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Le parti pris des animaux de Jean-Christophe Bailly

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On reconnaît dans Le parti pris des animaux, de Jean-Christophe Bailly, une référence appuyée à Francis Ponge. Celui-ci, dans Le parti pris des choses, oriente l’attention sur le monde muet des choses qui, par son silence, laisse le champ libre aux discours qui habituellement le recouvrent. L’enjeu n’est pas de quitter le langage au profit des choses mais de suivre la différence qui les sépare et les relie selon des configurations complexes que chaque poème dessine. Ponge déploie ainsi un monde – ou des mondes – inaperçu, monde pluriel ou pluralité de mondes différents, singuliers, dont les textes du recueil expérimentent la singularité : monde de la pluie, de la bougie, de l’orange, monde des bords de mer, du galet, du végétal. Les textes font émerger le monde impliqué par chaque chose, les différences qui font du monde un patchwork dont la surface articule des singularités. Ce dépliement passe par le langage qui se heurte à la chose autant qu’il développe le monde qu’elle implique, non sans subir lui-même d’étranges contorsions par lesquelles il traverse d’autres états, d’autres coordonnées que celles qui en font saisir une forme extérieure et muette.
Jean-Christophe Bailly opère la même conversion de l’attention : « les animaux, c’est presque leur définition, n’ont pas la parole […], il s’agit d’aller au-devant de leur silence et de tenter d’identifier ce qui s’y dit ». Comme Ponge allant au-devant du silence des choses, J.-C. Bailly suggère une attention au silence des bêtes par laquelle est recherchée une expérience de ce silence pour déplier ce qu’il enveloppe et qui est un monde, des mondes singuliers, multiples, inédits. Il s’agit d’ouvrir des perspectives à l’intérieur du monde et de la pensée qui incluent les animaux comme des intercesseurs pour un monde tel que nous ne le voyons pas et une pensée telle que nous ne l’éprouvons pas. La passion des animaux qui anime ce livre s’articule au désir de mettre la pensée et le monde à l’épreuve, de mettre leur rapport à l’épreuve pour une transformation de la pensée et du rapport au monde.
Comme Ponge cherchant les conditions d’un bouleversement du monde et du langage dans le quotidien, Jean-Christophe Bailly regarde les animaux au plus près de l’expérience : le silence des animaux, leur sommeil, leur vol, la respiration des animaux, leur façon de suivre une piste, de se dissimuler, de construire un territoire. Il s’agit, par cette approche factuelle, empirique, de « suivre leurs lignes et d’élargir par là même notre propre appréhension et nos propres modalités d’approche », c’est-à-dire de trouver chez les animaux – ou mieux : aveceux – les conditions d’une pensée autre, d’une autre façon d’être au monde, avec le monde. Si ce projet vise une nouvelle façon d’être avec les animaux, il inclut tout autant une transformation de la pensée, du monde, des modes d’existence, indissociable du rapport aux animaux – ces « maîtres silencieux ». Projet philosophique et éthique paradoxal, à l’encontre du rapport habituel à l’animal, mais aussi au monde et à la pensée que la philosophie occidentale a établi.
Le silence des animaux n’est pas à appréhender comme manque : il est habité, peuplé, et en un sens il dit quelque chose, mais pas un discours. Le compositeur John Cage percevait que le silence, loin d’être un « vide absolu », est un espace habité, que « quelque chose, dans le silence, se maintenait ». Si Cage proposait d’écouter le silence, la matière vivante du silence, c’est que le silence est un milieu sonore : ce qui est considéré comme une privation est en réalité rempli, est une réalité positive « aux confins du percept ». Le silence musical de John Cage enveloppe un monde que nous ne percevons pas, ou que nous percevons mal, mais qui est pourtant là, et qu’une certaine qualité d’attention rend sensible. Il en est de même du monde de l’animal, silencieux mais vibrant, infiniment peuplé. Si le monde animal est représenté selon des définitions négatives, c’est que nous ne percevons pas ce qui l’habite, nous le recouvrons de discours en le désignant comme un rien, un manque, alors qu’il est un monde : « Nous savons tous cela et quelqu’un […] le sait mieux que nous : l’animal […] du Terrier de Kafka. Ce qu’il décrit, en effet, c’est l’impossibilité dans laquelle il se trouve […] de se séparer efficacement d’un monde qui se signale à lui, justement, par une infinité de bruits, de signaux ou d’infimes déplacements qu’il perçoit comme autant de menaces ou de signes ».
Le point de vue humain sur le monde implique le langage, un pouvoir de nommer qui fige ce qu’il nomme, qui produit des découpages rigides et substantifie ce qu’il touche : le monde humain serait d’abord nommable, constitué de noms par lesquels le monde est recouvert plus qu’il n’est saisi par eux (« Aussitôt qu’un nom est donné, quelque chose nous échappe »). Le monde muet de l’animal apparaît ainsi comme un moindre monde, un point de vue défini en premier lieu par la privation de la faculté de nommer, c’est-à-dire par l’impossibilité de dire les choses, de dire le monde – de le penser –, de se rapporter au monde en tant que tel : l’animal serait dans le monde mais pas au monde.
Pourtant, le silence des bêtes implique la puissance singulière d’un autre rapport au monde et d’un autre monde peuplé non pas de noms mais de signes, l’animal « se tenant aux aguets dans un monde purement actif de signes, de signaux et d’actions échappant à la juridiction du nom ». Pour l’animal, le monde n’est pas un ensemble de noms, de choses nommables et identifiables, reconnaissables (reconnaître, n’est-ce pas d’abord pouvoir nommer ?), mais une série mobile de signes à interpréter – monde ambigu, disséminé, changeant et pluriel, éphémère et ouvert « comme un infini ouvert de plis et debattements ». L’auteur retrouve ici les analyses du monde animal développées par le biologiste von Uexküll autant que celles de Deleuze et Guattari concernant l’animal comme « être aux aguets » ou la logique de signes asignifiants qui ne regarde pas uniquement l’animal mais la sémiotique ou encore la littérature (l’écrivain n’est-il pas celui qui, introduisant le silence dans le monde et le langage, rejoint un rapport animal au monde ?).
Le monde de l’animal est un autre état du monde à côté duquel nous vivons mais aveclequel nous ne vivons pas – monde fluide, ouvert, où rien n’est substance mais signes asignifiants, pluriels, ensemble de qualités éphémères, passagères et changeantes : différences et singularités. Il faudrait ainsi « penser le monde animal comme la totalité non liée de ces différences, comme la somme infaisable de toutes ces fuites dans la singularité ». Ce monde est caractérisé par son mode d’être paradoxal car, infixé et insaisissable, multiple et fluide, s’il se donne c’est en se dérobant, s’il apparaît c’est en disparaissant, comme une eau que notre main voudrait saisir mais que nous ne pourrions contempler qu’en constatant son écoulement entre nos doigts. De ce monde, l’animal est le signe et l’habitant : « la rencontre avec eux reste liée aux régimes de l’irruption, du suspens bref et de la fuite ».
L’animal est le signe d’un monde autre, son silence est moins une privation que le signe d’une limite du langage. Le parti-pris des animaux montre que l’attention au silence des animaux entraine une pensée originale de l’animal et du monde ainsi que du langage, et on comprend qu’une nouvelle pensée de l’animal fascine l’écrivain qu’est Jean-Christophe Bailly : les belles analyses qu’il consacre au silence et au langage – qui résonnent avec celles de Deleuze, dans Logique du sens– sont aussi les réflexions d’un écrivain sur l’écriture.
On comprend de même que les rapports du silence animal et du monde intéressent le philosophe qu’est Jean-Christophe Bailly, puisqu’ils sont un axe par lequel la philosophie peut évaluer ses présupposés, ses limites, et construire un avenir. Ici, l’analyse des conditions et limites du discours philosophique est surtout centrée sur Heidegger, celui-ci conjuguant la volonté de sortir de l’anthropocentrisme et, en un sens, l’échec de cette tentative. Lorsque Heidegger écrit que l’animal est pauvre en monde et que seul l’homme a un monde, ne reprend-il pas les liens qui, à l’intérieur d’une logique anthropocentrée, unissent la pensée, le langage et le monde tels que la philosophie les a depuis longtemps établis ? Dans Heidegger et la question, Derrida souligne que l’analyse heideggérienne s’appuie sur l’aptitude de l’humain au langage, sur sa possibilité de nommer et d’interroger : l’animal muet est pauvre en monde car il ne peut dire le monde ni le reprendre dans une pensée, il n’a pas de rapport au monde en tant que tel. S’inscrivant dans le mouvement de la critique faite par Derrida, J.-C. Bailly suit les traces de l’animal à travers son monde silencieux et fait apparaître ce monde – non sa pauvreté mais sa singularité, sa profusion, son invisibilité qui implique un nouveau régime du visible, son silence qui implique un nouveau régime du langage et de la pensée : « aux bêtes donc, quelque chose de l’Etre est donné et donné tout autrement qu’à nous ». Ne serait-ce pas l’homme – et la tradition humaniste anthropocentrée – que l’on devrait qualifier de pauvre en monde, tant son monde, conditionné par le langage et limité à un point de vue restreint, est aveugle à l’irruption des mondes animaux et à ce qu’ils impliquent ?
Le monde humain informé par le langage n’est pas le seul, le rapport humain au monde n’épuise pas celui-ci : il en permet tout au plus un découpage, limité et limitant par rapport à d’autres modes d’être. Si l’auteur analyse les frontières que le langage dresse dans le monde, il souligne également d’autres raisons pour lesquelles les mondes animaux échappent à l’humain : l’homme réduit le différent à lui-même, l’altérité n’étant que sa propre image dans un « miroir déformant » ; l’humain tend à intégrer l’altérité à l’intérieur de hiérarchies dont il occupe le sommet ; ce rapport au différent est structuré par un « effroi de la différence » qui pousse non seulement à nier mais à détruire (« éradication du divers ») ; l’homme se rapporte au monde selon des finalités ou des intentions, subsumant le divers du monde sous l’unité d’une idée ; etc. Le rapport évité au différent et au divers en tant que tel, qui semble caractériser le « narcissisme humain », produit une image de l’animal qui n’est que l’ombre portée de l’homme, l’animal échappant à la pensée de l’homme qui ne paraît penser qu’à partir de lui-même.
Pour Bailly, s’ouvrir à l’animal est au contraire le moyen d’introduire d’autres points de vue dans la pensée, de les introduire en maintenant leur différence : intégrer du différent dans la pensée, pour une autre pensée. C’est d’abord en tant que différent que l’animal est appréhendé : si son existence implique un monde et une façon d’être au monde qui ne sont pas les nôtres et nous échappent, elle implique également que l’animal ne se laisse pas saisir, son mode d’être ou d’apparition étant la fuite, la dissimulation, la ligne éphémère d’un passage rapide. La différence de l’animal n’est pas ici décrétée abstraitement, elle est éprouvée par l’expérience et persiste si cette expérience est suivie jusqu’au bout au lieu d’être remplacée par les mots et les schémas habituels. Faire l’expérience de l’animal, s’en tenir à « une approche empirique et intuitive », c’est entrer en relation avec un différent maintenu dans sa différence, l’enjeu étant d’explorer cette différence, de suivre ses lignes et figures comme l’animal suit des pistes invisibles dans la nature, de déplier toutes ses dimensions selon leurs propres plis. Il s’agit de faire l’expérience de ce monde d’avant le langage dont l’animal est porteur et de se maintenir dans son mutisme. Par là, la pensée s’affronte à un différent qu’elle ne peut assimiler, qui la force à penser autrement, rencontrant « l’effraction d’un événement » qui, par-delà la reconnaissance, se maintient en tant qu’événement. Là encore, par des voies originales, ces thèmes centraux du livre de Bailly retrouvent des idées fondamentales de Deleuze ou Derrida.
L’animal est donc un excès pour la pensée, la rencontre d’un impensable nécessaire à la pensée. L’animal apparaît comme un intercesseur pour le penseur et l’écrivain, ouvrant des entrées dans le monde qui défont les habitudes du langage et de la pensée en produisant de nouvelles configurations du monde, du langage, de la pensée. Celle-ci doit alors s’efforcer de suivre les configurations animales du monde, les mouvements inédits des corps, les postures aberrantes, les espaces que l’animal découpe dans le monde – comme dans le cas des singes observés par l’auteur, leur « incroyable chorégraphie discontinue » articulant « des obliques et des courbes qui venaient couper notre espace, le triturer et le réduire en miettes » : « aucune frontalité, aucun point de fuite, aucune perspective, aucune précaution, aucune géométrie mais un festival all over de ruptures ». Observer de la sorte les animaux ne se réduit pas à l’observation de comportements mais est véritablement la rencontre avec une autre pensée. Reprenant certains points de la philosophie de Plotin – un des rares philosophes ayant donné au silence une dimension philosophique –, Jean-Christophe Bailly développe l’idée que les postures animales, les modes d’être de l’animal, les mouvements animaux sont directement de la pensée : ils n’expriment pas une pensée mais sont en eux-mêmes de la pensée, une pensée muette, sans mots, sans discours, une pensée immédiatement incarnée dans des corps, des mouvements qui disent quelque chose mais silencieusement – qui disent pour nous les limites du logosde la philosophie anthropocentrée et la nécessité d’un au-delà de ces limites.
Un des intérêts de ce livre est de montrer la nécessité d’un nouveau rapport à l’animal et surtout d’un nouveau rapport de la pensée à l’animal. Mais ce livre montre également que ce nouveau rapport ne saurait se limiter à la question du droit des animaux à laquelle, souvent, il est réduit, et qui n’est peut-être qu’une façon de penser encore l’animal à partir de catégories humaines excluant l’animal en tant que tel. Si la question du droit des animaux et de la responsabilité de l’homme à leur égard est nécessaire, sa pertinence ne peut véritablement apparaître qu’en l’incluant dans des transformations profondes de la pensée humaine et du mode d’être humain. L’idée centrale du livre de Bailly est que cette transformation nécessite l’animal comme intercesseur. Ainsi, les textes qui composent ce livre se rattachent à des dimensions philosophiques, éthiques et politiques : philosophiques, puisque s’il s’agit de repenser l’animal, il s’agit tout autant de repenser l’homme et sans doute d’en dépasser la figure, comme que de penser de manière renouvelée le vivant, l’immanence, la pensée elle-même, le langage, etc. ; éthiques, puisque si un des enjeux est de construire autrement notre rapport à l’animal, cet enjeu implique que soit également repensé le mode d’être et d’existence de l’homme, son rapport au monde et à la différence du différent ; politiques, si l’on entend par là la capacité à construire des liens et associations entre différents, liens qui jusqu’à présent semblent n’inclure – laborieusement – que les humains et exclure hors du politique la différence du non-humain.
S’il est difficile de rendre compte de la richesse de ce livre pourtant bref, de ses implications et prolongements, il est tout autant difficile de rendre compte de la beauté de son écriture, de la beauté des idées qui s’y construisent et du mouvement de ces idées. Cette beauté ne se distingue pas de ce que Deleuze appellerait un devenir-animal, qui traverse tout le livre. Comme l’animal construit son territoire en y prélevant ce qui lui est nécessaire, Jean-Christophe Bailly construit sa pensée comme un territoire, littéralement, prélevant chez d’autres philosophes et écrivains ce qui lui est nécessaire et transformant ce dont il se saisit, mais prélevant surtout chez l’animal des postures, des mouvements, des affections et perceptions qui deviennent les figures de sa propre pensée – une pensée ouverte à l’animal, au vivant, au divers, au monde et à l’immanence par laquelle coexistent et s’agencent les différences qui peuplent la multiplicité qu’est le monde. Sans doute tout penseur véritable construit-il sa pensée comme un territoire au lieu de la recevoir toute faite des mains de la tradition. Cependant, là où beaucoup de penseurs construisent des territoires fortifiés, Jean-Christophe Bailly s’efforce de construire un territoire ouvert, sans frontières ou, en tout cas, dont les frontières sont poreuses, mobiles. Par là, il s’inscrit dans le mouvement d’une pensée de l’immanence véritable, qui est sans doute la condition d’un nouveau mode de la pensée et de la vie.

Jean-Philippe Cazier
Pour Médiapart, 25/6/13.


Jean-Christophe Bailly, Le parti-pris des animaux,
 Christian Bourgois, 2013. 


La pieuvre capitaliste / entretiens Isabelle Stengers

Lovecraft et la philosophie

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Les philosophes créent des images selon une imagination proprement surprenante. La carte de Royce est fascinante autant que les dessins de Bergson quand il dispose un cône entre la matière et la mémoire ou encore Leibniz lorsqu’il conçoit Sextus dans un jardin aux sentiers qui bifurquent, sans parler de Hegel invoquant la figure du Calice pour rendre compte de l’Absolu. Les concepts de la philosophie sont comme les démons au moment où la vie passe une frontière et s’associe à du visuel par-delà la seule intelligence conceptuelle. Un concept "surexiste" ou n'est rien! Il en va comme d'un personnage, par exemple "Don Juan" qui ne se contente pas de vivre sur les pages d'un manuscrit mais lui échappe vers le théâtre, l'opéra et dans des reprises auxquelles il s'impose selon une existence propre qui fait la vie des auteurs eux-mêmes. Se laisser happer par la variation d'un concept consiste en un appel que n'entendent pas les contorsions qui font retour à Platon sans laisser rien revenir, étouffant ce que pouvait être l'Idée, l'accommodant à des sauces peu piquantes. Ce sont là des rhétoriques où c'est un "moi" qui parle, moi qui "tient que" et postille l'une ou l'autre thèse.
Une vie philosophique est une vie aplatie devant le concept qui s'impose à elle et requiert le dénuement capable d'offrir son corps au frayage qu'il provoque, au passage qu'il force. Philosophe est encore celui qui, si peu officiel que Lovecraft, se demande comme payer son chauffage plutôt que de proclamer sa Vérité du haut d'une chaire capitonnée. Le concept ne peut procéder de manière doctorale ou doctrinaire et réclame des activités qui n'ont rien à voir avec sa reconnaissance institutionnelle. Spinoza taille des lentilles, Maine de Biran se morfond dans des tâches subalternes comme Leibniz dans des aventures diplomatiques quand Peirce meurt de faim. Ce n'est pas un nom propre qui fait une philosophie comme on pourrait le penser dans la logique des rubriques nécrologiques payantes, c'est plutôt le concept qui la hante et la porte bien au-delà de sa présence au monde. Hegel ne serait rien sans la "Phénoménologie" qui poursuit son chemin et qui n'a rien à voir avec le « règne animal de l’esprit » déchaîné dans la cour des intrigues médiatiques.
Parlant de l'image des philosophes et de leur sous-sol, je ne puis m'empêcher d'évoquer Lovecraft qui sans être un créateur de concepts en partage cependant la ressource imageante depuis sa vie de taupe, complice des expériences les plus cruelles de la philosophie quoiqu’il ne soit pas reconnu comme penseur. A la manière de ses personnages, cet auteur fera l'objet d'une ignorance crasse. Ce solitaire de Providence a sondé à fond les visages de la peur et de l'épouvante au point de rester longtemps victime d'un oubli absolu, d'un refoulement impardonnable. Ainsi, celui qui hissa le mythe vers sa plus radicale consistance n'eut jamais le moindre de ses ouvrages édité ou commercialisé de son vivant. Il a été évincé de toute visibilité sans être cité dans aucune recension littéraire, les comptes rendus n'évoquant que les "renoms" à la mode au lieu de "noms" burinés de sang (des renommées dont plus personne n'ouvrira jamais aucun livre tant elles n'ont rien à dire qui puisse se perpétuer). On se demandera où Lovecraft a puisé la force de poursuivre la création à chaque page de ce Plurivers inédit et étonnant, aventurier, comme Nietzsche, de l'inconsommable dont je cherchais à faire l'éloge pour les Editions de L'éclat.
Toute philosophie partage avec Lovecraft des formes étranges, celles fantastiques auxquelles elle ouvre des chemins d’accès qui sont étonnants, des cercles et des images qui sont des créations pures. La philosophie n’est pas sans images. Il y a des passages remarquables de philosophie dans La maison de la sorcière, avec une formidable mise en jeu de la répétition. Il s’agit en fait d’un rêve portant le personnage principal vers des contrées dont la géométrie devient non-euclidienne. L’espace et le temps se déforment dans ce voyage onirique de sorte que le rêve apparait comme une porte, une espèce de « trou de ver » imaginé par les astrophysiciens pour raccorder des régions autrement infranchissables.
C’est par une porte de ce genre que dans L’abime du temps composé par Lovecraft, Nathaniel Windgate se décorpore vers un monde vieux de plusieurs millions d’années et dont l’architecture a quelque chose d’assyrien. Dans cette contrée antédiluvienne tout obéit à d’autres lois : une seconde de notre vie, de notre rêve y correspondant à des durées astronomiques lui laissant le temps d’apprendre la langue de cette société si lointaine. Windgate s’installe ainsi dans un immense dédale pendant des durées inexprimables, en connait chaque centimètre, chaque casier pour y rédiger ses mémoires et des notes de recherche redevables à une science mathématique ancestrale. Ce monde immémorial, cet espace-temps énorme correspond à des couches si profondes qu’elles seront oubliées dès que Windgate se réveille à nouveau dans son corps d’homme vivant au vingtième siècle. Bien des années plus tard, il sera poussé par des recherches archéologiques à redécouvrir sous le sable du désert cet immense dédale dont il reconnait spontanément les couleurs et l’architecture. Il y découvre sa cellule, son casier de rangement et sait reconnaître au premier contact de la main le rouleau qu’il avait écrit dans une autre langue depuis longtemps disparue comme « l’empreinte de mes chaussures, derrière moi dans la poussière, intactes depuis des millénaires me faisaient frissonner » (p. 564, Paris, Bouquins, Vol. 1). Retrouvant ses propres mots dans une langue hiéroglyphique, il est saisi d’un vertige en lequel espace et temps ne sont plus que dérision. Cette forme curieuse de répétition Lovecraft la poursuit parfois ailleurs, dans l’enfer des os, notamment par L’affaire Charles Dexter Ward. Charles, en effet, ressuscite un de ses aïeuls qui fit des recherches alchimiques relativement à la formule dont chaque corps est issu. Il réussit à en capter l’empreinte dans sa tombe en suivant un procédé homéopathique. Les os alors se transforment en un ossuaire d’échos, en une promesse de répétition dont chaque être peut retrouver le moyen de réactualiser le chiffre, la résurrection n’étant rien de mieux que la compréhension, la lecture du labyrinthe qui structure chaque os comme Lovecraft semble le tenir d’un certains Borellus dont il met en exergue cet étrange passage : « Les Sels essentiels des Animaux se peuvent préparer et conserver, de telle façon qu'un homme ingénieux puisse posséder toute l'Arche de Noé dans son Cabinet et faire surgir à son plaisir la belle Forme d'un Animal à partir de ses cendres; et par de telles Méthodes, des Sels essentiels de l'humaine Poussière, un Philosophe peut, sans nulle Nécromancie criminelle, susciter la Forme d'un Ancêtre défunt à partir de la Poussière en quoi son Corps a été incinéré » (Ibid. p. 122).

J.-Cl. Martin
Extrait d' Enfer de la philosophie, Ed. Léo Scheer

Deleuze, perspectives éthiques (entretiens)

Une dramatisation des histoires de la philosophie

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Comment s'est écrit ou composé ce livre en échappant à la forme du dictionnaire, créant ainsi une histoire, une histoire de la philosophie ?

Il m’a semblé que sous le mot d’histoire, je devais tenir compte autant du récit biographique des auteurs que de la chronologie des idées. Il y a des histoires de la philosophie anecdotiques, s’arrêtant à la vie des philosophes plutôt que de s’attacher à leurs pensées et il y a des histoires de la philosophie savantes, peu soucieuses des événements –même fictifs- qui ont conduit un individu à un processus proprement philosophique. Mon histoire de la philosophie, mon récit, cherche à contourner cette opposition pour allier la vie à la construction d’un système. Pour cette raison, ma démarche aura été sensible à la nature pédagogique du concept, pédagogie signifiant qu’il y a une enfance de l’Idée dont les racines plongent vers une expérience qui n’est pas encore philosophique et dont la philosophie universitaire a parfois du mal à rendre compte.
Chaque entrée, chaque mot que j’ai retenu cherche précisément à retrouver l’expérience qui fonde une philosophie, le péril sur lequel elle aura buté pour en venir à penser. Deleuze m’avait appris que nous ne sommes pas conduits à penser par simple jeu, ni pour montrer un savoir encyclopédique –ce qui serait vain- mais sous la puissance d’un problème étonnant que nous aurons chaque fois cherché à déconstruire. Il y a une dimension proprement dramatique de la philosophie, même au moment où elle peut sembler la plus ludique ou même la plus pacifique. C’est toujours sous l’injonction du risque de se perdre que se produit la recherche, recherche d’un chemin dont l’accès apparaît forcément comme un passage, c’est à dire une libération...
La philosophie est un chemin de pensée né de l’é/tonnement qui nous submerge d’abord comme un coup de tonnerre. Vers quoi mène ce chemin ? C’est la question qui a été posée à chaque philosophe ici invoqué. Sans doute cette expérience, l’anecdote qui conduit à la pensée, un lecteur des plus ignorants pourra la lire et en comprendre l’inquiétude. De même, il sera en mesure de suivre avec un peu d’attention le raisonnement, l’argument que le philosophe aura mis en œuvre pour dresser son chemin. Mais il n’en va pas de même du lieu où ce chemin mène, réclamant une intuition proprement philosophique pour se laisser cerner, proche parfois de la contemplation.
Les mots qui ont été retenus dans ce parcours proposent ainsi une initiation, une épreuve initiatique mais, de cette initiation, il n’est pas sûr que le point auquel elle aboutit reste exotique par rapport à la philosophie savante. On le comprendra aisément en lisant les entrées consacrées à Peirce, Renouvier ou Ravaisson. Le chemin de pensée qui s’y tresse montre comment un problème rencontré ne se résout que sous la forme d’une intensification de la pensée. L’étonnement qui s’y déploie, la difficulté qui les anime n’a d’autre finalité que de conduire un individu au maximum de ce qu’il peut, au point intense qui touche au bout, à la limite de son pouvoir.
Il s’agit donc bien d’une puissance : la puissance de penser, au moment où nous nous sentions affectés d’une impuissance radicale, un obstacle insurmontable. Toutes les figures que nous avons retenues, les portraits réalisés n’étaient jamais arbitraires. Les 101 noms que ce livre ventile - sachant que le nom propre de l’auteur (comme celui du lecteur) en constitue un excédent-, les 101 chemins de pensée mis en route au sein de ce livre ont ceci de singulier que l’expérience qui les caractérise sera radicale : un « empirisme radical », la radicalité étant précisément pour un philosophe la nécessité d’aller au bout, de répéter une thèse non pas seulement dans l’idiotie du bégaiement, mais dans l’obstination, la création d’une limite ultime qu’on pourra appeler l’Idée avec Platon, l’Absolu avec Hegel, etc. Toujours, un philosophe, devant la difficulté de penser, devant la contradiction éprouvée cherche une issue qui porte sa pensée vers un seuil, comme un démon saute au point maximal, atteint l’asymptote d’un lieu au-delà duquel il n’y a plus rien qu’enfer. Chaque philosophe ici présenté est l’auteur d’un tel saut. Et puisque chacun va au bout de ce qu’il peut, à l’extrémité de sa puissance, il va forcément rencontrer au voisinage de cette limite tous ceux qui sont allés aussi loin, touchant au terme de leur pouvoir. Se produit ainsi comme un « équaliseur », chaque piste ouverte à cette pointe maximale pouvant se synthétiser aux autres, arpentant un même degré de puissance, ouvrant un même horizon, avec du coup l'intuition d'un raccord qui s'écrit comme un seul livre.
C’est donc sur cette pointe excessive, maximisée, que chacun des cent portraits s’achève et que le lecteur devenu philosophe pourra circuler de l’un à l’autre ayant trouvé le point commun, la surface univoque sur laquelle se réunissent tous ces philosophes dans un effort partagé, intense au point de devenir extensif ou plutôt synthétique dans les raccords. Pour rendre sensible cette extension des philosophes, cette pléiade ou cette variation commune, il fallait fusionner cette limite, créer un « synthétiseur » ou un synchronisateur des potentiels. Voici pourquoi, l’écriture de ce livre a eu lieu de manière continue. D’Abélard à Wittgenstein, l’auteur aura eu besoin de produire lui-même cette univocité dont le lecteur pourra bénéficier en sautant de l’un à l’autre selon le caprice quand l'auteur que je suis devait, au contraire, passer par une composition, une dramatisation des correspondances. Un lecteur obstiné pourra néanmoins lire d’une traite ce livre qui, en effet et pour toutes les raisons invoquées, n’est pas vraiment un dictionnaire.

JC Martin

Lettre à Masaaki Sugimura,

postface de l’édition japonaise des « 100 mots pour 100 philosophes »


Bergson : image et matière

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Si je devais assigner un point de départ à mon travail sur Bergson, il se situerait sans doute dans le constat de la richesse et de la puissance d’interpellation du premier chapitre de Matière et mémoire, dans son caractère radicalement novateur et original. Ce chapitre a du reste pleinement manifesté sa fécondité à travers un certain nombre de travaux désormais classiques en philosophie française, notamment dans les pages magistrales que lui ont consacré des auteurs comme Merleau-Ponty, Deleuze, mais aussi, sur un versant plus critique, Sartre ou Ruyer. Peut-être, du reste, la fécondité de ce chapitre tient-elle aussi, et je dirais même avant tout, à sa difficulté propre, à ses ambiguïtés récurrentes, lesquelles m’ont longtemps arrêté, maintenu sur son seuil. Je songe ici singulièrement au problème suscité par le statut énigmatique de ces images invoquées par Bergson, que le courant phénoménologique n’a pas manqué, à juste titre, d’interroger, mais également au problème posé par leur disparition au moins apparente dans le cours de l’œuvre, et enfin à celui, connexe, de l’articulation entre les deux chapitres extrêmes de l’ouvrage, le premier et le quatrième. Car, dans le quatrième et dernier chapitre, la matière semble faire l’objet d’une radicale refonte notionnelle, où tous les acquis du premier chapitre paraissent de prime abord battus en brèche. C’est à tenter de résoudre ou du moins de dresser le plus précisément possible l’état des lieux de ces difficultés multiples que je me suis alors décidé, ce qui m’a permis de faire apparaître le caractère non moins problématique du statut de la matière chez Bergson, statut qui ne cesse d’ailleurs d’évoluer et de s’enrichir au fil de ses trois premiers grands livres. Mais pour ce faire, j’ai tenu à mon tour à interroger le rapport que la matière entretenait avec l’image et ce qui en résultait quant à son évolution conceptuelle.

Ainsi, alors que la matière semble en quelque sorte jouer le rôle de catégorie repoussoir dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, étant ravalée au rang d’impureté spatiale compromettant notre accession à ce qui constitue la trame de notre vie profonde, cette durée toute pure que l’auteur découvre et nous découvre progressivement, Matière et mémoire lui octroie d’emblée un rôle autrement décisif en en faisant le terme et le fondement de toute notre vie perceptive et pratique en général. C’est pourquoi il introduit justement la notion d’image, et s’ouvre sur une thèse d’extériorité radicale, où la matière paraît reprendre les droits que lui avait confisqué le premier ouvrage. Mais les choses ne sont pas si simples. Car le premier livre, sinon dans sa thèse centrale, du moins dans ses marges, n’en ménageait pas moins un statut autre de la matière, qui ne l’assimilerait pas purement et simplement à l’étendue géométrique exclusive de toute durée. Ainsi de la critique de l’idée d’une impénétrabilité apriorique de la matière, laquelle faisait émerger l’idée d’une matière irréductible à l’espace géométrique euclidien, ainsi aussi de la mise au jour de la spatialité incarnée et inscriptible dans l’ordre de la durée d’un corps qu’il fallait dès lors bien se résoudre à qualifier de propre (premier chapitre de l'Essai). Deux régimes de discours nous apparurent ainsi s’entrelacer secrètement dans l’Essai, entrelacement révélant bien plus, selon nous, les perplexités et hésitations de l’auteur eu égard au problème de la matière, que sa pleine maîtrise de la question subordonnée à l’exigence d'une mise au jour de notre durée interne attestant notre liberté.

