« Vous avez parcouru la terre et ses extrêmes,
Mais nous, nous dépassons un espace pour entrer dans un autre. » Gibran Khalil Gibran, Splendeurs et curiosités.
« J’ai osé entreprendre sur une faible conjecture un voyage dangereux, et j’aperçois déjà les avancées de terres nouvelles. » Emmanuel Kant, Histoire générale de la nature et théorie du ciel.
« La plupart des planètes sont habitées, et celles qui ne le sont pas le seront un jour ». Cette prédiction formulée par Kant en 1755 dans l’
Histoire générale de la nature et théorie du ciel reste sans doute pour la plupart d’entre nous, deux cent cinquante ans plus tard, très frappante. L’hypothèse de la pluralité des mondes telle que l’expose Kant dans ce traité de cosmologie s’accompagne en effet de l’hypothèse de l’existence d’êtres extraterrestres – hypothèse développée surtout dans la troisième partie, «
Qui contient un essai de comparaison, fondée sur les analogies de la nature, entre les habitants des différentes planètes »
.
Les historiens de l’idée de la pluralité des mondes habités ont relevé l’originalité de sa formulation par Kant dans la
Théorie du ciel. « En tant que traité sur les extraterrestres, c’est un texte remarquable » affirme Michael J. Crowe : « presque jamais avant Kant, et presque jamais après lui, un auteur n’a défendu l’idée selon laquelle la vie est aussi largement répandue à la fois dans le système solaire et dans les systèmes sidéraux
». Un constat partagé par Steven J. Dick : « peu d’hommes, au XVIII
esiècle, étaient prêts à se livrer à des conjectures aussi hardies que celles de Kant concernant la nature des extraterrestres
».
Or, en dépit ou peut-être justement à cause de l’audace de cette conjecture, la troisième partie fut longtemps exclue par les éditeurs de la
Théorie du ciel. Bien plus, si « le soin apporté par Kant aux éditions renouvelées de la
Théorie du ciel indique assez l’importance qu’il accorda toujours à l’écrit cosmologique de 1755
», il semble que l’auteur lui-même ait hésité à republier le texte dans son intégralité
. Le philosophe si célèbre pour sa critique des systèmes spéculatifs avait-il été dans sa jeunesse sensible aux chants des sirènes de l’imagination, et avait-il pris conscience par la suite qu’il avait été trop loin, comme le suggère Crowe
? Ces hésitations ne sont-elle pas en tout cas le signe du statut singulier de ce texte ?
Il convient de rappeler que l’hypothèse de la pluralité des mondes habités n’a pas uniquement été formulée dans la Théorie du ciel, mais qu’elle constitue un thème que l’on retrouve tout au long de l’œuvre de Kant – des Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764) jusqu’à l’Anthropologie du point de vue pragmatique(1798), en passant par les Rêves d’un visionnaire (1766), la Critique de la raison pure (1781), l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784), le Compte rendu de l’ouvrage de Herder(1785), et la Critique de la faculté de juger (1790). De plus, à ces références explicites aux habitants des autres planètes, on peut ajouter les allusions à la pluralité des mondes dans L’Unique argument possible pour une démonstration de l’existence de Dieu (1763), les Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine (1786) et la Critique de la raison pratique (1788). Bref, il apparaît que, de manière continue de 1755 à 1798, Kant a eu recours l’idée de la pluralité des mondes habités.
Compte tenu de la hardiesse de l’hypothèse de la troisième partie de la Théorie du ciel, de la grande place accordée à l’imagination dans son élaboration, et de son caractère conjectural, compte tenu également de la présence insistante de cette hypothèse dans toute l’œuvre de Kant, le statut singulier de ce texte tient par conséquent aussi à l’embarras qu’il semble avoir causé à son auteur et surtout, plus sûrement, aux commentateurs de son œuvre depuis lors, tant les extraterrestres constituent pour la pensée un objet difficile à appréhender.
Dans
The Great Chain of Being, Arthur O. Lovejoy notait à la fois qu’« il serait superflu de commenter cette spéculation débridée mais plaisante », mais qu’« il serait difficile de trouver une meilleure illustration de l’emprise qu’eurent les principes de la tradition platonicienne [c’est-à-dire le principe de plénitude dont Lovejoy écrit l’histoire] même sur les meilleurs esprits du XVIII
e siècle
».
Commentant le principe physique de la comparaison des habitants des différentes planètes dans la
Théorie du ciel (selon lequel « la diminution de l’attraction gravitationnelle correspondrait à l’attraction croissante de la pureté, conformément au rêve de l’opposition entre la pesanteur et la lumière spirituelle »), Ernst Bloch considérait, dans
Le Principe Espérance, que « le Kant de la période précritique imaginait ainsi un pendant des plus extravagants à la formule newtonienne de la diminution de la pesanteur selon le carré de la distance
».
Selon Alexis Philonenko, « Kant conclut son ouvrage non plus en physicien, mais en métaphysicien en s’abandonnant au thème alors si caressé de la pluralité des mondes habités
». Dans l’
Histoire universelle de la nature et théorie du ciel, « Kant s’abandonnait aux brillantes images de la fantaisie, rêvant d’autres mondes habités » ; pourtant « l’idée d’un monde spirituel embrassant la totalité métaphysique de l’univers et auquel l’homme appartiendrait par son caractère intelligible, jouera toujours un rôle dans sa pensée
». Philonenko dit aussi :
« L’idée d’une transmigration cosmique des âmes effleure Kant qui avoue toutefois qu’il ne faut pas trop se fier à ces brillantes images de l’esprit, mais qui aime néanmoins goûter aux joies de l’imagination. On aurait tort toutefois de négliger entièrement ces textes : en eux se lisent le sentiment de l’infinité du monde spirituel répondant à l’infinité cosmique.
»
On aurait entièrement tort de négliger ces textes : c’est ce que soutient Jean Lefranc dans un article sur l’interprétation de la présence extraterrestre dans l’œuvre de Kant :
« Inépuisable
Critique de la raison pure ! Ne lit-on pas dans le célèbre chapitre sur l’opinion, le savoir et la foi : “S’il était possible de décider la chose par quelque expérience, je parierais bien toute ma fortune que quelqu’une au moins des planètes que nous voyons est habitée” ? Nous savons, maintenant que quelques fusées ont rendu l’expérience possible, que l’honorable professeur de Kœnigsberg eût perdu son pari. Ce Kant qui dit avec force sa foi dans l’existence d’extraterrestres, et le dit à plusieurs reprises, gêne manifestement ses commentateurs qui préfèrent jeter un manteau de Noé sur cette petitesse d’un grand esprit.
»
Selon Jean Lefranc, si la pluralité des mondes habités pose un « problème d’interprétation difficile », la
Théorie du ciel« est du plus grand intérêt non seulement pour l’histoire des sciences, mais aussi parce qu’il est le point de départ de toutes les analyses ultérieures de Kant sur les idées de nature et de monde
». Sans doute alors, conclut-il, peut-on être kantien sans croire à l’existence des martiens
.
La réception du traité cosmologique de Kant est pour le moins paradoxale. Débridée, extravagante, fantastique, erronée : n’est-on pas enclin à penser que l’hypothèse de la pluralité des mondes habités n’aurait finalement pas tout à fait sa place dans la philosophie de Kant ? Et pourtant, il faut reconnaître que non seulement elle s’y trouve exprimée à plusieurs reprises, mais qu’elle l’avait été initialement suite à des énoncés de la
Théorie du ciel qui, marquant un jalon important dans l’établissement de la carte du ciel, permettent de tenir son auteur pour l’un des pionniers de l’astronomie moderne
.
