courts-circuits brusques dont l’entassement, l’accumulation dépendent de la promenade autant que du matériau qui sera accumulé. Toute pensée naît au carrefour anguleux des hétérogènes et à partir de points de divergence dont elle cherchera à tracer l’allégorie. 

L’allégorie pour Benjamin n’est pas une association déductive et raisonnée, mais un heurt brutal entre des incompatibles, des fragments, des tessons, des briques inégales, assemblés dans la vitesse de leur entassement. Une tuile est brisée. Mais au lieu de chercher la part manquante, elle s’entasse avec d’autres fragments pour entrer dans un agencement fort solide. L’allégorie est l’éclair de la bifurcation qui tient ensemble les extrêmes sont aucune transition, valant finalement comme le choc stellaire des météores, des cratères signés dans la terre, creusés par la vitesse de l’explosion. Il y a quelque chose de rocailleux dans les passages, les déambulations de Benjamin. Il s’agit essentiellement, radicalement, d’un style heurté comparable sans doute aux œuvres d'un Pollock. 

Entre la documentation comme phase d’une recherche préalable et la rédaction proprement dite, le passage est comme celui de la rue, charrié par des écoulements, des étranglements, des vitesses qui intègrent les documents dans un ensemble mouvant. Il s’agit d’une écriture par moraines, une coulée documentaire dont le corps définitif ne tient qu’à la vitesse des empilements et des superpositions les plus granuleuses. C’est ainsi que les documents pour Benjamin se muent soudainement, par leur grain, en images. A partir d’un seuil d’entassement s’expose « la trace historique des images », trace issue d’un frayage, d’une allégorèse qui inscrit une trajectoire, des tracés anciens et contemporains au sein des images. Et c'est déjà là le cœur palpitant du drame baroque, de ses décors, mises en scène, trompe l’œil... 

Des morceaux d’images... Il appartient aux images de devenir des blocs. Elles sont filantes, comme métaphores et photographies, mais composent des blocs. Toute documentation en ce sens devient indicielle, se comporte comme un ensemble d’indices dont l’amalgame et l’entassement feront histoire, composeront une histoire, un récit, non pas nécessairement poétique, mais redevable plutôt au prosaïsme, à la prose de Baudelaire où se tissent les chevelures et les charognes. Et la trajectoire des images, la trace historique de leur passage ne devient lisible que par friction, engorgement, frayage documentaire au sein d’un "maintenant" qui appartient à l’allégorie, à l’écriture atomique. Alors, « dans ce maintenant, la vérité est chargée de temps jusqu’à l’explosion (…) l’image étant ce en quoi ce qui a été s’unit à la vitesse de l’éclair ». Mais le grand art est composé dans les blocs, quand le mouvement est figé par « constellations ». La vitesse des passages et de l’histoire  -l’événement-  laisse des marques, des traces, une trajectoire devenue lisible en tant que montage documentaire, concaténation crispée selon une séquence quasi cinématographique. 

Le montage Benjaminien de Baudelaire, son exposition et projection documentaire culmine au travers de l’immobilisation, de ce qu'on pourrait nommer sa "dialectique runique". Les allégories, nous apprend Benjamin, sont dans le royaume de la pensée ce que sont les ruines dans le domaine des choses. Et que sont les ruines si n’était le tassement de leurs éléments ? Des craies, des crissements, des enfoncements de moellons dont les angles marquent la terre. Les ruines, les runes, sont autant de signes gravés sur des galettes de pierre ou des monuments. Mais pour extraire de ce morcellement une allégorie, il faut, comme chez Kleist, un animateur, un marionnettiste qui tire les fils selon des rythmes parallèles. 

Le documentaliste baudelairien est un animateur de ce genre, un déambulateur qui vient animer les runes entassées par sa lecture. La lecture en extrait une visibilité comparable à l’animation de l’image au cinéma. C'est un photogramme composé d’immobilités. Le mouvement, le vol, dit Benjamin n’ont rien à voir avec les ailes, avec les déplacements de l’hélice. L’ensemble ne devient constellation et cerf-volant que par la construction. La source d’énergie, l’explosion, relèvent du tassement, du frottement de la construction essentiellement et d’abord déconstruite. C’est dans ce resserrement des éléments, dans l’allégorisation morcelée des matériaux de l’histoire que naissent des formes presque fluentes, des constellations brillantes, celles des photographies ou encore des monades archivées : « dans la monade, tout ce qui, au terme de l’analyse du texte, s’établit selon une rigidité mythique, prend enfin vie ».

J. Cl. Martin

Max Dorra dans la chambre jaune des philosophes

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Max Dorra, en engageant la lutte sur le terrain des rêves, fraie une voie de passage dans le labyrinthe du sens. Il se confronte, ce faisant, aux tours illusoires de la prestidigitation philosophique. Ce montage, ce tour commence avec Platon lorsqu’il en appelle aux montreurs de marionnettes qui ferment l’entrée de la caverne. Nous serions enfermés dans un souterrain sans aucune idée du dehors. Et pour en sortir, Platon en réfère aux mathématiques, à la transcendance de l’Idée mais que le rêve ne saurait ratifier. Se trame ainsi un rideau pour effacer la trace de l’Autre, l’ouverture du désir que Max Dorra retrouve plutôt dans l’imaginaire de l'enfance. 

Cette poussée de l’enfance, les affects qui nous accompagnent depuis le début, comporte une certaine phrase, une musicalité, un rythme d’association aux attributs fort nombreux. Dans l’entrelacs musical de l’image, rêvée hors toute mathématique, Freud retrouvait fort justement le chemin capable de forcer les écrans de la raison. Max Dorra lui emboîte allègrement le pas en serrurier, crochetant l’écrou, le tour d’écrou que la philosophie avait scellé en une chambre close. Il apprend le cirque de la philosophie en allant s’entretenir avec les magiciens. Il découvre du même geste que les montages de la philosophie ressemblent à la construction de La chambre jaune, une scène de crime sans aucune trouée sur le dehors, verrouillée de l’intérieur. 

Il en va comme de cette étrange monade de Leibniz, sans porte ni fenêtre et dont on ne sait ni rentrer ni sortir. Mais en revenant au manuscrit de Leibniz, Max Dorra insiste sur les nombreuses ratures qui entourent la composition, la découverte de ce curieux concept. Avec un flair un peu déconstructeur, Max Dorra renifle le brouillon du manuscrit leibnizien plusieurs fois biffé avant que n’entre en scène le concept de Monade. Un tracé y conduit comme à la « chambre jaune » de la philosophie. Or, pour que la chambre donne le sentiment de se fermer sur elle et que l’assassin semble comme surgi de l’intérieur, il fallait un trucage, une tour de passe passe, celui du magicien, quelque chose comme un couteau de glace, une lame fortement congelée qui pourrait fondre après le méfait, sans laisser aucune trace de son évaporation. 

La philosophie se constitue autour d’un montage de ce genre, hautement illusoire, et dont le marionnettiste n’est sans doute pas sans talent. Mais de ce tour d’écrou, on pouvait rêver autre chose que le masque, le retrait de l’Etre, le voilement essentiel gardé par le pouvoir des classes. Le rêve donne à Max Dorra l’occasion de percer ce verrouillage comme en confectionnant une « transerelle » associative qui, à la place du concept mort et fondu, au lieu du couteau réfrigéré, met en route une « petite phrase » musicale plus chaude pour nous sauver de l’enfermement philosophique, celle de Proust autant que celle de Spinoza qui ne s’avance pas masquée mais, tout au contraire, décolle les masques, celui des classes auxquelles la philosophie s’est soumise, des idéologies qu’elle soutient en étouffant la créativité de la pensée et des images. Bourdieu donc plutôt que Derrida me dirait Max... 

Certes, la rigueur implacable de la logique a fait écran à l’Autre, au dehors, à l’évasion qu’une petite fille nous permettrait néanmoins de relancer. Non seulement Alice, comme on la trouve invoquée chez Deleuze, mais encore celle de Conan Doyle faisant échec à Sherlock Holmes. La lecture de Dorra nous invite en effet à rêver de passe-murailles au cœur de la philosophie. Et selon une malignité joliment antiphilosophique. L’illusion prend alors un autre sens que l’illusion transcendantale de Kant, créatrice cette fois-ci d’un potentiel de démontage, une puissance de réalisation. La jeune fille illusionniste conduit  assurément Conan Doyle à voir des fées sur une photographie, des fées qu’il croit réelles quand elles ne sont que rêve, rêve que la raison ne comprend pas, que l’esprit froid d’un détective ne sait lire parce qu’il lui manque les clefs de l’affect, autant que du percept. Il serait en tout cas fort prudent selon Max Dorra de « faire appel aux illusionnistes lorsqu’un philosophe propose une nouvelle conception du monde ». 