Or, il nous a semblé progressivement que cette oscillation tenait d’abord et avant tout à une insuffisante exploration du statut de l’image dans ce premier livre. Si l’image intervenait bien dans celui-ci, c’était  simplement au titre de plan étal de spatialisation nécessairement requis dans le processus de numération. Par là, elle continuait de s’opposer rigoureusement à la durée, et maintenait les dualismes initiaux de Bergson dans toute leur radicalité. Tout se renversait au contraire à partir de Matière et mémoire. Non pas tant toutefois dès le premier chapitre, où l’image continuait de renvoyer à une simple portion d’espace, celle-ci fût-elle découpée de façon immanente par le corps agissant du sein même de l’extériorité matérielle, mais plutôt dans la tension même entre ce chapitre et la définition inédite proposée de l’image dans le second Avant-propos de l'ouvrage, publié plus tardivement, comme réalité intermédiaire entre la chose et la représentation de la chose. Si l’on prenait au sérieux cette tension, on serait à même, nous semble-t-il, de saisir que ce premier chapitre n’est autre, dans sa spécificité même, que le coup d’envoi d’une série de modifications fondamentales dans la conception bergsonienne du rapport de la conscience à la matière. L’image y deviendrait alors secrètement, et dans ce que nous avons appelé son sens élargi, le moyen de dépasser tous les clivages traditionnels, y compris ceux initiés par Bergson dans son précédent ouvrage. Elle s’affirmerait de plus en plus à nos yeux comme un vecteur de dépassement original de l’opposition traditionnelle entre intériorité conscientielle et extériorité matérielle. L’attestera à l’envi la manière dont son statut évolue implicitement dans Matière et mémoire, où l’on assiste, et ce dès le deuxième chapitre, à une temporalisation progressive de l’image: temporalisation non-exclusive de sa dimension spatiale, mais s’affirmant bien plutôt du sein même de celle-ci, comme nous avons tenté de le montrer à propos de l’analyse de l’image de notre propre corps  –complément, sur ce point, des analyses novatrices de l’Essai.

Or c’est là justement, nous est-il apparu, remettre en cause la distinction la plus canonique de l’Essai, savoir celle de la durée et de l’espace. L’image se constituant désormais, par-delà l’épure spatialisante d’un premier chapitre fondé sur l’action utile, à la jonction des deux instances, exprimant la nécessaire figuration de la durée, sans laquelle celle-ci serait demeurée une pure forme vide de tout contenu sensible. Le quatrième et crucial chapitre de Matière et mémoiretirait alors une manière de bilan de cette authentique création bergsonienne, en mettant au jour entre le plan étal des images du premier chapitre et la réalité métaphysique de la matière comme durée ce que nous nous sommes proposé d’appeler une variation intensive et rythmique de l’image, à partir de l’analyse bergsonienne de la fréquence des variations lumineuses. La matière pouvait enfin se donner phénoménologiquement comme le plan d’apparaître pur qu’elle est, ou plutôt comme une tension permanente entre ce pur plan d’apparaître et sa donation pragmatique et spatiale, un ensemble d’images instantanées, situant du même coup les deux possibilités offertes à nous de nous rapporter à elle, comme nous invitent à le penser les traitements spécifiques proposés par Bergson respectivement de l’art et de la philosophie d’un côté, de la science de l’autre.

La science justement. Son statut ne laissait cependant pas de poser une difficulté de principe dans le cadre de Matière et mémoire. Elle se voyait en effet explicitement accusée de nous dissimuler la réalité intrinsèque de la matière en l’enfermant dans les catégories pragmatiques et substantialistes de la pensée d’entendement, dont l’espace géométrique constituait comme le paradigme. La raison en était que la variation intensive de la matière dans son apparaître, ou encore son image, était imputée strictement à l’activité de fixation et d’immobilisation produite par le seul esprit humain dans sa tentative de la connaître et de la maîtriser. La science, et l’action en général dont elle procède, paraissaient alors relativisées et frappées même, dans une certaine mesure, d’arbitraire par Bergson. Comment se faisait-il donc que les trois premiers chapitres de l’œuvre aient à ce point insisté sur l’importance capitale de l’action, et que le dernier n’en fasse plus qu’une sorte de distorsion subjective et artificielle de la matière en sa réalité même ?

C’est cette difficulté qui, parmi beaucoup d’autres, nous paraissait motiver le passage à L’évolution créatrice, en assurant du même coup, et tout à la fois, sa fidélité aux analyses du précédent ouvrage, et sa nouveauté radicale par rapport à celles-ci. Fidélité, car le statut de la perception et de l’image s’y voyaient, au moins implicitement, ratifiés par Bergson dans maints passages ; mais aussi nouveauté radicale, en ce que la variation intensive de l’image de la matière telle que mise en évidence dans Matière et mémoire ne ressortissait ici plus tant à l’activité imaginative de fixation de la fluence originaire du réel, qu’à la propre détente de ce réel matériel en direction de la spatialité. La science reprenait alors ses droits. Il n’est pas étonnant que la thermodynamique ait par suite été convoquée par l’auteur pour rendre compte de ce processus. Tout se passe en effet comme si, pour fonder la capacité de la science à atteindre un absolu dans son ordre propre, celui de l’espace, Bergson avait dû recourir à un principe lui-même emprunté à la science, le second principe de la thermodynamique comme loi de la dégradation de l’énergie, mais réintégré ici dans une interprétation plus vaste, de type métaphysique, pour éclairer la marche de l’univers matériel en direction de la spatialité. Il ne fallait sans doute pas voir là un cercle vicieux mais bien au contraire un cercle vertueux, signalant la possibilité inscrite au cœur même de la métaphysique bergsonienne de se faire expérience intégrale, intégrant précisément en son sein, au prix parfois de critiques, de malentendus et d’objections acerbes, les données de la science.

Or, cette expérience intégrale n’est autre, telle est notre thèse, que celle que dessine l’image, en son sens le plus large donc, et appelé par les avancées de Matière et mémoire, entre sa pure mobilité, sa fluence originaire telle que décrite par son chapitre quatrième, où Bergson parle bien des « images mouvantes de notre expérience ordinaire », et la pure spatialité étale et quantifiable des images dans leur dissémination décrite par son premier chapitre. Il faut dire alors que, tout en passant le mot même sous silence, Bergson ne faisait au fond, dans L’évolution créatrice, que radicaliser plus avant encore l’expérience offerte par la notion d’image, et ce en n’attribuant plus uniquement sa variation intensive au seul esprit humain tourné vers l’action utilitaire, mais en en faisant au contraire sa possibilité la plus intime, sa potentialité même, inscrite au cœur d’un réel perçu dans « sa tendance et sa variabilité » constitutives.

Ce disant, nous paraissions certes accorder à l’expérience de l’image beaucoup plus que ce que Bergson semblait en mesure de reconnaître en elle. On pourrait nous objecter à bon droit que l’image apparaît essentiellement circonscrite au premier chapitre de Matière et mémoire. Et il ne suffirait sans doute pas d’arguer que les incompréhensions multiples qu’a suscitées le mot ont entraîné son abandon pur et simple, que sans elles le mot aurait connu une fortune tout autre. Car nous en faisons, de toute façon, un usage délibérément beaucoup plus large et compréhensif au sein de la pensée bergsonienne. Il nous a semblé toutefois que nous prenions précisément Bergson au mot, et que nous ne pouvions laisser passer une description aussi riche et féconde du champ de notre apparaître comme matérialité. Si nous ne dissimulons pas les scrupules qu’a occasionné pour nous une telle sollicitation du rôle de l’image dans cette pensée, il nous fallait aussi bien exploiter à fond – cela s’imposait même à nous – cette idée d’un plan d’apparaître pur qui ne saurait se réduire ni au régime de la chose ni à celui de la représentation que nous en avons, et voir ce qui pouvait en résulter, ne serait-ce qu’en termes de cohérence interne, pour la philosophie bergsonienne de la matière, et même de la durée en général dans son rapport ambigu à la matière. Ainsi, ce qui nous a intéressé dans l’image, ce n’est pas tant le mot (Bergson dit bien quelque part qu’ « on est libre de donner aux mots le sens qu’on veut quand on prend soin de le définir »), que justement le ou les sens qu’il appelait et les opérations multiples qu’il autorisait au sein d’une pensée qui est tout autant, et indissolublement, pensée du temps et de la perception. Nous a intéressé aussi la façon dont ce simple mot, dans son « vague » même, semblait désigner tout à la fois l’indication d’une expérience que chacun doit être en mesure d’éprouver en première personne, et une sorte d’opérateur conceptuel introduisant des possibilités théoriques inédites au cœur de la philosophie bergsonienne, tel que le dépassement des dualités traditionnelles de la métaphysique et leur refonte sur un mode intensif. C’est bien ainsi ce va-et-vient constitutif entre le mot et la chose, le logos et son phénomène, qui nous ont paru déterminants dans l’image.


Nicolas Cornibert

Kant chez les aliens /Peter Szendy

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jcm : Borges considérait la métaphysique comme une branche de la science fiction. Votre titre s’inscrit ouvertement dans cette brèche en renouvelant l’approche de Kant, un classique mis en présence des extraterrestres… C’est pour le moins surprenant, d’autant plus inquiétant qu’il ne s’agit pas d’un simple effet d’annonce, mais d’un titre qui se confirme au fil de la lecture. D’où vous est venue cette idée et comment en assumer la réception ?

Peter Szendy : Vous avez raison de rappeler cette phrase de Borges, dans « Tlön, Uqbar, Orbius Tertius » (la première des fictions du « Jardin aux sentiers qui bifurquent »). On peut en effet y lire que « la métaphysique est une branche de la littérature fantastique ». Et je crois que ces mots que l’on cite souvent, il faut les lire dans leur contexte. Car ce n’est pas Borges qui formule, en son nom, un jugement. Il écrit : « Ils jugent que la métaphysique est une branche de la littérature fantastique » (je souligne). « Ils », ce sont « les métaphysiciens de Tlön », les philosophes de cette « planète inconnue » découverte par le narrateur dans une encyclopédie fictive qui a tout l’air d’être réelle. Ce que je veux donc simplement marquer, c’est que la phrase que justement vous rappelez n’est pas énoncée depuis une position de surplomb, depuis un lieu extérieur à la métaphysique et à la fiction, d’où l’on pourrait constater que celle-ci comprend et contient celle-là comme un sous-genre. Autrement dit : c’est encore depuis une certaine fiction qu’on peut affirmer le caractère fictionnel de la métaphysique. Cet inextricable entrelacement entre fiction et philosophie, c’est ce que j’ai appelé la « philosofiction », en me souvenant de ces mots de Derrida (je les cite dans le livre) : « on pourrait montrer que tout discours philosophique suppose une certaine fictionnalité».
Quant à savoir d’où est venue l’idée du livre, je ne me souviens plus très bien. J’avais lu, il y a des années, la « Théorie du ciel » de Kant. Et j’avais été surpris, amusé de voir à quel point les extraterrestres – « les habitants de différentes planètes », pour être précis – étaient présents dans cet écrit de jeunesse dont ils occupent toute la conclusion. Du coup, je me suis mis à ouvrir l’œil et je les ai retrouvés aussi, certes un peu plus discrètement, dans presque tous les ouvrages majeurs de Kant. Lorsque, en 2007, mon ami Cyril Neyrat m’a invité à participer à un numéro de la revue « Vertigo » consacré aux « états de siège », j’ai repensé à ces « aliens » kantiens et j’ai commencé à nous imaginer, nous les Terriens, assiégés par les envahisseurs venus de l’espace. Non pas, toutefois, comme dans tant de scénarios de science-fiction bien connus, mais selon un siège bien plus radical, tel que Kant le décrit dans son « Anthropologie ». C’est même d’un état de siège structurel ou conceptuel qu’il s’agit : nous les hommes, dit Kant, nous ne pouvons nous définir en tant qu’espèce qu’en faisant appel à un comparant non terrien. Bref, de même que la philosophie est hantée par la fiction, de même, l’humanité est habitée par la figure de l’ « alien ».
Voilà pour l’idée, autant que je m’en souvienne. Mais qu’entendez-vous par « en assumer la réception » ?

jcmJe découvre (et vous l’avez sans doute découvert tout autant) le numéro spécial de Philosophie magazine autour du « Cosmos des philosophes ». Je m’étonnais de ne pas y voir un seul mot de votre livre relativement à la multiplicité des mondes. Etrange silence qui fait de vous comme un habitant de Tlön, un envahisseur philosophe, musicien, écrivain de Strangemag… J’avais commencé tout à l’heure par la citation de Borges ayant en mémoire cette contrée placée hors de notre cosmos… Et la manière dont se manifeste cet étrange envahissement tient à un texte retrouvé dans une encyclopédie contenant une page de trop, empreinte d’un « horla » qui se met à proliférer. Je me demandais si votre livre n’est pas un peu dans le même cas. Il repère chez Kant un texte qui prend de l’ampleur, se met à mousser terriblement, vous plaçant dans la position d’un dangereux suppôt de Kant… On dirait un Kant polymorphe sorti droit du labyrinthe, avec des doubles… C’est étrange et inquiétant cette fiction, non ?

Peter Szendy : Il y a, dans le numéro hors-série de « Philosophie magazine », un article d’Antoine Hatzenberger intitulé « Kant & les extraterrestres ». C’est un article documenté, sérieux, qui recense les lieux du corpus kantien où les « aliens » sont mentionnés. Et il est rare de voir que des philosophes se penchent sur ce genre de détails curieux (lorsque j’avais moi-même entrepris de le faire en 2007, c’était d’ailleurs pour une revue de cinéma). Mais précisément, il ne s’agit pas pour moi d’exhumer un reste archéologique remarquable. J’étais surpris de constater que ce qui est oublié dans le repérage d’Antoine Hatzenberger, c’est précisément pour moi le seul moment intéressant du débarquement d’E.T. sur la planète Kant, à savoir celui de l’ « Anthropologie », où l’espèce humaine est dite indéfinissable : « nous ne pouvons […] en désigner aucun caractère, parce que nous n’avons d’êtres raisonnables « non terrestres » nulle connaissance qui soit de nature à nous permettre d’indiquer leur propriété et ainsi de caractériser [l]es êtres terrestres parmi les êtres raisonnables en général ». C’est là que Kant introduit explicitement la nécessité structurelle d’un comparant qui reste pourtant introuvable : « Le problème d’indiquer le caractère de l’espèce humaine semble donc être absolument insoluble, étant donné que la solution devrait être obtenue à travers la comparaison de deux « espèces » d’êtres raisonnables à l’aide de l’expérience, ce dont cette dernière ne nous offre pas la possibilité. » L’humanité est ainsi inscrite dans l’horizon de ce que j’appelle une comparaison sans comparant. Une comparaison horizontale, justement, une comparaison dont je tente de soutenir qu’elle est constitutivement et proprement cosmopolitique, à la différence des comparaisons verticales impliquées par les traditionnelles définitions de l’homme, entre l’animal et le divin. Tel est donc pour moi, bien au-delà des anecdotes sur les étranges convictions de l’auteur des trois « Critiques », le nœud de la question extraterrestre chez Kant : elle est la clef de sa pensée cosmopolitique.
Or, si ce moment de la réflexion kantienne peut et doit être relu aujourd’hui (j’insiste : bien au-delà d’une simple curiosité historienne), c’est parce qu’il entre en résonance avec un tournant singulier de l’histoire de la Terre et de l’humanité : celui qu’on nomme confusément la mondialisation. Lus d’un certain œil, les propos de Kant sur les extraterrestres nous parlent d’une espèce humaine déterrianisée – dépossédée de sa planète et en voie de se redéfinir dans et par l’épuisement du monde. Voilà ce que la philosofiction kantienne a d’inquiétant. Et de nécessaire aussi. D’urgent, même.
Tel est sans doute le point où le cosmos de « Kant chez les extraterrestres » croise votre « Plurivers ». Même s’il y a bien sûr des différences visibles. Vous prêtez plutôt l’oreille, me semble-t-il, aux nanomondes (le monde, dites-vous, « se rétrécit comme un mouchoir de poche, mais dans cette poche, ce sont des grains d’univers qui s’ouvrent »), là où je me tourne vers ce que Carl Schmitt appelait le « nomos du cosmos », avec ses « cosmopirates » et ses « cosmopartisans ». Et lorsque vous vous penchez sur « Star Wars », vous y voyez une prolifération erratique de l’animalité en un « multiplexe de corps […] sans véritable organisme de pouvoir », là où je perçois plutôt une ultime tentative de la science-fiction pour préserver une représentation du politique fondée sur l’opposition ami / ennemi en voie de déconstruction.
Pour ma part, c’est donc en lisant Kant depuis Carl Schmitt que j’en arrive à l’idée de plurivers. Car, comme le dit Schmitt dans « La Notion de politique » : « Toute unité politique implique l’existence éventuelle d’un ennemi et donc la coexistence d’une autre unité politique. […] Le monde politique n’est pas un « universum », mais, si l’on peut dire, un « pluriversum ».  C’est à la fois avec et contre cette logique que je me débats. Et vous, d’où vous est venu le terme de plurivers ?

jcm : Il me semble en effet – et c’est tout l’intérêt de votre lecture de Kant- que le mode particulier d’intuition auquel correspond la nature humaine aurait besoin, pour se laisser situer, d’un point d’excentricité (d’inhumanité) qui manque à notre pouvoir de connaître. A moins de revenir autrement à la « Critique de la Raison pure » qui distingue l’intuition sensible de celle intellectuelle de Dieu pour lequel il n’y a plus d’extériorité, tout étant intériorisé en son omniscience. Mais on peut supposer entre l’intuition finie de l’homme et celle de Dieu une variété de modes qui vont de l’animal aux personnages de la littérature. Comment ça sent, comment ça perçoit, une chauve-souris ?Que dire de la blatte en lisant « La Métamorphose » de Kafka ?
Comme vous, il y a pour moi le besoin de resituer l’homme dans un cadre qui n’est pas humain. Une multiplicité d’êtres différents pourrait montrer une forme d’humanité sans que cette communauté soit celle d’une espèce. Je pense à la manière par exemple dont Cro-Magnon et Neandertal, sans appartenir génétiquement à la même race, partagent des attitudes artistiques et techniques qu’on pourrait supposer possibles au-delà de ces deux exemples, en direction du singe ou de ces êtres bariolés composant la république de Star Wars non sans suivre une ligne de guerre dangereuse. Destruction de Neandertal par Cro-Magnon, planète des singes, air de fin du monde quand font rage des anges nanotechniques… C’est ce versant qui met l’anthropologie sur des pistes inhumaines auquel ma lecture de Derrida m’a rendu attentif (je veux parler de son dernier séminaire sur « La bête et le souverain »). Il faudrait relire sous ce rapport le texte de Von Uexküll « Mondes animaux et monde humain ».
J’ignorais tout du mot de Schmitt relatif au « pluriversum » mais cela montre que le concept a circulé de manière latente depuis quelques générations. La notion me semble particulièrement bien pressentie chez Tarde lorsqu’il met en scène le concept d’une pluralité de monde -une monadologie multiple et sans harmonie- capable d’entrelacer les structures sociales à celles du champignon ou à la composition des atomes, des étoiles... Il me semble que, de manière plus explicite encore, le concept était disponible dans la langue de William James qui comparait des groupes, évaluait le psychisme autant que les entités sociales selon des cartes dont les mêmes éléments vont prendre un sens différent en les recoupant autrement, en prise sur un cosmos fibré. Une logique de ce genre connaîtra des développements spectaculaires chez Whitehead et Deleuze, mais pour suivre un vocabulaire qui insiste davantage sur les multiplicités ou les variétés dont j’ai fait l’étude au début de mon existence philosophique.
C’est sans doute la lecture de Borges, la manière dont il compose des labyrinthes et des sentiers qui bifurquent qui m’a conduit à élaborer une logique nouvelle en l’enracinant dans la fiction comme modèle expérimental. C’est la fiction en tout cas –comment y aller autrement ?- qui permet de sortir de l’atmosphère pour rejoindre ce point extérieur, cette extra-terre qui fait la matière de votre livre si surprenant. Voilà sans doute qui motive mon intérêt pour la littérature et la mythologie que je note également dans votre travail de philofiction. Avant de replonger dans la terre, il y a chez vous une référence tout à fait inattendue à Husserl dont la page figure en marge de son œuvre comme un vieux papier retrouvé dans un dépôt. Une curieuse histoire d’une « arche volante ». Comment faire jouer cela avec Kant ? Comment se réalisent ces correspondances ?

Peter Szendy : Dans ses étonnantes notes rédigées en 1934 et publiées en français sous le titre « La Terre ne se meut pas », Husserl suppose qu’il est « transporté sur le corps lunaire ». Mais s’il s’imagine même « qu’il y a déjà, là-bas, des animaux et des hommes », s’il se représente « nos étoiles comme arches secondaires avec leur éventuelle humanité », ce n’est pas du tout pour les mêmes raisons que Kant. Au fond, les éventuels habitants des autres planètes ne l’intéressent en rien. Ce qui lui importe, c’est d’envisager, dans une expérience de pensée, en une sorte de variation éidétique, un transport sur un corps céleste depuis lequel on pourra dès lors affirmer, par un mouvement de retour et de rapatriement, que seule la Terre, en tant que porteuse première de l’humanité, est une « arche originaire » : « Il n’y a qu’une humanité et qu’une Terre… elle est l’arche qui rend […] possible le sens de tout mouvement et de tout repos ».
Je dis quelque part, dans « Kant chez les extraterrestres », que Kant est le dernier représentant d’une longue tradition philosophique que je qualifie de « plurimondialiste » : d’Épicure à Fontenelle, de nombreux penseurs ont affirmé la pluralité des mondes habités, tandis que, après Kant, on ne trouve plus aucune trace d’éventuels extraterrestres, Hegel allant même jusqu’à dire, dans sa Philosophie de la nature, que seule la planète Terre est « la patrie de l’esprit ». Husserl, qui semble faire exception avec les étranges notes que je viens de mentionner, s’inscrit en réalité dans le même mouvement d’« oubli » de la question exobiologique, comme on dit aujourd’hui.
Toutefois, le mouvement d’aller-retour que décrit l’expérience husserlienne – on quitte en pensée notre planète, on quitte philosofictivement la Terre pour mieux revenir s’y ancrer, s’y archidomicilier par un amarrage structurel , ce geste de déterrianisation au bout du compte reterrianisante est intéressant en soi, pour ainsi dire dans sa forme circulaire ou circulante. On le retrouve aussi chez Kant, inscrit cette fois au cœur même de l’expérience esthétique, c’est-à-dire dans le sensible tel qu’il se configure depuis un dehors extraplanétaire. Et c’est ce dont nous faisons quotidiennement l’expérience, sans toujours le savoir, lorsque nous nous orientons avec un GPS, lorsque nous regardons la durée d’attente affichée pour le prochain bus, lorsque nous anticipons le temps qu’il va faire, lorsque notre accès au perçu, en somme, s’ouvre depuis des points de vue et d’écoute satellitaires que nous envoyons dans un espace extraterrien pour le contrôle duquel se livrent tant de batailles militaires, économiques et juridiques. Car, on le sait, le partage du cosmos, là-bas, devient de plus en plus un enjeu crucial de la cosmopolitique terrienne, avec ses retombées en termes de maîtrise de l’information, de surveillance des télécommunications ici-bas.
« Cosmos » voulait dire en grec à la fois le monde – l’univers – et le bel ornement. Et tel était aussi le cas pour la traduction latine de « cosmos », à savoir « mundus », qui désigne bien sûr le monde mais aussi ce qui a trait à la beauté, à la propreté, à la coiffure ou, comme dans l’expression « mundus muliebris », au maquillage des femmes. Ce sens de « mundus » ne survit aujourd’hui que négativement, dans l’adjectif « immonde ». Or, la politique étendue aux dimensions du « cosmos » ou du « mundus » (certains diraient : la mondialisation), cette cosmopolitique est aussi, d’emblée, une cosmétique : en tant qu’elle contrôle et détermine l’accès au sensible, elle en est la retouche, le maquillage qui toutefois ne s’oppose à nulle réalité nue à laquelle on pourrait accéder telle qu’elle est. Bref, il y va de ce qu’il m’est arrivé d’appeler, d’un mot-valise, la « cosmétopolitique ».

Peter Szendy / Jean-Clet Martin

Comment faire muter un alien ? / Elie During

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Stephen Mulhall ne vous en donnera pas la recette. Son livre, sobrement intitulé "On film", cache d’ailleurs bien son jeu[1]. Il n’y est pourtant question que d’hybridation et de mutation. Ce professeur de philosophie, spécialiste de Heidegger, de Wittgenstein et de Cavell, n’a pas voulu donner une introduction scolaire à la pensée du cinéma, comme pourrait le laisser croire le titre. Il s’est livré à un exercice de cinéphilosophie en acte en se penchant sur un des monuments du cinéma de science-fiction contemporain : la tétralogie "Alien", inaugurée par Ridley Scott en 1979 et complétée depuis par James Cameron ("Aliens", 1986), David Fincher ("Alien"3, 1992) et Jean-Pierre Jeunet ("Alien Resurrection", 1997). Quelques excursions du côté de "Blade Runner", de "Terminator" ou de "Se7en" viennent compléter la lecture que Mulhall donne de la série, sans rompre le fil d’un questionnement tendu où la réflexion s’efforce d’échapper à chaque page au risque d’écraser le film sous le poids d’interprétations trop générales, ou de n’y retrouver finalement que des idées que chacun aurait pu formuler pour son compte indépendamment de son expérience de spectateur. C’est un des principes qui guide cet essai : les films ne sont pas une matière première où le philosophe puiserait des illustrations pour ses thèses ; pourvu que nous sachions les voir, ils sont de plein droit des « exercices philosophiques, de la philosophie en action — le cinéma comme manière de philosopher ["film as philosophizing"]. » (p. 2). 


La vie nue

Qu’un philosophe trouve matière à réflexion dans les quatre "Alien" n’étonnera pas ceux qui sont familiers de cet univers : « Ces films sont préoccupés, et même obsédés, par un certain nombre de sujets d’anxiété touchant à l’identité humaine, à la question trouble et troublante de l’intégrité individuelle dans son rapport au corps, à la différence sexuelle et à la nature. » (p. 1). Ces thèmes ont été développés par chaque réalisateur « avec une élégance quasi-mathématique » depuis que Ridley Scott en a posé les axiomes en imaginant une forme de vie extra-terrestre dont le destin serait lié à celui de l’humanité, non pas selon les codes largement pratiqués du "space opera" (invasion ou guerre des mondes), mais du fait qu’elle ne pourrait se perpétuer qu’en réduisant les humains à l’état d’espèce « porteuse » pour les intégrer dans son propre cycle reproductif. Une partie de l’effroi causé par la présence de l’"alien" à bord du vaisseau spatial "Nostromo" tient évidemment à ce que ce mode d’existence parasitaire n’est que progressivement révélé aux membres de l’équipage qui en font les frais en l’éprouvant dans leur chair, au moment où ils s’y attendent le moins.

L’argument biologique qui donne son originalité au film se redouble, pour les réalisateurs qui en ont accepté le cahier des charges, d’un enjeu proprement cinématographique : celui de la greffe ou de l’hybridation que représente, à sa manière, chacun des films participant à l’élaboration de la série[2]. Nous ne développerons pas ici les analyses subtiles que Mulhall consacre à cette question. Disons simplement que ce statut particulier qui consiste à venir à la « suite » (« the condition of sequeldom ») dote les trois derniers films d’une forme de réflexivité immanente. Leur position séquentielle a pour effet immédiat d’intensifier toutes les problématiques métaphysiques suggérées par la fable.

Un vaisseau filant silencieusement dans l’espace infini[3], une base abandonnée, un pénitencier relégué aux confins de la galaxie, de petits groupes d’humains isolés, coupés de toute forme d’attache sociale comme de tout arrière-fond culturel identifiable, enfin la présence intrusive et obsédante d’un Autre absolu (« le huitième passager »), d’un vouloir-vivre qui ne semble connaître d’autre forme d’impératif que celui de se reproduire à tout prix : telle est la situation minimaliste qui permet de mettre en scène, en en recombinant à chaque fois les éléments, la condition de l’espèce humaine, sa capacité à se mesurer aux formes de l’inhumain, hors d’elle-même et surtout en elle-même.

Si "Alien" appartient de plein droit au genre du film d’épouvante, ce n’est pas en vertu de certains caractères formels (scènes de suspense et corps déchiquetés), mais d’abord parce qu’il place au cœur de son propos la question des « mutations ou distorsions de l’humain » (p. 18). Il faut donc bien parler d’horreur, au sens que Stanley Cavell donne à ce terme : « L’horreur est le nom que je donne à cette conscience de la précarité de l’identité humaine, à la conscience qu’elle peut être perdue, ou envahie, et que nous pouvons être, ou devenir, quelque chose d’autre que ce que nous sommes, ou que nous nous imaginons être[4]… ». Que l’apparence de l’alien ait quelque chose de monstrueux est finalement moins important, de ce point de vue, que l’affect d’horreur qu’il communique à ceux qui ont affaire à lui, physiquement ou en idée. Loin d’apparaître comme un raté de la nature, l’alien est une machine naturelle parfaite en son genre[5], une machine plastique, métamorphique, mixte de chair et de métal. Quel est le ressort de l’horreur ? C’est que dans son cas l’individu se confond intégralement avec la pure pulsion reproductrice véhiculée par l’espèce naturelle (le « huitième passager » devient d’ailleurs meute ou colonie dès le deuxième film). Son éternel retour est l’expression inquiétante du cycle indéfini de la reproduction. Il est la Nature elle-même comme manifestation de la puissance aveugle de la Vie. Tel est en effet l’enjeu de la tétralogie – et le propos du livre.

L’intrigue n’a pas manqué de susciter toutes sortes de lectures du côté de la psychanalyse et des études féministes[6]. Rappelons que le mode particulier de parasitage auquel se livre l’alien implique une forme de pénétration orale suivie, après quelques heures de gestation, d’un simulacre de parturition (en fait, une sorte de césarienne par éventrement interne). Mais il est clair que pour l’agent Ripley, l’héroïne de la série incarnée par Sigourney Weaver, le mode de reproduction de l’alien n’offre pas seulement une vision cauchemardesque de la violence de la relation sexuelle ; l’image qu’il lui renvoie n’est pas tant celle de la masculinité ou de la colonisation du corps féminin, que celle de la féminité comme principe naturel de fertilité et de maternité. En somme, le monstre cristallise l’angoisse de la différence sexuelle comme telle, et plus profondément de la logique de survie, de reproduction et de perpétuation de l’espèce qu’elle représente. A cette tendance irrépressible incarnée par l’alien répond symétriquement le déterminisme du programme qui règle les actions de l’androïde Ash. D’autres androïdes figureront également dans les films suivants, comme pour marquer, à chaque fois, la place d’une autre figure possible de l’inhumain). Ripley affiche, au contraire, une forme de virginité obtuse à laquelle fait déjà allusion, dès les premières scènes, son rapport conflictuel aux membres masculins de l’équipage. Revêtue de son exosquelette dans le film de James Cameron, elle se présente à son ennemi comme un cyborg, agencement de chair et de machine inorganique : cette assomption prothétique allégorise le principe contraceptif d’infertilité qu’elle entend opposer à l’aliénation de son corps par l’impératif reproductif de l’espèce[7]. La suite est connue : violée dans son sommeil par l’alien, condamnée à le tuer en se précipitant elle-même dans une fournaise, elle ne pourra échapper tout à fait à son destin puisque nous la retrouverons deux cents ans plus tard sous les traits de son propre clone dans "Alien Resurrection"[8].

Mulhall consacre de belles pages à ce film injustement décrié[9]. Si Ripley n’est plus que le clone d’elle-même, au point de n’entretenir aucun lien de continuité psychologique avec son personnage dans les trois premiers films, elle est en même temps déjà tout autre chose : sa peau a la faculté de se régénérer à grande vitesse, son sang est aussi acide que celui des aliens, elle est désormais capable de sentir intuitivement leur présence et leurs mouvements. Cette ultime métamorphose lui permet d’affronter son environnement avec le regard étrangement distant d’un enfant post-humain, émotionnellement autiste. Mais le clone de la « reine » des aliens, celle que portait Ripley dans sa chair avant de se donner la mort dans le film précédent, a subi elle aussi d’importantes transformations au cours de la manipulation génétique qui l’a ressuscitée : elle porte à présent elle-même sa progéniture ; comme les humains, il lui faut mettre bas dans la douleur.