Ne pourrait-on pas avancer alors que si on a entièrement tort de négliger ces textes, c’est non seulement parce qu’ils sont une illustration du principe de plénitude et de l’idée de la grande chaîne des êtres au siècle des Lumières, parce qu’ils donnent l’une des premières descriptions de la Voie lactée et des nébuleuses, et le sentiment de l’infinité du monde spirituel, mais aussi pour cette raison, prise en elle-même et pour elle-même, que ces textes présentent l’hypothèse de la pluralité des mondes habités ? De ce point de vue, la troisième partie de la
Théorie du ciel ne devrait pas simplement être considérée comme un appendice marginal, mais comme un élément central dans la constitution d’une nouvelle vision du monde. Comme le dit Steven J. Dick, en effet, « du monde grec antique de Démocrite au monde européen moderne d’Emmanuel Kant, la pensée cosmologique a subi une révolution qui a transformé un monde céleste mort en un univers vivant, et cette transformation ne fut pas moins spectaculaire que le changement célèbre d’un monde géocentrique clos à l’univers infini
».
La question que nous aimerions poser alors en guise de fil conducteur aux quelques remarques qui vont suivre sur l’hypothèse kantienne de la pluralité des mondes habités est celle-ci : que peut bien signifier pour nous l’hypothèse extraterrestre énoncée par Kant ?
On peut se demander pour commencer si les termes employés par Jürgen Habermas à l’occasion de la commémoration du bicentenaire de l’idée kantienne de paix perpétuelle ne s’appliquent pas aussi à l’idée de la pluralité des mondes habités. Habermas écrit à propos du
Projet de paix perpétuelle : « Kant développe cette idée dans […] le cadre de l’horizon d’expérience de son temps. Ce cadre conceptuel, aussi bien que le temps qui s’est écoulé depuis, nous séparent de Kant
». De la même façon, et peut-être même d’avantage, la construction cosmologique proposée par Kant ne pose-t-elle pas aussi des problèmes conceptuels ? Et cette idée n’est-elle pas inconciliable avec les connaissances qui sont aujourd’hui les nôtres ?
Certes, en un sens, on pourrait faire le même constat, puisqu’il faut bien admettre que cette conjecture relève d’un cadre conceptuel remis en question par les avancées de l’exploration du ciel (les télescopes et les les sondes spatiales n’ont encore rien apporté de vraiment concluant quant à l’existence des extraterrestres). Cependant, on ne peut pas nier – pas plus d’ailleurs que dans le cas du projet d’une paix perpétuelle – qu’en dépit du démenti répété des faits, l’idée de la pluralité des mondes habités donne toujours à penser.
L’hypothèse extraterrestre nous serait donc à la fois très lointaine et très proche : il s’agit en effet d’une idée très ancienne (comme Lovejoy l’a montré), pour laquelle pourtant l’intérêt est toujours vif aujourd’hui, l’espace et ses éventuels habitants excitant toujours la curiosité (comme en témoignent l’intérêt du XIX
e siècle pour les Martiens, les recherches scientifiques menées au XX
e siècle pour entrer en contact avec les extraterrestres, les programmes de recherche d’une intelligence extraterrestre et les expéditions récentes pour relever les traces de vie sur Mars
).
Après avoir considéré la « carte de l’infinité » dressée par Kant, et rappelé le principe de sa caractériologie des habitants des autres planètes, nous aimerions réfléchir à la possibilité d’utiliser la conjecture de la pluralité des mondes habités comme un modèle, ou comme une analogie, pour une pensée cosmopolitique. Il s’agira donc, à partir d’une lecture de la troisième partie de la Théorie du ciel en rapport avec d’autres textes de Kant se référant à l’idée de la pluralité des mondes, et à partir d’une réflexion s’appuyant sur la triple perspective épistémologique, anthropologique et morale qu’ouvre l’idée de la pluralité des mondes habités, d’envisager l’utopie cosmologico-politique qui s’y dessine.
La pluralité des mondes habités : une « carte de l’infinité »
L’
Histoire générale de la nature et théorie du ciel offre une « perspective dans le champ infini de la création ». La première partie, intitulée «
Esquisse d’une constitution en système des étoiles fixes et multiplicité de tels systèmes d’étoiles fixes » plante le vaste décor que la troisième partie peuplera d’étonnants personnages. Dans « l’abîme d’une véritable immensité », les étoiles fixes, qui sont toutes des soleils et des centres de systèmes, « se rapportent à un plan commun, et forment par là un tout bien ordonné qui est un monde des mondes » ; et, « à des distances immenses il y a plusieurs de ces sytèmes d’étoiles »
.
L’espace cosmique est infini ; il est « animé par des mondes sans nombre et sans fin
» ; il « fourmille d’univers
». Nul privilège par conséquent accordé à la Terre ou au système solaire, puisque « la nuée des astres […] forme un système au même titre que les planètes de notre système solaire
». Et, dès la fin de la deuxième partie (dans les chapitres 7 et 8), apparaissent les habitants des autres planètes. À ce point du texte, c’est au pluriel que Kant parle de « globes habités
» et de « toutes les sphères habitées
».
C’est en vertu d’un raisonnement analogique que Kant est conduit à formuler l’hypothèse extraterrestre. L’analogie ne permet pas de douter que les autres systèmes sont formés de la même manière que notre système solaire. C’est en fonction des mêmes lois générales de la nature (uniformité de la chaleur reçue du Soleil, fécondité illimitée de la nature) que les planètes « deviennent aptes à servir d’habitations aux créatures raisonnables
». La comparaison des habitants des différentes planètes, qui est l’objet de la troisième partie de la
Théorie du ciel, sera fondée sur les analogies de la nature.
La prise en considération des lieux d’habitation que constituent les planètes implique la prise en compte de la distance de ces planètes par rapport au Soleil, dans la mesure où leurs différentes propriétés sont fonction de cette distance.
« Les distances des corps célestes au Soleil impliquent certains rapports ayant une influence essentielle sur les différentes propriétés des natures pensantes qui se trouvent sur eux ; en effet, leur manière d’agir et de pâtir est liée à la constitution de la matière à laquelle elles sont rattachées, et dépend de la mesure des impressions que le monde éveille en elles d’après les propriétés de la relation de leur lieu d’habitation au centre de l’attraction et de la chaleur.
»
La comparaison des habitants des astres obéit donc au principe suivant : « la perfection du monde des esprits aussi bien que du monde matériel dans les planètes, depuis Mercure jusqu’à Saturne, ou peut-être même au-delà (pour autant qu’il y ait encore d’autres planètes) croît et progresse en une suite précise de degrés d’après la proportion de leur distance au Soleil
». Cette comparaison des habitants des différentes planètes touche à la constitution de leur matière ainsi qu’à leurs capacités spirituelles et morales.
Premièrement, du point de vue matériel, « la substance dont sont formés les habitants de différentes planètes […] doit être d’une manière générale d’une sorte d’autant plus légère et fine, et l’élasticité des fibres ainsi que la constitution avantageuse de leur structure doit être d’autant plus parfaite que ces planètes sont plus éloignées du Soleil.
» Les êtres bienheureux des sphères célestes supérieures (les Saturniens et les Jupitériens) sont d’une substance constitutive légère, fluide, élastique et durable ; ils sont agiles et rapides. En revanche, les habitants de Vénus et de Mercure, êtres des degrés inférieurs (plus proches du Soleil), se caractérisent par la grossièreté de leur structure et de leurs tissus, par l’absence de souplesse de leurs fibres, par le manque de mobilité de leurs humeurs, et par leur tendance au dépérissement.