Je crois pour ma part que Derrida, et notamment l’idée de déconstruction, n’est pas sans rapport avec cette démagnétisation des magnétiseurs de la philosophie, repérant tous les trucages de la manipulation philosophique. Il est, lui aussi, entré dans des chambres jaunes où certains métaphysiciens ont fait régner leur spectre et leur pouvoir. Chose que Hegel n’était pas loin de reconnaître dans la Phénoménologie de l’esprit qui déjà s’en prend aux chiromanciens de l’idéalisme : « le truc d’une telle sagesse (…) est facile à pratiquer. Mais sa répétition, quand le truc est bien connu, est aussi insupportable que la répétition d’un tour de prestidigitation une fois qu’on l’a pénétré ». Contre le mauvais rêve, au musée des horreurs de la philosophie, on pourra alors tenter d’apprendre un autre tour sur les manèges en verre de Max Dorra.

JCM

DERRIDA PRIS AU MOT / Pierre Macherey -une présentation de "Derrida, un démantèlement de l'occident"

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Jean-Clet Martin, Derrida – Un démantèlement de l’Occident
                                       Paris, Max Milo, 2013
Présentation

« Qu’est-ce que ça s’archive !
Ce n’est pas une question. C’est encore une exclamation, un point d’exclamation, un peu suspendu parce qu’il est toujours difficile de savoir si ça s’archive, ce qui s’archive, comment ça s’archive, la trace qui n’arrive qu’à s’effacer, au-delà de l’alternative de la présence et de l’absence. »[1]