Les premières minutes du film nous présentent la conception in vitro de la nouvelle Ripley, suivie de l’extraction chirurgicale d’un foetus d’alien qu’elle portait dans son ventre. Faut-il parler de mutation, d’hybridation, ou d’hybridation par clonage ? C’est une question de point de vue, mais s’il y a lieu de parler de « résurrection », il faut bien admettre qu’il s’agit d’« une forme ou d’une espèce bien étrange [alien] de résurrection » (p. 121), résurrection technologiquement assistée face à laquelle les référents religieux suggérés avec insistance par "Alien"3 s’avèrent inopérants. A bord du vaisseau de recherche "Auriga", Ripley découvre dans une chambre spéciale, flottant dans des cuves remplies de liquide amniotique, les corps mort-nés ou à demi animés des sept premières versions avortées qui ont précédé sa synthèse artificielle : en détruisant par les flammes ces témoignages effrayants de l’ingénierie génétique à laquelle elle doit sa naissance, la mutante exprime tout à la fois « la révulsion que lui inspire la réalité de sa propre origine de chair et de sang, l’infatigable capacité de son corps à muter, […] l’inflexible pulsion qui le pousse à se reformer de l’intérieur (en se développant de l’œuf à la forme adulte), mais aussi son ouverture à la possibilité d’être transformé de l’extérieur (par la greffe, l’hybridation, l’évolution) » (p.131). Le clone de la reine alien donnera finalement naissance à un hybride quasi-humain dont le visage étrangement expressif évoque une gigantesque tête de mort. Est-il seulement viable ? Nous ne le saurons pas, et la fin qui lui est réservée n’est pas très enviable. Le corps de l’alien mutant se vide de sa substance, pulvérisé dans l’espace à travers un petit trou perforé par le sang corrosif de Ripley dans la paroi du vaisseau : lente et douloureuse agonie par éviscération que l’héroïne (ou ce qu’il en reste) contemple avec une pitié mêlée de répulsion. L’éjection et la destruction finales du dernier avatar de l’alien signe aussi l’avènement d’une forme particulière du posthumain, confirmée par la présence, aux côtés de Ripley, de l’enfant-robot produit par les machines (Winona Ryder), tandis que leur vaisseau s’apprête à rejoindre la Terre[10]. Cette scène signe le devenir "inorganique" de l’homme, radicalement étranger à l’impératif de reproduction de l’espèce comme aux aventures de la mutation.


Espaces d’espèces

Mais laissons là la dialectique de la reproduction et de l’incorporation ("embodiment") ; revenons plutôt au jeu de contraintes mis en place dès le premier volet de la série pour donner corps, cinématographiquement, à ces questions. C’est là en effet que se joue l’essentiel : la tétralogie des "Alien" n’aurait pas la capacité d’activer comme elle le fait des questions philosophiques si elle ne commençait par se donner les moyens de les porter à leur degré d’intensité maximale en les inscrivant dans un dispositif tout à fait singulier, que pourrait résumer la formule suivante : "deux espèces dans un espace clos"[11]. C’est en ce sens que la série peut être autre chose qu’une méditation imagée sur la condition humaine, et que la philosophie peut réellement être mise en action à partir des prises qu’offre la facture – et non seulement le principe narratif – de chacun des films[12]. Si "Alien" appelle une forme de philosophie expérimentale (comme "Matrix" a pu le faire sur un autre mode, à la fois plus naïf et plus baroque), c’est qu’il soumet ses questions à un protocole réglé suivant les moyens du cinéma. A vrai dire, et c’est la limite de ses analyses souvent brillantes, Mulhall ne s’y intéresse pas beaucoup. Il y va, pour faire bref, d’une certaine disposition des corps et des mouvements dans un espace lui-même mouvant, ou flottant.

Ce point nous introduit de plain-pied dans la problématique générale de la mutation. Le caractère « dimensionnel » de la notion d’espèce n’est-il pas déjà apparent dans la célèbre question formulée par Buffon : « L’âne est-il un cheval dégénéré ? » ? Le problème ne se poserait pas si tous les chevaux gambadaient librement dans la nature, loin du regard et de la prise de l’homme. Le processus de dégénérescence des espèces n’a de sens qu’à envisager la distribution des populations dans un espace où leur voisinage plus ou moins distant peut précipiter, au gré de certains effets de seuil ou de « catastrophe », des évolutions qu’on pourra ensuite ressaisir en termes de changement de « genre » ou, si l’on ne va pas jusqu’au transformisme, de « dégénération ». Chez Darwin encore, le mécanisme de la sélection naturelle n’aurait pas tant d’importance et ne serait peut-être même pas intelligible s’il n’opérait dans un environnement fini où les espèces se côtoient dans une relation de concurrence. La loi de la jungle est aussi celle d’un espace clos.

"Deux espèces dans un espace clos" : telle est la maquette montée par le film. Ce n’est pas pince-mi et pince-moi sur un bateau, et il y a des chances que cette promiscuité produise quelque chose de plus intéressant qu’une noyade ou une simple éjection dans l’espace. L’hybridation, par exemple, ou la mutation. Mais les espèces ne mutent pas sans que quelque chose de l’espace mute à son tour.

Il y a dans le deuxième "Alien" une scène saisissante : la patrouille de Marines appelée à la rescousse pour nettoyer une colonie infestée commence par explorer le couloir principal en s’en tenant aux deux dimensions habituelles que suggèrent les bifurcations, les portes et autres renfoncements latéraux. La troupe avance vaillamment : un coup d’œil à gauche, un coup d’œil à droite, mitrailleuse en main… Mais un instant suffit à se rendre compte que la bête se déplace parallèlement aux hommes, et sur plusieurs niveaux, ce qui la rend capable à tout moment de crever le plafond pour faire irruption n’importe où, avec une vitesse foudroyante. Cette découverte effrayante se traduit par un basculement soudain de toute la perspective : elle révèle une articulation en trois dimensions que l’organisation des plans avait oblitérée jusque là. Ailleurs, c’est l’espace qui se déforme de proche en proche, comme dans un jeu vidéo, à mesure qu’il est investit par les corps. Mulhall y fait brièvement allusion à propos du film de Fincher et de la partie de chasse maniériste à laquelle il nous convie dans le labyrinthe de corridors et de portes coupe-feu d’une fonderie installée sur le site "Fiorina 161".

De façon générale, ce sont toutes les frontières, toutes les parois, toutes les enveloppes qui deviennent poreuses face à un alien capable de perforer n’importe quel matériau pour affirmer sa présence ubiquitaire et créer une zone d’insécurité globale. Dans l’espèce d’espace-panique qui se constitue ainsi, aucun repli ne semble envisageable. La distribution du lointain et du proche, du dedans et du dehors perd son sens. C’est un espace lisse conquis au sein de l’espace le plus strié qui soit (omniprésence des plans de couloirs et de conduits, relayés par les détecteurs thermiques, les sondes et les traceurs) ; un espace « haptique » où finissent par s’écraser tous les plans. L’autre habite une quatrième dimension tangente en chaque point, il peut vous toucher à tout instant[13]. Mais chaque individu humain y étant d’emblée perçu par l’alien comme un réceptacle pour une gestation possible (un ventre, un cocon), on ne sait jamais qui sera épargné. C’est ainsi que le duel à mort peut basculer d’un moment à l’autre dans une logique d’un tout autre ordre (étreintes louches, transferts de substances, agencements contre-nature, hybridation), et que de l’espace fantastique de la hantise et de la claustrophobie se détache progressivement un "espace mutant".

Elie During

Ce texte a fait l’objet d’un premier avatar paru dans le numéro spécial « Mutants » de la revue "Critique" (n°709-710, juin-juillet 2006).


[1] Stephen Mulhall, "On film", Routledge, London, 2002 (les numéros de pages entre parenthèses renvoient à cette édition).
[2] Il faut d’ailleurs noter, au passage, que le film de Scott, réalisé en 1979, avait déjà été perçu à l’époque comme le produit d’une hybridation originale du genre « science-fiction » et du genre « film d’épouvante ». James Cameron et David Fincher y ont mêlé des éléments empruntés au film de patrouille ou de guerre, en laissant affleurer dans chaque plan l’esthétique du jeu vidéo, avant que Jean-Pierre Jeunet ne fasse basculer l’ensemble dans une sorte de fantasmagorie rêveuse, un cauchemar d’enfant que les amateurs de la série ont parfois eu du mal à accepter. Mulhall n’hésite pas à filer la métaphore de la « double hélice » pour évoquer la manière dont chaque nouveau scénario rejoue, c’est-à-dire récapitule et déplace, les éléments de ceux qui le précèdent (p. 67-69). La place singulière du troisième épisode se marque à cet égard dans l’inscription du chiffre en exposant dans le titre ("Alien"3) : manière de signifier qu’avec la troisième génération d’extra-terrestres il s’agira de multiplier plusieurs fois le film par lui-même, en en intensifiant les effets jusqu’à obtenir « une sorte de condensé ou de sublimation de l’essence de l’univers Alien » (p. 92). De fait, tout se passe comme si Fincher avait voulu clore pour de bon la série. C’est dans ce film que l’héroïne trouve la mort au terme d’une longue incubation – en attendant d’être ranimée par Jeunet.
[3] On se souvient peut-être de la formule efficace qui annonçait la sortie du premier Alien : « Dans l’espace, personne ne vous entend crier ».
[4] Stanley Cavell, "The Claim of Reason", cité par S. Mulhall, p. 17-18.
[5] « Une créature biologique parfaite », explique l’ingénieur Ash, qui se révèlera finalement être lui-même un androïde.
[6] Barbara Creed, « Alien and the Monstruous-feminine », in A. Kuhn (éd.), "Alien Zone", London, Verso, 1990 ; Lynda K. Bundtzen, « Monstruous Mothers : Medusa, Grendel, and now Alien ».
[7] Voir Bundtzen, art. cit., p.17, ainsi que A. Samuel Kimball, « Conceptions and Contraceptions of the Future : 'Terminator2', 'The Matrix', and 'Alien Resurrection' », 'Camera Obscura',50, 17 (2), 2002. 
[8] Entre temps, le spectateur aura eu le plaisir ou l’effroi de découvrir son héroïne tête rasée, dans un rapport de proximité de plus en plus troublant avec la bête.
[9] Au point qu’un commentateur, David Thomson, entreprend d’en récrire entièrement le script ('The Alien Quartet', London, Bloomsbury, 1998).
[10] Dans la fin un peu différente que présente le "director’s cut" d’"Alien Resurrection", Jeunet fait dire à Ripley : « I’m a stranger here myself ». Elle prononce ces mots sur les hauteurs d’une colline, devant le paysage d’un Paris ravagé.
[11] Les premiers plans d’"Alien" suggèrent bien cette clôture en montrant l’activité silencieuse du "Nostromo" filant dans l’espace en mode « automatique », comme vidé de toute présence humaine (les membres de l’équipage sont encore en hibernation).
[12] Cette approche des films comme « philosophie en action » a déjà donné lieu à une intéressante discussion : voir Nathan Andersen, « Is Film the Alien Other to Philosophy ? », Film-Philosophy, 7 (23), 2003, Julian Baggini, « Alien Ways of Thinking », Film-Philosophy, 7 (25), 2003, et Stephen Mulhall, « Ways of Thinking : a Response to Andersen and Baggini », Film-Philosophy, 7 (25), 2003 (textes consultables sur : http://www.film-philosophy.com/).
[13] Raphaël Bessis a consacré à cette question une partie de son travail de D.E.A. : "Alien ou l’étranger contemporain : un imaginaire de la déficience immunitaire" (mémoire de psychologie clinique sous la dir. de F. Richard, Université de Paris VII, septembre 2005).



L'ontologie pure d'Alien / Jean-Clet Martin

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La série débute non pas tant par l’image du vaisseau spatial nommé Nostromoque par un cadrage, une ouverture étrangère à ce qui est généralement vu. Il s’agit d’un couloir parcouru d’une forme de présence. Mais ce n’est vraisemblablement pas une présence humaine. Quelque chose est bien là dont insiste le regard. Et ce regard n’est pas intentionnel. Aucune intention ne se manifeste dans la profondeur de champ dont le Nostromoest le témoin ou le seul nom possible (un index de présence se référant du reste à Conrad, au personnage infernal qu’il avait laissé dégénérer dans un roman du même titre[1]). Ce qui est perçu de l’intérieur du Nostromo  -gigantesque insecte tentaculaire, aux « insections » nombreuses- n’apparaît pas tout à fait comme redevable d’une conscience (pas même celle du spectateur qui assiste d’abord au spectacle sans comprendre ce qui le promène de pièce en pièce). Il s’agit d’une sorte d’« apparaître », mais ce qui apparaît ainsi n’est pas le corrélat d’une aperception personnifiée. L’ouverture n’est pas orientée vers un objet selon un témoin déterminé. On dirait davantage un regard vide, même s’il est plein de choses, reliées en un ensemble par le fond bleu d’une lumière artificielle, sans parler des dessins géométriques qui rythment les murs de vecteurs indécis. Voici donc que tout débute par un ‘être-là’ (Dasein) qui ne se charge d’aucun pressentiment ni d’aucune attente, "être là" qui n’est pas une présence en vue d’une proposition réfléchie ou même d’un projet déterminé. On dirait un « là » visuel, très précis mais pourtant impersonnel. Tout est là, ouvert à un champ purement ontologique dont les mouvements ne sont pas du tout balisés par une approche humaine ou phénoménologique (au sens de Husserl).

Le Nostromo se tient dans l’ouvert d'une arche, dans un espacement, une visibilité qui ne pointe ni vers moi, ni vers un autre, reconnu comme tel. Il ressortit à l’Etre plutôt qu’à un étant particulier qui serait déterminé par une psychologie, une orientation subjective, un projet de réalisation de soi. On est placé dirait-on devant une vue qui n’est de rien, rien de clairement identifiable. Au lieu de voir des visions de gens, on voit autrement, on voit une différence ontologique marquant un visuel pur, sans émotion particulière ni affect –même si l’angoisse ne saurait tarder à monter sur ce plan en réveillant des visées subjectives, affairées, mondaines. Rien donc dans ce regard, dans cette présence n’indique un sens, une direction qui soit soumise au cours composé du temps, à l’intuition naturelle, au fil d’une chronologie dont l’ordre serait articulé à des enchaînements motivés (comme allez manger, chercher un instrument, se mettre au travail…). Dans le vaisseau, tout le monde dort, plongé en « biostase » pour des mois selon un sommeil sans rêve. Le monde lui-même dort. Le regard qui nous invite à parcourir la cabine ne montre pas encore de finalité, comme si sa vue enveloppait le sommeil en tant que tel, vue extérieure aux dormeurs qu’elle cadre (les lits, avec tous les occupants, apparaissent dans le champ, préalablement à tout réveil).

Les machines sont là qui veillent. Ce n’est pas une veillée funèbre, mais c’est tout de même une veillée sans aucune attention, une vigilance fantomale qui n’a pas de bienveillance, sans objet apparent quant tout est apparent, et dont la sur/veillance est pourtant d’une limpidité parfaite, sans point de vue central, hors perspective, les adoptant toutes. Cette vision, l’œil de la caméra l’assume comme une vision libre, lucide à la manière d’un « discours indirect » qui correspond au pur fait de voir : description équanime, balayage d’une lumière artificielle qu’on pourrait nommer « abstraite », « absolue», précise comme un scanner, débarrassée de toute interprétation, pure de toute compréhension, de toute « mise en intrigue » mondaine. Une telle vision n’est relative encore à aucun monde, aucune origine ni finalité, sans préoccupations "ontiques".  Nostromoest le nom de ce qui perd le sens du  nostre, éloigné de toute mondanité, entre les mondes faudrait-il dire, entre le ciel et la terre, interstitiel.

Cette ouverture du champ visuel passe par un écran numérique, froid, s’installe dans le silence, dans le vide muet d’une présence qui n’est pas même imaginaire. L’imaginaire n’est jamais assez posé dans la neutralité de l’être, de l’espacement ontologique des choses comme Heidegger pouvait le reprocher à Husserl encore trop pris par le perspectivisme intentionnel des humains. Le cinéma de l’Etre n’est pas de même ‘image’ de même ‘grain’ que celui de l’étant qui ne peut s’empêcher de projeter, d’intriguer, de mettre en scène un psychodrame dont l’ontologie, au contraire, ne peut que sortir, abandonnant le pathos humain. Ce que montre sans doute déjà 2001 Odyssée de l’espace par la valse du vaisseau circulaire. Ce que montre peut-être comme jamais le début d’Alien dont le visiteur surnuméraire est déjà là avant même les monstres et les hommes. Ce qu’on nommera une Visitation. Plus profonde que l’imaginaire, il s’agit d’une vigilance, d’une insomnie des machines elles-mêmes. L’ouvert que le film éclaire en ouvrant l’œil de la caméra marque le balisage d’un réseau de points indifférents que l’ordinateur, symbolisé par un casque scopique devant l’écran de contrôle, tient en connexion. Le seul mouvement perceptible, le premier mouvement que cette présence décline est celui d’un mobile, d’une espèce de jouet orange collé sur un plan lisse et brillant, une mécanique dont la mobilité est infinie comme certaines marionnettes ou autres machines à bascule.

Cette visitation pourrait se poursuivre sans terme et sans commencement. Cela pourrait se produire indéfiniment sans que personne ne vienne troubler ce bain phosphorescent, nappé d’une présence ni humaine, ni même animale, purement machinique et dont Ridley Scott filme l’indifférence, le chemin sans conscience, la part inorientée.  S’impose l’existence d’un couloir, d’une intersection, d’un passage pour la vue qui guide sans doute un parcours. Mais l’image est en même temps partout. Elle reste extérieure aux sens humains puisqu’elle saute tout autant de l’intérieur vers l’extérieur, mêle indifféremment les plans de la coque et ceux de l’habitacle. C’est ce bain dans l’image neutre, cette indifférence ontologique de la vision qui va se déchirer au bout d’un moment par un signal, une résonance captée par le Nostromo, et dont le sens n’est pas donné, hors-sens, progressivement mis en évidence par le réveil de l’équipage qui  tombe soudainement en-dehors de l’anonymat de l’Etre, hors de l’ « il y a » brut, s’extirpant lentement -et en vomissant- d’une espèce de Dasein encore non-orienté, celui qu’avait ouvert et espacé la vigilance de la technique. Technique devenue complètement indépendante des décisions de l’homme, dont le film va progressivement mettre en tension l’autonomie eu égard à toutes nos volitions : regard d’ordinateur, regard froid du chat, regard de l’androïde à la tête arrachée, regard globuleux d’Alien… Tout ça à contre-jour de l’imaginaire qui lentement fait surface dans un affolement dont le spectateur sera l’unique créateur.

*

Tout commence donc par cet éveil sans homme -cette vigilance sans rêve qui est interrompue par un message venu d’un système galactique comme un cri de détresse ou un avertissement qui enjoint l’équipage, d’abord endormi, à vérifier au réveil sa provenance, histoire de récupérer, le cas échéant, des survivants, une « boîte noire » ou tout autre témoignage capable d’en clarifier le sens – à moins que cette bifurcation, ce détour aient été prévus dès le départ par la société qui est à l’origine de ce voyage par lequel elle se laissera elle-même déporter, excéder vers l’inintentionnel de l’ontologie pure. Depuis cet 'Espace Anonyme de l’Etre' (un EAE pourrait-on dire pour sourire un peu), depuis ce tunnel ouvert par le début du film, le spectateur se voit alors basculer vers un monde dont la clarification intentionnelle, la phénoménalité, se reconstituent mais en échappant par de forts instants d’angoisse à « la conscience de quelque chose ». Suspens du temps au bénéfice de l’Etre. Toute conscience étant selon Husserl une « conscience de » ceci ou de cela, il nous faut bien reconnaître que lorsque la chose manque de sens, lorsque le corrélat sombre dans l’indéfini, il n’y a plus d’apparition qui puisse participer d’un projet ou d’une direction. Reste néanmoins une apparition…  une apparition ontologique, entière et pour elle-même, qui m’a toujours fasciné sous le titre d’un «Œil des choses ». C’est dans cette vision chosale que pénètre, en se détachant de la plateforme spatiale, la navette qui va explorer cet EAE, ce trou qui l’attend on ne sait d’où,  immonde, sans monde, traversant une brume, une tempête qui rendent impensable toute reconnaissance et, par conséquent, toute instruction, nous plongeant bien mieux dans une désorientation ontologique qu’on pourrait nommer avec le jeune Sartre une « ontologie phénoménologique ». Phénoménologique en un sens nouveau, inattendu, parce que quelque chose apparaît, mais, dans cet apparaître, il s’agit d’un être qui ne se soumet à aucun corrélat : un être anonyme, redevable d’une présence inquiétante, aliénée au rien, pur Dasein de ce quelque chose qu’« il y a là », loin de catégories avérées, d'espèces ou de cas d'espèce... Là naît La Chose sans motif, sans mobile, toujours déjà dans l’œuf, néantisant les approches mondaines de la curiosité.

Dans la nuit d’une planète inconnue, la navette, partie du Nostromo,se pose avec difficulté. S’ouvre au milieu de la brume un couloir, un tunnel, un boyau obscur : une présence dont l’ontologie n’est d’aucun genre, au point qu’on pourrait y croiser des formes hybrides, non-spécifiées. Rien ne laisse présager la nature d’une entrée, le balisage d’un chemin possible, praticable, soumis à une finalité intelligible. Ce qui est très choquant, le nom peut-être du choc comme tel. On retrouvera sous ce choc une apparition redevable à l’ontologie, pure de toute facticité, visitation que donnera à contempler également Prometheus suivant la scène particulièrement fantastique du même couloir, hanté par des spectres, rembobinant une vision d’images comme on ferait des ectoplasmes, des enveloppes de choses désubstantialisées, libérées de toute adhésion datable, hors-temps, pour ainsi dire éternelles. On dirait alors que ces choses baignent dans une vision numérique, qui n’est de personne et qui vient hanter le tunnel par des apparitions. Dans Alien 1 l’image était déjà numérisée, reprise par des écrans informatiques qui en performaient la mémoire et la présence anonyme, neigeuse. Une forme immense y était devinée, rencontrée,  au-delà du hublot des scaphandres. Mais elle ne pouvait entrer dans la vision du regard, trop colossale, hors-cadre pour une large part, nécessitant le travers de l’infographie afin de la reconstituer (dans Prometheus, l’image intégrale de la chose n’est elle-même obtenue que par un hologramme virtuel assez séduisant et c’était également le cas de Alien 2, vaste labyrinthe de tuyauteries inorientées). Sous ce rapport, la forme rencontrée est d’une étrangèreté absolue. Il pourrait s’agir aussi bien d’un os gigantesque, creusé de galeries spongieuses, que d’un vaisseau spatial cloué au sol, confondu avec un minéral gigantesque, un monument abandonné à un 'espace-temps' hors toute échelle.

De cet objet, le second film de Ridley Scot,  Prometheus , découvre les mémoires anonymes, les images désincarnées, les fantômes qui persistent comme des échos conservés intacts sous le sombre fond de ce boyau placé hors du temps. Nous sommes enveloppés de lumière noire, et la lumière est notre cercueil, notre relevé topographique qui voyage à vitesse infinie quand elle ne circule pas indéfiniment dans une galerie giratoire. Mais Alien 1 ne se pose pas ce type de problèmes, loin de l’image-souvenir comme de toute image-mentale. L’ontologie pure qui sous-tend ce premier jet ne contient pas tous ces hologrammes. Elle reste étrangère et comme préalable au plan de la mémoire. Cette première version (dont Ridley Scott suspend des réponses possibles) rencontre la chosedavantage sous le couvert de la matière. Une matérialité qui s’indiffère entre nature et artifice, parfaitement hybride. Et cette chose n’a pas de genre, n’est générique de rien, ne se rappelle rien et n’appelle rien. Elle est relayée sur l’écran grésillant de l’ordinateur  suivant un halo qui la rend définitivement inclassable, inconnue comme tout ce qui en émane. L’ordinateur n’en possède nulle mémoire, se montrant incapable de répondre aux questions qui lui sont posées. Il s’agit d’un inconnaissable, mixte entre l’organique et la technique, chose parcourue de nervures ou de câblages, d’ouvertures respiratoires ou de sas mécaniques…  D’où les expressions d’étonnement devant cette apparition sans véritable corrélation, confinant à la surprise, sur-prise qui émane de tous les membres de l’expédition : « Je n’ai  jamais vue une chose pareille ! ».

De cette impossible chose, sans comparaison, de cet appariement problématique entre « noèse » et « noème », les protagonistes traversent la fêlure, sans réponse. Et pourtant, ils vont ramener de un « mutant», un « objet =X » dont le nom sera progressivement celui d’Alien. L’indistinction ontologique par laquelle s’ouvre le film sous la vision neutre d’une machine, il faut bien le reconnaître, se poursuit tout au long de l’aventure. En premier lieu au moment où Ripley refuse d’ouvrir la porte, au retour de l’expédition portant le malheureux compagnon, inanimé, avec sur son casque l’étrange parasite. A son corps défendant, Ripley va hurler : « Je refuse d’ouvrir » … « quelle est ce genre de chose ? Donnez-moi en une définition claire ! ». Il y a, en cette angoisse de Ripley, la sensation du danger, celui de laisser advenir la dilution dans l’Etre, dans l’indéfini, dominés par une phénoménalité anormale sous le couvert de la monstration technique. Alors se joue pour l’homme la menace de se laisser absorber par l'AEA, étrange plan ontologique des machines ou des monstres… et c’est, contre toute attente, une machine qui ouvre la porte à l’Alien. Il s’agit d’Ash, un androïde, qui va laisser entrer l’intrus. Celui-ci se présente comme une espèce de mollusque aveuglant la face de l’astronaute recouverte de tentacules et parasitée par des serres encore organiques. L’Alien, pour se reproduire, use de la technique animale capable d’accoucher, de se répliquer mais en libérant un monstre de métal. Il est organique dans son mode de reproduction et mécanique dans sa puissance, hybridant la sphère vitale du carbone à celle inorganique du silicium. Ce parasitage est seul ressenti par Ripley dont la féminité rend possible un pressentiment ambigu, celui de l’accouchement, de la noce secrète de l’intrusion et de l’enfantement, autre forme de Visitation. Refusant d’ouvrir le sas du Nostromo, c’est donc le technicien de bord, Ash,  -un robot-, qui libère le sas.

Une étrange affection vient déranger le programme très complexe d’Ash, sans doute emporté par une espèce d'interrogation nouvelle, presque philosophique, pointant une parenté secrète entre lui et le monstre. Pourquoi ne serait-il pas lui-même autre chose qu'une machine, une machine devenue organique à l'image d'Alien? Se profile ainsi une ouverture d’existence dévolue à sa propre puissance. Ridley Scott interroge ce réveil de la machine  -capable d’entrevoir son propre devenir-  depuis Blade Runner. Et cette puissance, cet effort (conatus) advient par une étrange noce du carbone et du silicium. On dirait qu’Ash développe un désir de « persévérer dans l’être », qu’il se laisse fasciner par un destin renouvelé de l’Etre, très différent de l’homme. Il s’agit d’un désir devenu inintentionnel, un destin révélé sous le regard de la technique, délivrant la promesse d’une ontologie radicale.  « J’admire sa pureté…  un animal qui n’est pas souillé par la conscience et les illusions de la moralité » reconnait  Ash au moment où sa tête décapitée continue de raisonner. Et dans son regard qui s’éteint, une autre vie possible lui apparaît, une vie "machinique/organique", une vie mixte qu’il hurle au monde, surprenant ses compagnons de bord qui ignoraient d’abord qu’il n’était qu’un robot.

*

Sans doute nous faudrait-il reconnaître l’horreur d’Alien, sa capacité à ouvrir le regard tenu en suspens par l’angoisse. Mais, les effets recherchés par le film, l’épouvante qui s’y taille une place démesurée n’est-elle pas autre chose que la peur ? La peur répond habituellement à un objet connu qui nous dépasse ou nous surpasse par la présence de certains animaux plus forts que nous. L’angoisse est un tremblement d’une autre sorte devant un objet=X, révélateur d’une réalité qui n’obéit plus à notre intelligence générique. L’angoisse est autre chose encore que le bord de l’Etre dont on découvre avec stupeur qu’il n’est pas en rapport avec l'étant. Comme nous le savons par Kierkegaard, l’angoisse est une voie de passage vers l’instant : instant d’une révélation qui est en relation avec la faute, avec le péché en un sens métaphysique. Ce que l’angoisse révèle est une faute originelle de ce que l’homme est expulsé de l’innocence de l’Etre en un instant pour lequel il n’y avait aucun savoir. Elle se produit dans des moments d’effraction, une fissure perceptive qui donne sur une « différence ontologique » dont la révélation produit un véritable saut, une panique dont Ash n'est pas capable en tant qu'androïde. L’angoisse et l’horreur d’Alien ne sont pas qu’un ingrédient commercial exerçant une attraction sur un public imbécile. Le film d’horreur place l’angoisse au bon endroit sachant que ce qui est montré ici, c’est non pas tant l’épouvantail d’une machine hideuse plutôt que la crainte absolue rencontrée dans le regard de l’homme sur lui-même, regard qui nous porte à la hauteur du mal dont seul est capable un humain. Le mal, comme déchéance et césure ontico-ontologique est particulièrement bien traité par le second film de Cameron, sous la manière dont Alien 2 porte l’accent sur les affaires humaines, viciées par l’argent, quand l’instant se concentre autour du regard fou du promoteur, plus terrible que le monstre, et dont le mal est révélé à tous ceux qui restent, comme la vérité d'un tel voyage. Même les plus grands criminels, mis en scène finalement par Allien 3, sont plus purs que les injonctions masquées de la morale qui les avait exclus sur une planète carcérale où ils semblent se spiritualiser au contact du monstre.   

On ne soutiendra pas que la "perfection" d’un Alien nous soit, dans l’horreur du spectacle, esthétiquement accessible. Ce parasite mécanique nous ouvre une vision insupportable, une capacité d’intrusion et de destruction implacable. Rien ne lui résiste. Et pourtant, il est indifférent au regard du chat qui est exclu de la sphère du bien et du mal ennemie de l'Alien, hors de son programme de destruction et de reproduction. L’animal ne rentre pas dans le champ de sa prédation. Le chat et l’Alien cohabitent d’une certaine manière puisqu’ils se croisent, s’observent sans se détruire tandis que le chat, s’il en a peur lors de la première rencontre, porte un regard indifférent sur les cadavres humains et leur mise à mort. De même l’androïde Asch est dépourvu d’affects : non seulement il voue au monstre une admiration qui le modifie en profondeur mais en retour semble n’avoir rien à craindre de lui. C’est comme si une secrète Alliance pouvait se nouer entre eux et que le robot, nommé Ash, devait se dépasser enfin dans une projection esthétique dont il se montre pour la première fois capable, se libérant de la volonté humaine, de son programme de serviteur invétéré, de son Aliénation tout à fait écoeurante aux plans de son créateur.

Débarrassé des hommes à bord, le Nostromo pourrait poursuivre l’existence infinie d’un mobile, comme ce petit bonhomme rouge qui ouvre tout le film par un mouvement mécanique redevable à l’inertie. Il entrerait dans une trajectoire dont nous ne savons rien, sous l’innocence de ce regard machinique qui avait ouvert le film et dont Prometheusmontre la beauté quand l’équipage dort depuis deux ans et que, à sont bord, l’androïde David lit des livres, écoute de la musique et regarde des films qui apparemment font office de miroir, de réplication pour un répliquant dont l’identité n’est pas morale mais dont on dirait qu’elle découvre une forme esthétique grâce au cinéma, à l’image dont il devient lui-même le reflet. Dans un tel voyage, ce serait la promenade éternelle d’un mobile, d’un Alien qui entrerait dans le système neutre des images et qui pourrait subsister à côté de l’androïde comme de l’animal en parfaite connivence. Lorsqu’on est attentif au film, on voit bien que l’horreur est davantage du côté de l’étantqu’incarne l’homme. Le Nostromo, conduit par l’homme, par les intérêts de la firme auquel il appartient, montre surtout des personnages animés par le goût de l’argent, obsédés par des primes financières sans faire preuve d’aucune appétence intellectuelle comme c’est pourtant le cas d’Ash, l’androïde, pris dans une espèce de passion de la connaissance.