Deuxièmement, du point de vue spirituel, « l’excellence des natures pensantes, la promptitude dans leurs représentations, la clarté et la vivacité des concepts qu’elles reçoivent d’impressions extérieures, ainsi que la faculté de les assembler, enfin aussi l’agilité dans l’exercice réel, bref, toute l’étendue de leur perfection, est soumise à une certaine règle, selon laquelle ces créatures deviennent toujours plus excellentes et plus parfaites suivant le rapport de la distance de leur lieu d’habitation au Soleil
». Ce qui signifie que tandis que l’esprit des Saturniens et des Jupitériens est vif, leur pensée prompte, et leurs représentations claires, l’entendement des Vénusiens et des Mercuriens, entravé par la grossièreté de leur constitution matérielle, est inerte.
Troisièmement, la description des habitants des différentes planètes quant aux caractéristiques générales de leur corps et de leur esprit conduit à la comparaison de leurs propriétés morales respectives. Cette comparaison s’effectue par rapport à deux pôles : la sagesse et la déraison. À la question de savoir si « le péché exerce sa domination également dans les autres globes de l’univers
», Kant répond que chez les habitants des planètes inférieures, « trop attachés à la matière et pourvus de pouvoirs spirituels bien trop faibles pour pouvoir porter la responsabilité de leurs actes devant le tribunal de la justice », la dépendance à l’égard de la matière grossière est la source de l’erreur, mais aussi du vice ; et que les créatures qui habitent les corps célestes éloignés sont « trop nobles et trop sages pour s’abaisser jusqu’à la folie qui se trouve dans le péché ». Les habitants des différentes planètes diffèrent donc quant à leur organisation physique, et quant à leurs aptitudes intellectuelles, mais aussi quant aux dispositions morales qui en découlent.
Du point de vue de l’histoire des idées, dans quel « cadre conceptuel » cette typologie des créatures s’inscrit-elle ?
Comme le rappelle Crowe, l’hypothèse de la pluralité des mondes habités était dans l’air du temps, et, « formé à Königsberg à la pensée de Leibniz et de Wolff, exposé à la même époque à la pensée de Newton par son maître Martin Knutzen, par ailleurs tellement imbu du
De Rerum natura de Lucrèce qu’il en savait par cœur de longs passages, le jeune Kant des années 1750 était préparé de multiples façons à discuter des questions cosmologiques, et à être enthousiasmé par les idées concernant la vie extraterrestre
».
Citant des vers de l’
Essay on Man d’Alexander Pope en exergue de la première partie, au début et à la fin de la troisième partie
, Kant place la
Théorie du ciel sous le signe de la grande chaîne des êtres et de l’idée de la pluralité des mondes habités. Rappelons l’épigraphe de la troisième partie :
« Celui qui sait le rapport de tous les mondes d’une partie à l’autre,
Celui qui connaît la multitude de tous les soleils et l’orbite de chaque planète,
Celui qui reconnaît les différents habitants de chaque étoile,
À celui-là seulement il est accordé de saisir et de nous expliquer pourquoi les choses sont comme elles sont.
»
Une autre référence importante est celle qui est faite à Thomas Wright of Durham, qui, dans An Original Theory or New Hypothesis of the Universe (1750) avait dénombré 170 millions de planètes habitées. Kant mentionne aussi à plusieurs reprises l’hypothèse de Christian Huygens, l’auteur du Cosmotheoros, sive de Terris caelestibus earumque ornatu conjecturae (1698), pour qui la recherche de preuves de l’existence des extraterrestres n’était plus inconcevable, mais devait faire place à des conjectures probables.
Enfin, on peut relever dans la
Théorie du ciel quelques signes discrets de la présence de Fontenelle, dont le nom apparaît dans la troisième partie, à l’occasion de la reprise d’une anecdote tirée de l’« esprit piquant de la Haye »
. L’importance de l’arrière-fond que constituent les
Entretiens sur la pluralité des mondes est sans doute beaucoup plus grande que ce que cette allusion indirecte et satirique laisse entendre. Non seulement Kant admet-il, comme Fontenelle, qu’« il est convenable de se divertir
» avec l’idée de la pluralité des mondes, mais on trouve aussi dans le texte de Kant l’écho d’une anecdote relative à Alexandre à laquelle Fontenelle avait fait référence. À la suite de l’anecdote pseudo-huygensienne, Kant ajoute : « Le propriétaire de ces forêts habitées sur la tête du mendiant a-t-il jamais commis de plus grandes dévastations dans l’espèce de cette colonie que le fit le fils de Philippe dans l’espèce de ses concitoyens lorsque son mauvais génie lui eût mis en tête que le monde n’avait été produit que pour lui ? » Au quatrième soir des
Entretiens sur la pluralité des mondes, Fontenelle écrivait ceci : « un certain auteur qui tient que la Lune est habitée, dit fort sérieusement qu’il n’était pas possible qu’Aristote ne fût dans une opinion si raisonnable (comment une vérité eût-elle échappé à Aristote ?), mais qu’il n’en voulut jamais rien dire, de peur de fâcher Alexandre, qui eût été au désespoir de voir un monde qu’il n’eût pas pu conquérir.
» Surtout, on trouvait déjà chez Fontenelle la description contrastée des particularités des habitants des différents mondes, selon la même opposition que l’on retrouve dans la
Théorie du cielde Kant entre d’un côté les habitants de Saturne et de Jupiter, et de l’autre ceux de Vénus et de Mercure. Chez Fontenelle, si « on est bien sage dans Saturne », on est irréfléchi dans Mercure et passionné dans Vénus.
L’hypothèse de la pluralité des mondes habités avancée dans la
Théorie du ciel s’inscrit donc dans une longue tradition de pensée, dont Kant cite explicitement certains des grands représentants. Par ailleurs, Kant s’intéressera aussi, d’un point de vue critique, à cette idée telle qu’il la trouvera exprimée dans les écrits de ses contemporains. Ainsi, avec les
Rêves d’un visionnaire, où réapparaîtra à nouveau Fontenelle, Kant donnera une lecture des
Arcana Caelestia, Des Terres dans notre Monde solaire, qui sont appelées planètes, et des Terres dans le ciel astral ; de leurs habitants, de leurs esprits et de leurs anges, d’après ce qui a été entendu et vu par Emmanuel Swedenborg (1758). Dans son compte-rendu de ce gros livre étrange, Kant évoquera les « être raisonnables pour lesquels l’animalité n’est qu’une manière d’être contingente, que ce soit ici sur terre ou ailleurs dans le ciel », et qualifiera le pari qui y est fait de l’existence d’un système du monde des esprits de conjecture qui n’est pas sans agrément
. Et, dans sa recension de l’ouvrage de Herder,
Idées en vue d’une philosophie de l’histoire de l’humanité (1785), ouvrage dans lequel l’auteur élargit la perspective, utilisant la liberté de pensée « à grande échelle », et prenant pour guide l’analogie de la nature (selon laquelle il y a une « hiérarchie continuelle des créatures »), « afin d’assigner à l’homme sa place parmi les habitants des autres planètes qui font partie de notre système solaire », Kant relèvera l’hypothèse selon laquelle l’homme « ne se borne pas finalement à entreprendre une promenade vagabonde sur plusieurs d’entre [les autres planètes] », mais qu’« il parvient peut-être même à entrer en relation avec toutes les créatures arrivées à ce degré de maturité et qui peuplent les mondes-frères, si variés et si riches en nombre
».