Derrida a laissé une œuvre, une « archive », qui impressionne dès l’abord par son énormité, sa puissance de débordement, qui excède apparemment toute limite. Comment l’interpréter, alors que l’effort en vue d’en totaliser les acquis laisse subsister un résidu, un hors-texte, un « supplément », qui le condamne à rester à chaque fois inaccompli, inabouti, ce qui oblige à relancer sans fin cet effort, étant déposée la tentation de lui assigner un terme, et d’en ramener une fois pour toutes le sens à une mesure unique ? Tout au plus est-il permis, semble-t-il, d’effectuer une recension chronologique du déroulement de cette archive, qui la suive au coup par coup, donc d’effectuer un relevé de ses successifs « coups de dés » en restant animé de la conviction qu’aucun de ceux-ci « n’abolit le hasard »[2]. S’il y a une « philosophie de Derrida », celle-ci paraît se placer d’elle-même hors de toute atteinte : en tout cas, elle se dérobe à une prise directe ; s’étant placée expressément sous le régime de la métaphore, elle est constamment « en transport », donc condamnée à se dépasser, à aller au-delà de ce qu’elle paraît énoncer sur le moment, en l’absence d’une perspective de résolution qui, dès l’origine, en aurait dirigé le mouvement ; sa logique est en conséquence celle d’un perpétuel inachèvement. Par rapport à la pratique ordinaire de la philosophie et aux prétentions synoptiques qui soutiennent généralement cette pratique, en l’installant sous un horizon de fermeture, elle s’installe ainsi dans une posture de transgression : davantage encore qu’elle ne procède à une critique en forme, ordonnée, de ces prétentions prises en bloc, elle s’attaque à leur lettre même, et ainsi elle les dynamite de l’intérieur, elle les fait voler en éclats, elle effectue patiemment, mot à mot, ce que Jean-Clet Martin appelle leur « démantèlement ». La « fin de la philosophie », cette fin dans laquelle Marx diagnostiquait son « devenir réel », Derrida ne se contente pas de la décréter en principe, en théorie ; il la met en œuvre, inlassablement, interminablement, en parasitant les discours de la philosophie par la voie de leur commentaire perpétuel, de leur glose[3] ; empruntant les voies de ce que Althusser appelait une « lecture symptômale », il révèle les fantômes qui, en secret, à même le détail de leur écriture, et quasiment sans mot dire, au sens de ce que « dire » veut dire, les hantent.
D’une telle démarche de harcèlement, qui opère de façon désajointée, et à première vue décourage le désir d’en effectuer la récollection systématique, qu’y a-t-il à « hériter », à faire ou plutôt à laisser revenir, sinon un « esprit », l’esprit de Derrida, qui se présente lui-même comme une sorte de fantôme ? Derrida s’était déjà posé cette question à propos de Marx :
« Ce à quoi il faut sans cesse revenir, ici comme ailleurs, à propos de ce texte comme de tout autre (et nous gardons ici encore à cette valeur de texte une portée sans limite), c’est une hétérogénéité irréductible, une intraductibilité interne en quelque sorte. Elle ne signifie pas nécessairement la faiblesse ou l’incohérence théorique. Le défaut de système n’y est pas une faute. L’hétérogénéité ouvre au contraire, elle se laisse ouvrir par l’effraction même de ce qui déferle, vient ou reste à venir – singulièrement de l’autre. »[4]
Lorsqu’il parle d’une « valeur de texte » qui détient, ou plutôt est possédée par « une portée sans limite », Derrida, en pur grammatologue, pense à la capacité de l’écriture à réaliser le même en le montrant habité par l’autre, ou par de l’autre, sous un horizon de radicale hétéronomie qui interdit de le ramener sous une loi unique, donc de le renfermer dans un ordre aux frontières bien définies, sans communication avec un dehors qui, faisant intrusion en lui, et le mettant en défaut, en contamine la vérité. Cette règle, si on peut l’appeler ainsi, qui s’applique à tout ce qui s’écrit ou s’inscrit comme texte, vaut pour son propre discours, un discours dont la propriété demeure à démontrer, ce qui tend à en révéler le caractère impropre, inappropriable par quiconque, fût-ce par Derrida appelé en personne, et ainsi rappelé à son improbable « identité ». Dans le prolongement du texte qui vient d’être cité, Derrida remarque : « Et nous n’avons pas à supposer que Marx fût d’accord avec lui-même »[5], remarque qui, inévitablement, s’applique à Derrida « lui-même ». S’il y a un « esprit » de Derrida, celui-ci émane d’un tel désaccord, ce qui le place, comme il le dit lui-même, « hors de l’alternative de la présence et de l’absence ».
Alors, comment s’y prendre en vue de capter par les moyens de l’écriture une procédure de discours que sa dynamique destine à fuir constamment sur ses bords, au risque de capoter dans l’innommable ? Le tour de force effectué par Jean-Clet Martin a consisté à s’insérer dans cette dynamique, à en pénétrer les flux, sans chercher à encercler leur foisonnement, leur capacité à diverger sans fin, dans les limites d’une forme bien ordonnée, autotélique, possédée par un fantasme d’adhésion ou d’adhérence à soi qui en garantisse l’unité en fondant celle-ci sur des principes posés a priori, comme tels intransformables ou indéformables. Prenant en compte le fait que Derrida, au lieu de s’en tenir aux certitudes établies du raisonnement, a adopté une logique de l’écho qui permet aux mouvements de la pensée de développer interminablement leurs harmoniques[6], il a cherché à entrer lui-même en résonance avec le propos de Derrida. Bref, pour le dire d’un mot, en se servant du mot-clé dont précisément Derrida est l’inventeur, et qui signale l’originalité de son entreprise sans lever tout à fait le mystère qui l’environne, mais au contraire entretient et renforce ce mystère, Jean-Clet Martin s’est essayé avec succès à pratiquer en acte la « différance » : la différance, c’est-à-dire non seulement le fait d’être différent au sens d’une différence installée et acquise une fois pour toutes, mais celui de différer sans fin, donc de différer par rapport à soi, en effectuant toutes sortes de pas de côté, et en reculant inlassablement le moment de l’accord qui est censé mettre fin au mouvement sous les espèces de son accomplissement. Une telle pratique permet, - et elle seule peut le faire -, de serrer au plus près les tours et détours du processus intranquille au cours duquel se sont accumulées les couches dont l’empilement a peu à peu, sans souci de continuité, de symétrie ou d’équilibre, produit l’archive labyrinthique laissée par Derrida.
Pour se retrouver dans ce labyrinthe, il fallait, non pas un point archimédien du type de celui auquel Descartes a cherché à arrimer sa chaîne des raisons, mais un fil d’Ariane : entendons par là, non pas un thème originaire sur l’évidence légitime duquel puisse être fondé un raisonnement suivi dont la cohérence ait été d’emblée et pour toujours garantie, mais un indicatif, comme un appel lancé dans le vide, une « bouteille à la mer », pour reprendre une métaphore derridienne à laquelle Jean-Clet Martin se réfère à plusieurs reprises, c’est-à-dire un signal dont l’amorce se prête à être reprise, recommencée, sous les formes les plus variées, ce qui produit un effet de résonance dont les harmoniques se propagent, se disséminent à l’infini. Ce signal, point de repère mouvant dont les déplacements erratiques engendrent au fur et à mesure l’espace, ou plutôt les espaces à l’intérieur desquels ils paraissent se situer, sans à proprement parler s’y positionner fermement, c’est la trace. Les trois parties de l’ouvrage que Jean-Clet Martin consacre à l’archive incertaine de Derrida sont intitulées « Tags », « Graffitis », « Tatouages » : ces termes désignent des tracés parasitaires, intrusifs, provisoires, marqués au sceau de la gratuité, qui, chacun à sa façon, démentent et dénoncent les illusions de la présence à soi et de la parousie du sens dont les catégories traditionnelles de l’ontologie effectuent le classement en vue de leur conférer, en les rigidifiant, les apparences de l’intangible réalité. Le tag, c’est la marque abusive, résolument excédentaire, qui se dérobe à toute tentative de modélisation ou de réappropriation ; le graffiti, c’est l’inscription dépourvue de signataire, privée d’origine, qui creuse, corrode, une surface dont elle révèle la friabilité ; le tatouage, c’est l’image dont les contours avérés, ce qui ne les empêche pas de bouger et de se déformer sous les contractions de la peau qui les supporte[7], brouillent, en raison même de leur gratuité, les rapports de la forme et du fond. Ces trois manifestations intempestives d’un surgissement issu de nulle part et ne visant aucune fin acceptable ont en commun la mise en question du référent : se situant à l’intersection de la présence et de l’absence, elles se rapportent à une réalité fragile et mince, faite uniquement de traces qui se croisent et se superposent à l’infini, ce qui décourage l’entreprise d’en reconstruire l’architecture idéale, solidement intégrée et stable sur ses bases.