En visionnant Alien, on ne peut pas ne pas percevoir l’aspect inquiétant du Nostromo  filmé par Ridley Scot sous les traits d’une machine de guerre, un appareil de destruction ultime, bardé d’armes extrêmement agressives, jusqu’aux trains d’atterrissage qui ressemblent à des griffes, des serres sans pitié. Le dédale de couloirs, de gaines, de tuyau déroule un chemin qu’on peut ressentir comme une distribution pour personne, vide : un jeu d’orientations, de carrefours dérivant dans l’éternité de l’espace infini. Le film s’attarde de longues minutes sur les usages de la technique au service d’un homme qui ne voit jamais ce plan vide, ce couloir ontologique ouvert dans l’interstellaire des hors-mondes. Et dans ce labyrinthe, il y a, solitaire, un « être là » de l’androïde que Ridley Scot rend  manifeste également dans la séquence finale de Prometheus, proche de Blade Runner sous ce rapport lorsque le robot développe une perspective supérieure à l’homme, surhumain sous ce rapport. On a le sentiment que l’androïde et la femme se machinent, font couple en une robotique eschatologique. Ce sont les hommes, les Ingénieurs -dont nous héritons apparemment du même ADN- qui sont mauvais et non les machines, elles qui n’entrent jamais dans le plan moral de leur créateur.

Le seul humain qui s’ouvre à une alliance nouvelle avec la machine, avec l’androïde David, c’est Elizabeth Shaw, anthropologue de métier. Il y a chez cette femme un devenir qui échappe au genre humain pour entrer peut-être dans la promesse d'une amitié avec la machine. Elle est en prise avec la singularisationde l’espèce.  Elle est susceptible d’alliances et de sexualités multiples  (la vierge elle-même aura eu ce privilège de s’accoupler avec un Dieu, ce qui n’est pas rien tout de même, revenant sur l’alliance première avec le mal, le serpent pratiqué par Eve qui rend tout à fait indispensable le rôle de Marie dans cette histoire). Cette nouvelle alliance se conçoit d’une certaine manière contre les Créateurs, contre les Dieux dont elle attend des explications et cherche à se venger au nom de la foi en l’alliance. Se crée un rapport à l’autre, à la machine qui relève d’une étrange association sachant que Ripley autant qu’Elisabeth pourraient accoucher d’un monstre. L’alliance est une composition, un composé, une machination de l’organique et de l’inorganique : celle du corps devenu comme inertial (Alien 2) ou fantomal (Prometheus). Une transsubstantiation que Cameron fait culminer dans la scène finale de son film lorsque Ripley se couple à un exosquelette de métal. Elle s’allie au robot pour tenir tête au monstre et entrer ainsi dans une « composition de rapports », une corporéité équivalente à celle d’un animal-machine.

La technique, l’univers des machines, déploient un regard dont le Dasein nous introduit en un Etre qui n’est plus occulté par la dimension morale de l’homme, lui qui réduit son dévoilement à des finalités hautement discutables, l‘assujettit au nom d’un Bien confondu avec les biensen une pathologie ontico-ontologique qui fait la réelle terreur de ce film. Une mise en affaire, une thésaurisation dont l’anthropocentrisme extrême montre une violence absurde à laquelle Ripley résiste de tout son corps mécanisé dans Alien 2. L’anthropologie, sous ses options morales qui soumettent tout à l’étant humain, est incapable d’accéder à la dimension métaphysique de ce regard ouvert,  innocent, que Ridley Scot découvrait déjà dans le finale de Blade Runner quand le robot meurt en libérant une colombe, manifestant une sainteté christique rarement perceptible dans les actions humaines, extrêmement pauvres. Le Nostromo, redoutable prédateur, armé d’un arsenal pléthorique, n’est qu’un vaisseau qui cherche l’or et des richesses extra-galactiques, une entreprise pirate aux finalités économiques aveugles dont se sert une Société financière insensible à l’Etre, ultra-libérale, loin des questions métaphysiques de la « présence préalable au monde » dont témoigne l’animal-machine comme l’automatisme spirituel des ordinateurs. Dans ce libéralisme réducteur qui finalise ces formidables expéditions vers l’enfer de l’Etre, la technique est rabattue sur une finalité de survie, de survivance pour riches (le président hors d’âge de la firme finançant l’expédition pour échapper à la mort). La technique reste asservie à un ustensile pour la survie de vieux séniles, d'immortels gâteux et non une révélation dont l’essence manifesterait de nouvelles puissances, de nouvelles capacités poursuivant son acte d’Alliance au-delà des Dieux et des hommes. Il faudra dès lors s’attendre à une suite qui serait comme un nouvel empirisme, radical et supérieur, dont la foi arrache l’homme au darwinisme tout autant que les robots à leurs créateurs...

Jean-Clet Martin




[1]Nostromo de Conrad est publié en 1904 et montre à travers des personnages défaits la déviance propre au dieu nouveau qu’est l’argent.

Eléments de diplomatique extraterrestre / Laurent de Sutter

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§ 1

Caracalla et conséquences


C’était l’an 212, semble-t-il. Pour des raisons qui restent discutées, l’empereur Caracalla décida soudain d’accorder la citoyenneté romaine à tous les sujets de l’Empire, quelle que soit leur origine ou extraction. Une seule exception subsistait à cette règle : les deditices (ou barbares soumis par la force) continuaient à se voir privés du statut reconnu à toutes les autres classes. Pourquoi Caracalla décida-t-il de cette mesure ? Dion Cassius, dans un passage de son Histoire, avance une explication financière : Caracalla souhaitait élargir l’assiette fiscale sur laquelle reposait l’Empire qu’il dirigeait. Mais quelle qu’en fussent les motivations, l’édit, connu depuis sous le nom de Constitution Antonine entraîna des bouleversements importants. Le plus considérable fut l’abrogation soudaine des coutumes locales que la distinction entre citoyens et non-citoyens avait permis de faire perdurer. Tant que celle-ci était restée en vigueur, les non-citoyens, non assujettis au droit romain, pouvaient continuer à se prévaloir de leurs habitudes les plus ancestrales. Avec leur intégration dans l’Empire, c’était le droit de celui-ci qui, tout d’un coup, était devenu le droit applicable à chacun de leurs gestes et à chacune de leurs actions. Car, au contraire de l’image qu’on en donne souvent, le génie juridique de l’Empire était un génie qui, de manière paradoxale, n’avait rien d’impérialiste. C’était un génie du divers et du feuilleté, ne cessant d’inventer de nouvelles manières de s’articuler aux situations qu’il rencontrait et qui ne relevaient pas de sa logique. Le droit romain, comme droit des citoyens de l’Empire, était aussi le droit par lequel les autres droits subsistaient de manière à pouvoir produire les effets qui en étaient attendus. Avec la Constitution Antonine, cette relation inclusive au dehors se trouvait tout à coup annulée : l’étrange ius gentiumdéployé par les jurisconsultes de l’époque classique se dissolvait dans un ius civile généralisé. En devenant le droit de tous, le droit romain perdait ce qui avait fait une partie de son inventivité – à savoir d’avoir envisagé les moyens d’être le droit de chacun. Plutôt que le moment de l’avènement d’un cosmopolitisme romain, l’édit de Caracalla marquait celui de son effondrement dans le premier véritable moment impérialiste de l’Empire[1]. Du reste, les conséquences ne s’en firent pas attendre : une fois que les pérégrins, comme tout le monde, eussent été transformés en citoyens romains, la liberté de culte leur fut soudain déniée. Parce qu’ils étaient désormais des citoyens de l’Empire,  refuser de sacrifier à ses dieux, comme le firent les pérégrins chrétiens, était devenu un délit passible de sanction. La générosité de Caracalla n’était que de façade : à y regarder de plus près le geste d’octroyer la citoyenneté révélait très vite qu’il était avant tout un acte de police.



§ 2

Des extraterrestres chez les humains


Mille sept cent quatre-vingt cinq ans plus tard, sortait dans les salles de cinéma du monde entier un film dont le titre énigmatique n’empêcha pas l’énorme succès : Men in Black. Il s’agissait de l’adaptation, mais sous la forme de la comédie, d’un comic de Lowell Cunnigham racontant les aventures d’un duo de policiers membres d’une agence extraordinaire. Cette agence, nommée « Men in Black », avait pour but la surveillance de la vie extraterrestre installée sur Terre à la suite d’un accord galactique en ayant fait une sorte d’asile pour réfugiés. Ainsi que l’expliquait l’agent K (Tommy Lee Jones) au moment où il en révélait l’existence à la jeune recrue J (Will Smith), les extraterrestres présents sur Terre étaient à peu près au nombre de mille cinq cents. Le rôle des « Men in Black » était de s’assurer qu’aucun d’entre eux ne commît de bêtise, et, surtout, qu’aucun autre être humain ne se rendît compte de leur présence. Par rapport au comic de Cunningham, le film de Barry Sonnenfeld limitait en effet le champ d’activité des « Men in Black » à celui, exclusif, de la vie extraterrestre. En revanche, dans le comic, les membres de l’agence avaient aussi pour objectif la surveillance des activités parapsychiques comme des diverses mutations pouvant être manifestées par les humains. Le choix d’ignorer ces bizarreries humaines était une manière de rendre encore plus singulière la position de l’agence – pure interface, encore humaine mais extérieure au monde humain. La solution de continuité ne passait plus entre une humanité normale (les citoyens ordinaires) et une humanité anormale (les mutants, les voyants, etc.), mais entre deux modes de connaissance. Dans le film, il y avait d’un côté ceux qui connaissaient la vérité, et de l’autre ceux qui l’ignoraient – et qui, parce qu’ils ne sauraient pas quoi en faire (sinon, peut-être, quelque stupidité), devaient continuer à l’ignorer. Les « Men in Black », en tant que gardiens de cette ignorance, se situaient donc, quoique humains, du côté de ceux qui savaient – c’est-à-dire du côté extraterrestre. L’agent K et l’agent J étaient en quelque sorte des extraterrestres chez les humains, en même temps que des extraterrestres chez les extraterrestres, puisqu’ils demeuraient humains. Ils incarnaient une position d’extériorité depuis l’intérieur même de l’humanité – une sorte de point d’inversion par lequel l’humanité se versait dans son propre dehors. Puisque, de fait, les êtres humains, tout comme les extraterrestres et malgré leur ignorance, devaient aussi être comptés parmi les habitants de l’univers. Les humains sont des extraterrestres qui s’ignorent : telle était la vérité dont les « Men in Black » avaient pour tâche d’empêcher la propagation.



§ 3

L’épaisseur du bizarre


Cette logique de l’inversion, dans le film de Barry Sonnenfeld, était poussée au plus loin, du fait même qu’il s’agissait, au contraire du comicde Cunningham, d’une comédie hystérique. Lorsque l’agent K expliquait à l’agent J le mode de fonctionnement des équipements permettant de garder un œil sur les extraterrestres vivants sur Terre, un élément comique venait aussitôt en épaissir la description. Cet élément, c’était le fait que l’écran sur lequel apparaissaient ces extraterrestres – qui, pour des raisons de discrétion, avaient adopté forme humaine – montrait des visages qui ne pouvaient être inconnus du spectateur. Les extraterrestres en question étaient en réalité des vedettes comme Sylvester Stallone, Danny DeVito ou Steven Spielberg (par ailleurs producteur du film) – c’est-à-dire, en effet, des créatures dont, soudain, l’étrangetétrouvait ainsi une explication. Les reconnaissant, l’agent J, croyant lancer une blague fine, s’exclama aussitôt : « Je comprends soudain pourquoi ma prof de math, à l’école, me donnait l’impression de venir de Vénus ! » Ce à quoi l’agent K répondit, impassible, en appuyant sur un bouton : « Pas Vénus. Pluton. », tandis qu’apparaissait à l’écran le visage de ladite professeur, en train d’haranguer ses élèves. Qu’un être humain soit en réalité un extraterrestre ne s’expliquait que dans ce moment d’après-coup révélant que ce que l’on avait perçu, de manière obscure, comme bizarre étaitbizarre. Le savoir que l’agent K dispensait à l’agent J était un savoir reconstruisant une étrange adequatio rei et intellectusà partir d’un régime de perception sinon voué, par ignorance, à l’inadéquation. Mais l’essentiel n’était pas ce passage d’un état d’ignorance à un état de connaissance : il était dans le fait que les perceptions, en matière de bizarrerie, étaient toujours correctes. Seules manquaient les catégories permettant de traduire ce sentiment de bizarrerie en quelque chose comme une catégorie ontologique – à savoir l’être étrange de la vie extraterrestre. Du reste, ce n’était pas là le seul moment d’inadéquation entre perceptions et réalité, dans Men in Black : les extraterrestres ne se contentaient pas toujours de se déguiser en êtres humains. Certains, de manière plus simple, préféraient les habiter, que ce fût sous la forme d’un corps-machine contrôlé comme s’il était un robot, ou bien d’un corps-manteau enfilé comme s’il était un vêtement. Quelques aliens allaient même plus loin et choisissaient de prendre l’apparence d’autre chose – par exemple, ainsi que l’avait voulu un informateur de l’agent K, celle d’un carlin. Ce polymorphisme du déguisement dont faisaient preuve les extraterrestres pouvait ainsi aller jusqu’à introduire un doute : et si c’étaient tous les êtres humains qui dissimulaient, en réalité, des aliens déguisés ?



§ 4

Bienvenue dans un monde truqué


L’hypothèse d’une inadéquation générale de la réalité avec les apparences n’était pas prise en charge par le film de Barry Sonnenfeld ; celui-ci se contentait de la suggérer, comme une épice un peu délirante. La comédie, dans Men in Black ne se voulait pas de l’ordre de la conclusion ; elle se voulait plutôt de l’ordre de la suspension, de la permutation ou du vertige insignifiant. Mais que la question du caractère truqué des apparences n’y soit pas posée comme une question, mais utilisée comme un réservoir à gag, était une manière de l’épaissir encore davantage. Il était évident que le monde était truqué : c’était une banalité dont la force comique provenait de son assomption immédiate ; elle décrivait un au-delà du soupçon né de l’exposé de ce soupçon lui-même. A partir du moment où il était admis que tout être humain pouvait cacher un extraterrestre, tout devenait possible, bien au-delà de la paranoïa liée à l’exercice du soupçon. Parce qu’il s’agissait d’une comédie, Men in Blackparvenait donc à s’extraire de la gangue esthétique et politique un peu lourde dans laquelle l’histoire du cinéma avait confiné la représentation de la vie extraterrestre. Pendant longtemps, celle-ci, en tant qu’elle avait fait de la paranoïa son mode de fonctionnement, ne s’était intéressée à la confusion de la vie humaine avec la vie extraterrestre que sous la forme du body-snatcher. La vie extraterrestre y avait pris la forme d’une possession agressive, reflet des angoisses d’un monde, d’une époque ou d’une espèce incapable d’accueillir l’intrus en soi[2]. Le film de Sonnenfeld, dès lors qu’il était une comédie, appartenait à un autre univers : non plus l’univers paranoïaque du soupçon, mais l’univers schizoïde de la surprise. C’était là l’humour prodigieux de Sonnenfeld : le fait qu’il considère le problème de l’adéquation des êtres humains à eux-mêmes du côté de ses conséquences davantage que de celui de ses causes[3]. Du reste, la plus importante d’entre elles n’apparaissait pas avant la dernière minute du film, lorsque, en un travelling vertigineux, la caméra s’élevait du niveau de la rue à celui de l’univers. Soudain, on quittait New York, puis l’Amérique, puis la Terre, puis le système solaire, puis la galaxie – pour se rendre compte que l’univers n’était qu’une simple bille avec laquelle jouait quelque impensable créature. Non seulement les extraterrestres étaient présents partout sur Terre, mais la Terre elle-même n’était qu’un élément insignifiant, qu’une impureté au cœur d’un jouet colossal et minuscule à la fois. Non seulement les êtres humains étaient-ils des extraterrestres qui s’ignoraient (du point de vue du réel comme du point de vue du symbolique), mais leur univers lui-même n’était-il que le détail de quelque produit manufacturé[4].



§ 5

Inhumanité de l’humanité


Deux ans après la sortie en salles de Men in Black, Barry Sonnenfeld réalisait une suite aux aventures des agents K et J – suite qui poussait encore plus loin l’épaississement du trucage du monde. Un extraterrestre très belliqueux atterrissait sur notre planète pour récupérer un bien, une « Lumière », susceptible de lui permettre de détruire une civilisation qu’il haïssait. Le seul à disposer du secret permettant de retrouver cette « Lumière » était l’agent K, rendu amnésique à la fin du premier épisode de Men in Blackpour lui laisser enfin retrouver une vie civile. L’extraterrestre belliqueux partait à sa poursuite après avoir tenté sans succès d’extraire ce secret d’un autre extraterrestre, tenancier d’une pizzéria de quartier à Brooklyn. Seule une jeune employée de la pizzéria avait été témoin de l’interrogatoire de ce dernier, ainsi que de la fin tragique de celui dont elle découvrait soudain qu’il n’était pas vraiment un être humain. En l’interrogeant, l’agent J ne manqua pas de tomber amoureux d’elle – au point d’en oublier la première consigne devant être obéie par les « Men in Black » : toujours effacer la mémoire des « neutres ». Suite à d’innombrables péripéties, l’agent J finit par faire retrouver ses souvenirs à l’agent K, pour découvrir que celui-ci, avant même de devenir amnésique, avait lui-même fait disparaître de sa mémoire toute trace du secret. Ce n’était qu’à la dernière minute, au moment où la « Lumière » devait quitter la Terre pour éviter que celle-ci fût détruite, qu’il révélait à l’agent J comme à la jeune employée de la pizzéria que cette « Lumière », c’était elle. De même que l’agent K avait effacé de ses souvenirs tout ce qui concernait son secret, la jeune fille avait oublié qu’elle était la princesse d’un peuple en exil – sa « Lumière » incarnée. Elle ignorait qu’elle était une extraterrestre, et ce n’était que contrainte et forcée qu’elle acceptait, malgré qu’elle soit à son tour tombée amoureuse de l’agent J, de quitter la Terre pour la sauver. Non seulement ignorait-elle qu’elle était une extraterrestre, mais encore le refusait-elle au profit de ce que les humains ont l’habitude de considérer comme le plus spécifique de tous leurs sentiments : l’amour. C’est ainsi que l’indistinction entre l’humanité et son dehors extraterrestre ne cessait, à chaque nouveau rebondissement de l’intrigue, de s’épaissir davantage, jusqu’au moment où ce qui pouvait rester de l’une comme de l’autre s’anéantissait. L’agent K lui-même, redevenu agent des postes durant son « amnésie », ne se résolvait à suivre l’agent J qu’au moment où celui-ci lui révélait que tous les collègues de son bureau, sans exception, étaient en réalité des extraterrestres déguisés. L’indistinction entre humains et non-humains était sans reste.



§ 6

De l’Être comme gag


Le premier épisode de Men in Black suggérait que les étrangers étaient parmi nous bien davantage que ce que nous étions prêts à accepter ; mais le second épisode de la trilogie allait beaucoup plus loin. Les étrangers n’étaient pas seulement parminous, ni même en nous : ils étaient nous – nous sommes des étrangers qui ignorons l’être, ou bien qui l’avons oublié pour pouvoir vivre notre vie. Il n’y a pas de dehors à notre inhumanité, de même qu’il n’y a pas de dehors à notre humanité, parce qu’en réalité l’une et l’autre se recouvrent de manière intégrale. La seule chose que nous pouvons réclamer comme définissant un reste d’humanité en nous est l’oubli de notre inhumanité : l’amnésie est la seule chose qui nous rende humains. Il n’y a pas d’oubli de l’Être : il n’y a de l’Être queparce qu’il y a oubli – c’est-à-dire oubli de ce qu’il n’y a pas d’Être, pas d’humanité, pas de dedans qui nous rendrait différents de quelque hypothétique dehors. Et c’est drôle. C’est d’un inépuisable comique : l’Être est un gag. Toute tentative visant à prétendre préserver une intériorité, un être, une humanité de l’humain est vouée au burlesque comme s’il s’agissait de la malédiction facétieuse d’un dieu trompeur. De même, toute tentative visant à élaborer une police de l’humanité ne peut aboutir, ainsi que le rendent manifeste les « Men in Black » eux-mêmes – toujours mis en échec, et ne triomphant des adversités que par le plus complet hasard –, qu' à une blague. Si l’Être est un gag, la police de l’être est sa version grinçante – le mauvais gag, celui qui ne fait pas rire tant qu’il n’a pas chuté, tant qu’il n’a pas échoué à réaliser son intention discriminatoire. Toute police repose sur une distinction entre un dedans et un dehors, distinction dont la comédie du soupçon mise en scène par les Men in Black démontre par l’absurde son absurdité. Plutôt qu’une police, nous avons besoin d’une diplomatie : seuls des diplomates peuvent mettre en œuvre une pratique de l’humanité qui ne soit pas une pratique humaine[5]. Du reste, c’est une des fonctions remplies par les « Men in Black » : il ne sont ni des justiciers, ni des redresseurs de tort – leur seule fonction est d’assurer la bonne marche de ce sanctuaire pour réfugiés extraterrestres qu’est la Terre. C’est parce que, des années avant l’aventure racontée dans Men in Black 2, l’agent K était intervenu dans un conflit entre civilisations extraterrestres, et avait gardé la « Lumière » sur Terre, qu’il avait mis la planète en danger. L’activité du policier, pendant un instant, s’était substituée à la passivité du diplomate – et, aussitôt, une catastrophe avait commencé à se dessiner. La police requiert des camps : des bons et des méchants, des amis et des ennemis, des dedans et des dehors, là où il n’y a jamais qu’un immense continuum.



§ 7

Différence et indistinction


Que les « Men in Black » ne soient pas de véritables policiers se manifestait, dans le trilogie de Barry Sonnenfeld, par le fait que ce qu’ils avaient à protéger, à chaque fois, n’était rien d’autre qu’eux-mêmes. La police exercée par les « Men in Black » n’était pas structurée suivant une logique de camps : elle était structurée suivant la logique d’événements imprévus venant mettre leur propre activité en danger. C’était parce qu’ils prétendaient assurer le statut de sanctuaire de la Terre que les pires ennuis, les pires menaces, ne cessaient de leur tomber sur un coin de la figure, et les obligeait à réagir avec violence. En dehors de ces situations de crise, leur travail ne consistait guère qu’à s’assurer que les humains continuassent à ignorer l’existence des extraterrestres avec lesquels, pourtant, ils coexistaient chaque jour. Mais s’il s’agissait de s’assurer du maintien de cette espèce de « voile d’ignorance », ce n’était pas, comme le prétendent de manière invariable toutes les polices du monde, pour le bien des humains. C’était au contraire pour assurer le bien des extraterrestres – donc, tout autant, pour assurer celui des humains en tant qu’ils ignoraient être des extraterrestres. Le seul danger d’importance, la seule tragédie qui aurait pu survenir dans le monde des « Men in Black » aurait été que, en tant qu’extraterrestres qui s’ignoraient, les humains, faisant du mal aux aliens, ne se fissent sans le vouloir du mal à eux-mêmes. L’éthique des « Men in Black » était donc une éthique symétrique, au sens que Bruno Latour a donné à ce mot – même s’il s’agissait d’une symétrie croisée, ou spéculaire, ou distributive[6]. Le principe de symétrie mis en œuvre par les « Men in Black » n’avait pas pour but l’établissement d’une égalité entre humains et extraterrestres, mais la distribution intégrale des uns dans les autres, ou le recouvrement intégral des uns par les autres. D’une certaine manière, peut-être pourrait-on parler, au sujet de ce principe, d’une symétrie plate, de la même manière que Ian Bogost parlait d’ « ontologie plate » (flat ontology)[7]. Au lieu des tranchées et barricades chères aux opérations de police, ce principe visait à établir, par l’action des « Men in Black », un continuum diplomatique – un continuum sans couture, ni soudure, ni suture. Ce continuum, cependant, s’il s’offrait comme le plan d’indistinction des humains et des extraterrestres, était un continuum structuré : l’indistinction ne signifiait pas indifférence. Au contraire, la structure déployée par ce plan était une structure de la multiplication des différences et de la multiplication des traits et des qualités impliquée par celles-ci. Tel était même le motto de la diplomatique propre à l’activité des « Men in Black » : protéger l’indistinction est la condition de la protection des différences.



§ 8

Bref manuel de survie en situation de contact avec soi-même


Lorsque, en l’an 212 de notre ère, Caracalla promulgua la Constitution Antonine, il avait oublié que l’indistinction n’avait de sens que pour autant qu’elle permît la coexistence des différences. L’Empire, c’était l’indistinction – mais la citoyenneté, c’était l’indifférence ; l’Empire, c’était le monde de la diplomatie – la citoyenneté, celui de la police ; l’Empire, le monde du droit – la citoyenneté, celui de la loi. Imposer la citoyenneté à tous les individus libres peuplant l’Empire équivalait à détruire le régime diplomatique de coexistence avec les coutumes propres à chacun que les jurisconsultes avaient réussi à constituer. Car c’étaient bien eux, les « Men in Black » de l’Empire : la masse anonyme des hommes de droit, dont tout le savoir ne visait qu’à protéger le sanctuaire qu’était devenu le territoire romain. En substituant une loi unique à la multiplicité des régimes de cohabitation inventés par ceux-ci, Caracalla inaugurait, dans le droit, un long âge des ténèbres dont il n’est pas certain que nous soyons sortis[8]. Plutôt que son édit, il aurait mieux valu que, comme Laurent Genefort l’a fait avec les extraterrestres, il promulguât un manuel de savoir-vivre – un recueil de conseils concrets en vue d’assurer la coexistence entre espèces. Dans Aliens, mode d’emploi, le « manuel de survie en situation de contact extraterrestre », Genefort a en effet considéré comme acquis le principe de symétrie cher aux « Men in Black ». Les conseils offerts par son livre ne sont pas seulement des conseils relatifs à une hypothétique « rencontre du troisième type » – celle d’extraterrestres arrivant sur Terre. Ils concernent aussi l’hypothèse inverse : celle d’êtres humains quittant la Terre et devant se présenter de manière diplomatique aux habitants des mondes auxquels ils parviennent. De telles rencontres, toutefois, pouvaient aller très loin, et entraîner, au-delà de la simple discussion polie, des relations amicales, voire amoureuses, pour lesquelles Genefort fournit de précieux avis[9]. Mais tout lecteur un peu attentif de Aliens, mode d’emploi aura très vite compris que ces avis, aussi exotiques fussent leur objet, aboutissent à la conclusion que n’existe, en réalité, qu’un seul type de rencontre. En accueillant un extraterrestre ou en étant accueilli par lui, jusque dans l’intimité la plus embarrassante, c’est le bizarre que l’on accueille ou par quoi on est accueilli. C’est-à-dire tout ce qui n’est pas nous  – y compris ce qui n’est pas nous en nous : le fait que nous sommes nous-mêmes des extraterrestres qui nous ignorons. Il n’y a de rencontre qu’avec nous-même, que nous soyons humain, extraterrestre, caillou, salade, nuage ou rêve – une rencontre toujours, irrémédiablement, ratée.

Laurent de Sutter




[1] Sur tout ceci, voir Clifford Ando, L’Empire et le Droit. Invention juridique et réalités historiques à Rome, trad. fr. M. Bresson, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 53 et s.
[2] Sur la question de l’intrus en soi, voir la belle méditation de Jean-Luc Nancy, L’intrus, Paris, Galilée, 2000.
[3] Sur le lien entre humour et art des conséquences, voir Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967, p. 71 et s. Pour un commentaire, voir aussi Laurent de Sutter, Deleuze. La pratique du droit, Paris, Michalon, 2009, p. 29 et s.
[4] Jean-Clet Martin a donné une belle description de la manufacture des mondes dans Plurivers. Essai sur la fin du monde, Paris, PUF, 2010, passim.
[5]Cf. Isabelle Stengers, Pour en finir avec la tolérance.Cosmopolitiques VII (1997), 2èmeéd., t. II, Paris, La Découverte, 2003, p. 358 et s. Voir aussi Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999, p. 275 et s.
[6]Cf. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991, passim.
[7]Cf. Ian Bogost, Alien Phenomenology, or What It Is Like to Be a Thing, Minneapolis (MI) – Londres, Univ. of Minnesota Press, 2012.
[8]Cf. Laurent de Sutter, « Le cosmopolitisme est un anti-juridisme », Dissensus, n°1,2008, en ligne (http://popups.ulg.ac.be/dissensus/document.php?id=177).
[9]Cf. Laurent Genefort, Aliens, mode d’emploi. Manuel de survie en situation de contact extraterrestre, Paris, Le Bélial, 2012.

Petite écologie structurale d'un alien / Raphaël Bessis

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C’est en 1979 que sort sur les écrans de cinéma le film de Ridley Scott : Alien le 8èmepassager qui met en scène le récit classique de l’invasion extra-terrestre avec néanmoins une différence considérable : pour naître et apparaître ‘‘l’alien’’ doit préalablement vivre une gestation au sein même d’un corps humain ; de sorte que cette altérité maximale à l’humanité - l’alien - ne doit paradoxalement sacondition d’existence qu’à l’humain. Il y a dans ce film une scène qui condense toute l’horreur de ce nouveau venu - de l’alien - dans la galerie des monstres stellaires, la voici approximativement décrite.

Autour d’une table se retrouve l’ensemble d’un équipage de spationaute pour festoyer et se détendre de l’angoissante aventure qu’ils viennent de vivre. En effet, l’un d’entre eux au cours de l’exploration d’un vaisseau abandonné fut attaqué par un corps étranger, qui dissolva la vitre de son casque, et trouva encrage dans la bouche même de l’homme. Une fois reconduit précipitamment sur le vaisseau-mère, l’animal sembla au bout de quelques jours lâcher sa prise humaine, se laissant mourir. Rien de grave en apparence n’avait affecté le système vital de cet homme agressé puisqu’il retrouva ses collègues plein de vie, et qu’il dévorait à présent auprès d’eux un plat de pâtes, ne retenant ni sa joie ni son appétit.

C’est alors que l’horreur survint. Aux milieux des rires et d’une chaleur humaine non feinte, commença à se faire entendre un toussotement, qui très vite se mua en étouffement, laissant toute l’assemblée sans voix. L’incompréhension en quelques secondes se lisait sur chacun des visages. Mais les évènements ne laissèrent pas le temps à ce sentiment de s’installer.  L’homme qui tout à l’heure était jovial était à présent en train de vomir sur cette table qui les réunissait tous. Tremblant de toutes ces chairs, contractant chacun de ses muscles à la façon d’une gestation tragique, il se renversa sur le dos et prenant appui sur la table, arquait sa colonne sous le rythme d’intense contraction abdominale. Le ventre se déchira, laissant apparaître au milieu des viscères la tête ensanglantée d’une larve-alien qui prit le temps d’observer la cohorte d’humains qui l’entourait avant de s’enfuir. Chaque visage plein de stupeur et de terreur semblait pétrifié d’un regard de méduse, comme si chacun avait vu la mort à l’œuvre.

Si la peine a été prise de décrire cette scène de façon quelque peu fastidieuse c’est que cette première apparition de l’alien constitue la matrice de l’ensemble des relations que ce monstre d’une altérité endotique produit dans le champ d’existence de l’humain. Pour le dire simplement : l’alien fait des trous. C’est une véritable machine ou dispositif à perforer les multiples remparts constituant l’architecture du ‘‘chez soi’’ (de l’enveloppe corporelle aux maisons spatiales que sont les vaisseaux). De sorte qu’il produit constamment autour de lui (c’est-à-dire dans le règne humain) des zones poreuses, où chaque mur, chaque enceinte, chaque limite ou frontière se restructure sous la forme d’un lieu de passage, de transit, écosystème liminaire adéquat à la forme de vie de l’alien (qui requiert un eikosde transition, de métamorphose et de mutation).