Si Kant avait vraiment voulu renoncer aux hypothèses exprimées dans la troisième partie de la
Théorie du ciel, ne devrait-on pas considérer ces recensions à la fois comme une occasion propice à une critique de l’hypothèse extraterrestre et comme un moyen adéquat d’une telle critique ? Or, le texte sur les
Arcana Cælestia mentionne « les habitants des autres mondes
», et Kant concède à Herder, dans une conclusion très proche de celle qu’il avait lui-même avancée dans le texte de 1755, que « quelque part ailleurs, par exemple sur une autre planète, il pourrait y avoir des créatures qui occuperaient le degré de vie organique immédiatement supérieur à l’homme
».
Enfin, on peut repérer dans la
Théorie du ciel l’évocation de certains thèmes caractéristiques de la réflexion extraterrestre. Ainsi, la question du péché que Kant pose à un niveau extraterrestre peut nous renvoyer à l’utopie d’une autre espèce telle que Tommaso Campanella l’avait déjà envisagée dans son
Apologia pro Galileo (1622), où il était affirmé que si les habitants des autres planètes sont aussi des hommes, ils n’ont pas été créés à partir d’Adam et n’ont donc pas été infectés par son péché
. La description morphologique des habitants des autres planètes peut aussi rappeler le calcul minutieux de la taille des Jupitériens par Wolff
.
Perspective épistémologique : le pari de Kant
Le problème posé par l’hypothèse de la
Théorie du ciel concernant la pluralité des mondes habités est celui du degré de certitude – ou d’incertitude – attaché à l’existence des extraterrestres. Kant le rappelle dès la préface : des hypothèses de cette sorte ne sont en général « pas communément beaucoup mieux considérées que des rêves philosophiques
». Que pouvons-nous
savoir dans ce domaine ?
La
Critique de la raison pure ne laisse pas cette question sans réponse. D’une part, l’« Antinomie de la raison pure » pose qu’« il y a en physique une infinité de conjectures, par rapport auxquelles on ne peut jamais s’attendre à aucune certitude », et qu’« il dépasse notre raison de décider […] si l’espace du monde est à l’infini rempli d’êtres »
– ce que Kant avait formulé ainsi dans la conclusion des
Rêves d’un visionnaire : « La raison humaine n’a pas reçu les ailes qu’il lui faudrait pour fendre les nuages si hauts qui dérobent à nos yeux les secrets de l’autre monde
». D’autre part, distinguant opinion, savoir et croyance dans le « Canon de la raison pure », Kant s’engage très personnellement dans le débat sur l’existence des extraterrestres :
« S’il était possible de décider de la chose par quelque expérience, je parierais volontiers tous mes biens qu’il y a des habitants au moins dans quelqu’une des planètes que nous voyons. Ce pourquoi je dis que ce n’est pas simplement une opinion, mais une forte croyance (sur la justesse de laquelle je risquerais d’ores et déjà beaucoup d’avantages de la vie), qui me fait penser qu’il y a aussi des habitants dans d’autres mondes.
»
Dans la « Méthodologie de la faculté de juger téléologique » de la
Critique de la faculté de juger, Kant semble être redevenu plus prudent lorsqu’il affirme : « Admettre des habitants raisonnables dans les autres planètes, c’est une affaire d’opinion ; en effet, si nous pouvions nous en rapprocher, ce qui est en soi possible, nous pourrions décider par l’expérience s’ils existent ou non ; mais jamais nous ne nous en rapprocherons à ce point et cela restera une question d’opinion.
» Il n’en reste pas moins que Kant partage l’opinion courante parmi les philosophes qu’il aime à citer (Lucrèce : « Il n’est nullement vraisemblable de penser / que seuls notre terre et notre ciel furent créés
»), et les scientifiques de son temps (l’astronome royal Edmond Halley affirmait en 1720 qu’on peut supposer avec raison que toutes les planètes sont habitables
), opinion selon laquelle, s’il n’est pas possible de
connaître les extraterrestres, il est néanmoins tout à fait raisonnable de leur faire une place dans notre réflexion.
Pour
penser la pluralité des mondes habités il faut recourir à l’analogie. Dans les considérations sur la cosmogonie de
L’Unique argument possible pour une démonstration de l’existence de Dieu, Kant montre que « l’analogie fournit une raison très sérieuse de supposer que [les] soleils, au nombre desquels figure aussi le nôtre, constituent un système du monde réglé en grand selon des lois semblables à celles qui règlent en petit notre système planétaire
». Dans la
Théorie du ciel, Kant dit attendre « de ceux qui sont en état d’estimer les degrés de vraisemblance, qu’une telle carte de l’infinité même si elle comprend un sujet qui semble destiné à être caché pour l’éternité à l’entendement humain, ne soit pas pour autant considéré comme une chimère, surtout si l’on se sert de l’analogie qui doit toujours nous guider dans de tels cas où manquent à l’entendement le fil de preuves irréfutables
».
Dans la préface de la
Théorie du ciel, Kant prenait quelques précautions concernant le problème du statut épistémologique de l’hypothèse pluraliste. Certes, reconnaissait-il, il s’agit de suivre « le fil conducteur de l’analogie avec une vraisemblance raisonnable, mais avec tout de même une certaine témérité » ; mais il annonçait aussi à propos de la troisième partie : « On trouvera en celle-ci toujours quelque chose de plus que du simple arbitraire, quoique toujours quelque chose de moins que de l’indubitable »
.
La réflexion sur l’existence des extraterrestres ne serait alors qu’une conjecture, et à ce titre ne devrait pas « élever trop de prétentions à l’assentiment d’autrui, mais tout au plus s’annoncer comme un exercice concédé à l’imagination accompagnée de la raison, pour le délassement et la santé de l’esprit
». Conjecture certes, mais « agréable conjecture », comme l’indique la troisième partie de la
Théorie du ciel, où cette conjecture se voit créditée d’une « vraisemblance fondée », d’une « crédibilité raisonnable », et d’« un degré de crédibilité qui n’est pas éloigné d’une certitude établie »
.
L’originalité de la solution apportée par la
Théorie du cielà ce problème épistémologique réside en deux points : premièrement, « il n’est pas nécessaire d’affirmer que toutes les planètes doivent être habitées, quoique ce soit une absurdité de nier ceci pour toutes ou même seulement pour la plupart », et deuxièmement, il n’est pas nécessaire d’affirmer que les planètes ne seront jamais habitées, mais « on peut conjecturer que [si un monde] n’est pas encore habité aujourd’hui, il le sera cependant un jour »
. Kant nous laisse donc tout à fait
ouvertela possibilité d’une réflexion sur les extraterrestres, d’une part en établissant son bien-fondé, et d’autre part en inscrivant la question de l’habitation des planètes dans le temps
, c’est-à-dire en mettant la cosmogonie dans l’histoire, ouvrant ainsi une perspective téléologique ou eschatologique.
Perspective anthropologique : une révolution copernicienne
Certes, l’on ne peut pas à proprement parler
connaître les extraterrestres ; mais nous connaissons-nous seulement nous-mêmes ? « Nous ne savons pas même bien ce qu’est l’homme aujourd’hui réellement », constate Kant dans la
Théorie du ciel : il est « parmi tous les êtres raisonnables celui que nous connaissons le plus distinctement, quoique sa constitution intérieure soit encore pour nous un problème non résolu »
.
Et l’hypothèse extraterrestre n’est-elle pas justement requise lorsque l’on s’interroge pour savoir ce qu’est l’homme, c’est-à-dire ce que nous sommes en tant qu’espèce ? Comme le dit Kant dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique :
« Le suprême concept d’espèce peut bien être celui d’un être
terrestreraisonnable : nous ne pouvons alors en désigner aucun caractère, parce que nous n’avons d’êtres raisonnables
non terrestres nulle connaissance qui soit de nature à nous permettre d’indiquer leur propriété et ainsi de caractériser ces êtres terrestres parmi les êtres raisonnables en général. Le problème d’indiquer le caractère de l’espèce humaine semble donc être absolument insoluble, étant donné que la solution devrait être obtenue à travers la comparaison de deux
espèces d’êtres raisonnables à l’aide de l’expérience, – ce dont cette dernière ne nous offre pas la possibilité.