Cette priorité accordée à des traces et aux promesses d’effacement dont elles sont porteuses conduit-elle à adopter la perspective d’une néantologie d’inspiration défective, au point de vue de laquelle n’existe en fin de compte que le rien, c’est-à-dire le vide dans lequel s’abîment les espoirs en vue d’édifier et de rendre pour toujours habitable un monde humain ? Or une telle manière de voir, qui consiste à retourner, ou à renverser, les structures usuelles de la représentation, en mettant le non-être à la place de l’être, le vide à la place du plein, l’absence à la place de la présence, perpétue ces structures dont elle se contente de proposer une image inversée qui en reproduit l’organisation globale. Animé par ce soupçon, Jean-Clet Martin oriente sa lecture de Derrida dans un autre sens, qui en laisse ouverte l’interprétation, au lieu de la refermer sur l’affirmation d’un essentiel non-sens qui, artificiellement, la soustrait à ses ambiguïtés, des ambiguïtés que Derrida s’est évertué au contraire à maintenir en les réinventant. C’est pourquoi, plutôt que la voie de ce qu’on vient d’appeler une néantologie, qui, en dépit de sa radicalité déclarée ne change rien sur le fond, il a choisi, en prenant Derrida au mot, celle d’une ontologie négative qui permet, au lieu de substituer aux illusions de la présence les certitudes non moins illusoires de l’absence, de conjuguer présence et absence à travers les réseaux qui se forment à leurs intersections : au fil de ces dernières un monde composé uniquement de traces ne cesse de se faire, de se défaire, et de se refaire, au cours de mouvements qui ne viennent de nulle part et ne vont nulle part, ce qui ne les empêche nullement de fabriquer, en l’absence de promesses et de garanties, de la réalité, donc de faire monde sans copier aucun modèle. C’est de cette manière qu’il faut comprendre la « déconstruction », l’autre mot-clé qui désigne l’entreprise originale de Derrida, dont Jean-Clet Martin s’emploie à suivre les opérations à la trace, en vue de faire saisir la logique négative, - au sens où on vient de parler d’ontologie négative -, qui en impulse le déroulement. A propos de cette déconstruction, deux méprises sont avant tout à éviter.
D’abord il ne faut pas la confondre avec une pure et simple destruction, un geste brutal de démolition qui triompherait en ne laissant rien derrière lui, ce qui l’installerait confortablement dans une sorte de bonne conscience du négatif : or la déconstruction n’efface pas les traces de son passage, et c’est justement en déroulant leur tracé provisoire qu’elle remplit ce qu’on n’ose appeler sa mission, c’est-à-dire qu’elle joue son rôle dans la production d’un monde tout fait de ces traces à la précarité desquelles il faut à tout prix, à ses risques et à ses frais, faire face avec résolution, ayant déposé une fois pour toutes la prétention d’en dénouer la complexité. Car le monde tel qu’il se dégage des mouvements convulsifs de la déconstruction est, on doit l’admettre, tout de travers : il est impossible qu’il aille droit, ni a fortiori qu’il aille droit au but, ce qui ne doit cependant pas décourager l’effort en vue d’en redresser les défaillances et les incertitudes, en en rebouchant les trous au fur et à mesure qu’ils se creusent, ce qui, si on y réfléchit bien, est la tâche qu’assume toute écriture, dont le ruban se transporte et se décale sans fin vers l’avant, en déséquilibre et sans savoir clairement où il va, ce qui ne l’empêche pas de poursuivre son mouvement, de dérouler son fil d’Ariane dont les nœuds successifs fomentent les tours et détours du labyrinthe dont ils poursuivent inlassablement l’exploration.
D’autre part, il faut se garder de ramener la déconstruction sur le plan d’une opération décisionnelle, dont les motivations seraient en dernière instance subjectives. Si la déconstruction présente une dimension critique, qui confirme son rôle de « démantèlement » en réinstallant le non-être au cœur de l’être, ce n’est pas parce qu’elle relève d’un choix intellectuellement concerté et raisonné, s’attaquant de l’extérieur à ce qui se présenterait à lui, par contraste, comme un donné inerte, une masse non critique, en vue d’en effectuer, par effraction, la dissociation. Mais c’est à même les choses qu’elle prend pour cibles que la déconstruction poursuit son action de sape : s’applique parfaitement à elle l’injonction qu’Hamlet envoie au fantôme de son père, et que Marx a reprise pour exprimer la manière dont l’histoire « avance » en fouillant dans les profondeurs du sol où se trament ses noires intrigues, « Bien creusé vieille taupe ! ». Donc, on ne doit pas dire : « je déconstruis », ni même « nous déconstruisons », mais « ça (se) déconstruit », et du même coup « ça (s’)archive ». Allons plus loin : pas plus qu’elle n’est de l’ordre du subjectif considéré dans son rapport réflexif à soi, la déconstruction n’est non plus de celui du pur objectif, qui serait une matière dénuée d’esprit ; mais elle exprime la collusion permanente de ces deux ordres entre lesquels il est impossible de faire passer une frontière nettement identifiable, qui serait en principe, mais en principe seulement, impossible à franchir. Avec la déconstruction, on entre dans le régime incertain du mauvais infini ou de l’entre-deux, dont les deux bords se maintiennent en échange permanent. Comme dirait Pascal, qui avait appris de Nicolas de Cuse le langage de la « coïncidentia oppositorum » : « Nous sommes au rouet », précisons, au rouet de quelque chose qui ne dépend pas de nous, tout en en dépendant, sans en dépendre, et ainsi de suite à l’infini.
Du même coup s’éclaire une préoccupation qui est apparue et a pris de plus en plus d’importance chez le dernier Derrida : celle tournée vers la considération de l’indéconstructrible. Or, s’il y a de l’indéconstructible, ce n’est pas sous la forme d’un bloc de valeurs attestables et attestées, fermement arrimé à ses inattaquables certitudes, et qui, comme tel, échapperait naturellement à l’opération maligne de la déconstruction, de telle façon que celle-ci, se heurtant à lui, atteindrait sa limite. Mais, au contraire, c’est parce que la déconstruction est une opération illimitée, qui ne s’arrête jamais, qu’elle projette sans cesse en avant d’elle-même un résidu, un supplément, du toujours à déconstruire, ce qui relance perpétuellement son mouvement vers l’avant : la déconstruction elle-même produit de l’indéconstructible, en ce sens qu’elle se confronte à un « au-delà » qui reste à déconstruire, ce qui l’empêche de parvenir jamais à l’équilibre. Pour le dire autrement, ce n’est pas selon la logique du bon infini, mais dans les mots du mauvais infini qu’il faudrait interpréter la mystérieuse présence-absence de l’indéconstructible.
Qu’est-ce au fond que ce mauvais infini qui ouvre aux démarches de Derrida leur espace de jeu, en les confrontant à une réalité dont les jointures ne cessent de jouer et de grincer, ce qui la force à se décaler par rapport à elle-même et, à l’occasion, à déraper ? Est-ce que ce ne serait pas la temporalité, en tant qu’elle constitue, non pas une forme a priori de la représentation ou un ordre subsistant à part selon sa nécessité propre, mais le déroulé d’une trace qui inscrit ses dérives à même l’espace où elle intervient, en le reconfigurant peu à peu à sa mesure, une mesure qui ne correspond à aucun repère fixe, à aucun ordre défini, susceptible d’être reconnu en toute certitude ? Qu’il n’y ait d’être que dans, par et pour le temps, et peut-être aussi en fin de compte malgré lui, en dépit de lui, au titre d’un reste qu’il abandonne derrière lui en « passant », c’est peut-être ainsi que l’on pourrait résumer la leçon que Derrida a retenue de Heidegger. Mais, alors que Heidegger, le grand penseur moderne du deuil et de la mélancolie, a orienté cette conception du devenir temporel en tant qu’il combine étroitement apparition et disparition, manifestation et démenti, dans un sens déceptif et dépressif[8], Derrida, tordant dans l’autre sens ce bâton, que, de toutes façons, il est impossible de faire tenir bien droit, refuse d’en faire un motif de déploration : au contraire, il en tire une incitation à poursuivre ou plutôt à relancer sans fin ce mouvement sans origine ni destinataire, étant maintenue avec une entière résolution la conviction qu’il ne vient de nulle part et qu’il ne va nulle part. L’esprit, tel que le pratique Derrida, en inaugurant une toute nouvelle manière de faire de la philosophie dont on peut imaginer qu’elle va laisser des traces, c’est et ce n’est rien d’autre que ce geste de déprise dont l’initiative se trouve au cœur même de l’être et, si on peut dire, lui « revient ». C’est à ce « retour », et à l’héritage qui nous en « revient », que le livre de Jean-Clet Martin invite à participer, en traçant lui-même son sillage, en ajoutant une ligne de plus à l’écriture de ce monde dont le livre doit rester perpétuellement ouvert.