Dans la scène décrite plus haut, l’alien s’installe à la frontière entre le corps humain et son extérieur ; et sitôt qu’il advient ou qu’il apparaît il rend cette frontière instable : il la fissure ou la déchire de toutes parts, éviscérant chacune de ses victimes et offrant en pâture, sous le regard des autres extérieurs, une intériorité. Ainsi, cet étrange étranger déchire l’intériorité et l’expose à l’extériorité, il extime l’intime, plaçant tous les témoins en position de voyeuriste incestueux, permettant la transgression de ce qui ne devait pas être vu.
C’est à partir de ce début de réflexion sur le lieu propre ou l’écosystème spécifique à l’alien, en un mot : sur son « Monde » où prend forme la singularité de ce monstre, que l’on peut tenter d’expliquer certaines des caractéristiques qui le texture : comme la nature corrosive de son sang, la vitesse de ses déplacements, voir l’ubiquité de sa présence, ou encore, certains traits mêmes de sa physionomie, ou de sa gestation…

Symboliquement, le sang représente beaucoup de l’identité de l’animal à qui il appartient dans la tradition occidentale : il est l’analogue d’un miroir de l’âme, quand il n’est pas plus simplement l’âme elle-même. Aussi aurions-nous été surpris de voir qu’un tel monstre ne voit pas inscrit dans la nature même de son sang son fonctionnement profond, son ADN comportemental. Et de fait, le sang de l’alien n’est qu’une répétition de sa fonction plus générale. Chaque goutte de ce liquide visqueux est un acide si puissant qu’il ronge les parois les plus épaisses, déchirants le corps métallique du vaisseau, façonnant ainsi une nouvelle architecture qui s’apparente bien davantage à un labyrinthe - lieu de perdition par désorientation - qu’à un espace familier. Le sang ici travaille à dissoudre les murs protecteurs, les enceintes sacrées et immunes, hybridant le plein avec du vide, générant tant de seuils dans l’architecture du vaisseau que ce dernier apparaît bientôt comme un simple gigantesque seuil - ou le déploiement d’un monde liminaire, entièrement interstitiel, abîmant le regard humain dans une (inter-)dimension fractale.

A l’intérieur de ce nouvel espace non-humain, aucune distance ne semble avoir d’importance : un point très éloignée peut s’avérer en fait très proche puisque l’espace humain, qui est construit à partir de la perspective et selon la géométrie euclidienne, est un espace tant déstructuré par l’effet de l’alien qu’ici il n’opère plus. Il n’y a aucune étanchéité des portes et des cloisons dans l’univers de l’alien, ce qui provoque l’insoutenable expérience chez les humains d’être dans une proximité imminenteà la mort ou au réel. Finalement, l’Alien est toujours déjà là, comme un a priorià l’existence. Et c’est cette condition phénoménologique, qui le place au plus près de chacun des membres de l’équipage, qui le rend si véloce et ubique. Cheminant dans les espaces transitionnels entre un dehors et un dedans, il se déplace comme sur une ligne de démarcation entre deux lieux ; se situant à la fois dans chacun des lieux, il ne rencontre jamais le délai du déplacement d’un lieu à l’autre. L’intérieur n’est jamais à atteindre pas plus que l’extérieur d’ailleurs, puisqu’il est déjà (dans) l’un et l’autre – telle une figuration de la téléportation.

On retrouve cette combinaison de l’intérieur et de l’extérieur dans certains traits de l’anatomie de ce monstre imaginaire. La langue qui est - selon l’usage humain - un organe interne va devenir pour l’Alien un appendice soudainement extérieur qui ne va travailler qu’à perforer les différentes zones d’intimité de l’humain. La cohérence de cet être-limite(ou liminaire) est telle que lorsque sa langue apparaît comme un appendice extérieur, elle apparaît également trouée, puisqu’une petite bouche dentée termine son extrémité. Une bouche dont on peut imaginer qu’elle possède à son tour une langue, elle-même trouée, comme la mise en abîme d’un corps piégé dans un espace fractal. Ainsi, dans l’univers-Alien, toute extériorité semble trouée vers une intériorité, tout surgissement s’alterne en effondrement, ce qui rend impossible la partition du monde en deux espaces distincts, stables, hétérogènes et imperméables.

Enfin, il est à noter que pour pondre son œuf dans le corps d’un homme la larve alien trouve encrage dans la bouche même de l’homme, c’est-à-dire, comme le rappelle Jacques Derrida, dans le « système de bordure, à la limite du dehors et du dedans [qu’est] l’orifice buccal »[1], ce qui, une fois de plus, caractérise l’alien comme un être liminaire, qui ne vit ou ne survit primitivement que dans la dimension interstitielle intérieur/extérieur de l’humaine condition. Par survie donc, l’alien s’emploiera à dés-anthropoïser le Monde, à ré-architecturer les couloirs de l’espace-temps de façon fractale et ubique ou téléportative, jusqu’au point de faire de la liminarité une condition structurante de l’écologie alienne, jusqu’au point où la liminarité devient un transcendantal.

Raphaël Bessis

De formation philosophique et anthropologique, actuellement psychologue clinicien, Raphaël Bessis conduit une recherche sur la notion de frontière, qu’il pense à l’aide de Mandelbrot (physique des fractales), de Winnicott (espaces transitionnels), de Turner (espaces liminaires) et de Francis Hallé (structures réticulaires propres aux végétaux) afin de décrire la topologie, la psychologie et l’anthropologie réticulaire des singularités au sein de la mondialisation. Il a publié : Dialogue avec Marc Augé, autour d’une anthropologie de la mondialisation (L’Harmattan, 2004).



[1] Jacques Derrida, « Fors » in Nicolas Abraham et Maria Torok, Le verbier de l’homme aux loups (1976), Ed. Flammarion, 1999, p. 56

Deconstructing Alien ou l'étrange et inquiétant monstre de la différance / Charles H. Gerbet

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« Ce film pourrait être décrit lui-même, dans sa thématique et dans son opération, comme une greffe généralisée : en particulier dans le corps des sujets (…) Le mot greffe s'entend à peine. Mais il pourrait lui aussi nommer ou allégoriser l'opération du film, en son devenir organique (…) chaque greffon, dans le film, peut prétendre – visiblement, silencieusement – à la même autorité théorique. Qu'il perd aussitôt dans une mise en abyme généralisée »[1]

« Il y a entre l'écriture déconstructrice et le cinéma un lien essentiel : couper, coller, composer, monter des textes et des citations »[2]


            Sorti en salle en mai 2012, le long métrage Prometheus - en tant que 5ème épisode -,pourrait être sérieusement pensé comme une déconstruction de la série Alien ; de sa chair, de son histoire, de son mythe (au sens de Barthes[3]) et de son langage. Une écriture cinématographique, ou « archi-écriture » (Derrida) qui dépose radicalement le discours, la mise en scène, les décors,  dialogues, images et qui prend à contre-pied - non sans déchaîner de violentes réactions -, de nombreux fans fanatiques, maints fidèles regardeurs, connaisseurs avisés, et même de simples spectateurs. Un contre-monde ou une contre-aventure, une contre-suite. Prometheus comme entrelacé, entretissé dans la clôture cinématographique de la série : « ce qui est pris dans la clôture délimitée, nous dit en effet Derrida, peut continuer indéfiniment »[4]. Ridley Scott, le réalisateur qui, non content d'avoir été le créateur de l'intrigue, lui qui a mis en scène le premier opus (Alien, le 8ème passager, huis-clos claustrophobique se déroulant quasi-entièrement dans un vaisseau en plein espace et qui doit beaucoup au travail plastique de HR. Giger), a entrepris de déconstruire tout ce monde qui s'est développé depuis 1979, date de sortie du premier épisode : il nous plonge au cœur du mouvement déconstructif tant par la forme du film que par son fond, tant par son processus de création cinématographique que par les images portées à notre regard. Se dévoile sous nos yeux étonnés quelque chose de semblable à une déconstruction mise en film, en images, en scène, une émancipation vis à vis du dogme qu'il est possible de ressentir, de percevoir, différemment que par les textes théoriques, conceptuels, du philosophe. Et non pas un cinéma qui appliquerait à l'image la déconstruction philosophique derridienne, mais un long métrage qui, pendant qu'il se fait, sur tous les plans et singulièrement, touche au démantèlement. Un cinéma de science fiction similaire à des blocs de sensation, à des développements pluriels, à une contre-méthode alienologique que la quadrilogie en devenir (si on laisse de coté les deux suites Alien vs Predator) selon les cinéastes James Cameron (Alien, le retour), David Fincher (Alien3) et Jean-Pierre Jeunet (Alien, la résurrection)) ne sont pas parvenus à effectuer et que ces derniers n'ont d'ailleurs sûrement pas imaginée – aucune empreinte ne le laisse en tout cas présager).

            Voyez ce qu'en dit Arthur Max, le directeur artistique de Prometheus et fidèle assistant de Scott : « Il voulait le renouveler le plus possible (…), il souhaitait explorer les possibilités qu'offrait le parti-pris éventuel de déconstruire Alien (…) C'était ça le challenge : comment revenir aux sources »[5]. Et c'est par un long travail à partir des archives de la série, conservées à la bibliothèque des Arts et Sciences du Film, que Scott et son équipe ont créé ce long métrage qui fut annoncé, pour brouiller les pistes, comme une préquelle, mais qui s'est construit comme un projet autonome, et ce, par un processus d'interprétation, de lecture herméneutique, de démontage puis de fixation détournée : « c'était comme si une idée en fertilisait une autre puis que la  ‘pollinisation’ continuait »[6]. Donc Scott fait retour au monde d'Alien, différemment, en en partagent l'ADN. Il fit s’absenter le récit, en le répétant autrement : une véritable relecture critique (qui aura très prochainement des suites, comme il est annoncé et comme la structure le laisse présager). Le sous-titre présent sur l'affiche est, sur ce point, sans ambiguïté : double jeu entre le tissu du film et sa construction -« La recherche de nos origines pourrait mener à notre fin ». Conception tout en petites différences, remuées parfois d'imperceptibles variations qui ont surpris plus d'un pieux fidèle spectateur, amateur de linéarité, d'immobilité et défenseurs des grands pans de la fable qu'il ne faudrait en aucun cas, selon eux, selon la loi du genre, trafiquer. Mais comme le dit David, androïde qui occupe une place centrale dans cette contre-aventure : « great things have small beginnings »...

            Tout commence en 2089, un couple de scientifiques, de chercheurs/archéologues (Elisabeth Shaw et Charlie Holloway) pense avoir obtenu les preuves que la Terre aurait reçu la visite d'extra-terrestres préalablement à l'émergence de la vie (les énigmatiques premières images du film iraient dans ce sens). Ils découvrent en effet de multiples peintures murales ou fresques anciennes au sein des lieux de vie d'une multitude de civilisations qui représentent la même scène selon d'infimes variations : un géant (un titan) au milieu des hommes qui pointe une constellation de planètes. Alors, en 2093, étant parvenus à convaincre un puissant industriel milliardaire sur le point de mourir (Peter Weyland), les deux scientifiques participent à une expédition financée, non sans une arrière pensée, par la société du riche mécène, et à destination d'une planète qui correspond, par sa localisation, aux formes des peintures retrouvées. Une équipe d'une dizaine de professionnels (biologiste, géologue, généticien, équipage, etc. et un androïde (David) sous la direction de la fille du milliardaire, Meredith Vickers) est ainsi expédiée à bord du vaisseau amiral Prometheus à la rencontre de ceux qui ont été nommés les « Ingénieurs »etqui, selon les intuitions de Shaw et Holloway, auraient créé la vie sur Terre (à savoir nous, les humains). Hybris, force démesurée et vieille tentation folle des hommes à se mesurer aux « dieux » puis tenter de s'élever au-dessus d'eux. Le voyage va durer plusieurs années-lumières (l'équipage survivant, sous la protection du robot, en état de biostase), et l'aventure connaîtra de multiples rebondissements - notamment la rencontre de créatures monstrueuses aux cotés des Ingénieurs. Ce n'est pas à une analyse du contenu du film que le présent texte s'essaiera, à une critique cinématographique, mais bien plutôt à l'exploration de cette appareil à effets philosophiques qui n'a que peu d'antécédents, d’ancêtres, dans l'histoire du cinéma dit de « science fiction », sinon, peut être, par la trilogie Matrix. Voici en tout cas comment Elie During se propose de penser, après Deleuze (relève de la célèbre et dévoyée notion de « pop'philosophie ») le travail philosophique possible à partir d'un tel genre de cinéma :

            « Les philosophes, c'est bien connu, ont vocation à s'occuper de tout. Même de la boue, du poil et de la crasse, s'entendait dire le jeune Socrate. Même d'un film de science fiction, pourrait on ajouter aujourd'hui (…) Travailler cette pâte et la faire lever (…) en apportant une compétence, un savoir-faireplutôt qu'un savoir ex cathedra (…) l'âge n'est plus à la « pop » mais à la « techno » et le romantisme des flux cède effectivement le pas aux machines (…) s'intéresser en priorité au fonctionnement et aux opérations de la « machine » totale du film, plutôt qu'à son contenu philosophique explicite ou implicite »[7]

            C'est que Prometheus est envahi de philosophèmes, de problématiques philosophiques communes et, disons, grand public. Comme si Scott et son équipe de scénaristes (dont le principal représentant travaillait déjà pour la série Lost... ce qui voudra dire, pour les connaisseurs, qu'une question n’amène pas de réponse mais bien plutôt en ouvre une dizaine de nouvelles...) avaient voulu déplacer le plus d'idées possibles, le plus de lignes de pensées imaginables – certes, sous convention hollywoodienne, il ne faut bien entendu pas s'en cacher : un film dont le divertissement est la source première. Mais il serait idiot de s’y arrêter, de se braquer avec mépris, adoptant une position de surplomb ou un discours d'expertise, de critique journalistique ou théoricienne devant des critères d'excellence artistique. Il importe de montrer bien mieux que quelque chose circule, de l'intensité, une certaine puissance en laquelle s'actualise quelque idée. Et c'est le cas avec Prometheus dont le plan conceptuel s'entrouvre pour accueillir, de manière immanente et novatrice, des outils dont dispose le philosophe. Ainsi, nous savons que le long métrage fait partie d'un ensemble plus vaste de produits commerciaux dont le marketing, le matraquage publicitaire est la norme quasi-première (cf le marketing viral mis en place avant la sortie en salle : 3 clips publicitaires qui furent autant d'ante-scriptum au film ; une ancienne station de métro scénographiée entièrement ; diverses annonces contradictoires, etc.). Car iI ne s'agit pas d'un blockbuster philosophique ou d'un film philosophique, mais d'un blockbuster tout court, d'un film de science-fiction à complexion théorique branchée sur des scènes d'action, de combats sanguins, sanguinaires, sur des images parfois « gores », des décors d'anticipations, du suspens haletant, des images sciences-fictionnelles et de l’horreur. Or ce patchwork de références peut encore agir pour nous comme un élément catalyseur constitué de câbles qu'il devient possible de connecter en réseau - en nexus. Les interférences avec la mythologie (mythes de Prométhée, de Pandore) ; la politique (problématiques éthiques des manipulations génétiques, du mode d'existence des objets techniques) ; la théologie (de nombreuses scènes ou dialogues insistent sur notre rapport à l'au-delà : le crucifix de Shaw prend une place importante tout au long du film, le dialogue entre le commandant et son lieutenant à propos d'une futur rencontre au paradis, la problématique du créationnisme, etc.) ; la psychanalyse (cf. sur ce point l'article de Zizek « Troubles avec le réel : Lacan spectateur de Alien » au sein de l'ouvrage « Comment lire Lacan ») ; la philosophie (on peut rapprocher les idées du film du « complexe de Prométhée » (Bachelard) ou de la « honte prométhéenne » (Anders)) ; les sciences, le cinéma (son histoire : par exemple, le respect et l'admiration voué par Scott à 2001, l'odyssée de l'espace et à Star Wars se ressent foncièrement[8]), la métaphysique, ou des interférences plus personnelles, agissent comme à l’intérieur d'un appareil à fréquences machiniques. Nous avons bien affaire à une technologie philosophique en raccord avec notre temps, ce début de 3ème millénaire, mais, toutefois, il ne s'agira pas pour autant de penser une hypothétique métaphysique d'Alienà l'image des ridicules ouvrages pseudo-intellos-branchés, très mauvais, pauvres, qui se perdent dans un sérieux trop kitsch ou bien trop vil et qui fleurissent à longueur et à hauteur d’étalages (« Métaphysique des zombies » ou « Philosophie des séries TV » en sont deux exemples impressionnants). Il s’agit bien davantage de cheminer en compagnie des effets de pensée émis à haute vitesse. En conséquence, voyager dans l'espace au coté de Derrida à la recherche du monstre de la différance, se brancher sur Prometheus (Alien) selon une philosophie en train de se faire signalera un programme bien plus avisé. Ce n'est pas un hypothétique contenu philosophique qui nous intéresse mais l’activité qui passe, les séries et autres boucles qui se croisent et qui opèrent à même les images, le mouvement, les scènes ou la mise en scène. Oui, on dira « technophilosophie ». Introduire des extra-terrestres, des titans, des monstres et leurs métamorphoses chez Derrida, des greffes, des machines bio-mécaniques, des organismes génétiquement modifiés, des virus, du sang, de l'action, des combats, des armes magiques et des meurtres dans la déconstruction sera tout ce qui nous intéresse ici – sans effets d'annonce : « On croyait connaître Alien »[9].

            Les 4 précédents épisodes sont donc, avec ce long métrage, déconstruits : « de la manière la plus fidèle, la plus intérieure, mais en même temps depuis un certains dehors (…) inqualifiable, innommable, déterminer ce que cette histoire a pu dissimuler ou interdire, se faisant histoire par cette répression quelque part intéressée »[10]. Des éléments sont extraits, et l'opération consiste ensuite à les greffer au sein de constructions nouvelles. Tout devient mouvement vortexique, chute dangereuse et difficile. Ainsi, certains lambeaux sont aisément repérables : l’androïde joue au basket-ball durant le voyage spatial à l'image de Ripley dans le 4ème opus de la série ; la forme des Aliens et leurs différentes métamorphoses, ibidem ; le vaisseau en forme de fer à cheval réapparaît différemment, comme dans le premier film ; le Jockey de l'espace du premier et le siège sur lequel il est installé sont ici greffés ; etc. D'autres, beaucoup plus difficiles d'accès, nécessitent un travail d'investigation à pilotage derridien. Car Ridley Scott revient sur les films, foncièrement sur le premier, et il y fait sa propre lecture. Lecture singulière qui apporte nombre de suppléments (au sens que Derrida donne à ce concept), une écriture filmique « à la fois insistante et elliptique, imprimant (…) jusqu'à ses ratures (…) s'entourant ou s'embarrassant de tant de précautions, de références, de notes, de citations, de collages, de suppléments »[11]. Or, une lecture n'est intéressante que si elle est personnelle et ne répète pas ce qui a été dit, montré, vu. Le corpus traditionnel d'Alien s'en trouve déplacé, bougé – comme si il effaçait son premier opus, Scott absente sa paternité. Un (auto)parricide dont on voit bien qu'il est réalisé contre l'idée d'achèvement de la série, de son histoire. L'auteur a pris les fans à contre-jour. A vrai dire, il a surpris beaucoup d'aficionados de la première heure – les forums du net en tremblent encore -, des spectateurs que l'on pourrait qualifier d'orthodoxe, d'un conformisme dont la maîtrise transcendantale n'est que le revers pervers. Ils souhaitaient (souhaiteraient) un Alien identique, au présent, qui n'aurait pas remué sinon grâce aux avancées technologiques, à la nouvelle petite histoire sans surprise exposée (qui était encore, par exemple, pris d'effroi par le monstre dans la 4ème aventure ?), c'est à dire un Alien qui continue tout droit suivant le chemin tracé et balisé : un respect de la règle, de la coutume. Les alienophiles dégradés ont véhiculé une image pure, naturelle et éternelle – mythique -, de l'univers, du monde du monstre que les différents cinéastes suivants n'ont su ré-inventer : « car la fin même des mythes suggèrent et miment une économie universelle qui a fixé une fois pour toutes les hiérarchies des possessions (…) la fin même des mythes, c'est d'immobiliser le monde »[12]. C'est qu'à l'image de la texture, des corps, des objets, le film possède une forme organique, fait de greffes, de suppléments, et, tout cela opére sur le film original, sur l'origine qui sédimente des traces, ou archi-traces selon la pensée de Derrida. Ridley-Scott : « Tout au long de l'histoire du cinéma, l'art et la technologie ont été utilisés de concert pour créer des choses connues ou inconnues (…) créer un monde d'images et d'objets qui accroît et dépasse les frontières de la science contemporaine, tout en remettant en question la validité des croyances que nous tenions pour acquises »[13]. En fait, avec Prometheus, l'opération cinématographique est celle d'un greffon généralisé, de boutures qui enveloppent son fonctionnement dysfonctionnant, dont le mouvement infini n'a ni commencement ni fin absolue : une logique du ni/ni, de l'ou bien... ou bien.

            « L'avenir ne peut s'anticiper que dans la forme du danger absolu. Il est ce qui rompt absolument avec la normalité constituée et ne peut donc s'annoncer, seprésenter, que sous l'espèce de la monstruosité »[14]

            Les discours, les monstres viennent du coté de Derrida, et le philosophe atterrit sur la planète LV 422. Le dehors devenant le dedans : plus d'identité (fanatique) mais du supplément, ‘Autre’ et ‘manque’ venant s'y ajouter. Scott ne se réfère pas seulement aux films précédents, il entame, entaille, circonscrit, circoncise (à l'aide des surpuissantes griffes du monstre ?). Rien ne renvoie qu'à lui-même, à une circulation infinie dont le vaisseau spatial devient une belle image. Une régénération du corps de la série : il s'agit ainsi d'un long métrage bâtard ! Étrange, inquiétant d'étrangeté. Manipulation génétique qui se trouve au cœur de l'histoire en mutation et qui se construit sous nos yeux interloqués. Tels, par exemple, ces sortes de jarres (œufs ?) où un liquide de couleur noire, visqueux, de formes gluantes, apparaît, et qui fonctionnerait en donnant de la vie aux choses, du mouvement, de la circulation vitale. Les métamorphoses étant omniprésentes, semblables à des manipulations génétiques hors la loi. Alors, les Ingénieurs, cette civilisation que l'on découvre et qui aurait semble-t-il greffé la vie sur Terre s'élève en pharmakon pour l'homme, bien et mal à la fois, potion et poison, dedans et dehors, création et destruction de l'animal humain. Un long métrage morcelé, décentré et qui bouscule la règle, c'est à dire le logos traditionnel et la logique du est, de la présence pleine, pure, identique à elle-même. Scott filme ici à coup de marteau : il tympanise l'alienologie (logocentrique) qui se disait voix de la vérité : « une mosaïque d'éclats, une espèce de dur marteau cosmique, d'une lourdeur défigurée, et qui retombait sans cesse comme un front dans l'espace »[15]. Une rare réussite cinématographique, tout contre Blade Runner, par rapport aux bien trop constants rutabagas dont il nous a depuis habitué. Ce qui est doublement fort, c'est que Scott (Prometheus, les images) déconstruit lui-même sa construction génétique, le dogme qu'il a étendu, sa position de père d'Alien en quelque sorte... Il filme de biais, une écriture cinématographique bifax, biface, faite d'un double jeu. Les grandes thèses, formes, discours, idées de la série sont déconstruites par des inscriptions, des images graphitées (cf le langage particulier des ‘Ingénieurs’ sur les parois du vaisseau : des fresques faites d'une langue, de pictogrammes nouveaux). Tout fait écho, par supplémentations, aux 4 précédents épisodes. Même le premier film n'est pas le premier germe qui porte en puissance tous les autres. Sarah Kofman : « Rapport en miroir, en abîme, sans fond. A une histoire linéaire est substituée une histoire labyrinthique, sans fil d'Ariane simple. Sans racine, l'arbre derridien est fantastique »[16]. Prometheus, pourrait-on risquer, affirme par les images en mouvement qu'il propage, le jeu de la différance. Bif et dissymétrie : renversement de la plate hiérarchie puis réinscription de nouvelles marques (des marques semblables à celles présentes sur le corps de Shaw durant l'opération robotisée ?). Une logique singulière, à la marge, toujours critique. Besoin d'un jeu qui amène construction/déconstruction, des images ajoutées : un processus d'effacement et d'annulation procédant par marques nouvelles, images différentes qui bissent l'inaccessible originel. Toujours Sarah Kofman : « Pour Derrida, chaque terme est un germe, une réserve sémantique et spermatique, germe qui prolifère en se divisant » (cf la scène d'amour entre Shaw et  Holloway, où ce dernier infecté par le germe d'une créature, le transmet de corps à corps). On dira alors que pour Scott, chaque image est un embryon, des images qui elles-mêmes nous parlent de germe, de sperme, de création, d'organes, de cellules, etc. : « Et tout l'espace trembla comme un sexe que le globe du ciel ardent saccageait »[17]. Des divisions dont le rythme rappelle l’expansion puis la mort des cellules vivantes que lesIngénieurs (et les humains) tentent de contrôler. Une politique de la nature dangereuse, des manipulations génétiques risquées, toujours au bord du vide, du désastre, de la catastrophe (fente entre deux strophes cinématographiques) dont les Aliens, les monstres constituent le côté sombre.

            La réalisation ne s'attaque pas à la série d'une manière frontale, mais de biais, au contraire de la présence infiniment trop pure des 3 épisodes qui ont suivi l'ouverture de 1979. De multiples écarts soutiennent la différance. Une pluralité de détours, de délais, de réserves, la recherche et le suivi des traces déposées en suspens. Et tout renvoie au « double originaire » (Derrida), à l'origine qui se différencie, illocalisable, toujours en devenir : circulation faite de répétitions constamment sur le retour. L’autorité des précédents films mise à mal, leurs fortes voix, dogmatiques, biaisées de coté. C'est à l'image du mode d’existence de ces créatures monstrueuses : elles se métamorphoses sans cesse et se servent, en parasite, des corps étrangers pour évoluer, vivre leur singularité propre. On appelle cela des créatures xénomorphes (endoparaistes extraterrestres), des formes étrangères dont le sang est constitué d'un acide moléculaire ultra-corrosif (à l'image de l'encre de Derrida ?). Leurs corps, en perpétuelle mutation, offrent une multitude de formes (du Facehugger (aggripeur de visage) au chesbuster (exploseur de poitrine)jusqu'aux différentes évolutions de l'adulte qui dépendent de l’hôte envahi, du maître déconstruit). Des monstres au sens très aiguisés qui sont ajustés aux combats, à la lutte minoritaire adaptée aux multiples environnements : des machines de guerre. Mâchoires bio-mécaniques surpuissantes, griffes géantes acérées, secondes mâchoires qui se détachent à l'image de certains requins, queue surpuissante utilisée tant comme arme que comme outil, etc : « Vraiment oui ! vieux monstre, je t'aime ! »[18]. En effet, leur faculté d'adaptation et de transformation physique et biologique (corporelle), leur intelligence sur-dévelopée en font des êtres d'une puissance phénoménale, très difficile à contrer (des corps-machine déconstructeurs en quelque sorte !).

            « Un vent murmurant agite toutes ces larves perdues et que la nuit ramasse en de miroitantes images »[19]

            En somme, Ridley Scott re-lit (relie) la saga Alien, il semble supplémenter l'origine par une sollicitation, une fécondation de la quadrilogie en devenir. Les traces mises à jours, grammes ou archi-traces, étant arrachées à la logique d'identité de la série, au schéma traditionnel : « la trace devient l'origine de l'origine (…) l'origine n'a pas disparue (…) elle n'a jamais constituée qu'un retour par une non-origine »[20]. Il y a quelque chose dans Prometheus comme une indécidabilité derridienne, un excédant par rapport à la maîtrise : un suspens, des points de suspension, des problématiques pointées, locales. Scott prête attention à des choses qui semblent occuper une place secondaire, peu entrevues et il en déplace les hiérarchies ; des choses rejetées, des petits détails qui prennent une grande importance, de multiples questions à analyser, à écrire. Le travail au niveau des archives a été pour cela déterminant. C'est le rebut, la part maudite, le déchet qui intéresse ici le réalisateur, tout ce qui a été écarté : dossiers préparatoires, story-boards non retenus, scénarios oubliés, dessins réprouvés, etc. ; des notes perdues, des petits paragraphes barrés, des images ou des scènes soi-disant sans importance, donc annulées. Il fait par exemple place à des idées du plasticien HR. Giger perdus dans les innombrables dossiers de préparation des films précédents. Ainsi, fragments par fragments – ce que l'on pourrait peut être appeler une écriture filmique du désastre-, les raccords, faux-raccords, les samplings, le montage prennent une importance décisive. Tout cela donne une bouteille à la mer faite de déplacements, de collages, de compositions flottantes  :  un film de l'écart, de l’écartèlement, de la mise à l'écart par du catastrophique et du monstrueux. Mais ce double jeu de Scott le rend (pour le moment ?) foncièrement perdant (d'une manière relative, le film ayant été vu par des millions de gens en rapportant des millions de dollars de bénéfice) et auprès des fans, et auprès des producteurs (les décideurs et financeurs) selon les immenses attentes qu'avait fait naître son retour, après Blade Runner, au cinéma SF. Il n'y a ainsi aucune réponses fermées dans le film - ce qui lui a été absolument reproché -, mais de multiples points de fuite toujours en circulation ouverte et qui déclenchent un interminable travail à faire : une œuvre en train de se faire et à faire (cf. sur ce point la pensée de Souriau). Certains se sont autorisés un listing de soi-disant incohérences, mais ce fut un travail vain, creux, car aucune réponse définitive n’est à chercher ici. Il faut plutôt localiser, circonscrire la fuite mais tout en la laissant fuir, localiser l'inexistant à l'image d'une chasse inversée, où la bête est traquée mais non tirée (ce que tout le long métrage se trouve être). Là est le risque, le danger, le dur et infernal labeur : Enfer ![21] C'est donc un geste de monstration, de monstration des monstres, où ces derniers s’autonomisent (cristallisation du temps, entre l'actuel et le virtuel), bêtes bio-mécaniques, machiniques, malgré leurs concepteurs. On pourrait appeler cela une alienologie différante. Badiou : « la déconstruction, en réalité, ça consiste à restreindre les opérations discursives de telle sorte que l’espace de fuite soit localisable comme dans une cartographie (…) au fond, c'est l'ensemble des opérations qui peuvent obtenir une certaine restriction de l'espace de fuite, ou de l'espace où se tient le point de fuite »[22]. Et Derrida serait le philosophe qui risque ses « pups » (robots sphériques qui sont lancés dans une scène du film afin de sonder l'intérieur de la construction) à travers les écrits des penseurs de la tradition métaphysique et aidé en cela par les poètes, les photographes, les peintres, les artistes, tous les penseurs, or, précisément, d'une manière peu importante, par les cinéastes – ce qu'il faut bien interroger, mettre en branle[23]... Parce que comme l'eût dit en passant le philosophe, « l'évolution technique (ordinateur, internet, images de synthèses) entretient une demande de déconstruction inégalée »[24]. Enfin, importer de la violence et des monstres sanguinaires, sauvages, impitoyables, de terribles combats, des meurtres atroces et des troncs explosés chez Derrida pourrait paraître incongru face à cet homme de paix, pacifiste convaincu et si raffiné dans son écriture... mais la violence des métaphysiques dogmatiques et idéalistes, des traditions et des scolastiques, la violence de sa grammatologie ont en fin de compte été, dès le commencement de la déconstruction, en son sein, fortement pensées, tissées dans le corps organique des textes : étrange et inquiétant monstre de la différance...