»
La prise en considération des habitants des autres planètes intervient ainsi dans l’élaboration de la définition de l’espèce humaine, dans la mesure où elle fournit des points de comparaison par rapport auxquels l’homme peut se situer et se définir. Cette comparaison s’effectue dans la
Théorie du ciel en fonction de la double polarisation Saturne-Jupiter / Vénus-Mercure. Dans ce cadre, placé à égale distance des Saturniens et des Mercuriens, le Terrien occupe l’échelon moyen dans l’échelle des êtres. L’homme apprend donc à se mesurer par rapport aux extraterrestres : « Si la représentation des classes les plus élevées des créatures raisonnables qui habitent Jupiter ou Saturne excite sa jalousie et l’humilie par la reconnaissance de sa propre bassesse, la considération des degrés inférieurs peut alors lui apporter à nouveau satisfaction et l’apaiser, ces êtres inférieurs qui, sur les planètes Vénus et Mercure, sont abaissés bien au-dessous de la perfection de la nature humaine
».
Les Terriens sont-ils les seuls dans cette médiocre position ? Non, ils partagent ce statut avec les habitants de Mars. Cette planète était presque considérée comme dénuée d’intérêt, tant elle ressemblait à la Terre
. Pour Kant, « les deux planètes, la Terre et Mars [étant] les membres les plus moyens du système planétaire, […] on peut sans doute conjecturer sans invraisemblance un état moyen entre les deux extrêmes pour la constitution physique aussi bien que morale de leurs habitants ». Aussi les Terriens sont-ils placés du point de vue moral au « dangereux point intermédiaire entre la faiblesse et le pouvoir », comme leurs « compagnons de malheur », les Martiens
.
Fontenelle avait déjà donné un sens à cette position médiane de l’espèce humaine, en montrant que « notre Terre » est la planète la plus tempérée de l’univers » et qu’« étant justement au milieu des autres mondes, nous participons des extrémités ». Autrement dit :
« Il n’y a point pour les hommes de caractère fixe et déterminé ; les uns sont faits comme les habitants de Mercure, les autres comme ceux de Saturne, et nous sommes un mélange de toutes les espèces qui se trouvent dans les autres planètes. […] nous formons un assemblage si bizarre, qu’on pourrait croire que nous serions ramassés de plusieurs mondes différents […] À ce compte il est assez commode d’être ici, on y voit tous les autres mondes en abrégé.
»
Kant signale dans son
Compte rendu qu’Herder aussi « aboutit à la conclusion “d’une intelligence terrestre seulement moyenne et d’une vertu humaine bien plus équivoque […]” », et constate que « l’état actuel de l’homme est vraisemblablement le moyen terme entre deux mondes » ; que l’homme est comme « l’anneau intermédiaire entre deux anneaux de Création qui viennent se rejoindre » et qu’« il nous ouvre deux mondes »
.
À partir de cette situation moyenne, la
Théorie du ciel développe cette définition relative de la nature humaine, opérant une radicale remise en cause du géocentrisme, et par conséquent de l’anthropocentrisme. La considération de l’hypothèse extraterrestre constitue une leçon d’humilité pour « notre espèce si infatuée de sa supériorité
», c’est-à-dire pour des êtres tendus entre l’intelligible et la matière la plus pesante – entre la perfection et le néant. Comme le dit Jean Seidengart, « Kant étend et applique à l’homme le principe de relativité fermement établi depuis la dissolution du cosmos aristotélicien
». Pour Kant, non seulement les Terriens ne sont pas les seuls êtres raisonnables, mais il y a des « obstacles qui [les] maintiennent dans un abaissement […] profond
». L’espèce humaine est remise à sa place. Comme dans les
Entretiens de Fontenelle, et comme aussi dans
Micromégas (1752), le conte philosophique de Voltaire de quelques années antérieur au texte de Kant, c’est la condition des insectes qui représente, par comparaison avec les habitants d’autres planètes, l’indignité de la condition des habitants de la planète Terre (« notre petite fourmilière » comme l’appelle Voltaire).
L’hypothèse cosmologique de la pluralité des mondes habités entraîne ce qu’il faut bien appeler une révolution copernicienne. De la même façon que « comme [Copernic] ne se sortait pas bien de l’explication des mouvements célestes en admettant que toute l’armée des astres tournait autour du spectateur, il tenta de voir s’il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur et en laissant au contraire les astres immobiles
», Kant retourne le téléscope vers l’observateur lui-même. Ce mouvement d’inversion des points de vue est suggéré dans une note des
Rêves d’un visionnaire :
« Quand on parle du ciel au sens de résidence des bienheureux défunts, la représentation commune se plaît à le situer au-dessus d’elle, haut dans l’immensité de l’espace cosmique. Mais on ne prend pas garde à ceci que notre terre, vue de ces régions-là apparaît elle aussi comme une des étoiles du ciel, et que les habitants d’autres mondes pourraient avec le même droit nous désigner de loin et dire : voilà le séjour des éternelles joies, voilà la demeure céleste prête à nous recevoir un jour. Cela, parce qu’une rêverie bizarre fait que l’envol de l’espérance est toujours associé à l’idée d’ascension, oubliant que si haut que l’on se soit élevé il faut pourtant que l’on retombe si la question se pose de prendre pied sur autre monde.
»
Par ce mouvement, contrainte de se définir par comparaison, l’espèce humaine s’apparaît donc à elle-même comme un moyen terme, mais aussi potentiellement comme une synthèse des différentes tendances qui la composent et entre lesquelles elle peut sembler écartelée. Êtres sensibles et intelligibles, placés comme les Martiens à ce « dangereux point intermédiaire entre la faiblesse et le pouvoir », entre « la sagesse et la déraison », les Terriens peuvent néanmoins fonder l’espoir du développement de leurs potentialités dans la transmigration interplanétaire des âmes et dans les progrès futurs de l’espèce.
Perspective morale : un monde futur
« Ce milieu qui nous est échu en partage étant toujours distant des extrêmes », comme le dit Pascal dans ses Pensées, Kant laisse entendre dans la Théorie du ciel que c’est cette position médiane du Terrien qui le définit essentiellement comme un être moral (son indétermination étant la condition de possibilité de l’exercice de sa liberté), et que, suivant cette définition, il n’est peut-être pas arrimé à la médiocrité de son état à jamais, de manière absolue.
Premièrement, cette spécificité donne son sens à la perspective téléologique selon laquelle c’est la destinée de l’homme comme espèce qui doit être prise en compte. Il est significatif que l’idée de pluralité des mondes habités soit mobilisée par Kant dans son esquisse d’un tableau historique des progrès de l’espèce humaine :
« Ce qu’il en est des habitants des autres planètes et de leur nature, nous l’ignorons. Mais si nous menons à bien cette mission de la nature, nous pouvons certes nous flatter d’avoir droit à une place de choix parmi nos voisins dans l’édifice du monde. Peut-être chez ces autres, chaque individu peut-il remplir pleinement sa destinée au cours de sa vie ; pour nous, l’affaire se présente tout autrement ; il n’y a que l’espèce qui puisse nourrir cette espérance.