                           Pierre Macherey




[1] J. Derrida, « Pour l’amour de Lacan », in Lacan et les philosophes, Paris, Albin Michel, 1991, p. 400
[2] C’est à une entreprise de ce genre que s’est utilement livré Marc Goldschmit dans Jacques Derrida, une introduction, Paris, Pocket/La Découverte, coll. Agora, Paris 2003.
[3] Par ce biais, la démarche de Derrida s’apparente d’une certaine manière à celle de Kojève qui, déjà, avait prescrit au sage, en relève de la philosophie, d’adopter la posture du scribe.
[4] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 63
[5] Id., p. 65
[6] Cf. à ce propos, Derrida – Un démantèlement de l’Occident, p. 93-95.
[7] De ces sourds grouillements, le film de Jean Vigo, L’Atalante, fournit une vision étonnante à travers la figure du père Jules, joué par Michel Simon.
[8] A ce point de vue, on peut dire qu’il a cédé à la tentation du nihilisme, alors même qu’il avait parfaitement mis en évidence qu’elle ne pouvait que mener à une impasse, à un « chemin qui ne mène nulle part ».

UN COUP DE DÉ- / à propos de "Derrida, un démantèlement de l'Occident" (Frédéric Neyrat)

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Le livre de Jean-Clet Martin - Derrida. Un démantèlement de l’Occident – n’est pas "sur" Derrida. Il est, sûrement, au plus proche de Derrida ; il l’est même, je dirai, très exactement. Qu’il ne soit pas surveut simplement dire qu’il n’est pas en surplomb. Martin constitue dans son écriture, dans le sillon de Nietzsche et d’un jugement de Dieu passé aux oubliettes[1], la promesse d’une immanence de lecture qui ne se destine pas au discours universitaire, c’est-à-dire au commentaire. Il s’agit, pour Martin, d’écrire la philosophie, autrement dit d’y faire paraître une littérature ; un style.
Il aura donc écrit Derrida[2]. Il nous dit : « le livre que je donne de Derrida » (240) ; il ne nous dit pas qu’il donne un livre surDerrida, mais bien de Derrida. Comme si, d’une certaine manière, le livre avait été écrit par Derrida – carte postale renversante : Derrida écrivant, et Martin derrière ? Ce serait simplifier la scène, car ce Derrida-là n’est pas Jacques, pas Jacques D., pas de cette façon, de cette singularisation-là – chaque vie a son « tracé » (293). Mais, comme avec (d’après, ou de) Derrida, il n’est nul « propre », le problème n’est pas d’attribution, mais de rencontre, croisement, reprise, trace et répétition. La mort, pour la déconstruction, est « restée ouverte » (292) – entendez ici restéeà la manière d’un nom commun, comme on dirait « la jetée » : la mort est la restée ouverte, elle n’est pas cachot[3]. D’où les spectres, c’est-à-dire « l’écriture d’une espèce qui vient hanter une matière » (120). Le livre que Martin donne de Derrida est donc hérité, ce qui se passe de l’un à l’autre, jusqu’au lecteur, et répété – « c’est la répétition qui démantèle » (47-48). C’est cela, le démantèlement de l’Occident, cette manière de ne plus aller de l’Orient vers l’Occident, de l’Est vers l’Ouest, puisque ce qui est à l’Ouest, carrément à l’Ouest, revient. « La mort n’est pas la vérité aboutie » (291).
Cela, comment l’écrire ? Certainement pas – j’y insiste – en allant « à l’essentiel » ; le lecteur doit pouvoir « s’oublier au moment de la lecture », oubli au sens de « distraction », passivité, être « retranché de son horizon personnel » (211). Ces lignes nous disent quelque chose de l’écriture du point d’un lecteur : ne cherchez pas l’essentiel signifie : ne cherchez pas, volontairement, activement, utilitairement, immunitairement, le lieu en ce livre de l’essentiel, c’est-à-dire de la formule-butin que l’on pourrait emporter dans son commentaire. Il faut que le texte « ne s’efface pas devant les exigences d’aller à l’essentiel ». Amener le littéraire en philosophie, ce n’est pas pour faire joli, ce n’est pas de l’ordre de l’enveloppe, mais de la carte elle-même, carte de Moebius sans doute. Il est nécessaire que le texte demeure pour lui-même, là où le métaphysique l’emporterait. L’emporterait au paradis des idées, laissant derrière lui un texte exsangue, coupé d’une partie de lui-même, réduit à quelque narration sans idée. Il faut imaginer que l’écriture de Martin consiste à rendre impossible ce détachement. Dessein volontaire, ou inconscient ? Cette question n’a aucun intérêt : nous lisons simplement un livre qui refuse de poser, à un endroit spécifique, c’est-à-dire en quelque centre, l’essence, l’essentiel, le vrai, la définition du dictionnaire. Qu’on ne s’étonne donc pas de ne pas trouver unedéfinition de la déconstruction ! C’est, si ce n’est volontaire – quoique, à la vérité, je le crois – tout du moins suivi, c’est-à-dire de travail, de désir, de calcul métrique et littéraire.
En cela ce livre serait, sûrement, un livre donné de Derrida, c’est-à-dire un livre impossible, exactement. Qui se donne à partir de ce que je nommerai un coup de dé-. Que nous écrit ce livre, du début à la fin ? Ou, plutôt, de l’archi-début vers l’archi-fin ? Que le démantèlement de l’Occident consiste à faire tomber le « mur » qu’il a « dressé devant ses soubassements » (211). Démantèlement est l’un des noms qui, se répétant et variant, selon un principe de pensée fondamental chez Martin, vont travailler à l’éboulement de ce mur : démantèlement donc, mais aussi « détérioration », « dérive », « détresse », « déprendre », « déchéance », « déconstruction » n’étant que l’un d’entre eux[4]. Logique puisqu’il n’est ni signifié transcendantal, ni signifiant-maître. Pourtant, on le sait, un signifiant n’est pas seulement un mot plein ou un concept, ce peut-être un son ; ici, un préfixe : dé-,
« indiquant qu’une action s’effectue en sens inverse ou est annulée, est issu de la particule dis-. Celle-ci marque la séparation, l’écartement, la direction en sens opposé et, par suite, le contraire, la négation, elle s’oppose à com-, de cum (Ù co) ».[5]
Le coup de dé- est donc le coup porté à l’Occident et son ombre portée, son manteau immunitaire et son mental atomique[6]. Et je dis, en toute amitié, que c’est là l’essentiel. Disant cela, je deviens, d’une certaine manière, un lecteur récalcitrant, au désir immunologique. J’espère pourtant que ma lecture « manifeste une baisse de la garde » qui aura su laisser « s’infiltrer les parasites » de cette « contrée lointaine » que constitue le graphe JCM, toujours vivant mais déjà spectre par son écriture. Mais, volontairement, je constate aussi ce qui, me semble-t-il, ne varie pas : le dé-. Certes, les faces qui se donnent à lire à chaque coup ne sont jamais les mêmes, et il est bien possible que le dé- ne se présente que superficiellement pour fixe. En effet, dans l’écriture de Martin, nous sommes pris, avec plaisir, dans le mouvement des marées où le flot des signes va et revient (49). Pourtant, il se répète qu’il n’y a pas d’origine, pas de fond, pas sens ultime, pas de vérité, pas de dernier « pas » - dé- l’origine, le monde est toujours déjà dé-. C’est en cela que le livre de Martin donne exactement un livre de Derrida.
Or à l’endroit de l’exactitude, nous avons sûrement un désaccord. Le livre de Martin partage, avec d’autres, l’idée que « la vérité vaut de toujours comme éclaircie, éclairement, accomplissement démonstratif et explicatif de la parousie solaire retombant dans la terre ainsi révélée à elle-même » (212). La vérité serait dès lors « décorative » (54), ou  « dissémination sans origine pensable » (57). Oui, c’est exactement ce qui peut se donner d’une approche de la vérité ; mais l’on pourrait envisager une vérité qui ne soit pas l’« accomplissement démonstratif et explicatif » par rapport auquel il y aurait, forcément, à nous faire le coup du dé-. Concevons dès lors une vérité qui scinde chaque savoir de façon locale, précise, datable presqu’exactement, ou dont l’exactitude se traduira par ses conséquences – il y aura eu la vérité, même si elle a « structure de fiction » (Lacan) quand on la dit, quand on l’écrit, quand on la style et l’instille. Elle ne serait dès lors plus dissémination mais insémination ou ex-sémination ; mise au dehors de soi, sans aucun doute, mais de telle sorte qu’on soit ici, à cet endroit, devant une racine peut-être.
Car « l’illusion de la racine » (53), n’est-ce pas là aussi où l’Occident se plante ? N’est-ce pas l’Occident tout entier qui voit, dans la racine, une illusion ? L’illusion que la modernité aura su exterminer ? Comme elle aura su exterminer ceux qui croyaient dans leurs racines. Monsanto, non plus, ne croit pas aux racines, rêvant de tout replanter à chaque fois. Et si l’Occident, loin d’avoir été la croyance dans la Présence, avait été celle de l’Absence ? Et si la présence différée n’était autre que la meilleure manière, ici-bas, de maintenir la non-présence au monde, de contenir la présence loin de notre monde ? Et si la métaphysique avait toujours été celle d’une absence ? Les télé-techniques sont-elle autre chose que le fantasme réalisé – le programme – d’une absence au monde ? Comme l’espace, loin de la Terre, de Gravity (Alfonso Cuarón, 2013). Les racines ne sont peut-être plus illusoires si on les traque avec quelque outil dans le sol, et qu’on s’aperçoit à quel point elles sont bien présentes; enchevêtrées, en effet, mais insistantes, et furieusement, se dit le jardinier[7]. Dès lors, on rapportera l’Occident à sa fatalité accidentelle, pour reprendre ce jeu de mot, je le reconnais, un peu usé. C’est justement parce que l’Occident est un accident qu’on peut le ramener à des décisions ; et c’est striés par une vérité qu’individus et collectifs en viennent parfois à brûler son manteau politique.
Il faut donc redonner une place aux racines. Une place à tous les êtres qui peuplent ce que Martin nomme, ailleurs, un « plurivers ». A l’endroit précis où Martin nous parle du livre qu’il donne de Derrida, il écrit également :
« Que penser d’ailleurs du lien qui nous attache à une machine esclave ou à un animal ? Voici, en tous cas, la question qui motive ma propre enquête, la question qui justifie à elle seule le livre que je donne de Derrida » (240).
Si j’insiste tant sur ce passage, c’est parce que s’y délivre, je le répète, l’essentiel. Et cet essentiel, Martin le partage – un autre partage – avec une « constellation » - terme qu’il affectionne – d’autres penseurs dont je crois aussi faire partie. C’est une autre configuration que nous tentons de penser ensemble, un autre monde, n’hésiterais-je pas, pour ma part, à dire. Il y a un monde ; c’est peut-être tout ce qui est le cas, quand bien même ces cas seraient multiples, cela ne changera rien à l’affaire d’un monde que nous n’avons pas construit, qui est, en tant qu’il existe, par un point au moins inconstructible. La pensée des « plurivers » est, précisément, ce qui reprovoque unmonde, le relance, le fait advenir dans le courant des marées où se dessine sa méta-stabilité ; elle ne l’annule pas. Nous partageons, je crois, cette urgence de repenser la pluralité des êtres sans aplatir celle-ci au niveau d’une ontologie sans relief. Martin, qu’il le veuille ou non, retrace par son style une belle profondeur ; ce qui était, à l’extrême, le désir de Nietzsche.
Pour redonner du relief au monde, il faut compter avec les spectres. Mais c’est au vif du sujet, ou d’une trajectoire existentielle, qu’un spectre s’annonce. Le vif doit se détourner du spectre, et lui donner à entendre que c’est pour son bien. Qu’un spectre ne l’entende pas toujours (déjà) de cette oreille ne nous regarde pas.[8]

F. Neyrat



[1]Il faudrait, bien entendu, évaluer la profondeur rémanente de ce cachot.
[2]Un lecteur pourra ajouter une virgule après « écrit ».
[3] En ce sens, elle n’est pas condamnée aux oubliettes.
[4]Une fougue analytique ne nous forcera pas à y ajouter Descartes et Déleuze (sic). Mais, Derrida, sans aucun doute. Ainsi ais-je failli titrer ce texte : « Un coup de dé-/ja », en référence au texte de Mallarmé (« Un coup de dés jamais », etc., mais aussi au nom De(rrida) Ja(cques). Il me semble que Bennington joue quelque part avec les signifiants déjà et Derrida Jacques (et le « toujours déjà » derridien), mais je n’ai su retrouver la référence (toujours déjà perdue ?).
[5]Le Robert. Dictionnaire historique de la Langue Française, sous la direction de Alain Rey.
[6]Je fais bien entendu ici référence au manteau étymologique du démantèlement. Il faut rapprocher le titre du livre de Martin des travaux de Derrida consacrés à l’indemne et à l’immunologique. Démanteler, « baisser la garde », c’est s’offrir (se donner) à la possibilité de l’autodestruction, de la destruction de ses défenses. C’est en ce sens que le livre de Martin est généreux : parce qu’il n’est pas blindé.
[7] Je fais part ici de mon expérience du rhizome.
[8]Pas tout le temps.