[1]     Jacques Derrida, « Lettres sur un aveugle » in« Tourner les mots, Au bord d'un film » ; il s'agit de l'ouvrage  écrit avec Safaa Fathy comme un contre-journal, entre la réalisatrice et l'acteur principal (le sujet de ce documentaire), en marge du film « D'ailleurs, Derrida »
[2]     « Le cinéma et ses fantômes » ; interview de Derrida pour les Cahiers du cinéma, avril 2001
[3]     « Le mythe est un système de communication, c'est un message (…) le mythe ne saurait être un objet, un concept, ou une idée ; c'est un mode de signification, c'est une forme (…) en société bourgeoise : le mythe est une parole dépolitisée (…) » (« Le mythe aujourd'hui » in« Mythologies »)
[4]     « Positions »
[5]     « Prometheus, l'univers du film », Mark Salisbury
[6]     Propos de Arthur Max in« Prometheus, l'univers du film »
[7]     Introduction à l'ouvrage collectif « Matrix, machine philosophique »
[8]     « Les vrais premiers grands anciens furent évidement 2001, qui fut la quintessence de tout, puis La guerre des étoiles de Georges Lucas, le premier Star Wars, que j'ai trouvé plutôt merveilleux et qui a été déterminant au même titre que le film de Stanley » (Promtheus, l'univers du film »
[9]     Propos de Arthur Max in « Prometheus, l'univers du film »
[10]   Jacques Derrida, « Positions »
[11]   Jacques Derrida, « Positions »
[12]   Roland Barthes, « Le mythe aujourd'hui » in« Mythologies »
[13]   Préface à « Prometheus, l'univers du film »
[14]   Jacques Derrida, « De la grammatologie »
[15]   Antonin Artaud, « L'Ombilic des Limbes »
[16]   « Lectures de Derrida »
[17]   Antonin Artaud, « L'Ombilic des Limbes »
[18]   Charles Baudelaire, « Le monstre »
[19]   Antonin Artaud, « L'automate personnel » in « L'art et la mort »
[20]   Jacques Derrida, « De la grammatologie »
[21]   Cf sur ce point le beau livre nocturne de Jean-Clet Martin intitulé « Enfer de la philosophie »
[22]   « La localisation de l'inexistant », conférence donnée à l'ENS en hommage à Derrida et reprise in« Petit panthéon portatif »
[23]   Derrida n'a que très peu écrit sur et autour du cinéma, et ce, malgré l’intérêt qu'il portait à cette manière d'écrire avec l'image. Grand spectateur de film, il ne s'en est guère muni pour son travail philosophique, même si 3 films (documentaires) ont été réalisés sur sa personne, sur sa vie et son travail. Acteur principal pour ces 3 films mais acteur aussi dans la fiction Ghost Dance : « le cinéma est le seul grand art populaire » (« L'écriture et la différence ») ; « le cinéma imprime sur l'écran, dans l'esprit, dans le corps et dans le désir des spectateurs l'immédiateté d'émotions et d'oppositions spectrales » (« Foi et savoir ») ; « pour comprendre le cinéma, il faut penser ensemble le fantôme et le capital, ce dernier étant lui-même une chose spectrale » (« Positions ») (...)
[24]   « Le cinéma et ses fantômes »

L'Alien des Aliens / Frédéric Neyrat

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Hors-bord. - On pense souvent l’étranger – sa position, son essence, sa singularité - sur fond d’une communauté de semblables, d’individus raccordés par quelque trait identitaire. L’étranger est alors autre par rapport aux mêmes qui s’en distinguent, l’excluent, l’exterminent, etc. Mais la série des Alienpropose une manière différente de considérer ce rapport : ce sont les autres entre eux qui diffèrent, et parfois se rapprochent, se mêlent. Les autres, toujours et encore les autres, sans que l’identité ne soit jamais qu’un effet de bord. Au commencement, il y a le hors-bord, tous les êtres hors-bord : êtres venus d’ailleurs, mais aussi androïdes, et – qui encore ? Qui n’est pas étranger ? Quand tout s’étrange, tout ne revient-il pas finalement au même ? A moins qu’un alien des aliens ne vienne indéfiniment perturber ce risque.

Xénomorphes. – De prime abord, le terme d’« alien » semble s’appliquer à l’être que le second et le troisième opus nommeront « xenomorph ». Le terme est intéressant : il signifie forme étrangère ; quant au fond de cette forme, il demeure problématique : qu’est-ce qu’une vie au sang acide, sachant vivre dans des espaces inhabitables, pondant dans des grottes obscures…
Le xénomorphe est d’abord rencontré sous la forme d’un signal, que le vaisseau spatial Nostromo, dans les premières minutes du premier opus, reçoit d’un satellite alors que les passagers du vaisseau sont artificiellement endormis. Ce signal active les machines dans un monde sans vie – il éveille le vaisseau de mouvements inorganiques. Et cet éveil se passe sans les êtres humains : il s’agit en fait d’une communication machine/xénomorphe. Seulement l’affaire est plus complexe. Car l’équipe du vaisseau fonce vers le satellite avant même d’avoir décrypté ce signal. De fait, celui-ci était une indication de danger, un appel à ne pas aller sur ce satellite, venant d’une autre entité extra-terrestre. Ici encore, l’humain est absenté, tout se passe, pour commencer, entre les machines et les formes étrangères, qui s’avèrent multiples – et qui, de surcroît, mutent d’un opus à l’autre, avec l’apothéose d’Alien4, qui voit l’apparition d’un être mi-humain, mi-xénomorphe, le Newborn – un xénomorphe de xénomorphe.

Androïdes. – Machines et androïdes sont très présents dans les quatre épisodes. Il faudrait plutôt dire : à chaque fois, il y a un androïde singulier, et non pas plusieurs – pourquoi ? On pourrait dire : parce que celui-ci vaut, métonymiquement, pour tous les androïdes de son genre ; mais n’est-ce pas aussi parce qu’un androïde cristallise la manière qu’a le machinique de s’individuer dans le temps ? Rappelons d’abord que Ash, l’androïde du premier opus, est chargé de ramener le xénomorphe sur Terre, telle est sa priorité numéro un ; une priorité – thème qu’on retrouve dans les opus suivants – qui fait des formes de vie humaines une quantité négligeable, qu’on peut sacrifier pour sauver le xénomorphe. L’androïde semble donc être en position de relayer la voix des humains sur Terre qui veulent exploiter les connaissances (médicales, militaires) que pourrait apporter l’analyse d’une telle entité. Pourtant, Ash finira par donner sa propre version de ce qu’est le xénomorphe, au-delà de tout intérêt commercial ou militaire :
« Un organisme parfait… Sa perfection structurelle n’a d’égal que son hostilité (…). J’admire sa pureté. Un survivant… que ne vient pas troubler la conscience, le remords ou l’illusion d’une moralité. »
Ash a certes apparence humaine ; mais son image idéale – son stade du miroir avancé - est celui du xénomorphe, pure forme sans intériorité morale. S’il n’était vivant, le xénomorphe serait un androïde parfait.
Mais pourquoi « survivant » ? Le xénomorphe est sans doute le rescapé d’une espèce disparue ; mais l’adjectif renvoie peut-être aussi à quelque chose de très ancien, qui précède l’apparition des êtres dits « humains » – une survivance de ce qui, en l’homme, est sans remords, sans conscience, etc. En ce sens, le xénomorphe est le très ancien non-humain qui git au cœur de l’homme ; ce que seule une machine pouvait repérer.

Qui ? Où ? – La question du repérage est essentielle dans les Alien. Car le problème n’est pas : qu’est-ce que l’étranger, mais quiest-il ? Dans le second opus, c’est Newt, la petite fille presque redevenue sauvage, devenue presqu’étrangère à la communauté humaine, qui pose ces questions. Pour la rassurer, Ripley lui dit que sa poupée, Casey, ne fait pas de cauchemars – mais Newt lui répond que c’est normal puisque Casey est « juste un morceau de plastique ». Newt dit ensuite que sa mère lui assurait que les « monstres », les « vrais » monstres, n’existent pas, alors que c’est le contraire qui s’avère vrai. Ripley acquiesce, mais rappelle que, « la plupart du temps », les vrais monstres n’existent pas. Poupées en plastiques et vrais monstres sont en position inverse : ce qui est dit exister n’existe pas, et ce qui la plupart du temps n’existe pas est cependant susceptible d’apparaître.
Quand quelque chose d’autre apparaît, le problème est de savoir lui attribuer le nom adéquat. Dans le second opus, l’androïde nommé Bishop préfèrerait qu’on ne l’appelle pas être synthétique (a synthetic), mais plutôt « personne artificielle » - il faut dire aussi que Bishop n’est pas comme Ash, il s’est - humanisé (il a acquis, qui sait, une conscience, une morale ; et Call, l’androïde de Alien 4, sera décrite par Ripley comme plus humaine que les humains…). De la même manière, le terme de xénomorphe surprend les GI’s : à ce terme, ils préfèrent celui de bug et décrivent leur mission comme « bug hunt », chasse à l’insecte.
Enfin, le qui est inséparable d’un . Dans la série des Alien, on ne sait jamais ce qui est dedans et ce qui est dehors. Et l’on se souvient de ces célèbres scènes d’angoisse avec les appareils servant à repérer les mouvements des xénomorphes. De fait, on n’est jamais sûr de ce qu’on repère : un chat ? Un être humain ? Le problème de cet appareil est qu’il met tout à plat, tout sur la même dimension. Dans le second opus, les rescapés retranchés voient sur leur capteur les xénomorphes s’approcher – mais, soudain, l’appareil leur dit qu’ils sont là, autour d’eux, parmi eux, mais ils ne les voient pas. Car ils sont, en fait, justes au-dessus d’eux. Conseil : ne jamais mettre à plat le monde des existants, sous peine de ne plus être capable de percevoir leur incommensurabilité.

Ripley. – Reprenons : il y a des étrangers, des xénomorphes (ou des insectes), des androïdes (ou des personnes artificielles), une fille (ensauvagée) – mais il y a aussi, et surtout, l’alien majeure, celle que l’on retrouve dans les quatre films : Ripley. L’étrangère. Ce qui est révélé, si on en doutait, dans Alien 3, lorsqu’elle échoue dans un pénitencier où ne se trouvent que des hommes tueurs et violeurs atteints du dit « syndrome XYY ». N’est-ce pas quelque chose de l’ordre du féminin qui doit être considéré comme l’étranger suprême de la série des Alien ? Notons à ce titre que Sigourney Weaver avait été choisie pour le rôle principal là où jusqu’alors celui-ci n’était donné, dans les films de science-fiction, qu’aux hommes[1].
Le mode de reproduction des xénomorphes doit être souligné : la Reine ne pond pas d’abord des xénomorphes, mais des parasites qui s’accrochent au visage (facehuggers), s’emparent des corps pour y pondre d’autres œufs, qui donnent naissance, par éclatement de la cage thoracique, aux formes de vie étrangères. La para-mère ne donne ainsi pas directement la vie, mais les parasites de la vie – autrement dit la mort. Pour cette para-mère ou les autres xénomorphes, il aura été remarqué les mêmes apparences phalliques : crane allongé, langue qui perfore et de laquelle sort une autre bouche, une bouche dans la bouche – comme si les xénomorphes étaient eux-mêmes parasités. Comme s’ils étaient, peut-être, les parasites d’eux-mêmes, des auto-parasites qui n’auraient évité l’autophagie qu’en reportant sur d’autres leurs propres opérations d’auto-engendrements.
Parasitisme donc ; et pénétration d’hommes (plus tard, dans Alien 3, d’animaux) par des facehuggers. Autrement dit des interrogations sur la sexualité, la passivité (et l’activité), le féminin (et le masculin), et sur la maternel. Ripley, revenant sur Terre, apprend que sa fille, qui a vieilli plus vite qu’elle, est décédée. Et le début d’Alien3 nous montre qu’elle n’aura finalement pas été capable de sauver Newt. Dans Alien 4, la nouvelle reine des xénomorphes, qui désormais a de l’ADN humain (celui de Ripley), a aussi un utérus, et peut directement donner naissance, sans facehuggers ni œufs. Ripley a-t-elle été spoliée de sa maternité ? La Xénoreine incarne-t-elle un fantasme terminal d’externalisation de la vie et d’extermination du féminin-maternel ?


La fonction-étrangère. - Il n’arrive que des malheurs à Ripley. Elle perd tout à chaque fois, tout attache, tout amant. Elle perd même la vie à la fin du troisième opus ; pire, elle perd jusqu’à la capacité de mourir, puisqu’elle ressuscite dans le quatrième volet. Je me demande le sens de cet acharnement : s’agirait-il de la rendre totalement étrangère au monde - « I’m a stranger here myself », dira-t-elle pour conclure Alien 4- afin de la restreindre à sa mission : éliminer les xénomorphes ? S’agirait-il alors de montrer la précarité de ce qu’elle représente ? Je vois bien le risque qu’il y a à désigner ce que serait l’alien des aliens, l’étrangère parmi les étrangers : rétablir une sorte de transcendance. Et l’on sait aussi que poser le féminin en hétérosabsolu est une manière de maintenir le féminin dans une dangereuse extériorité laissant intacte le phallogocentrisme et la domination masculine. Je crois pourtant que, dans cette série des Alien (et donc de façon singulière, selon un dispositif non-universalisable), Ripley localise une fonction : pour qu’il y ait de l’étranger, de l’étrangèreté, il faut qu’aux altérités soit co-extensive une autre altérité.
Pour éclairer ce dernier point, pensons à la situation de Ripley dans Alien 4. On ne l’a pas seulement ressuscitée, on l’a aussi croisée avec le xénomorphe qui l’avait « violée », elle est maintenant hybride, à moitié humaine, à moitié xénomorphe. Dans l’une des scènes les plus marquantes du film, elle découvre qu’il a fallu plusieurs tentatives pour parvenir à ce qu’elle est : des hybrides ratés sont conservés dans des containers, tandis qu’une sorte de Ripley-xénomorphe, maintenue artificiellement en vie sur une sorte de table d’opération, lui demande d’achever ses souffrances (une demande que l’on entend dans tous les opus, de la part d’humains parasités ou d’un Bishop trop endommagé dans Alien 3). Le problème n’est pas l’hybridation en soi, bien entendu, il ne s’agit pas de promouvoir l’identité - mais ici (comme dans la dernière scène de La mouche, version Cronenberg), on nous demande une seule chose : de prendre garde à ce que nous faisons. Toute hybridation n’est pas bonne en soi, elle n’est pas forcément productrice de bonne étrangèreté.
La fonction-étrangère, c’est ce qui nous demande de prendre garde aux ontologies plates. Elle ne désigne pas une transcendance absolue, mais ce qui fait que les étrangers partagent plus encore que leur étrangèreté (ou leur singularité) propre. Elle interrompt toute équivalence, tout ce qui tendrait à présumer trop vite d’une égalité en fin de compte bien plus morale que politique. Elle est cet élément qui redonne de la profondeur de champ dans un monde fasciné par l’horizontalité et les bricolages de l’hybridation.

Frédéric Neyrat




[1]Ceci étant, s’entend Ridley derrière Ripley, le devenir-femme de Scott, et la manière dont celui-ci s’est transmis aux autres réalisateurs.

Le pouvoir animalisant de la viviparité dans la science-fiction / Marika Moisseeff

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Ma double formation simultanée en médecine et en ethnologie m'a conduite à repérer très vite une distinction très nette des discours concernant la différence des sexes et la reproduction, suivant qu'on parlait de nous, les Occidentaux, ou des autres : les sociétés exotiques étudiées par les ethnologues. Et à repérer, du même coup, la tendance occidentale à hiérarchiser les cultures sur le modèle de la hiérarchisation des espèces, à partir d'une perspective évolutionniste qui, pour être héritée du XIXe, n’en est pas moins restée bien ancrée dans l’idéologie occidentale d’aujourd’hui. Selon cette perspective, il y aurait des évolués – ceux qui valorisent le sexe et maîtrise le processus de la reproduction –, et il y aurait, à l'opposé, des sociétés archaïques qui, elles, à l'inverse, valoriseraient, voire survaloriseraient la reproduction au dépens de l'érotisme et de la liberté des femmes. Et ceux qui valorisent la reproduction pencheraient plus du côté de l’animalité que ceux qui maîtrisent la reproduction.

Toutefois, dans certaines œuvres de science-fiction, les sociétés du futur ayant atteint le plus haut degré d'évolution, grâce au développement d'une technologie sophistiquée, seraient elles-mêmes susceptibles de retomber du côté d'une plus grande animalité : du fait de leur hypofertilité, voire de la disparition de leurs organes sexuels, à laquelle aurait abouti leur dépendance à l'égard de la technologie pour leur reproduction, ces sociétés du futur auraient été contraintes à privilégier les activités de reproduction au dépens des activités érotiques et de la liberté individuelle. La perpétuation de leur espèce, sa survie, se fonde entièrement sur la biotechnologie ou sur l'utilisation d'espèces qu'ils jugent inférieures dont ils utilisent les membres comme hôtes porteurs de leur progéniture, ou encore ils utilisent les deux procédés à la fois. Or, dans l'idéologie occidentale, le contrôle étatique sur la reproduction est l'une des caractéristiques des sociétés totalitaires, et celles-ci sont symboliquement rapprochées des sociétés d'insectes et, notamment des fourmis (je vous renvoie, entre autres, au film d'animation Fourmizdont le réalisateur vient de produire une suite Bee movie).

Si, dans l'Occident contemporain, les modes de reproduction permettent de distinguer et de hiérarchiser les espèces les unes par rapport aux autres au sein du règne animal, ils tendent aussi à être ce à partir de quoi une population va être considérée comme plus ou moins humaine. Les représentations de la reproduction sont, selon moi, une voie d'abord particulièrement intéressante pour analyser la façon dont les sociétés occidentales contemporaines définissent la nature humaine, et elles vont faire l'objet de mon intervention.

En 1898, Freud suggérait que l'un des plus grands triomphes de l'humanité, l’une des libérations les plus tangibles à l’égard de la contrainte de la Nature à laquelle notre espèce est soumise, serait de réussir à élever la procréation au rang d'une action intentionnelle et volontaire, et à la dégager de la sexualité proprement dite, c'est-à-dire à la désintriquer des actes érotiques visant à atteindre le plaisir sexuel. Un siècle, plus tard, fin 1999, un petit article de Télérama proposait d'établir une liste de ce qui caractériserait l'humanité de l'an 2000 au regard de celle de l'an 2100, et l’une de ces caractéristiques retenait plus particulièrement l’attention : "En l'an 2000, écrivait le journaliste, les gens étaient enfantés à l'intérieur de leur mère, comme les animaux." (Sorg, 1999 : 13, mes italiques)

Retenons ce fait : la grossesse, la nécessité d'être englobé dans un corps de femme avant de naître, relèguerait l'humanité au rang de l'animalité. Ce constat pourrait ne relever que de l'anecdote s'il ne constituait une constante dans les œuvres de science-fiction qui ont pour thème la procréation. De mon point de vue, les œuvres de science-fiction constituent une nouvelle forme de mythologie, au sens anthropologique du terme. Et le premier mythe contemporain appartenant au genre 'problématique reproductive' que la petite citation de Téléramanous remet en mémoire est Le meilleur des mondes d'Huxley, publié en 1932. Les enfants y sont fabriqués au moyen d’utérus artificiels et élevés dans des centres spécialisés. Ce mode de reproduction industrielle est opposé à la viviparité, terme scientifique utilisé à dessein par Huxley, et renvoyant à l'obligation d'en passer par un ventre féminin pour naître. La viviparité est ce qui distingue les mammifères des espèces ovipares dont les femelles pondent leurs œufs, et c’est au sein des œufs, une fois pondus, que l’embryon se développe. Par contre, chez les mammifères vivipares, l’embryon se développe non seulement dans le corps des femelles mais, comme le précise le Petit Robert, aux dépens des tissus maternels. Dans Le Meilleur des mondes, la viviparité est perçue comme une infâme chose du passé, ne subsistant plus qu'à l'état de survivance honteuse dans quelques réserves de sauvages.

Sous ce mythe d'anticipation, la pornographie est rattachée, non à la sexualité, mais à l'enfantement : alors que les adultes s'adonnent à volonté aux activités érotiques, s'extasiant devant les ébats sexuels des bambins dans les cours de récréation, ils sont offusqués lorsqu'on leur rappelle l'origine vivipare de l'humanité. Il en va ainsi pour les étudiants auxquels s'adresse le Directeur de l'Incubation et du Conditionnement des bébés, notamment lorsqu'il les questionne sur la signification du mot parent –je cite Huxley :

"Il y eut un silence gêné. Plusieurs des jeunes gens rougirent. … L'un d'eux, enfin, eut le courage de lever la main.
-          Les êtres humains, autrefois, étaient …, dit-il avec hésitation ; le sang lui affluait aux joues. – Enfin, ils étaient vivipares. […] Le pauvre garçon était éperdu de confusion.
-          En un mot, résuma le directeur, les parents étaient le père et la mère. – Cette ordure, qui était en réalité de la science, tomba avec fracas dans le silence gêné de ces jeunes gens qui n'osaient plus se regarder. – La mère…, répéta-t-il très haut, pour faire pénétrer bien à fond la science ; […] - Ce sont là, dit-il gravement, des faits désagréables, je le sais. Mais aussi, il faut bien se souvenir qu'en ces jours de grossière reproduction vivipare, les enfants étaient toujours élevés par leurs parents, et non dans des Centres de Conditionnement de l'Etat.)
-          Essayez de vous rendre compte de ce que c'était que d'avoir une mère vivipare.
De nouveau, ce mot ordurier. […]
-          Essayez de vous imaginer ce que signifiait 'Vivre dans sa famille.'
Ils essayèrent ; mais manifestement sans le moindre succès.
-          Et savez-vous ce qu'était un 'foyer' ?
Ils secouèrent la tête. […]
-          Pareille à une folle furieuse, la mère couvait ses enfants (ses enfants)… comme une chatte, ses petits […] Notre Freud avait été le premier à révéler les dangers épouvantables de la vie de famille. Le monde était plein de pères, et était par conséquent plein de misère ; plein de mères, et par conséquent de toute espèce de perversions, depuis le sadisme jusqu'à la chasteté ; pleins de frères, de sœurs, d'oncles, de tantes – plein de folie et de suicide." (Huxley, 1998 : 41-42, 54-57)


Dans l'univers sans mère dépeint par Huxley, le plaisir sexuel est roi et la chasteté apparaît comme l'une des pires perversions. Elle empêche l'accession à l'expérience spirituelle la plus noble, celle de l'orgasme, qui sous-tend l'épanouissement individuel dans un monde ayant atteint le plus haut degré de civilisation. Et si les 'civilisés' du Meilleur des mondes sont à même de jouir pleinement, c'est qu'en fabriquant les enfants en dehors des corps maternels, c'est-à-dire en éradiquant la maternité, ils se sont libérés du joug reproducteur selon les vœux exprimés par Freud auquel Huxley fait référence. L’érotisme est ici désignée comme l'apanage d’une humanité civilisée se distinguant d’autres sociétés posées, elles, comme archaïques, plus ensauvagées, c’est-à-dire pas tout à fait dégagées de l’animalité. Pour atteindre le statut plein et entier de civilisés, il faut donc séparer sexe et reproduction en recourant à une technologie sophistiquée à laquelle n’auraient pas accès les peuples dits premiers. "La civilisation, nous répète Huxley, c'est la stérilisation" (1998 : 130 et 141)

Ce récit d'anticipation reflète admirablement l'évolution des représentations et des pratiques touchant à la reproduction dans les sociétés occidentales où activités érotiques et procréation tendent effectivement à être appréhendées comme des domaines indépendants l'un de l'autre : l'accession à une sexualité épanouie requiert que les individus soient 'protégés' des risques reproducteurs. On met donc à leur portée, dès qu’ils atteignent la puberté, des moyens contraceptifs ou abortifs efficients visant à prévenir la grossesse.
Quelques décennies après la parution du Meilleur des mondes, c’est le monstre d'Alien qui va symboliser la viviparité (Moisseeff, 2003, 2005). La reproduction qu’il incarne est présentée sous la forme d'une infestation susceptible d'anéantir une humanité ayant atteint le plus haut degré d'évolution technologique. Il a les traits d'un insecte géant qui transforme ses proies humaines en cocons où il déverse le contenu de ses œufs. Le seul objectif de ce monstre est de se reproduire : on ne le voit jamais ni manger, ni copuler. La bête ne dévore pas ses victimes, elle s'empare de leur corps pour engendrer, les transformant en organismes hôtes au sein desquels sa progéniture se développe. L'arme suprême d'Alien est la grossesse : le contenu de ses œufs est implanté dans la poitrine de ses victimes par l'intermédiaire d'un organe projectile dont une des extrémités s'enfonce dans l'œsophage ; au terme d'une gestation thoracique relativement rapide, l'accouchement du nouveau-né provoque l'explosion de l'hôte porteur.
             
Le cycle reproducteur de type parasitaire de l'espèce femelle dénommée Alien est un prétexte pour décrire la grossesse sous la forme d'une infestation. Lorsqu'on condense les différentes acceptions que recouvre le terme alien en anglais, et qu'on l'applique à la gestation, on aboutit à une représentation de la viviparité en tant que parasite : implantation dans un milieu, qui n'était originellement pas le sien, mais auquel il s'est acclimaté, d'un spécimen hostile et répugnant venu d'ailleurs. Dans cette optique, il y aurait d'un côté, la femme, tout à fait digne d'être l'égale de l'homme, et de l'autre, la matrice susceptible de devenir l'habitacle d'un hôte indésirable et létal. Dans le premier épisode d'Alien, cet hôte est le passager surnuméraire d'un vaisseau spatial qui constitue son premier habitacle. Dans le second épisode, son choix se porte sur une fillette encore impubère, dans le troisième, sur une femme, tandis que dans le quatrième, nous apprenons qu'Alien a enfin acquis un système reproducteur complet qui lui permet d'engendrer le premier mâle de son espèce.

Les différents épisodes d'Alien nous permettent d'assister à la maturation du système reproducteur féminin, celui de l'héroïne, assimilée aux différentes étapes du cycle biologique d'un parasite dont la femme serait l'hôte privilégié. De fait, dans nos contrées civilisées, la fécondité des femmes tend à être assimilée à une maladie qu'elles doivent traiter de la puberté à la ménopause car, durant cette période, leur utérus les rend vulnérables à une infestation indue, non désirée. D'où le recours au médicalement assisté non seulement pour faire des enfants mais, plus fondamentalement encore, pour ne pas en avoir.

La reine pondeuse d'Alien, ses oeufs, les cocons-chrysalides gluants qui tapissent ses lieux de nidification renvoient à l'ignominie du processus qui sous-tend l'enfantement naturel. Cette "chose" répugnante qu’est le monstre d’Alien et qui a de nombreux avatars à Hollywood n'est autre que le masque hideux qui sert à désigner, dans l'Occident moderne, l'aspect inhumain, bestial et parasitaire de la procréation (cf. Moisseeff 2000a). Je rappellerai que l'un des enjeux de la recherche médicale contemporaine est de rendre compte du mystère du développement dans le corps maternel d'un corps étranger, alien, le bébé, et qu'on tend à rapprocher ce phénomène du cancer.
Quand je faisais mes études de médecine, on nous disait que lorsque nous découvririons le mystère qui permet à une femme d'accepter, sur un plan immunitaire, ce corps étranger qu'est le bébé, alors nous aurions enfin les moyens de combattre les proliférations tumorales. Parallèlement à cette façon de concevoir le développement fœtal dans le corps maternel, le bébé est présenté, dans bien des films, comme un parasite prenant possession du corps maternel.

              Dans le domaine de la science-fiction, Alienpeut être considéré comme la suite logique du Meilleur des mondes : tout s'y passe comme si la procréation naturelle, sous le masque du monstre, revenait hanter les humains qui l'ont éradiquée. La gestation déchue de ses droits cherche à réinvestir le corps des humains, hommes et femmes.

              L'appropriation de la maternité par l'institution médicale tend à renforcer son caractère sacré et énigmatique. Et la possibilité d'envisager la procréation indépendamment de la sexualité grâce à la biotechnologie (Fécondation in vitro, bébés éprouvette, clonage) tend à focaliser l'objectif des caméras sur le champ obstétrical. La fonction reproductrice féminine peut alors se manifester dans l'imaginaire culturel sous la forme d'une entité autonome, située en dehors du corps de la femme. Elle prend l'aspect d'une bête dont le masque monstrueux recouvre les pouvoirs féminins occultes et mortifères. Et, comme par hasard, dans ce monde du futur où règne une plus grande égalité des sexes, seule une femme – l’héroïne d’Alien, le lieutenant Ripley, alias Sigourney Weaver –, est à même de combattre cette « survivance » aberrante qu'est la grossesse. Pandora-Ripley doit exterminer ce qui jaillit de son amphore-utérus. Cette nouvelle mythologie, en nous faisant assister au face-à-face entre Lafemme et sa fonction procréatrice, fait donc resurgir de manière dramatique ce qui tend à être occulté dans nos sociétés 'égalitaires' : une asymétrie primordiale en faveur des femmes au plan de la reproduction qui permet de leur attribuer des pouvoirs exclusifs.
              Je propose de voir la saga Alien comme l'allégorie d'une initiation féminine au cours de laquelle l'héroïne doit apprendre à juguler sa puissance maternelle.

Considérons sous cet angle la trame du scénario d'Alien :

Une jeune femme est extraite de son milieu habituel,  la terre, pour être immergée dans un environnement sauvage, non domestiqué, l'espace intergalactique. Elle doit y affronter bon nombre d'épreuves qui la confrontent à la part de la féminité à laquelle elle n'a pas encore accédé : la maternité qui la terrifie et qui revêt, pour elle, la forme hideuse d'un monstre. Elle est toutefois conduite à l'assumer progressivement : au cours des quatre épisodes, elle est successivement mère nourricière d'un chaton, mère adoptive d'une fillette, génitrice d'une femelle puis d'un mâle non-humains. Elle finira ainsi par incorporer la part animale qui la consacre femme. Elle devra pour cela subir l'épreuve ultime, la mort, pour renaître de ses cendres totalement métamorphosée puisqu'elle est devenue, entre-temps, mi-alien, mi-animale. Elle est alors à même de terrasser définitivement le dragon maternel, ce qui l'autorise à réintégrer la société humaine en revenant sur terre. 

            Les initiations masculines et féminines qui ont cours dans d'autres contextes culturels, ceux-là bien réels, légitiment l'accession des individus à un rôle procréateur qui les fait passer du statut d'enfant à celui d'adulte habilité à devenir parent (cf. Moisseeff 1987, 1995, 1998). L'initiation de l'héroïne d'Alien, en revanche, la conduit à forclore son rôle maternel : elle l'incorpore, certes, mais pour mieux le faire taire en tuant la progéniture qu'elle a elle-même générée. La femme postmoderne personnifiée par la star de cinéma Sigourney Weaver devra participer, en tant que commandante en chef, à la maîtrise de sa fonction reproductrice, perçues comme par trop animalisante, pour elle mais également pour le reste des humains.

Le monstre venu d’ailleurs symbolise donc, selon moi, la viviparité et son aspect invasif et animalisant, toutes choses rejetées aux marges de la civilisation dans l'utopie d'Huxley et dans l'imaginaire actuel, comme l'illustre la prose du journaliste de Télérama et, plus récemment, celle du Professeur d’immunologie, Jean-Claude Weil, dans la très sérieuse revue Géopolitique de juillet 2004 (n° 27, p. 21-26). Je le cite : « Je suis convaincu que, très vite, la reproduction ne se fera plus qu’en laboratoire, in vitro. Le mode de reproduction à l’ancienne ne sera plus qu’exceptionnel. C’est inévitable étant donné la façon dont la société évolue : les femmes font des carrières, passent des diplômes et, à quarante ans, veulent un enfant qu’elles n’ont pas eu le temps de faire avant. La solution, c’est de prélever à dix-huit ans les ovocytes et les spermatozoïdes en prévision de ce désir futur et de les mettre en attente. On aura ainsi des cellules germinales fraîches que l’on pourra utiliser à volonté pour une Fécondation in vitro ».
            Nous sommes donc bien, aujourd’hui, dans la projection de l’avènement du Meilleur des mondes.
           
            Selon moi, la sainte horreur des occidentaux pour la reproduction naturelle s’est ancrée dans la théorie de l’évolution élaborée par Darwin au XIXe siècle. Cette thèse accorde une importance particulière aux modes de reproduction dans la classification et l'ordonnancement des espèces les unes par rapport aux autres : on passe des espèces inférieures – insectes, poissons, etc. – qui pondent des millions d’œufs  aux mammifères inférieurs qui engendrent plusieurs individus par portée, puis aux mammifères les plus évolués que sont les primates qui n'ont, en règle générale, qu'un enfant par portée. Les Occidentaux que nous sommes ont intégré le fait que plus une espèce est évoluée sur le plan biologique, moins elle procrée, et nous avons tendance à conceptualiser les différences culturelles selon le même schéma. Les sociétés les plus évoluées sur le plan technologique sont celles qui font le moins d'enfant, les moins évoluées en font le plus. D'où l'inférence d'une relation mécanique inversement proportionnelle entre la démographie et le degré d'évolution d'une population, et le glissement subreptice d'une hiérarchisation entre classes ou entre ethnies à une hiérarchisation en termes biologiques, voire génétiques. L’excès de fertilité va ainsi pouvoir être présenté comme un fléau entravant l’évolution des populations.


            En Occident, à la différence de ce qui a cours dans bien d'autres sociétés, une fertilité abondante est perçue comme une malédiction, voir comme une maladie.Rappelons qu'en français, le terme lapinisme signifie : "Fécondité excessive d'un couple ou d'un peuple". La forte prolificité du lapin le qualifie pour évoquer tout à la fois la maladie de l'excès de fécondité et l'animalité à laquelle elle est censée confiner. Et cette étrange maladie est censée affecter non seulement les couples mais également les peuples. Et on comprend bien quels couples et quels peuples sont ici visés : les pauvres en tant que classe sociale ou en tant que sociétés du tiers monde.