»
Kant adopte déjà ce point de vue dans la
Théorie du ciel en disant de l’homme qu’« il est de toutes les créatures celui qui atteint le moins le but de son existence, parce qu’il utilise ses capacités supérieures pour des visées que les autres créatures atteignent avec des capacités bien moindres et cependant plus sûres et plus adaptées ». Par conséquent, « il serait également la plus méprisable de toutes les créatures, du moins aux yeux de la vraie sagesse, si l’espoir du futur ne l’élevait et si n’était réservée aux forces enfermées en lui une période de total développement
».
Deuxièmement, il faut souligner l’esquisse métaphorique du voyage interplanétaire de l’âme imaginé par Kant :
« L’âme immortelle devrait-elle donc […] demeurer toujours attachée à ce point de l’espace cosmique, à notre Terre ? Ne devait-elle jamais prendre part à une contemplation plus proche des autres merveilles de la création ? Qui sait, ne lui est-il pas réservé de devoir connaître un jour de près ces globes éloignés de l’univers et l’excellence de leurs dispositions qui déjà de loin excitent tant sa curiosité ? Peut-être quelques globes du système planétaire se forment-ils encore pour cette raison, pour nous préparer de nouveaux lieux d’habitation dans d’autres cieux, après que se soit écoulé le temps prescrit de notre séjour ici. Qui sait, ces satellites ne tournent-ils pas autour de Jupiter pour nous éclairer un jour ?
»
Cette perspective eschatologique, présentée dans la conclusion de la
Théorie du ciel, et qui rappelle étonnamment le mythe final du
Phédon, qui laissait apercevoir « la supériorité des choses de là-haut » (110a), constitue sans doute la pointe extrême de la conjecture kantienne, ou, pour reprendre une expression des
Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, le terme du « voyage de plaisance
» rendu possible par la pensée conjecturale. Par cet exercice concédé à l’imagination, « un chemin [est ouvert à l’homme] dans les conditions les plus attrayantes, pour parvenir à une félicité et à une grandeur qui sont infiniment loin au-dessus des privilèges que peut atteindre dans tous les corps célestes l’organisation la plus avantageuse de la nature
».
Quel sens pouvons-nous donner à cette transmigration des âmes par voyage astronomique ? Pour Ernst Bloch, « un
orbis habitabilis dotait la magie du ciel étoilé de valeurs techniques ou conformes aux souhaits de la morale
». En effet, cette conjecture permet de réaliser l’unité systématique de l’univers comme monde moral. La conjecture de l’existence d’un système du monde des esprits (c’était la conjecture extravagante mais plaisante d’un Swedenborg, dont l’attrait n’est pas refusé par Kant), c’est-à-dire l’unité du monde de toutes les natures pensantes (y compris extraterrestres), a une signification morale. Cette perspective ouverte par la
Théorie du ciel se poursuit dans la
Critique de la raison pure, qui nous permet de penser « un
corpus mysticum des êtres raisonnables » qui soit aussi « un monde futur pour nous »
.
Perspective cosmopolitique : l’analogie cosmologico-politique
Si Kant parle d’un « télescope métaphysique
» à propos de ceux qui contemplent le monde invisible, on pourrait parler d’un
télescope métaphoriqueà propos de la
Théorie du ciel : le recours à l’imagination, que Kant s’autorise dans la réflexion cosmologique, peut servir à mettre les choses terrestres en perspective. Comme l’a avancé Bloch, commentant ce texte de Kant :
« Derrière tout cela se cache la conviction persistante que la terre elle-même pourrait bien contenir en soi ce que l’on imagine de meilleur sur d’autres planètes, si tant est que cela existe ou existera. De sorte que le monde sidéral, au sens utopique, exerce son attrait ou constitue un symbole céleste, mais doit être recherché et peut être cultivé ici-bas, parmi les hommes.
»
Les trois perspectives envisagées précédemment (épistémologique, anthropologique et morale) ont préparé des modèles pour une pensée cosmopolitique. En effet, la pensée du possible et la pensée d’une union universelle des espèces constituent des procédures théoriques qui peuvent être redéployées à l’échelle de notre globe et de notre histoire, venant à l’appui d’une utopie géographique et d’un millénarisme rationnel. La réflexion cosmologique par laquelle on passe d’un même mouvement du monde clos à l’univers infini, de l’Ancien Monde au Nouveau, des sociétés fermées au sociétés ouvertes, est un facteur d’élargissement de l’horizon. Et ce dépassement multidimensionnel des colonnes d’Hercule permet à la pensée cosmologico-politique de dépasser par le haut la question d’une citoyenneté du monde, en faisant porter le regard vers l’universel.
En suivant cette analogie, on peut avancer que l’hypothèse de la pluralité des mondes habités permet la constitution d’un espace politique par la considération de son extériorité et par un effet de déplacement progressif des frontières. Cette représentation accompagne alors nécessairement l’espérance de l’avènement d’un ensemble politique, car en établissant que notre monde est un monde parmi d’autres, l’hypothèse extraterrestre peut être considérée comme une contribution décisive à la construction théorique de notre monde comme un monde un.
À partir du modèle cosmologique, on peut poser la question des conditions de possibilité de l’unité des différents mondes, en dépit de la grande diversité de leurs habitants. La communauté interplanétaire des êtres raisonnables, rassemblés par leur participation commune (quoique à des degrés différents) à la vie de l’esprit, c’est-à-dire à l’intelligence et à la liberté, est l’image de l’unité du monde intelligible, et forme une sorte de République des esprits, selon le principe de la continuité de la chaîne des êtres. Cette métaphore peut jouer aussi dans l’autre sens, puisque le
Projet de paix perpétuelle rappelle que nombreux sont ceux qui affirment que « la constitution républicaine » ne pourrait être qu’« un État d’
anges ». Comment interpréter positivement cette affirmation ? Parler d’un État d’anges est sans doute une façon de rejeter l’idéal politique dans le domaine lointain des Saturniens et des Jupitériens ; mais, en même temps, cette formule sert aussi à insister sur le fait que le monde des êtres raisonnables est régi par un strict principe d’égalité. Or, malgré toutes ses déficiences, il se trouve que le Terrien peut se rapprocher de ces êtres supérieurs aux naturels angéliques. En effet, avec le développement de l’élément moral, et par la raison, l’homme découvre qu’il a à être lui-même sa propre fin. C’est cela l’« égalité illimitée de l’homme », c’est-à-dire le fait que « l’homme venait d’atteindre l’égalité avec tous les autres êtres raisonnables, à quelque rang qu’ils pussent se trouver » – « même à l’égard d’être supérieurs qui par ailleurs pourraient le surpasser au-delà de toute comparaison quant aux dons reçus de la nature, mais dont aucun n’acquiert de ce fait le droit de disposer de lui et d’en user arbitrairement à son égard »
. Comme Kant l’établit dans la
Fondation de la métaphysique des mœurs, « la liberté constitue une propriété de la volonté de tous les êtres raisonnables
». La loi morale doit valoir pour
nousen tant qu’être raisonnables, mais également pour
tous les êtres raisonnables. C’est donc en tant qu’être libre que l’homme est l’égal de tous les êtres raisonnables – y compris les extraterrestres les mieux constitués. Ainsi, par voie de conséquence, liberté et égalité sont fondées cosmologiquement.
Le principe de l’égalité des êtres raisonnables justifie les rapprochements entre des passages de la Théorie du ciel et les textes de Kant consacrés à la question du cosmopolitisme.
On peut ainsi mettre en parallèle l’unité systématique des mondes de mondes dans la
Théorie du cielet la « communautré civile universelle » de la septième proposition de l’
Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique : si les « systèmes d’étoiles » sont dans une « relation réciproque
», la « situation cosmopolitique de sécurité publique des États » dépend du « principe d’égalité pour leurs actions et réactions mutuelles [des forces des hommes]
», en vertu d’une analogie entre les relations entre les États et les relations entre les planètes.