DéConstruction

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Relativement à un livre traversant l'ensemble du texte de Derrida, dans le détail d'une approche serrée, il est toujours étonnant de se confronter au regard de l’autre, à la lecture qu’il en pratique. La belle lecture de Cazier, celle  de Llored relativement à l'animal, celle de Neyrat ou celle de Macherey, très instructives et fort exigeantes, restituent assez bien le principe de mon approche derridéenne, pointant l’intérêt majeur dévolu notamment à la trace  -elle-même déclinée selon  le tag, le graffiti et le tatouage

Du tag, je dirais qu'il s'agit d’abord d'une im/pression, un imprimé qui me laisse découvrir que le sceau ne vient pas d’en haut, depuis l’autorité d’un modèle qui pèserait comme ferait un poinçon massif sur la matière. Le tag est plutôt une espèce de « pas », l’empreinte horizontale d’une marche dont la trace ne doit rien non plus au sol, à la profondeur de ce qui serait d’en bas. En surface règne le sable, la poussière. Ce sont là les médiums du tag, comme ferait une lithographie expansive, toujours multiple, poudreuse, en jets ou points atomisés selon les molécules du noir et blanc, l'original n'ayant aucun intérêt (il est un réseau de traces sur une matière sombre qui vont elles-mêmes faire trace sur papier). Donc en effet, ni surplomb, ni profondeur, le monde est surface -et sur cette surface, creuse des écarts, des différances de rythme et de temporalité. Mais on ne peut en rester là. S’il y a écart, transport, différence, il faut un trajet, une vitesse, des déplacements incalculables.
Le graffiti est une ligne, une gravure qui exige le mouvement d’un microsillon, mouvement d’une signature sans signataire, redevable d’un spectre assez difficile à localiser. Et le médium du graffiti n’est plus seulement le sable, la poussière; il est passage qui vient rayer le papier, exploser en taches sur un ruban. D’où l’intérêt pour les phylactères de la momie sans nom dont les signatures sont interminables, composées de sang, d’huile, d’onguents difficiles à attribuer à quelqu’un. La survivance de ce ruban confine à la revenance, au retour, au reste qui en effet, comme le rappelle Macherey, correspondent à de l’indéconstructible (khôra, poussières, cendres...). Les traces dans un ruban, comme un fossile livresque, ont la vie plus dure que les monuments effrités, effondrés toujours à plus ou moins longue échéance.
Le troisième volet de cette philosophie indicielle concerne enfin le tatouage. Plus fortement que pour le tag et le graffiti, il y a dans le tatouage une déformation, une décoloration, une morphologie en devenir. Et cela est comparable à la circoncision autant qu’à la cicatrice. Cette trace vitale, cette vie de l’empreinte, ce n’est plus le sable, ce n’est plus le ruban, c’est la peau à vif, sur le vif ou encore cousue au pli de son tissu. Il y a un vitalisme du tatouage que l’animal montre par les dessins de son pelage, l’aile du papillon étant comme un décalque du milieu, un tatouage de la lumière. De cette traçabilité du vivant dans la peau, la « circonfession » croisera des cicatrices qu’on ne peut fermer, qui vont évoluer selon leurs propres lois, scarifications, viralités, malignités dont Derrida cherche à dire la tournure vivement écorchée au travers de cris nommés "esprits", "animots", "voyous"... 

La partie la plus dense de la présentation de Macherey me touche beaucoup en ce qu’elle cherche un régime pour l’articulation de ces trois mouvements, un fil d’Ariane redevable au concept que je ne donne pas dans le texte lui-même, sauf de façon « élonguée », « délayée ». Il s’agira, dans ce démontage, de tout autre chose en effet que d’une « néantologie », même s’il n’y a pas d’être pour soutenir toutes les bigarrures et empreintes de la « différance ». Il faudrait pourtant y reconnaître une forme d’ontologie, sans catégories, sans attribution ni finalisation dogmatique. Et ce serait une «ontologie négative», aux traits défaits, surlinéaires. Et je crois qu’en effet, la négativité, l’altération n’ont pas dit leur dernier mot. Il y a dans l’altération des ouvertures qui ne sont pas du néant et qui tissent avec l’être multiple un devenir, un point de tissage qui est composé d’un fil autant que d’un trou, d’une maille ou encore d’un « pas ». Pas à pas. Je n’ai fait rien d’autre que de suivre ce « pas au-delà », dans une forme d’ontologie négative au sens d’abord du négatif lithographique, un peu comme un suaire ou un ARN messager portant une forme en creux, une contreforme assurant la répétition de son code, répétition déformante. D’où sans doute un croisement avec un de mes livres sur Le corps de l’empreinte qui dessine la vitalité/viralité de cette "ontologie négative" et qui culmine à la fin de mon intrigue sur Hegel  (elle aussi, montre comment la vie, la mutation, les mutants du concept sont indissociables de leur spectralité). Et cet enfer de la répétition ou de la revenance est peut-être bien comme le note fort justement Macherey du côté d’un mauvais infini –« mauvais » devant s’entendre ici par tout ce qui va mal, mauvais donc tout autant au sens immoral de ce qui fait le « mal » et son « pardon », plutôt que dans le sens topologique de l’interminable, de l’incloturable qu'il est aussi. L’infini est alors toujours devenu mauvais dans le fini, mis à mal par la finitude dont il est le trait mutant, la mutation, l'Alien.

J’ajouterais à cela que, à lui soustraire évidemment l’aspect négatif et mauvais d'un infini de ce genre, mon approche de Derrida reste essentiellement Deleuzienne, dans le style et le ton. Elle reprend ce que Deleuze disait également dans un lettre inédite à l'un de mes ami : « chercher l’image négative d’un auteur en niant les préjugés qui l’accablent et l’étouffent», une "réinvention", "renouvellement"... (re- plus que dé- disons). Ce qui me conduit à la recension, celle de Frédéric Neyrat qui partage avec Macherey et Cazier un sentiment commun, notamment au sujet de ma réécriture, son coup de "dé-" comme glissement de la négation. Et sans doute Platon fait muter Socrate comme Ménard réécrit Cervantès ou comme ce livre réécrit Derrida. C’est la raison même qui nous pousse à muter aujourd'hui dans la reprise, la recréation, selon une philosophie qui souvent confine à la monographie de l'Autre -un véritable genre d'époque, un trait : la réécriture qui donne au commentaire une place dé/bordante, ex/pli/cative au lieu d'universitaire. Mais pour autant, il me semble que cette réécriture est aussi une relecture à la façon dont Hegel se relit dans « La Phénoménologie ». « Hegel lecteur de lui-même ». Hegel qui refait un tour à la fin, recommençant par la "préface" selon un infini qui rend finalement improbable toute clôture par l’Absolu (et pourquoi pas imaginer Derrida lecteur de lui-même par un autre...). Toute lecture est créative et inventive d’un retour, à la manière du tourne disque et, comme dit Macherey, ce genre de revenant, ce spectre, on ne lui demande pas son accord. Il y a jusqu'à la couverture de mon livre cette idée, en effet, d’offrir un médium au spectre, une machine dans laquelle Derrida retrouve ses rubans, ses pas, ses mailles qui en forment le reste et le revenir. Quelque chose comme une résurrection, en baissant d’un ton le gramophone, en baissant le son pour redonner une vie à des voix plus fines, à des grains qu’on avait pas vus à force de crier « déconstruction, Abbau, nazisme… ». 

D’une certaine manière, au-delà d’un « coup » (celui du dé), j’ai fait ce livre pour Derrida : un « don » à Derrida qui m’avait adressé un signe posthume à la fin de La bête et le souverain Vol.1. Et sous ce rapport, Neyrat a raison de relever une certaine impertinence, impertinence d’un livre affiché comme du Derrida, de Derrida, donné par Derrida. Don de Derrida qui me pardonnera cette amitié exappropriante me rappelant du reste une demande de Derrida disant un jour « mais vous pourriez bien faire seulement un livre de moi ». Et je le prends au mot, avec peut-être sans doute le risque du « coup de dé- » qui évente dit Neyrat la répétition négative en « détérioration », « dérive », « détresse », « dépréhension», « déchéance », «déconstruction»… Mais pour moi, il s’agit plus comme d’une litanie à laquelle l’ajout, le supplément inocule autre chose qu'un coup. Traversant l'ensemble de l'oeuvre de Derrida, tout de même, je me sens plus comme un conteur au Caire qui raconte ce que rapporte un autre qui le reçoit déjà d’un Autre, finissant par ajouter son nom à la fin du récit pour s’y présenter comme témoin et garantie de véracité. Et cette "présentation" vérace est redevable d’un "présent" tout autre que celui de l’unité, le présent du narrateur étant fort composé, effacé, laissant place à une ribambelle de «noms revenants » qui ne laisseront pas fermer le livre, poussant de tout côté sur le frontispice, tout un jeu de cartes postales dont chacune comme dit Neyrat formerait un carrefour de vérité, daté, localisé. 