              Ce thème de la prolificité des pauvres n’est pas universel. Par contre, en Occident où il sévit, il est loin d'être moderne : on se souviendra ici du célèbre pamphlet de Jonathan Swift datant de 1729, Une modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres de devenir un fardeau pour leurs parents, où l'auteur suggère avec humour de résoudre la misère de la surpopulation par l'anthropophagie : les bébés des pauvres pourraient servir de mets appréciables pour les riches. Une version plus sophistiquée et plus actuelle tend à les transformer en sujets d’adoption pour les peuples hypofertiles de l’Ouest. On rapprochera l'émergence, au XVIIIe siècle, de cette crainte de la fertilité des pauvres de l'émergence à la même époque de ce que Foucault appelle biopolitique de l'espèce humaine.

            Les scénaristes américains sont particulièrement doués pour représenter sous forme métaphorique l'idéologie occidentale contemporaine : les humains terriens évolués sont personnifiés par les Américains, prototype des Occidentaux, leurs ennemis par les membres d'une autre espèce, souvent incarnés par des insectes parasites géants et prolifiques. Dans ces films, les différences morphologiques et/ou culturelles des divers groupes humains renvoient donc à des différences entre espèces, et leur continent d'origine respectif – le Nord, le Sud, l'Est, l'Ouest – à des planètes distinctes, comme pour mieux souligner notre façon de concevoir ces différences entre groupes humains devenus irréductibles.
           
            Si les insectes sont les personnages de choix de ces films qui sont à la fois d'horreur et de science-fiction, c'est qu'on les associe volontiers au parasitisme et à la prolifération. Les activités des sociétés d'insectes sont, en effet, présentées comme essentiellement orientées vers la reproduction. De plus, les nombreux documentaires sur les insectes les décrivent en termes anthropomorphiques – une reine pondeuse, des ouvrières et/ou des guerriers, des nourrices –, donnant l'impression que leur organisation sociale est comparable à celle des hommes. Ces documentaires se penchent sur le combat que se livrent les différentes espèces entre elles pour l'occupation d'un même territoire, et sur la capacité des unes à parasiter les autres en introduisant à l'intérieur du corps de leurs ennemis leurs propres œufs. L'aspect prédateur des femelles est encore renforcé lorsqu'on les montre dévorant ou tuant les mâles immédiatement après qu'ils aient joué leur rôle d'inséminateur. De même, dans certains films catastrophes, des espèces particulièrement virulentes d'abeilles ou de fourmis venues d'Afrique ou d'Amérique du sud envahissent les territoires du Nord remplaçant les espèces natives décrites comme beaucoup plus pacifiques.
            Cette manière particulière de présenter les insectes sociaux va servir de point d'appui à la représentation symbolique de la culture jugée "archaïque" des sociétés dites "primitives". Et pour renforcer l'aspect terrifiant de la pullulation animale, les cinéastes mettent en scène des insectes géants au développement accéléré. 

             Un autre aspect du mode de développement des insectes va jouer en leur faveur sur la scène hollywoodienne : les stades successifs par lesquels ils passent pour atteindre leur forme définitive, œufs, larves, nymphes-chrysalides, insecte adulte proprement reproducteur. Cette métamorphose va servir à symboliser la transformation des adolescents au cours de la phase pubertaire, c'est-à-dire leur passage d'un état stérile à un état fertile. Ainsi, dans La Mutante(Donaldson, 1995), le scénariste fait correspondre la phase pubertaire d'une alienissue d'un ADN extraterrestre à son passage par un état de chrysalide d'où s'échappe une reproductrice pleinement développée. Avant cette mutation opérée dans la chrysalide, la jeune fille a l’aspect ingrat, un peu enrobé, de bien des préadolescents. Elle a également les comportements qui font souvent leur apparition à cette époque de la vie : accès de boulimie, fugue, contemplation dans le miroir avec la nette impression d’une transformation horrifique. Lorsqu’elle sort de sa chrysalide, c’est une bombe sexuelle svelte et aux traits de visage affinés qui a perdu toute pusillanimité. La petite fille jusqu'alors inoffensive est montrée, lorsqu'elle accède à sa puissance reproductrice, comme se transformant en une prédatrice cherchant à avoir des rapports sexuels dans l'unique but de se reproduire ; elle tue ses partenaires sexuels dès qu'ils ont rempli leur office, telle la mante religieuse et la veuve noire. Une fois inséminée, elle se transforme en animal et est prête à tout pour sauver son petit : la reproduction est ici associée à la fois à l’animalité et à la mort.
           
Dans La mutante 2 (Medak, 1998), l’astronaute infecté par un ADN martien ne peut s’empêcher de faire l’amour à tout va. Ses partenaires sont immédiatement inséminés, durant le coït même, et quelques moments plus tard, l’explosion de leur ventre enceint les tue et, l'instant d'après, on aperçoit à côté de leur cadavre, un petit garçon. Au moment où l'astronaute infecté féconde ces femmes, des tentacules lui poussent dans le dos, comme à partir de sa colonne vertébrale, signifiant que la conjonction sexe et reproduction renvoie à l’animalité.

Dans les représentations traditionnelles occidentales, depuis l'antiquité, le sperme est censé être produit dans la moelle des os et tout particulièrement dans la colonne vertébrale, le pénis étant perçu comme le prolongement de la colonne vertébrale où se déverse le sperme produit dans le rachis vertébral. Les cornes des mâles des espèces qui en sont pourvues, telles les cervidés, sont censées refléter l’abondance du sperme qu’ils secrètent. Et si le mari trompé est également symboliquement pourvu de cornes, c’est, comme l'a rappelé Françoise Héritier, que son sperme, empêché de s’écouler par celui qui a pris sa place dans le lit conjugal,  est censé refluer en direction de sa tête. Dans la mutante 1 et 2, les cornes et les excroissances osseuses des mutants qui apparaissent au moment de leurs rapports fécondants renvoient à cette symbolique.
On peut en rapprocher l’ossature d’Alien qui évoque la silhouette d’un squelette de dinosaure tel qu’on peut en voir dans les musées d’histoire naturelle. Cet aspect squelette de dinosaure évoque à la fois la prolificité d’une espèce inférieure et son côté archaïque en regard de la civilisation humaine auquel elle s'attaque. C'est également ce à quoi semble renvoyer l'exosquelette des arachnides géants du film Starship troopers.

D'un point de vue occidental actuel, le corps est associé à la nature et, plus précisément à la part animale de l'être humain. En conséquence, la reproduction "naturelle" des corps au travers de la gestation féminine tend à associer plus intimement les femmes à l'animalité, c'est-à-dire à ce qui éloigne le plus de la culture en tant que rattachée à la fabrication "artificielle". Et certainement le contrôle sur la procréation s'est développé en opérant sur les corps féminins, l'utérus artificiel étant le dernier avatar envisagé pour parfaire ce processus de domestication de la nature féminine au moyen de la technique (Atlan 2005, Moisseeff 2007). Les hommes, plus distanciés du processus reproducteur du fait de leur éviction de la "cuisine" gestationnelle, sont plus volontiers situés du côté de l'esprit en tant que pure intelligence – la raison opposée au cœur – associée aux compétences cognitives, logiques, froides et rationnelles, qualificatifs qui sont aujourd'hui appliqués alternativement aux ordinateurs et autres produits dérivés des recherches dans le domaine de l'intelligence artificielle. Et de fait, ces compétences traditionnellement jugées masculines sont celles-là mêmes qui, par un raisonnement circulaire, sont censées rendre les hommes plus aptes à la production technique, c'est-à-dire culturelle, opposée à la reproduction naturelle assumée exclusivement par les femmes. Dans cette perspective, la production technique qui a conduit aux nouveaux modes de reproduction et à la création de nouveaux hybrides, s'offre à penser comme le pendant masculin de la gestation féminine. Dans les œuvres de science-fiction, les auteurs jouent sur ces différentes dichotomies telles qu'elles tendent à être articulées dans l'idéologie occidentale. Les problèmes interculturels sont entrecroisés avec ceux liés à la différence des sexes, de même que l'hybridité humain/animal, humain/machine permettent d'aborder de façon innovante la question des minorités sexuelles. Le questionnement éthique qui sous-tend les récits de science-fiction permet d'interroger la hiérarchisation des êtres.

Marika Moisseeff

Journée d'étude Nous n'avons jamais été humains. La nature humaine au prisme de la science-fiction et de l'anthropologie ( Musée du quai Branly, 7 mai 2009).

Kant, les extraterrestres et nous / Antoine Hatzenberger

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« Vous avez parcouru la terre et ses extrêmes,
Mais nous, nous dépassons un espace pour entrer dans un autre. » Gibran Khalil Gibran, Splendeurs et curiosités.
« J’ai osé entreprendre sur une faible conjecture un voyage dangereux, et j’aperçois déjà les avancées de terres nouvelles. » Emmanuel Kant, Histoire générale de la nature et théorie du ciel.


« La plupart des planètes sont habitées, et celles qui ne le sont pas le seront un jour ». Cette prédiction formulée par Kant en 1755 dans l’Histoire générale de la nature et théorie du ciel reste sans doute pour la plupart d’entre nous, deux cent cinquante ans plus tard, très frappante. L’hypothèse de la pluralité des mondes telle que l’expose Kant dans ce traité de cosmologie s’accompagne en effet de l’hypothèse de l’existence d’êtres extraterrestres – hypothèse développée surtout dans la troisième partie, « Qui contient un essai de comparaison, fondée sur les analogies de la nature, entre les habitants des différentes planètes »[1].
Les historiens de l’idée de la pluralité des mondes habités ont relevé l’originalité de sa formulation par Kant dans la Théorie du ciel. « En tant que traité sur les extraterrestres, c’est un texte remarquable » affirme Michael J. Crowe : « presque jamais avant Kant, et presque jamais après lui, un auteur n’a défendu l’idée selon laquelle la vie est aussi largement répandue à la fois dans le système solaire et dans les systèmes sidéraux[2] ». Un constat partagé par Steven J. Dick : « peu d’hommes, au XVIIIesiècle, étaient prêts à se livrer à des conjectures aussi hardies que celles de Kant concernant la nature des extraterrestres[3] ».
Or, en dépit ou peut-être justement à cause de l’audace de cette conjecture, la troisième partie fut longtemps exclue par les éditeurs de la Théorie du ciel. Bien plus, si « le soin apporté par Kant aux éditions renouvelées de la Théorie du ciel indique assez l’importance qu’il accorda toujours à l’écrit cosmologique de 1755[4] », il semble que l’auteur lui-même ait hésité à republier le texte dans son intégralité[5]. Le philosophe si célèbre pour sa critique des systèmes spéculatifs avait-il été dans sa jeunesse sensible aux chants des sirènes de l’imagination, et avait-il pris conscience par la suite qu’il avait été trop loin, comme le suggère Crowe[6] ? Ces hésitations ne sont-elle pas en tout cas le signe du statut singulier de ce texte ?
Il convient de rappeler que l’hypothèse de la pluralité des mondes habités n’a pas uniquement été formulée dans la Théorie du ciel, mais qu’elle constitue un thème que l’on retrouve tout au long de l’œuvre de Kant – des Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764) jusqu’à l’Anthropologie du point de vue pragmatique(1798), en passant par les Rêves d’un visionnaire (1766), la Critique de la raison pure (1781), l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784), le Compte rendu de l’ouvrage de Herder(1785), et la Critique de la faculté de juger (1790). De plus, à ces références explicites aux habitants des autres planètes, on peut ajouter les allusions à la pluralité des mondes dans L’Unique argument possible pour une démonstration de l’existence de Dieu (1763), les Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine (1786) et la Critique de la raison pratique (1788). Bref, il apparaît que, de manière continue de 1755 à 1798, Kant a eu recours l’idée de la pluralité des mondes habités.
Compte tenu de la hardiesse de l’hypothèse de la troisième partie de la Théorie du ciel, de la grande place accordée à l’imagination dans son élaboration, et de son caractère conjectural, compte tenu également de la présence insistante de cette hypothèse dans toute l’œuvre de Kant, le statut singulier de ce texte tient par conséquent aussi à l’embarras qu’il semble avoir causé à son auteur et surtout, plus sûrement, aux commentateurs de son œuvre depuis lors, tant les extraterrestres constituent pour la pensée un objet difficile à appréhender.
Dans The Great Chain of Being, Arthur O. Lovejoy notait à la fois qu’« il serait superflu de commenter cette spéculation débridée mais plaisante », mais qu’« il serait difficile de trouver une meilleure illustration de l’emprise qu’eurent les principes de la tradition platonicienne [c’est-à-dire le principe de plénitude dont Lovejoy écrit l’histoire] même sur les meilleurs esprits du XVIIIe siècle[7] ».
Commentant le principe physique de la comparaison des habitants des différentes planètes dans la Théorie du ciel (selon lequel « la diminution de l’attraction gravitationnelle correspondrait à l’attraction croissante de la pureté, conformément au rêve de l’opposition entre la pesanteur et la lumière spirituelle »), Ernst Bloch considérait, dans Le Principe Espérance, que « le Kant de la période précritique imaginait ainsi un pendant des plus extravagants à la formule newtonienne de la diminution de la pesanteur selon le carré de la distance[8] ».
Selon Alexis Philonenko, « Kant conclut son ouvrage non plus en physicien, mais en métaphysicien en s’abandonnant au thème alors si caressé de la pluralité des mondes habités[9] ». Dans l’Histoire universelle de la nature et théorie du ciel, « Kant s’abandonnait aux brillantes images de la fantaisie, rêvant d’autres mondes habités » ; pourtant « l’idée d’un monde spirituel embrassant la totalité métaphysique de l’univers et auquel l’homme appartiendrait par son caractère intelligible, jouera toujours un rôle dans sa pensée[10] ». Philonenko dit aussi :
« L’idée d’une transmigration cosmique des âmes effleure Kant qui avoue toutefois qu’il ne faut pas trop se fier à ces brillantes images de l’esprit, mais qui aime néanmoins goûter aux joies de l’imagination. On aurait tort toutefois de négliger entièrement ces textes : en eux se lisent le sentiment de l’infinité du monde spirituel répondant à l’infinité cosmique.[11] »
On aurait entièrement tort de négliger ces textes : c’est ce que soutient Jean Lefranc dans un article sur l’interprétation de la présence extraterrestre dans l’œuvre de Kant :
« Inépuisable Critique de la raison pure ! Ne lit-on pas dans le célèbre chapitre sur l’opinion, le savoir et la foi : “S’il était possible de décider la chose par quelque expérience, je parierais bien toute ma fortune que quelqu’une au moins des planètes que nous voyons est habitée” ? Nous savons, maintenant que quelques fusées ont rendu l’expérience possible, que l’honorable professeur de Kœnigsberg eût perdu son pari. Ce Kant qui dit avec force sa foi dans l’existence d’extraterrestres, et le dit à plusieurs reprises, gêne manifestement ses commentateurs qui préfèrent jeter un manteau de Noé sur cette petitesse d’un grand esprit.[12] »
Selon Jean Lefranc, si la pluralité des mondes habités pose un « problème d’interprétation difficile », la Théorie du ciel« est du plus grand intérêt non seulement pour l’histoire des sciences, mais aussi parce qu’il est le point de départ de toutes les analyses ultérieures de Kant sur les idées de nature et de monde[13] ». Sans doute alors, conclut-il, peut-on être kantien sans croire à l’existence des martiens[14].

La réception du traité cosmologique de Kant est pour le moins paradoxale. Débridée, extravagante, fantastique, erronée : n’est-on pas enclin à penser que l’hypothèse de la pluralité des mondes habités n’aurait finalement pas tout à fait sa place dans la philosophie de Kant ? Et pourtant, il faut reconnaître que non seulement elle s’y trouve exprimée à plusieurs reprises, mais qu’elle l’avait été initialement suite à des énoncés de la Théorie du ciel qui, marquant un jalon important dans l’établissement de la carte du ciel, permettent de tenir son auteur pour l’un des pionniers de l’astronomie moderne[15].
Ne pourrait-on pas avancer alors que si on a entièrement tort de négliger ces textes, c’est non seulement parce qu’ils sont une illustration du principe de plénitude et de l’idée de la grande chaîne des êtres au siècle des Lumières, parce qu’ils donnent l’une des premières descriptions de la Voie lactée et des nébuleuses, et le sentiment de l’infinité du monde spirituel, mais aussi pour cette raison, prise en elle-même et pour elle-même, que ces textes présentent l’hypothèse de la pluralité des mondes habités ? De ce point de vue, la troisième partie de la Théorie du ciel ne devrait pas simplement être considérée comme un appendice marginal, mais comme un élément central dans la constitution d’une nouvelle vision du monde. Comme le dit Steven J. Dick, en effet, « du monde grec antique de Démocrite au monde européen moderne d’Emmanuel Kant, la pensée cosmologique a subi une révolution qui a transformé un monde céleste mort en un univers vivant, et cette transformation ne fut pas moins spectaculaire que le changement célèbre d’un monde géocentrique clos à l’univers infini[16] ».
La question que nous aimerions poser alors en guise de fil conducteur aux quelques remarques qui vont suivre sur l’hypothèse kantienne de la pluralité des mondes habités est celle-ci : que peut bien signifier pour nous l’hypothèse extraterrestre énoncée par Kant ?
On peut se demander pour commencer si les termes employés par Jürgen Habermas à l’occasion de la commémoration du bicentenaire de l’idée kantienne de paix perpétuelle ne s’appliquent pas aussi à l’idée de la pluralité des mondes habités. Habermas écrit à propos du Projet de paix perpétuelle : « Kant développe cette idée dans […] le cadre de l’horizon d’expérience de son temps. Ce cadre conceptuel, aussi bien que le temps qui s’est écoulé depuis, nous séparent de Kant[17] ». De la même façon, et peut-être même d’avantage, la construction cosmologique proposée par Kant ne pose-t-elle pas aussi des problèmes conceptuels ? Et cette idée n’est-elle pas inconciliable avec les connaissances qui sont aujourd’hui les nôtres ?
Certes, en un sens, on pourrait faire le même constat, puisqu’il faut bien admettre que cette conjecture relève d’un cadre conceptuel remis en question par les avancées de l’exploration du ciel (les télescopes et les les sondes spatiales n’ont encore rien apporté de vraiment concluant quant à l’existence des extraterrestres). Cependant, on ne peut pas nier – pas plus d’ailleurs que dans le cas du projet d’une paix perpétuelle – qu’en dépit du démenti répété des faits, l’idée de la pluralité des mondes habités donne toujours à penser.
L’hypothèse extraterrestre nous serait donc à la fois très lointaine et très proche : il s’agit en effet d’une idée très ancienne (comme Lovejoy l’a montré), pour laquelle pourtant l’intérêt est toujours vif aujourd’hui, l’espace et ses éventuels habitants excitant toujours la curiosité (comme en témoignent l’intérêt du XIXe siècle pour les Martiens, les recherches scientifiques menées au XXe siècle pour entrer en contact avec les extraterrestres, les programmes de recherche d’une intelligence extraterrestre et les expéditions récentes pour relever les traces de vie sur Mars[18]).
Après avoir considéré la « carte de l’infinité » dressée par Kant, et rappelé le principe de sa caractériologie des habitants des autres planètes, nous aimerions réfléchir à la possibilité d’utiliser la conjecture de la pluralité des mondes habités comme un modèle, ou comme une analogie, pour une pensée cosmopolitique. Il s’agira donc, à partir d’une lecture de la troisième partie de la Théorie du ciel en rapport avec d’autres textes de Kant se référant à l’idée de la pluralité des mondes, et à partir d’une réflexion s’appuyant sur la triple perspective épistémologique, anthropologique et morale qu’ouvre l’idée de la pluralité des mondes habités, d’envisager l’utopie cosmologico-politique qui s’y dessine.


La pluralité des mondes habités : une « carte de l’infinité »

L’Histoire générale de la nature et théorie du ciel offre une « perspective dans le champ infini de la création ». La première partie, intitulée « Esquisse d’une constitution en système des étoiles fixes et multiplicité de tels systèmes d’étoiles fixes » plante le vaste décor que la troisième partie peuplera d’étonnants personnages. Dans « l’abîme d’une véritable immensité », les étoiles fixes, qui sont toutes des soleils et des centres de systèmes, « se rapportent à un plan commun, et forment par là un tout bien ordonné qui est un monde des mondes » ; et, « à des distances immenses il y a plusieurs de ces sytèmes d’étoiles »[19].
L’espace cosmique est infini ; il est « animé par des mondes sans nombre et sans fin[20] » ; il « fourmille d’univers[21] ». Nul privilège par conséquent accordé à la Terre ou au système solaire, puisque « la nuée des astres […] forme un système au même titre que les planètes de notre système solaire[22] ». Et, dès la fin de la deuxième partie (dans les chapitres 7 et 8), apparaissent les habitants des autres planètes. À ce point du texte, c’est au pluriel que Kant parle de « globes habités[23] » et de « toutes les sphères habitées[24] ».
C’est en vertu d’un raisonnement analogique que Kant est conduit à formuler l’hypothèse extraterrestre. L’analogie ne permet pas de douter que les autres systèmes sont formés de la même manière que notre système solaire. C’est en fonction des mêmes lois générales de la nature (uniformité de la chaleur reçue du Soleil, fécondité illimitée de la nature) que les planètes « deviennent aptes à servir d’habitations aux créatures raisonnables[25] ». La comparaison des habitants des différentes planètes, qui est l’objet de la troisième partie de la Théorie du ciel, sera fondée sur les analogies de la nature.
La prise en considération des lieux d’habitation que constituent les planètes implique la prise en compte de la distance de ces planètes par rapport au Soleil, dans la mesure où leurs différentes propriétés sont fonction de cette distance.
« Les distances des corps célestes au Soleil impliquent certains rapports ayant une influence essentielle sur les différentes propriétés des natures pensantes qui se trouvent sur eux ; en effet, leur manière d’agir et de pâtir est liée à la constitution de la matière à laquelle elles sont rattachées, et dépend de la mesure des impressions que le monde éveille en elles d’après les propriétés de la relation de leur lieu d’habitation au centre de l’attraction et de la chaleur.[26] »
La comparaison des habitants des astres obéit donc au principe suivant : « la perfection du monde des esprits aussi bien que du monde matériel dans les planètes, depuis Mercure jusqu’à Saturne, ou peut-être même au-delà (pour autant qu’il y ait encore d’autres planètes) croît et progresse en une suite précise de degrés d’après la proportion de leur distance au Soleil[27] ». Cette comparaison des habitants des différentes planètes touche à la constitution de leur matière ainsi qu’à leurs capacités spirituelles et morales.
Premièrement, du point de vue matériel, « la substance dont sont formés les habitants de différentes planètes […] doit être d’une manière générale d’une sorte d’autant plus légère et fine, et l’élasticité des fibres ainsi que la constitution avantageuse de leur structure doit être d’autant plus parfaite que ces planètes sont plus éloignées du Soleil.[28] » Les êtres bienheureux des sphères célestes supérieures (les Saturniens et les Jupitériens) sont d’une substance constitutive légère, fluide, élastique et durable ; ils sont agiles et rapides. En revanche, les habitants de Vénus et de Mercure, êtres des degrés inférieurs (plus proches du Soleil), se caractérisent par la grossièreté de leur structure et de leurs tissus, par l’absence de souplesse de leurs fibres, par le manque de mobilité de leurs humeurs, et par leur tendance au dépérissement.
Deuxièmement, du point de vue spirituel, « l’excellence des natures pensantes, la promptitude dans leurs représentations, la clarté et la vivacité des concepts qu’elles reçoivent d’impressions extérieures, ainsi que la faculté de les assembler, enfin aussi l’agilité dans l’exercice réel, bref, toute l’étendue de leur perfection, est soumise à une certaine règle, selon laquelle ces créatures deviennent toujours plus excellentes et plus parfaites suivant le rapport de la distance de leur lieu d’habitation au Soleil[29] ». Ce qui signifie que tandis que l’esprit des Saturniens et des Jupitériens est vif, leur pensée prompte, et leurs représentations claires, l’entendement des Vénusiens et des Mercuriens, entravé par la grossièreté de leur constitution matérielle, est inerte.
Troisièmement, la description des habitants des différentes planètes quant aux caractéristiques générales de leur corps et de leur esprit conduit à la comparaison de leurs propriétés morales respectives. Cette comparaison s’effectue par rapport à deux pôles : la sagesse et la déraison. À la question de savoir si « le péché exerce sa domination également dans les autres globes de l’univers[30] », Kant répond que chez les habitants des planètes inférieures, « trop attachés à la matière et pourvus de pouvoirs spirituels bien trop faibles pour pouvoir porter la responsabilité de leurs actes devant le tribunal de la justice », la dépendance à l’égard de la matière grossière est la source de l’erreur, mais aussi du vice ; et que les créatures qui habitent les corps célestes éloignés sont « trop nobles et trop sages pour s’abaisser jusqu’à la folie qui se trouve dans le péché ». Les habitants des différentes planètes diffèrent donc quant à leur organisation physique, et quant à leurs aptitudes intellectuelles, mais aussi quant aux dispositions morales qui en découlent.

Du point de vue de l’histoire des idées, dans quel « cadre conceptuel » cette typologie des créatures s’inscrit-elle ?
Comme le rappelle Crowe, l’hypothèse de la pluralité des mondes habités était dans l’air du temps, et, « formé à Königsberg à la pensée de Leibniz et de Wolff, exposé à la même époque à la pensée de Newton par son maître Martin Knutzen, par ailleurs tellement imbu du De Rerum natura de Lucrèce qu’il en savait par cœur de longs passages, le jeune Kant des années 1750 était préparé de multiples façons à discuter des questions cosmologiques, et à être enthousiasmé par les idées concernant la vie extraterrestre[31] ».
Citant des vers de l’Essay on Man d’Alexander Pope en exergue de la première partie, au début et à la fin de la troisième partie[32], Kant place la Théorie du ciel sous le signe de la grande chaîne des êtres et de l’idée de la pluralité des mondes habités. Rappelons l’épigraphe de la troisième partie :
« Celui qui sait le rapport de tous les mondes d’une partie à l’autre,
Celui qui connaît la multitude de tous les soleils et l’orbite de chaque planète,
Celui qui reconnaît les différents habitants de chaque étoile,
À celui-là seulement il est accordé de saisir et de nous expliquer pourquoi les choses sont comme elles sont.[33] »
Une autre référence importante est celle qui est faite à Thomas Wright of Durham, qui, dans An Original Theory or New Hypothesis of the Universe (1750) avait dénombré 170 millions de planètes habitées. Kant mentionne aussi à plusieurs reprises l’hypothèse de Christian Huygens, l’auteur du Cosmotheoros, sive de Terris caelestibus earumque ornatu conjecturae (1698), pour qui la recherche de preuves de l’existence des extraterrestres n’était plus inconcevable, mais devait faire place à des conjectures probables.
Enfin, on peut relever dans la Théorie du ciel quelques signes discrets de la présence de Fontenelle, dont le nom apparaît dans la troisième partie, à l’occasion de la reprise d’une anecdote tirée de l’« esprit piquant de la Haye »[34]. L’importance de l’arrière-fond que constituent les Entretiens sur la pluralité des mondes est sans doute beaucoup plus grande que ce que cette allusion indirecte et satirique laisse entendre. Non seulement Kant admet-il, comme Fontenelle, qu’« il est convenable de se divertir[35] » avec l’idée de la pluralité des mondes, mais on trouve aussi dans le texte de Kant l’écho d’une anecdote relative à Alexandre à laquelle Fontenelle avait fait référence. À la suite de l’anecdote pseudo-huygensienne, Kant ajoute : « Le propriétaire de ces forêts habitées sur la tête du mendiant a-t-il jamais commis de plus grandes dévastations dans l’espèce de cette colonie que le fit le fils de Philippe dans l’espèce de ses concitoyens lorsque son mauvais génie lui eût mis en tête que le monde n’avait été produit que pour lui ? » Au quatrième soir des Entretiens sur la pluralité des mondes, Fontenelle écrivait ceci : « un certain auteur qui tient que la Lune est habitée, dit fort sérieusement qu’il n’était pas possible qu’Aristote ne fût dans une opinion si raisonnable (comment une vérité eût-elle échappé à Aristote ?), mais qu’il n’en voulut jamais rien dire, de peur de fâcher Alexandre, qui eût été au désespoir de voir un monde qu’il n’eût pas pu conquérir.[36] » Surtout, on trouvait déjà chez Fontenelle la description contrastée des particularités des habitants des différents mondes, selon la même opposition que l’on retrouve dans la Théorie du cielde Kant entre d’un côté les habitants de Saturne et de Jupiter, et de l’autre ceux de Vénus et de Mercure. Chez Fontenelle, si « on est bien sage dans Saturne », on est irréfléchi dans Mercure et passionné dans Vénus.
L’hypothèse de la pluralité des mondes habités avancée dans la Théorie du ciel s’inscrit donc dans une longue tradition de pensée, dont Kant cite explicitement certains des grands représentants. Par ailleurs, Kant s’intéressera aussi, d’un point de vue critique, à cette idée telle qu’il la trouvera exprimée dans les écrits de ses contemporains. Ainsi, avec les Rêves d’un visionnaire, où réapparaîtra à nouveau Fontenelle, Kant donnera une lecture des Arcana Caelestia, Des Terres dans notre Monde solaire, qui sont appelées planètes, et des Terres dans le ciel astral ; de leurs habitants, de leurs esprits et de leurs anges, d’après ce qui a été entendu et vu par Emmanuel Swedenborg (1758). Dans son compte-rendu de ce gros livre étrange, Kant évoquera les « être raisonnables pour lesquels l’animalité n’est qu’une manière d’être contingente, que ce soit ici sur terre ou ailleurs dans le ciel », et qualifiera le pari qui y est fait de l’existence d’un système du monde des esprits de conjecture qui n’est pas sans agrément[37]. Et, dans sa recension de l’ouvrage de Herder, Idées en vue d’une philosophie de l’histoire de l’humanité (1785), ouvrage dans lequel l’auteur élargit la perspective, utilisant la liberté de pensée « à grande échelle », et prenant pour guide l’analogie de la nature (selon laquelle il y a une « hiérarchie continuelle des créatures »), « afin d’assigner à l’homme sa place parmi les habitants des autres planètes qui font partie de notre système solaire », Kant relèvera l’hypothèse selon laquelle l’homme « ne se borne pas finalement à entreprendre une promenade vagabonde sur plusieurs d’entre [les autres planètes] », mais qu’« il parvient peut-être même à entrer en relation avec toutes les créatures arrivées à ce degré de maturité et qui peuplent les mondes-frères, si variés et si riches en nombre[38] ».
Si Kant avait vraiment voulu renoncer aux hypothèses exprimées dans la troisième partie de la Théorie du ciel, ne devrait-on pas considérer ces recensions à la fois comme une occasion propice à une critique de l’hypothèse extraterrestre et comme un moyen adéquat d’une telle critique ? Or, le texte sur les Arcana Cælestia mentionne « les habitants des autres mondes[39] », et Kant concède à Herder, dans une conclusion très proche de celle qu’il avait lui-même avancée dans le texte de 1755, que « quelque part ailleurs, par exemple sur une autre planète, il pourrait y avoir des créatures qui occuperaient le degré de vie organique immédiatement supérieur à l’homme[40] ».
Enfin, on peut repérer dans la Théorie du ciel l’évocation de certains thèmes caractéristiques de la réflexion extraterrestre. Ainsi, la question du péché que Kant pose à un niveau extraterrestre peut nous renvoyer à l’utopie d’une autre espèce telle que Tommaso Campanella l’avait déjà envisagée dans son Apologia pro Galileo (1622), où il était affirmé que si les habitants des autres planètes sont aussi des hommes, ils n’ont pas été créés à partir d’Adam et n’ont donc pas été infectés par son péché[41]. La description morphologique des habitants des autres planètes peut aussi rappeler le calcul minutieux de la taille des Jupitériens par Wolff[42].