Un deuxième rapprochement intertextuel s’impose à propos de la comparaison des habitants des différentes planètes et de la question de la diversité des races. Dans la
Théorie du ciel, on trouve cette remarque : « D’un côté nous voyons des créatures pensantes auprès desquelles un Groenlandais ou un Hottentot serait un Newton ; et de l’autre côté, d’autres qui regardent celui-ci comme un singe.
» Par cette formule, qui réaffirme le statut intermédiaire et tout relatif de l’espèce humaine, il nous semble qu’est également réaffirmé ce fait anthropologique que « tous les hommes sur toute l’étendue de la terre appartiennent à un seul et même genre naturel
». Les différences au sein de l’espèce humaine sont rendues tout à fait insignifiantes par la considération conjointe des Mercuriens et des Saturniens, considération qui accentue, par effet de contraste, l’« unité du genre naturel ». Si, comme Kant l’a montré dans l’
Anthropologie, l’espèce humaine se définit par comparaison, c’est alors la nature humaine prise dans son ensemble qui est invitée à l’humilité : de ce fait, l’impossibilité de l’anthropocentrisme rend également absurde l’idée d’ethnocentrisme. La considération du monde des mondes ouvre une perspective sur l’universel, et le changement d’échelle auquel elle oblige conduit à la prise de conscience de l’unité du genre humain.
Réflexions cosmologiques et réflexions cosmopolitiques se mêlent dans les textes de Kant.
Dans l’
Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant fait référence au fait que Kepler et Newton ont expliqué les mouvements des planètes en fonction d’un principe général de la nature, et montre qu’il faudrait, d’une même façon, expliquer l’histoire en fonction d’un principe général de la nature (un dessein). Dans la troisième proposition, tout se passe comme si la nature voulait que l’homme s’efforce « de sortir de la plus primitive grossièreté pour s’élever à la technique la plus poussée, à la perfection intérieure de ses pensées, et (
dans la mesure où c’est chose possible sur terre) par là jusqu’à la félicité
» : dans cette parenthèse, le possible terrestre, pour nous, est comparé implicitement avec le dehors de la Terre, c’est-à-dire avec le possible extraterrestre.
Dans la huitième proposition, Kant envisage « l’histoire de l’espèce humaine comme la réalisation d’un plan caché de la nature pour produire une constitution politique parfaite ». Serait-ce là une forme de « millénarisme » ou la « rêverie de visionnaire » ? Pour répondre à cette question, Kant a recours à la comparaison du degré de certitude dans le domaine de la cosmologie et dans celui des espérances cosmopolitiques. D’une part, dit-il, « en s’appuyant sur toutes les observations du ciel faites jusqu’ici, on entrevoit bien difficilement la course qu’accomplit notre soleil et tout son cortège de satellites dans le grand système des planètes ; cependant le peu qu’on a observé du fondement général de la constitution systématique de l’édifice du monde nous donne assez de certitude pour conclure à la réalité de cette révolution
». D’autre part, de la même façon, il y a des « indices » de l’approche de « l’avènement d’un grand organisme politique futur » : « un État cosmopolitique universel arrivera un jour à s’établir ». L’uchronie kantienne fonde les espoirs de l’espèce humaine sur une perspective historique qui embrasse à la fois tout l’univers (toutes les planètes ne sont pas encore habitées) et notre monde (qui n’est pas encore unifié politiquement).
Dans
Théorie et pratique, la question cosmopolitique est posée en même temps que celle du degré de certitude que l’on peut attacher à la prévision de l’avenir ; et une des réponses apportées par Kant à ce double questionnement fait intervenir un instrument technique qui permet justement de vaincre la pesanteur terrestre et de contempler notre planète depuis les airs. Dans la troisième partie de ce texte, «
Du rapport de la théorie et de la pratique dans le droit des gens considéré du point de vue philanthropique universel, c’est-à-dire cosmopolitique », Kant affirme : « prétendre que ce qui n’a pas encore réussi jusqu’à présent ne réussira jamais, voilà qui n’autorise même pas à renoncer à un dessein d’ordre pragmatique ou technique (par exemple
le voyage aérien en aérostats), encore bien moins à un dessein d’ordre moral, qui devient un devoir dès lors que l’impossibilité de sa réalisation n’est pas démonstrativement établie
». Notons que les expériences aérostatiques auxquelles Kant fait référence ici étaient alors très récentes (le premier vol humain en ballon, avait eu lieu en 1783, au-dessus de Paris). Pour Kant, cette toute nouvelle possibilité du voyage aérien (grâce à une technique qui s’affirma très rapidement comme un moyen de franchir les frontières, avec la traversée de la Manche en 1784) était un signe, au même titre que la Révolution française, de l’avancée de l’idée républicaine. Dans la continuité de cette intuition de Kant, on pourrait dire, avec Peter Sloterdijk que « d’un point de vue philosophique, le vol spatial est, de loin, l’entreprise la plus importante de la modernité, parce qu’elle représente, comme une expérience généralement pertinente sur l’immanence, ce que signifie l’être ensemble de quelqu’un avec quelqu’un et de quelque chose dans quelque chose de commun
».
Voler au-dessus de la Terre permet de vérifier
de visu ce fait que « la nature a renfermé tous les hommes ensemble (au moyen de la forme sphérique qu’elle a donnée à leur séjour, en tant que
globus terraqueus) à l’intérieur de certaines limites ». L’orbe terrestre, aperçu sans doute par les passagers des premiers aérostats, comme par les habitants d’autres mondes, est évoqué dans la section de la
Doctrine du droit sur le droit cosmopolitique en même temps que « le droit que possède le citoyen de la Terre de faire la tentative d’une communauté avec tous et, à cette fin, de visiter toutes les régions de la Terre »
.
De plus, réfléchissant sur l’utilité des hypothèses dans la
Doctrine du droit, Kant rapproche l’hypothèse cosmologique et l’hypothèse cosmopolitique. Montrant que « [s]i l’on ne peut prouver qu’une chose existe, on peut essayer de prouver qu’elle n’existe pas », et que « [s]i aucune des deux démarches ne réussit (cas qui se présente souvent), on peut encore se demander si l’on a intérêt à admettre l’une ou l’autre des deux possibilités (par une hypothèse) », Kant prend d’abord l’exemple du « phénomène du retour et de la fixité des planètes » pour l’astronome
, avant d’avancer que « la question n’est plus de savoir si la paix perpétuelle est une réalité ou une chimère […] mais [qu’]il nous faut, comme si la chose, qui peut-être n’est pas, avait une réalité, agir en vue de la constitution qui nous semble à cette fin la plus appropriée (peut-être le républicanisme pour tous les États pris ensemble et en particulier), pour apporter la paix perpétuelle et mettre un terme à la pratique désastreuse de la guerre ».