Cette structure en gigogne est par exemple celle des « Mille etune nuits » infiniment traduites, « l’une de plus », la supplémentation manifestant l’impossibilité de finir, la fin entraînant la mort de celle qui se raconte, celle qui, du reste, se présente elle-même en l’une de ces "plus d’une nuit" (je ne sais plus laquelle d'ailleurs). Dans cette perspective, la narratrice se place elle-même dans un des contes racontant des contes, dans un monde incluant le livre qu'elle tisse, mais personne ne remarque cet effet de survie, le lecteur se laissant prendre au jeu des nuits successives, au mauvais infini dans lequel aussi est inscrit  -sans qu'on ne le voit et comme en marge-  un infini actuel. Et si je dis « une » nuit, « un » monde, c’est comme si je disais, « un voleur », « un passant »… non pas en tant qu’unité mais dans l’indétermination de l’article indéfini devenu infini. Faire «un» monde qui en contienne tout autant quarante, comme Ali Baba vient à bout des quarante voleurs, n’étant lui-même qu’un voleur de plus... Je veux dire qu’en ce qui me concerne, l'apparition, la disparition, la présence et l’absence ne deviennent des catégories intéressantes que par l’affirmation de leur contact, le toucher tangentiel trouant, infectant, l’ontologie du monde, trop unitaire. Que le "un voleur" devienne quelconque, que le « un » monde deviennent neutre, cela ne se peut que par sa « présence » comprise comme « prae/sum » et son « absence » donnée comme «ab/sum» (être ailleurs). Alors, il y a en effet « mille et un », mille et une situations toujours offertes, ouvertes, inextricables. Impossible à clore, le pré/sent sort de soi pour se fendre d’un préalable d'avant l’être (prae-sum) autant que l’ab/sence plonge dans l’abyme (L'abyme comme ab/sum, éloignement qui n’est pas le là, mais l'ab/errant dans l’ab/négation de l’enfer (Ab/grund)).

Raconter des histoires ab/errantes au-delà de "mille et un", monter des fictions, ce n’est rien d’autre pour Derrida qu'explorer l’avenir perturbant l’économie de l’absence et de la présence, annonçant leur enroulement dans la spirale du devenir, devenir autre, devenir carte, devenir étranger, devenir animal que je partage sans doute avec Neyrat... J'ajouterais à cette spirale toute l’importance que mon livre accorde au concept inesthétique de marges, extrêmement redondant. Si l’esthétique est le nom d’un monde commun que la sensibilité humaine bricole en un "espace-temps" partageable a priori, l’inesthétique annonce l’événement colossal qui vient rompre les mondes par autant de marges, de portes dérobées dans la collaboration de nos facultés (et pourquoi ne pas voir ailleurs (ab/sum) avec l'écran numérique ou avec la peau du serpent, l'oeil du rapace, le poils des paramécies?). La sensation est elle humaine? Curieusement Condillac débute par la statue encore insensible et qui présente des fissures, des micro-racines pour des spatiums parasitaires et volcaniques. L’inesthétique Derridéenne c’est, au cœur de l’être, ce qui l’ouvre toujours ailleurs, absent peut-être, spectral, -et donc bien loin du sens commun- vers la fiction d’un événement abscons, inassimilable et démantelé. Assurément, par ces cicatrices, nous voyons filer des mondes innombrables que ni l'homme seul, ni la machine seul, ni l'animal seul ou la statue robotique ne suffiraient à lire, à capter sans les occire et tout occidentaliser à nouveau par une telle souveraineté. Technique, animalité, humanité ne valent pas mieux l'une que l'autre lorsqu'il est question de souveraineté de l'une au détriment des autres. Du tigre et de l'homme, il faut que le second monte sur le dos du premier pour des bonds acosmiques et accidentés

JCM 

L'oeuvre peinte est de Noël, Georges

Palimpseste "Le Soir"1965




Maigreur de Callas / André Hirt

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Callas fait rêver. Presque toutes les cantatrices chantent comme il faut, bien et juste. D’autres ou les mêmes possèdent ce qu’on appelle une belle voix, ou encore une voix originale, au timbre et au grain parfois incomparables. Callas n’est rien de cela. Certes, la voix est reconnaissable entre toutes, comme l’est le piano de Gould. Cela est rare. Toutefois, ni Callas et sa voix ni Gould et son piano n’ont cherché à correspondre au goût du jour, encore moins à des canons esthétiques. Ils ont imposé leurs règles : c’est le fondement mystique de leur autorité.

Et puis, malgré la riche iconographie, on ne connaît Callas physiquement et en action, dans ma génération, que par quelques films de télévision telle qu’on peut la voir dans des récitals. De l’opéra, nous ne possédons rien ou presque, si ce n’est le témoignage incomparable de Tosca, l’acte du meurtre de Scarpia, par Zeffirelli. C’est pourquoi il nous faut en effet rêver Callas, c’est-à-dire toucher à sa caractéristique ou encore à sa vérité. Grande comédienne et tragédienne, Callas l’est assurément. C’est même dans ces termes qu’on la qualifie désormais outre la reconnaissance de sa voix. Mais Callas, est-ce cela ? Est-ce bien cela ?
                                                                         *
Que savons-nous ? Une jeune femme bien en chair devient soudainement mince, non : maigre, très maigre… Elle-même avoue qu’elle n’a jamais aussi bien chanté qu’en étant devenue très maigre. Un corps maigre, donc, qui a connu l’épaisseur et qui en a fait l’expérience. C’est que maigrir fut pour Callas une tout autre expérience, en vérité un acte artistique, voire l’acte artistique par excellence. Une figure nouvelle, en somme, une véritable apparition.  Et pourquoi pas un commencement, une libération ?
Qu’est-ce à dire ? Laissons de côté les raisons de santé, de confort ou encore d’esthétique, ce qui va de soi mais ne touche pas à la question. Mais la voix n’a-t-elle pas perdu en volume et en puissance ? L’énergie ne s’en est-elle pas allée ? Au contraire, la voix est devenue plus violente, plus habitée encore, plus tranchante et jaillissante. À l’évidence elle se taille désormais dans la plus grande articulation, la diction la plus juste au sein du flux de l’éloquence du répertoire privilégié, le bel canto. La maigreur dans le gras de la musique et de la phrase apparaît dans le profil de Callas et fait songer à la violence d’un brise-glace. On doit, à cet égard, pouvoir penser une maigreur non ascétique, faible, mais une maigreur virile, anguleuse et fière. Callas, enfin, en Carmen ! Et en même temps, on ne pourra pas ne pas remarquer la projection violente de cette articulation, comme si elle épelait, dans un cri, non pas purement et simplement expressif, chaque nuance de la couleur ou du timbre. Car Callas a fait du cri un mot et de chaque mot un cri. L’expressivité du langage et le langage articulé ne s’opposent plus. On imagine Rousseau, effrayé, entendant Callas : la langue rentre en elle-même, se dirige en avant vers sa propre origine, on ne sait vers quel mystère de la naissance. Callas ou la chant du cri. Un velours noir ou mauve, ou encore rouge ocre, mais toujours rêche…
On en conviendra, nous sommes très loin du chant parfait et arrondi de Tebaldi. C’est un chant effrangé, en arêtes, fractal. Parfois, l’association est osée et sans raison, on se surprend à comparer avec le piano de Schumann : même nervosité, mêmes arêtes et sursauts, mêmes bifurcations dans les intonations, mêmes embardées (qui sait jouer Schumann ainsi, dans une telle maigreur ? Richter peut-être...).
                                                                         *
Rien de pur ou de virginal par conséquent chez Callas, mais un chant de la trace, celle d’une expérience impossible, celle des traumas, des vestiges du passé, du silence aussi et de l’horreur soupçonnée, des traces encore de l’impuissance éprouvée dans le passé. Personne comme Callas n’aura vérifié autant, mais si spécifiquement, la maxime qui veut que le manque ou le défaut constituent le ressort de l’art. Manque et défaut, mais en un sens très spécial, déjà dans la maigreur qui s’exigeait originellement dans un corps encore trop épais. Callas, le chant impur, la vérité du chant, qui n’est pas celle des anges. C’est-à-dire en définitive un chant traversé par autre chose que par l’art, mais un chant défoncé par la vie et l’existence. Un chant, en somme, qui existe et qui fait que l’art n’est, ni vaut, qu’à la condition d’une existence qui s’éprouve elle-même dans l’absence de fondation.

Callas, c’est en effet le langage brisé et qui parle depuis cet événement, qui le rappelle et le creuse. Il en appelle certes à ce qui fut brisé, mais surtout à ce qui se brise encore. Cet art est celui, qu’on l’entende comme on veut, de l’éclat, en ce qu’il ne cherche pas à remplir quoi que ce soit – il ne s’agit pas de grossir ou de regrossir. Non, percevons plutôt la maigreur nue, la sobriété dans l’hystérie du corps, une hystérie justifiée, vraie, une hystérie du malheur et de l’horreur traversés, qu’on ne prétendra pas, surtout pas, juger. Callas est le paradoxe du chant. Et c’est justement parce qu’elle touche le point d’hystérisation de tous et de chacun que Callas, cette singularité extrême, se fait universelle. L’universel n’est jamais une moyenne, un poncif, mais l’effet d’un extrême et d’extrêmes. Lorsque les extrêmes se touchent, alors il y a configuration de quelque chose, une œuvre, une vérité.
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On l’a dit, Callas aurait été surtout une tragédienne. Sans doute. Ce faisant, qu’on le veuille ou non, on rabaisse la voix (il y en a sans doute de plus parfaites, mais ça n’est pas le sujet de Callas). Dans cette réduction, on met la voix dans l’actrice là où au contraire il faut mettre l’actrice dans la voix. Chez Callas, c’est la voix qui fait la tragédienne. On sait que Callas ne recherche pas la beauté. On sait moins qu’elle ne recherche pas davantage l’émotion, ni finalement l’émotion. Elle cherche la fêlure, en ce qu’elle pose et dépose sa voix là où elle et nous succombons, où nous tombons, où nous nous perdons. Elle donne une voix à cette fêlure. L’émotion simplement artistique est comédie, pure esthétique. Callas n’est pas, en ce sens comédienne, c’est une rencontre réelle et vitale, elle nous infuse son corps et tout ce qu’il a su formuler en et pour lui-même en l’amenant à la diction.
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Regardons pour finir les photographies, qui sont, comme souvent, plus signifiantes qu’un film : presqu’aucune (je n’en trouve pas) n’est manquée, encore moins ratée. (Physiquement, on songe parfois à Barbara, mais on reste ici dans la seule émotion). Regardez les yeux exorbités, immenses toujours (Callas ne contourne pas, ne négocie pas). Entendez-y ces passages du grave le plus insondable et rauque à l’aigu le plus métallique et déchirant (oui, déchirant, au sens propre, Callas est incomparable : elle vous lamine). Regardez le cou, magnifique, tendu comme chez une girafe. Regardez le nez d’aigle qui souffle dans le chant. Laissez-vous submerger par sa colère étranglée (une Phèdre en furie). On entendra alors l’expulsion, la logique respiratoire de l’expulsion dans le chant. Callas ne respire pas, elle expulse, elle meurt et expire à chaque instant  (les chutes expirantes dans les modulations de la voix (la fin de « réponds à ma tendresse » de Samson et Dalila)). Elle attaque, elle exige, elle ne laisse aucun choix. Un fauve. Sans doute personne ne pourrait-il supporter de vivre avec Callas. On s’y consumerait : « Une explosion dans les ténèbres », dirait Baudelaire. Personne n’est en mesure de répondre à Callas ou d’être à sa hauteur. Baudelaire,  décidément, qui aurait succombé à Callas : « Il y a des femmes qui inspirent l’envie de les vaincre et de jouir d’elles ; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard » … et sous son chant. On peut en rêver, en effet.
                                                                                              André Hirt
         Chronique du 16
         Décembre 2013

Puccini, Tosca, Maria Callas, direction Victor de Sabata (Emi).

Contingence de Dieu

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Boutroux, grand ami de William James, est encore connu pour avoir été le beau-frère du prestigieux mathématicien Henri Poincaré, partageant avec lui l’idée que la trajectoire de la terre autour du soleil n’a sans doute rien d’immuable et de nécessaire. Discussions interminables, donc, autour des tables familiales pour longer les ellipses d’astres qui se perdent dans l’indéterminé. Demain peut-être, comme l’affirmait Hume le soleil ne se lèvera plus ! L’incertitude devant la fin et les confins ne conduit cependant guère au scepticisme. Elle est, dira Boutroux dans son essai sur La contingence des lois de la nature,l’élément même de la liberté, laquelle a besoin que l’étau de la nécessité se relâche un peu afin de pouvoir s’exercer.
A l’heure où la science triomphait de son savoir absolu, Boutroux affirmait que la philosophie se doit de contester l’idée de loi. La loi explique le retour des mêmes phénomènes dont elle énonce la cause. Ainsi quand il fait très froid, l’eau va forcément geler. Mais que vaut la certitude du retour de l’hiver et de la répétition du gel ? A la même époque que Nietzsche, Boutroux dira que ce genre de lois reflète une intention : celle que possède l’observateur enclin à réduire la nature à son seul point de vue, non sans ramener la diversité des phénomènes à la trop grande généralité d’un système. Qu’il puisse en être autrement, que le désert s’installe, même en décembre, n’est pas impossible. A l’inverse, des glaciations pourront encore se produire pour des étés incertains. Le devenir se voit donc trop facilement expulsé de la répétition des phénomènes lorsque les mêmes causes sont censées reproduire toujours les mêmes effets. Ce pourquoi la réalité sera appauvrie par des lois bien trop rassurantes, au point de se réduire à l’immuable où l’on est heureux que rien ne puisse changer. Rien, à cet égard, n’est à faire, tout étant déjà fait.
Boutroux s’oppose résolument à la philosophie hégélienne de l’Histoire selon laquelle tout se réduirait au déroulement implacable du concept, au rouleau compresseur de la dialectique. Mais plus encore, il rejette le système de Laplace pour qui tout événement est calculable d’avance. En effet, le développement prévisible des événements, soumis soi-disant à un enchaînement logique, est une illusion qui provient de ce qu’on ne se rend pas attentif suffisamment aux cas individuels. L’histoire est généralement considérée de loin, selon un effet de surface qui cache, sous son apparente homogénéité, un monde accidenté compatible avec la liberté de tout ce qui advient par surprise et se déchaîne en tempête. Ce qui ne condamne nullement l’action à l’incohérence. En effet, le désordre serait éternel, irrémédiable, si les forces dont se compose le monde, produisant inévitablement leurs désaccords, n’admettaient, jamais, dans toute la série de leurs actions, aucune capacité à se croiser et à se coudre ensemble. Un ordre toujours a tendance à se construire, mais à partir de rencontres assez inattendues. L’ordre repose sur un désordre initial qu’il va pacifier. Ce pourquoi, la contingence des actions individuelles donne lieu, dans le monde des forces, à une convergence féconde qui tient à la puissance de la liberté dont les sauts en avant anticipent et créent des vraies rencontres, de véritables recoupements au lieu de s’agiter éternellement dans le vide sans jamais réussir à le peupler. La contingence n'est donc pas celle du simple hasard même si les organisations constatées sont souvent locales et si difficile à universaliser.
Il convient de reconnaître alors que les lois de la nature, ces lois que la physique nous assène, ne suffisent pas à rendre raison du réel de sorte que la vue de l’entendement n’est pas une vue définitive sur les choses. La réalité se voit sans cesse débordée sur sa frontière comme par des vagues concentriques dont les plus lointaines seraient contingentes par rapport à celles qui suivent, rencontrant précisément des accidents que les suivantes ne vont pas affronter de la même manière, prévenues des récifs qu’il convient d’épouser ou de l’obstacle qu’il s’agit de contourner. Les premières lames sont indéterminées par rapport à celles qui se pressent en ordre derrière-elles. Sur les bords extrêmes du monde mousse une écume en rupture avec cette organisation apparente qui la poursuit et se construit semble-t-il de l’intérieur.

Aux confins de l’être, la contingence va en augmentant, et plus on s’éloigne du centre, plus les cercles se prolongent avec un rythme et une fréquence instables. La vague se défait sur la grève et produit ainsi la richesse de son explosion, d’abord calme en haute mer, ordonnée par périodes, puis de plus en plus capricieuse en rencontrant les premières barrières de coraux. C’est sur cette limite tourmentée que la liberté est à son comble et que les décisions extrêmes se font jour, comme si placé sur une frontière de ce genre, l’individu rêvait d’incarner la loi au lieu de la subir, d’énoncer de son propre fait ce qu’il convient de décider dans l’exercice d’une liberté qui se spiritualise de plus en plus comme pour atteindre, sur les bords de l’incertitude, les forces créatrices d’un Dieu (1)

JCM / Extrait de 100 mots pour 100 philosophes, Les Empêcheurs/Seuil, Janvier 2005.


(1) Le Dieu de Michel Ange est ici placé aux confins de l'homme, pris dans les nuages de l'incertitude. Qui donne la vie à qui ici? Dans quel sens circule le courant? Dieu devant l'homme...


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