Enfin, l’
Anthropologiemêle des remarques conclusives sur la perspective cosmopolitique et sur l’hypothèse extraterrestre. Il est dit que les hommes se sentent destinés par la nature à « progress[er] globalement en vue d’atteindre à une société de citoyens du monde (cosmopolitisme), – idée inaccessible en soi, qui n’est pas un principe constitutif […], mais seulement un principe régulateur invitant à la suivre en tant que destination du genre humain, non sans quelque présomption bien fondée quant à une tendance naturelle des hommes qui soit orientée vers ce but
». À quoi fait suite le passage suivant :
« Quant à la question de savoir si l’espèce humaine (que l’on peut aussi désigner comme une race, si on la conçoit comme une espèce d’êtres terrestres raisonnables, par comparaison avec ceux d’autres planètes, en tant que constituant une multitude de créatures issues d’un unique démiurge), – quant à la question de savoir si elle doit être considérée comme une bonne ou comme une mauvaise race, il me faut convenir qu’il n’y a ici guère à se vanter. »
Kant invente dans ce passage une nouvelle espèce :
« Il pourrait se faire qu’il y eût, sur quelque autre planète, des êtres raisonnables ne sachant penser qu’à haute voix, c’est-à-dire incapables, en société ou seul, d’avoir des pensées qu’ils n’exprimeraient pas aussitôt. En quoi le comportement des uns à l’égard des autres en serait-il rendu différent de celui de notre genre humain ? À moins qu’ils fussent tous d’une pureté angélique, on ne saurait envisager comment ils pourraient arriver à avoir le moindre respect l’un pour l’autre et à s’accorder entre eux. »
Et Kant ajoute, poursuivant toujours l’hypothèse de la pluralité des mondes habités : « cette race d’êtres raisonnables ne mérite nullement une place honorable parmi les autres qui nous sont inconnus ». C’est donc après avoir considéré l’hypothèse de telles créatures que Kant redescend sur terre pour envisager « l’organisation progressive des citoyens de cette terre au sein d’une espèce et en vue de la constitution de celle-ci comme un système dont le lien soit cosmopolitique
».
*
* *
« Le domaine de la philosophie en ce sens cosmopolite <
Weltbürgerlichen> se ramène aux questions suivantes : 1) Que puis-je savoir ? 2) Que dois-je faire ? 3) Que m’est-il permis d’espérer ? 4) Qu’est-ce que l’homme ?
» La réflexion sur la pluralité des mondes habités, qui relève de la philosophie selon sa « notion cosmique » (
Weltbegriff), c’est-à-dire la philosophie en tant que « science des fins dernières », peut se ramener à ces questions. La présence des extraterrestres dans la philosophie kantienne nous oblige à nous demander ce que nous pouvons savoir (perspective épistémologique), ce que nous sommes en tant qu’espèce (perspective anthropologique), ce que nous pouvons faire compte tenu de notre ressemblance avec les habitants de Mercure et de Vénus (perspective morale), et ce que nous pouvons espérer quant à la constitution cosmopolitique de notre monde (perspective politique).
La troisième partie de la
Théorie du ciel n’est donc pas en marge de la philosophie kantienne, mais au point d’intersection de ses questionnements fondamentaux. L’allégorie cosmologico-politique est une réflexion sur le possible, un pari sur l’avenir et un facteur d’unification de l’espèce humaine. Si les idées transcendantales – Dieu, le monde, l’âme – sont au cœur de la réflexion cosmologique, il nous est apparu que la conscience de la liberté est ravivée par la considération comparatiste des caractéristiques spécifiques des habitants des différentes planètes, et que c’est donc la question de l’homme qui est finalement posée. Se sont affirmés aussi, ce faisant, le rapport de la raison et de l’imagination, et la puissance philosophique de la science-fiction. Au vu de l’omniprésence de l’hypothèse de la pluralité des mondes habités dans son œuvre, il est normal que Kant ait une place dans les recueils sur les voyages spatiaux
.
Certes, imaginant des « demeures meilleures sur d’autres étoiles », Kant a imaginé, comme le dit plaisamment Ernst Bloch, une sorte de « super-Königsberg planétaire » sur Jupiter ou Saturne
; mais l’utopie extraterrestre kantienne ne se résume pas à cette utopie froide. L’hypothèse de la pluralité des mondes habités, en créant un point d’observation lointain, permet de créer le recul nécessaire pour embrasser la planète d’un regard. Grâce à ce dispositif spéculaire, et au point de vue en surplomb qu’il permet d’imaginer, c’est la sphéricité de la terre qui prend tout son sens (un sens cosmopolitique) en tant qu’espace unifié
.
Enfin, compte tenu de la signification morale de l’idée de la pluralité des mondes habités, la célèbre conclusion de la Critique de la raison pratique semble ne pas pouvoir être abstraite du contexte mis en place dans la Théorie du ciel. L’hypothèse extraterrestre résulte de la contemplation du ciel étoilé au-dessus de nous – ciel étoilé qui, en paraphrasant la Critique de la raison pratique dans sa traduction récente, n’est pas quelque chose que nous avons à conjecturer seulement, puisqu’il n’est pas dans une région transcendante, au-delà de notre horizon, mais que nous voyons au-dessus de nous et que nous rattachons immédiatement à la conscience de notre existence.
« [Le ciel étoilé] commence à la place que j’occupe dans le monde sensible extérieur, et étend la connexion dont je fais partie à l’immensité indéfinie, avec des mondes au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps illimités de leur mouvement périodique, au commencement de ceux-ci et à leur durée. […] Le premier spectacle d’une multitude innombrable de mondes anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale qui doit de nouveau rendre à la planète (à un simple point dans l’univers), après avoir été pour un court laps de temps douée de force vitale, la matière dont elle fut formée. […] La contemplation du monde a commencé par le spectacle le plus grandiose que les sens de l’homme puissent jamais offrir et que notre entendement puisse jamais supporter de parcourir dans sa vaste amplitude […]
»
L’admiration et la vénération qui remplissent notre esprit à la vue du ciel étoilé, et que vient accroître encore l’hypothèse selon laquelle ces étoiles que nous voyons sont habitées, relèvent de l’étonnement que produit ce spectacle tel que le décrivait Kant dans son traité cosmologique. Il convient donc de lire ensemble le texte sublime de la Critique de la raison pratique et la Théorie du ciel qui lui donne toute sa profondeur :
« Si la grandeur d’un univers planétaire, dans lequel la Terre n’est guère plus perceptible qu’un grain de sable, émerveille l’entendement, de quel étonnement est-on ravi lorsqu’on voit la foule infinie de mondes et de systèmes qui emplissent l’étendue de la Voie Lactée ; mais combien cet étonnement s’accroît lorsqu’on s’aperçoit que tous ces ordres immenses d’étoiles forment à leur tour l’unité d’un nombre dont nous ne connaissons pas la limite, unité qui est peut-être tout aussi inconcevablement grande que ces ordres, et est cependant à son tour encore l’unité d’une nouvelle liaison numérique.
»
Comme le dit Michael J. Crowe, « le “ciel étoilé” qui remplit Kant de tant d’admiration n’était pas le ciel de l’astronomie traditionnelle, mais plutôt un domaine densément peuplé où des millions de planètes habitées s’amassent en d’infinies hiérarchies de systèmes
». C’est cela sans doute qui permet de saisir toute la portée de la conclusion de la
Théorie du ciel : « lorsqu’on a empli l’esprit de telles considérations et celles qui précèdent, la vue d’un ciel étoilé par une nuit sereine procure alors une sorte de plaisir que seules peuvent éprouver les âmes nobles
». Et ce sont ces considérations qui justifient aussi la pirouette du plaisant Fontenelle :
« Il semble que rien ne devrait nous intéresser davantage que de savoir comment est fait ce monde que nous habitons, s’il y a d’autres mondes semblables, et qui soient habités aussi ; mais après tout, s’inquiète de cela qui veut. Ceux qui ont des pensées à perdre, les peuvent perdre sur ces sortes de sujets ; mais tout le monde n’est pas en état de faire cette dépense inutile.
»
Antoine Hatzenberger
Dans A. Labib et J. Ferrari (éd.), Kant, les Lumières et nous, Tunis, Maison arabe du livre, 2008, p.259-293