Perspective épistémologique : le pari de Kant

Le problème posé par l’hypothèse de la Théorie du ciel concernant la pluralité des mondes habités est celui du degré de certitude – ou d’incertitude – attaché à l’existence des extraterrestres. Kant le rappelle dès la préface : des hypothèses de cette sorte ne sont en général « pas communément beaucoup mieux considérées que des rêves philosophiques[43] ». Que pouvons-nous savoir dans ce domaine ?
La Critique de la raison pure ne laisse pas cette question sans réponse. D’une part, l’« Antinomie de la raison pure » pose qu’« il y a en physique une infinité de conjectures, par rapport auxquelles on ne peut jamais s’attendre à aucune certitude », et qu’« il dépasse notre raison de décider […] si l’espace du monde est à l’infini rempli d’êtres »[44]– ce que Kant avait formulé ainsi dans la conclusion des Rêves d’un visionnaire : « La raison humaine n’a pas reçu les ailes qu’il lui faudrait pour fendre les nuages si hauts qui dérobent à nos yeux les secrets de l’autre monde[45] ». D’autre part, distinguant opinion, savoir et croyance dans le « Canon de la raison pure », Kant s’engage très personnellement dans le débat sur l’existence des extraterrestres :
« S’il était possible de décider de la chose par quelque expérience, je parierais volontiers tous mes biens qu’il y a des habitants au moins dans quelqu’une des planètes que nous voyons. Ce pourquoi je dis que ce n’est pas simplement une opinion, mais une forte croyance (sur la justesse de laquelle je risquerais d’ores et déjà beaucoup d’avantages de la vie), qui me fait penser qu’il y a aussi des habitants dans d’autres mondes.[46] »
Dans la « Méthodologie de la faculté de juger téléologique » de la Critique de la faculté de juger, Kant semble être redevenu plus prudent lorsqu’il affirme : « Admettre des habitants raisonnables dans les autres planètes, c’est une affaire d’opinion ; en effet, si nous pouvions nous en rapprocher, ce qui est en soi possible, nous pourrions décider par l’expérience s’ils existent ou non ; mais jamais nous ne nous en rapprocherons à ce point et cela restera une question d’opinion.[47] » Il n’en reste pas moins que Kant partage l’opinion courante parmi les philosophes qu’il aime à citer (Lucrèce : « Il n’est nullement vraisemblable de penser / que seuls notre terre et notre ciel furent créés[48] »), et les scientifiques de son temps (l’astronome royal Edmond Halley affirmait en 1720 qu’on peut supposer avec raison que toutes les planètes sont habitables[49]), opinion selon laquelle, s’il n’est pas possible de connaître les extraterrestres, il est néanmoins tout à fait raisonnable de leur faire une place dans notre réflexion.
Pour penser la pluralité des mondes habités il faut recourir à l’analogie. Dans les considérations sur la cosmogonie de L’Unique argument possible pour une démonstration de l’existence de Dieu, Kant montre que « l’analogie fournit une raison très sérieuse de supposer que [les] soleils, au nombre desquels figure aussi le nôtre, constituent un système du monde réglé en grand selon des lois semblables à celles qui règlent en petit notre système planétaire[50] ». Dans la Théorie du ciel, Kant dit attendre « de ceux qui sont en état d’estimer les degrés de vraisemblance, qu’une telle carte de l’infinité même si elle comprend un sujet qui semble destiné à être caché pour l’éternité à l’entendement humain, ne soit pas pour autant considéré comme une chimère, surtout si l’on se sert de l’analogie qui doit toujours nous guider dans de tels cas où manquent à l’entendement le fil de preuves irréfutables[51] ».
Dans la préface de la Théorie du ciel, Kant prenait quelques précautions concernant le problème du statut épistémologique de l’hypothèse pluraliste. Certes, reconnaissait-il, il s’agit de suivre « le fil conducteur de l’analogie avec une vraisemblance raisonnable, mais avec tout de même une certaine témérité » ; mais il annonçait aussi à propos de la troisième partie : « On trouvera en celle-ci toujours quelque chose de plus que du simple arbitraire, quoique toujours quelque chose de moins que de l’indubitable »[52].
La réflexion sur l’existence des extraterrestres ne serait alors qu’une conjecture, et à ce titre ne devrait pas « élever trop de prétentions à l’assentiment d’autrui, mais tout au plus s’annoncer comme un exercice concédé à l’imagination accompagnée de la raison, pour le délassement et la santé de l’esprit[53] ». Conjecture certes, mais « agréable conjecture », comme l’indique la troisième partie de la Théorie du ciel, où cette conjecture se voit créditée d’une « vraisemblance fondée », d’une « crédibilité raisonnable », et d’« un degré de crédibilité qui n’est pas éloigné d’une certitude établie »[54].
L’originalité de la solution apportée par la Théorie du cielà ce problème épistémologique réside en deux points : premièrement, « il n’est pas nécessaire d’affirmer que toutes les planètes doivent être habitées, quoique ce soit une absurdité de nier ceci pour toutes ou même seulement pour la plupart », et deuxièmement, il n’est pas nécessaire d’affirmer que les planètes ne seront jamais habitées, mais « on peut conjecturer que [si un monde] n’est pas encore habité aujourd’hui, il le sera cependant un jour »[55]. Kant nous laisse donc tout à fait ouvertela possibilité d’une réflexion sur les extraterrestres, d’une part en établissant son bien-fondé, et d’autre part en inscrivant la question de l’habitation des planètes dans le temps[56], c’est-à-dire en mettant la cosmogonie dans l’histoire, ouvrant ainsi une perspective téléologique ou eschatologique.


Perspective anthropologique : une révolution copernicienne

Certes, l’on ne peut pas à proprement parler connaître les extraterrestres ; mais nous connaissons-nous seulement nous-mêmes ? « Nous ne savons pas même bien ce qu’est l’homme aujourd’hui réellement », constate Kant dans la Théorie du ciel : il est « parmi tous les êtres raisonnables celui que nous connaissons le plus distinctement, quoique sa constitution intérieure soit encore pour nous un problème non résolu »[57].
Et l’hypothèse extraterrestre n’est-elle pas justement requise lorsque l’on s’interroge pour savoir ce qu’est l’homme, c’est-à-dire ce que nous sommes en tant qu’espèce ? Comme le dit Kant dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique :
« Le suprême concept d’espèce peut bien être celui d’un être terrestreraisonnable : nous ne pouvons alors en désigner aucun caractère, parce que nous n’avons d’êtres raisonnables non terrestres nulle connaissance qui soit de nature à nous permettre d’indiquer leur propriété et ainsi de caractériser ces êtres terrestres parmi les êtres raisonnables en général. Le problème d’indiquer le caractère de l’espèce humaine semble donc être absolument insoluble, étant donné que la solution devrait être obtenue à travers la comparaison de deux espèces d’êtres raisonnables à l’aide de l’expérience, – ce dont cette dernière ne nous offre pas la possibilité.[58] »
La prise en considération des habitants des autres planètes intervient ainsi dans l’élaboration de la définition de l’espèce humaine, dans la mesure où elle fournit des points de comparaison par rapport auxquels l’homme peut se situer et se définir. Cette comparaison s’effectue dans la Théorie du ciel en fonction de la double polarisation Saturne-Jupiter / Vénus-Mercure. Dans ce cadre, placé à égale distance des Saturniens et des Mercuriens, le Terrien occupe l’échelon moyen dans l’échelle des êtres. L’homme apprend donc à se mesurer par rapport aux extraterrestres : « Si la représentation des classes les plus élevées des créatures raisonnables qui habitent Jupiter ou Saturne excite sa jalousie et l’humilie par la reconnaissance de sa propre bassesse, la considération des degrés inférieurs peut alors lui apporter à nouveau satisfaction et l’apaiser, ces êtres inférieurs qui, sur les planètes Vénus et Mercure, sont abaissés bien au-dessous de la perfection de la nature humaine[59] ».
Les Terriens sont-ils les seuls dans cette médiocre position ? Non, ils partagent ce statut avec les habitants de Mars. Cette planète était presque considérée comme dénuée d’intérêt, tant elle ressemblait à la Terre[60]. Pour Kant, « les deux planètes, la Terre et Mars [étant] les membres les plus moyens du système planétaire, […] on peut sans doute conjecturer sans invraisemblance un état moyen entre les deux extrêmes pour la constitution physique aussi bien que morale de leurs habitants ». Aussi les Terriens sont-ils placés du point de vue moral au « dangereux point intermédiaire entre la faiblesse et le pouvoir », comme leurs « compagnons de malheur », les Martiens[61].
Fontenelle avait déjà donné un sens à cette position médiane de l’espèce humaine, en montrant que « notre Terre » est la planète la plus tempérée de l’univers » et qu’« étant justement au milieu des autres mondes, nous participons des extrémités ». Autrement dit :
« Il n’y a point pour les hommes de caractère fixe et déterminé ; les uns sont faits comme les habitants de Mercure, les autres comme ceux de Saturne, et nous sommes un mélange de toutes les espèces qui se trouvent dans les autres planètes. […] nous formons un assemblage si bizarre, qu’on pourrait croire que nous serions ramassés de plusieurs mondes différents […] À ce compte il est assez commode d’être ici, on y voit tous les autres mondes en abrégé.[62] »
Kant signale dans son Compte rendu qu’Herder aussi « aboutit à la conclusion “d’une intelligence terrestre seulement moyenne et d’une vertu humaine bien plus équivoque […]” », et constate que « l’état actuel de l’homme est vraisemblablement le moyen terme entre deux mondes » ; que l’homme est comme « l’anneau intermédiaire entre deux anneaux de Création qui viennent se rejoindre » et qu’« il nous ouvre deux mondes »[63].
À partir de cette situation moyenne, la Théorie du ciel développe cette définition relative de la nature humaine, opérant une radicale remise en cause du géocentrisme, et par conséquent de l’anthropocentrisme. La considération de l’hypothèse extraterrestre constitue une leçon d’humilité pour « notre espèce si infatuée de sa supériorité[64] », c’est-à-dire pour des êtres tendus entre l’intelligible et la matière la plus pesante – entre la perfection et le néant. Comme le dit Jean Seidengart, « Kant étend et applique à l’homme le principe de relativité fermement établi depuis la dissolution du cosmos aristotélicien[65] ». Pour Kant, non seulement les Terriens ne sont pas les seuls êtres raisonnables, mais il y a des « obstacles qui [les] maintiennent dans un abaissement […] profond[66] ». L’espèce humaine est remise à sa place. Comme dans les Entretiens de Fontenelle, et comme aussi dans Micromégas (1752), le conte philosophique de Voltaire de quelques années antérieur au texte de Kant, c’est la condition des insectes qui représente, par comparaison avec les habitants d’autres planètes, l’indignité de la condition des habitants de la planète Terre (« notre petite fourmilière » comme l’appelle Voltaire).
L’hypothèse cosmologique de la pluralité des mondes habités entraîne ce qu’il faut bien appeler une révolution copernicienne. De la même façon que « comme [Copernic] ne se sortait pas bien de l’explication des mouvements célestes en admettant que toute l’armée des astres tournait autour du spectateur, il tenta de voir s’il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur et en laissant au contraire les astres immobiles[67] », Kant retourne le téléscope vers l’observateur lui-même. Ce mouvement d’inversion des points de vue est suggéré dans une note des Rêves d’un visionnaire :
« Quand on parle du ciel au sens de résidence des bienheureux défunts, la représentation commune se plaît à le situer au-dessus d’elle, haut dans l’immensité de l’espace cosmique. Mais on ne prend pas garde à ceci que notre terre, vue de ces régions-là apparaît elle aussi comme une des étoiles du ciel, et que les habitants d’autres mondes pourraient avec le même droit nous désigner de loin et dire : voilà le séjour des éternelles joies, voilà la demeure céleste prête à nous recevoir un jour. Cela, parce qu’une rêverie bizarre fait que l’envol de l’espérance est toujours associé à l’idée d’ascension, oubliant que si haut que l’on se soit élevé il faut pourtant que l’on retombe si la question se pose de prendre pied sur autre monde.[68] »
Par ce mouvement, contrainte de se définir par comparaison, l’espèce humaine s’apparaît donc à elle-même comme un moyen terme, mais aussi potentiellement comme une synthèse des différentes tendances qui la composent et entre lesquelles elle peut sembler écartelée. Êtres sensibles et intelligibles, placés comme les Martiens à ce « dangereux point intermédiaire entre la faiblesse et le pouvoir », entre « la sagesse et la déraison », les Terriens peuvent néanmoins fonder l’espoir du développement de leurs potentialités dans la transmigration interplanétaire des âmes et dans les progrès futurs de l’espèce.


Perspective morale : un monde futur

« Ce milieu qui nous est échu en partage étant toujours distant des extrêmes », comme le dit Pascal dans ses Pensées, Kant laisse entendre dans la Théorie du ciel que c’est cette position médiane du Terrien qui le définit essentiellement comme un être moral (son indétermination étant la condition de possibilité de l’exercice de sa liberté), et que, suivant cette définition, il n’est peut-être pas arrimé à la médiocrité de son état à jamais, de manière absolue.
Premièrement, cette spécificité donne son sens à la perspective téléologique selon laquelle c’est la destinée de l’homme comme espèce qui doit être prise en compte. Il est significatif que l’idée de pluralité des mondes habités soit mobilisée par Kant dans son esquisse d’un tableau historique des progrès de l’espèce humaine :
« Ce qu’il en est des habitants des autres planètes et de leur nature, nous l’ignorons. Mais si nous menons à bien cette mission de la nature, nous pouvons certes nous flatter d’avoir droit à une place de choix parmi nos voisins dans l’édifice du monde. Peut-être chez ces autres, chaque individu peut-il  remplir pleinement sa destinée au cours de sa vie ; pour nous, l’affaire se présente tout autrement ; il n’y a que l’espèce qui puisse nourrir cette espérance.[69] »
Kant adopte déjà ce point de vue dans la Théorie du ciel en disant de l’homme qu’« il est de toutes les créatures celui qui atteint le moins le but de son existence, parce qu’il utilise ses capacités supérieures pour des visées que les autres créatures atteignent avec des capacités bien moindres et cependant plus sûres et plus adaptées ». Par conséquent, « il serait également la plus méprisable de toutes les créatures, du moins aux yeux de la vraie sagesse, si l’espoir du futur ne l’élevait et si n’était réservée aux forces enfermées en lui une période de total développement[70] ».
Deuxièmement, il faut souligner l’esquisse métaphorique du voyage interplanétaire de l’âme imaginé par Kant :
« L’âme immortelle devrait-elle donc […] demeurer toujours attachée à ce point de l’espace cosmique, à notre Terre ? Ne devait-elle jamais prendre part à une contemplation plus proche des autres merveilles de la création ? Qui sait, ne lui est-il pas réservé de devoir connaître un jour de près ces globes éloignés de l’univers et l’excellence de leurs dispositions qui déjà de loin excitent tant sa curiosité ? Peut-être quelques globes du système planétaire se forment-ils encore pour cette raison, pour nous préparer de nouveaux lieux d’habitation dans d’autres cieux, après que se soit écoulé le temps prescrit de notre séjour ici. Qui sait, ces satellites ne tournent-ils pas autour de Jupiter pour nous éclairer un jour ?[71] »
Cette perspective eschatologique, présentée dans la conclusion de la Théorie du ciel, et qui rappelle étonnamment le mythe final du Phédon, qui laissait apercevoir « la supériorité des choses de là-haut » (110a), constitue sans doute la pointe extrême de la conjecture kantienne, ou, pour reprendre une expression desConjectures sur les débuts de l’histoire humaine, le terme du « voyage de plaisance[72] » rendu possible par la pensée conjecturale. Par cet exercice concédé à l’imagination, « un chemin [est ouvert à l’homme] dans les conditions les plus attrayantes, pour parvenir à une félicité et à une grandeur qui sont infiniment loin au-dessus des privilèges que peut atteindre dans tous les corps célestes l’organisation la plus avantageuse de la nature[73] ».
Quel sens pouvons-nous donner à cette transmigration des âmes par voyage astronomique ? Pour Ernst Bloch, « un orbis habitabilis dotait la magie du ciel étoilé de valeurs techniques ou conformes aux souhaits de la morale[74] ». En effet, cette conjecture permet de réaliser l’unité systématique de l’univers comme monde moral. La conjecture de l’existence d’un système du monde des esprits (c’était la conjecture extravagante mais plaisante d’un Swedenborg, dont l’attrait n’est pas refusé par Kant), c’est-à-dire l’unité du monde de toutes les natures pensantes (y compris extraterrestres), a une signification morale. Cette perspective ouverte par la Théorie du ciel se poursuit dans la Critique de la raison pure, qui nous permet de penser « un corpus mysticum des êtres raisonnables » qui soit aussi « un monde futur pour nous »[75].


Perspective cosmopolitique : l’analogie cosmologico-politique

Si Kant parle d’un « télescope métaphysique[76] » à propos de ceux qui contemplent le monde invisible, on pourrait parler d’un télescope métaphoriqueà propos de la Théorie du ciel : le recours à l’imagination, que Kant s’autorise dans la réflexion cosmologique, peut servir à mettre les choses terrestres en perspective. Comme l’a avancé Bloch, commentant ce texte de Kant :
« Derrière tout cela se cache la conviction persistante que la terre elle-même pourrait bien contenir en soi ce que l’on imagine de meilleur sur d’autres planètes, si tant est que cela existe ou existera. De sorte que le monde sidéral, au sens utopique, exerce son attrait ou constitue un symbole céleste, mais doit être recherché et peut être cultivé ici-bas, parmi les hommes.[77] »
Les trois perspectives envisagées précédemment (épistémologique, anthropologique et morale) ont préparé des modèles pour une pensée cosmopolitique. En effet, la pensée du possible et la pensée d’une union universelle des espèces constituent des procédures théoriques qui peuvent être redéployées à l’échelle de notre globe et de notre histoire, venant à l’appui d’une utopie géographique et d’un millénarisme rationnel. La réflexion cosmologique par laquelle on passe d’un même mouvement du monde clos à l’univers infini, de l’Ancien Monde au Nouveau, des sociétés fermées au sociétés ouvertes, est un facteur d’élargissement de l’horizon. Et ce dépassement multidimensionnel des colonnes d’Hercule permet à la pensée cosmologico-politique de dépasser par le haut la question d’une citoyenneté du monde, en faisant porter le regard vers l’universel.
En suivant cette analogie, on peut avancer que l’hypothèse de la pluralité des mondes habités permet la constitution d’un espace politique par la considération de son extériorité et par un effet de déplacement progressif des frontières. Cette représentation accompagne alors nécessairement l’espérance de l’avènement d’un ensemble politique, car en établissant que notre monde est un monde parmi d’autres, l’hypothèse extraterrestre peut être considérée comme une contribution décisive à la construction théorique de notre monde comme un monde un.
À partir du modèle cosmologique, on peut poser la question des conditions de possibilité de l’unité des différents mondes, en dépit de la grande diversité de leurs habitants. La communauté interplanétaire des êtres raisonnables, rassemblés par leur participation commune (quoique à des degrés différents) à la vie de l’esprit, c’est-à-dire à l’intelligence et à la liberté, est l’image de l’unité du monde intelligible, et forme une sorte de République des esprits, selon le principe de la continuité de la chaîne des êtres. Cette métaphore peut jouer aussi dans l’autre sens, puisque le Projet de paix perpétuelle rappelle que nombreux sont ceux qui affirment que « la constitution républicaine » ne pourrait être qu’« un État d’anges[78] ». Comment interpréter positivement cette affirmation ? Parler d’un État d’anges est sans doute une façon de rejeter l’idéal politique dans le domaine lointain des Saturniens et des Jupitériens ; mais, en même temps, cette formule sert aussi à insister sur le fait que le monde des êtres raisonnables est régi par un strict principe d’égalité. Or, malgré toutes ses déficiences, il se trouve que le Terrien peut se rapprocher de ces êtres supérieurs aux naturels angéliques. En effet, avec le développement de l’élément moral, et par la raison, l’homme découvre qu’il a à être lui-même sa propre fin. C’est cela l’« égalité illimitée de l’homme », c’est-à-dire le fait que « l’homme venait d’atteindre l’égalité avec tous les autres êtres raisonnables, à quelque rang qu’ils pussent se trouver » – « même à l’égard d’être supérieurs qui par ailleurs pourraient le surpasser au-delà de toute comparaison quant aux dons reçus de la nature, mais dont aucun n’acquiert de ce fait le droit de disposer de lui et d’en user arbitrairement à son égard »[79]. Comme Kant l’établit dans la Fondation de la métaphysique des mœurs, « la liberté constitue une propriété de la volonté de tous les êtres raisonnables[80] ». La loi morale doit valoir pour nousen tant qu’être raisonnables, mais également pour tous les êtres raisonnables. C’est donc en tant qu’être libre que l’homme est l’égal de tous les êtres raisonnables – y compris les extraterrestres les mieux constitués. Ainsi, par voie de conséquence, liberté et égalité sont fondées cosmologiquement.

Le principe de l’égalité des êtres raisonnables justifie les rapprochements entre des passages de la Théorie du ciel et les textes de Kant consacrés à la question du cosmopolitisme.
On peut ainsi mettre en parallèle l’unité systématique des mondes de mondes dans la Théorie du cielet la « communautré civile universelle » de la septième proposition de l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique[81] : si les « systèmes d’étoiles » sont dans une « relation réciproque[82] », la « situation cosmopolitique de sécurité publique des États » dépend du « principe d’égalité pour leurs actions et réactions mutuelles [des forces des hommes][83] », en vertu d’une analogie entre les relations entre les États et les relations entre les planètes.
Un deuxième rapprochement intertextuel s’impose à propos de la comparaison des habitants des différentes planètes et de la question de la diversité des races. Dans la Théorie du ciel, on trouve cette remarque : « D’un côté nous voyons des créatures pensantes auprès desquelles un Groenlandais ou un Hottentot serait un Newton ; et de l’autre côté, d’autres qui regardent celui-ci comme un singe.[84] » Par cette formule, qui réaffirme le statut intermédiaire et tout relatif de l’espèce humaine, il nous semble qu’est également réaffirmé ce fait anthropologique que « tous les hommes sur toute l’étendue de la terre appartiennent à un seul et même genre naturel[85] ». Les différences au sein de l’espèce humaine sont rendues tout à fait insignifiantes par la considération conjointe des Mercuriens et des Saturniens, considération qui accentue, par effet de contraste, l’« unité du genre naturel ». Si, comme Kant l’a montré dans l’Anthropologie, l’espèce humaine se définit par comparaison, c’est alors la nature humaine prise dans son ensemble qui est invitée à l’humilité : de ce fait, l’impossibilité de l’anthropocentrisme rend également absurde l’idée d’ethnocentrisme. La considération du monde des mondes ouvre une perspective sur l’universel, et le changement d’échelle auquel elle oblige conduit à la prise de conscience de l’unité du genre humain.

Réflexions cosmologiques et réflexions cosmopolitiques se mêlent dans les textes de Kant.
Dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant fait référence au fait que Kepler et Newton ont expliqué les mouvements des planètes en fonction d’un principe général de la nature, et montre qu’il faudrait, d’une même façon, expliquer l’histoire en fonction d’un principe général de la nature (un dessein). Dans la troisième proposition, tout se passe comme si la nature voulait que l’homme s’efforce « de sortir de la plus primitive grossièreté pour s’élever à la technique la plus poussée, à la perfection intérieure de ses pensées, et (dans la mesure où c’est chose possible sur terre) par là jusqu’à la félicité[86] » : dans cette parenthèse, le possible terrestre, pour nous, est comparé implicitement avec le dehors de la Terre, c’est-à-dire avec le possible extraterrestre.
Dans la huitième proposition, Kant envisage « l’histoire de l’espèce humaine comme la réalisation d’un plan caché de la nature pour produire une constitution politique parfaite ». Serait-ce là une forme de « millénarisme » ou la « rêverie de visionnaire » ? Pour répondre à cette question, Kant a recours à la comparaison du degré de certitude dans le domaine de la cosmologie et dans celui des espérances cosmopolitiques. D’une part, dit-il, « en s’appuyant sur toutes les observations du ciel faites jusqu’ici, on entrevoit bien difficilement la course qu’accomplit notre soleil et tout son cortège de satellites dans le grand système des planètes ; cependant le peu qu’on a observé du fondement général de la constitution systématique de l’édifice du monde nous donne assez de certitude pour conclure à la réalité de cette révolution[87] ». D’autre part, de la même façon, il y a des « indices » de l’approche de « l’avènement d’un grand organisme politique futur » : « un État cosmopolitique universel arrivera un jour à s’établir ». L’uchronie kantienne fonde les espoirs de l’espèce humaine sur une perspective historique qui embrasse à la fois tout l’univers (toutes les planètes ne sont pas encore habitées) et notre monde (qui n’est pas encore unifié politiquement).
Dans Théorie et pratique, la question cosmopolitique est posée en même temps que celle du degré de certitude que l’on peut attacher à la prévision de l’avenir ; et une des réponses apportées par Kant à ce double questionnement fait intervenir un instrument technique qui permet justement de vaincre la pesanteur terrestre et de contempler notre planète depuis les airs. Dans la troisième partie de ce texte, « Du rapport de la théorie et de la pratique dans le droit des gens considéré du point de vue philanthropique universel, c’est-à-dire cosmopolitique », Kant affirme : « prétendre que ce qui n’a pas encore réussi jusqu’à présent ne réussira jamais, voilà qui n’autorise même pas à renoncer à un dessein d’ordre pragmatique ou technique (par exemple le voyage aérien en aérostats), encore bien moins à un dessein d’ordre moral, qui devient un devoir dès lors que l’impossibilité de sa réalisation n’est pas démonstrativement établie[88] ». Notons que les expériences aérostatiques auxquelles Kant fait référence ici étaient alors très récentes (le premier vol humain en ballon, avait eu lieu en 1783, au-dessus de Paris). Pour Kant, cette toute nouvelle possibilité du voyage aérien (grâce à une technique qui s’affirma très rapidement comme un moyen de franchir les frontières, avec la traversée de la Manche en 1784) était un signe, au même titre que la Révolution française, de l’avancée de l’idée républicaine. Dans la continuité de cette intuition de Kant, on pourrait dire, avec Peter Sloterdijk que « d’un point de vue philosophique, le vol spatial est, de loin, l’entreprise la plus importante de la modernité, parce qu’elle représente, comme une expérience généralement pertinente sur l’immanence, ce que signifie l’être ensemble de quelqu’un avec quelqu’un et de quelque chose dans quelque chose de commun[89] ».
Voler au-dessus de la Terre permet de vérifier de visu ce fait que « la nature a renfermé tous les hommes ensemble (au moyen de la forme sphérique qu’elle a donnée à leur séjour, en tant que globus terraqueus) à l’intérieur de certaines limites ». L’orbe terrestre, aperçu sans doute par les passagers des premiers aérostats, comme par les habitants d’autres mondes, est évoqué dans la section de la Doctrine du droit sur le droit cosmopolitique en même temps que « le droit que possède le citoyen de la Terre de faire la tentative d’une communauté avec tous et, à cette fin, de visiter toutes les régions de la Terre »[90].
De plus, réfléchissant sur l’utilité des hypothèses dans la Doctrine du droit, Kant rapproche l’hypothèse cosmologique et l’hypothèse cosmopolitique. Montrant que « [s]i l’on ne peut prouver qu’une chose existe, on peut essayer de prouver qu’elle n’existe pas », et que « [s]i aucune des deux démarches ne réussit (cas qui se présente souvent), on peut encore se demander si l’on a intérêt à admettre l’une ou l’autre des deux possibilités (par une hypothèse) », Kant prend d’abord l’exemple du « phénomène du retour et de la fixité des planètes » pour l’astronome[91], avant d’avancer que « la question n’est plus de savoir si la paix perpétuelle est une réalité ou une chimère […] mais [qu’]il nous faut, comme si la chose, qui peut-être n’est pas, avait une réalité, agir en vue de la constitution qui nous semble à cette fin la plus appropriée (peut-être le républicanisme pour tous les États pris ensemble et en particulier), pour apporter la paix perpétuelle et mettre un terme à la pratique désastreuse de la guerre ».
Enfin, l’Anthropologiemêle des remarques conclusives sur la perspective cosmopolitique et sur l’hypothèse extraterrestre. Il est dit que les hommes se sentent destinés par la nature à « progress[er] globalement en vue d’atteindre à une société de citoyens du monde (cosmopolitisme), – idée inaccessible en soi, qui n’est pas un principe constitutif […], mais seulement un principe régulateur invitant à la suivre en tant que destination du genre humain, non sans quelque présomption bien fondée quant à une tendance naturelle des hommes qui soit orientée vers ce but[92] ». À quoi fait suite le passage suivant :
« Quant à la question de savoir si l’espèce humaine (que l’on peut aussi désigner comme une race, si on la conçoit comme une espèce d’êtres terrestres raisonnables, par comparaison avec ceux d’autres planètes, en tant que constituant une multitude de créatures issues d’un unique démiurge), – quant à la question de savoir si elle doit être considérée comme une bonne ou comme une mauvaise race, il me faut convenir qu’il n’y a ici guère à se vanter. »
Kant invente dans ce passage une nouvelle espèce :
« Il pourrait se faire qu’il y eût, sur quelque autre planète, des êtres raisonnables ne sachant penser qu’à haute voix, c’est-à-dire incapables, en société ou seul, d’avoir des pensées qu’ils n’exprimeraient pas aussitôt. En quoi le comportement des uns à l’égard des autres en serait-il rendu différent de celui de notre genre humain ? À moins qu’ils fussent tous d’une pureté angélique, on ne saurait envisager comment ils pourraient arriver à avoir le moindre respect l’un pour l’autre et à s’accorder entre eux. »
Et Kant ajoute, poursuivant toujours l’hypothèse de la pluralité des mondes habités : « cette race d’êtres raisonnables ne mérite nullement une place honorable parmi les autres qui nous sont inconnus ». C’est donc après avoir considéré l’hypothèse de telles créatures que Kant redescend sur terre pour envisager « l’organisation progressive des citoyens de cette terre au sein d’une espèce et en vue de la constitution de celle-ci comme un système dont le lien soit cosmopolitique[93] ».

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« Le domaine de la philosophie en ce sens cosmopolite <Weltbürgerlichen> se ramène aux questions suivantes : 1) Que puis-je savoir ? 2) Que dois-je faire ? 3) Que m’est-il permis d’espérer ? 4) Qu’est-ce que l’homme ?[94] » La réflexion sur la pluralité des mondes habités, qui relève de la philosophie selon sa « notion cosmique » (Weltbegriff), c’est-à-dire la philosophie en tant que « science des fins dernières », peut se ramener à ces questions. La présence des extraterrestres dans la philosophie kantienne nous oblige à nous demander ce que nous pouvons savoir (perspective épistémologique), ce que nous sommes en tant qu’espèce (perspective anthropologique), ce que nous pouvons faire compte tenu de notre ressemblance avec les habitants de Mercure et de Vénus (perspective morale), et ce que nous pouvons espérer quant à la constitution cosmopolitique de notre monde (perspective politique).
La troisième partie de la Théorie du ciel n’est donc pas en marge de la philosophie kantienne, mais au point d’intersection de ses questionnements fondamentaux. L’allégorie cosmologico-politique est une réflexion sur le possible, un pari sur l’avenir et un facteur d’unification de l’espèce humaine. Si les idées transcendantales – Dieu, le monde, l’âme – sont au cœur de la réflexion cosmologique, il nous est apparu que la conscience de la liberté est ravivée par la considération comparatiste des caractéristiques spécifiques des habitants des différentes planètes, et que c’est donc la question de l’homme qui est finalement posée. Se sont affirmés aussi, ce faisant, le rapport de la raison et de l’imagination, et la puissance philosophique de la science-fiction. Au vu de l’omniprésence de l’hypothèse de la pluralité des mondes habités dans son œuvre, il est normal que Kant ait une place dans les recueils sur les voyages spatiaux[95].
Certes, imaginant des « demeures meilleures sur d’autres étoiles », Kant a imaginé, comme le dit plaisamment Ernst Bloch, une sorte de « super-Königsberg planétaire » sur Jupiter ou Saturne[96] ; mais l’utopie extraterrestre kantienne ne se résume pas à cette utopie froide. L’hypothèse de la pluralité des mondes habités, en créant un point d’observation lointain, permet de créer le recul nécessaire pour embrasser la planète d’un regard. Grâce à ce dispositif spéculaire, et au point de vue en surplomb qu’il permet d’imaginer, c’est la sphéricité de la terre qui prend tout son sens (un sens cosmopolitique) en tant qu’espace unifié[97].
Enfin, compte tenu de la signification morale de l’idée de la pluralité des mondes habités, la célèbre conclusion de la Critique de la raison pratique semble ne pas pouvoir être abstraite du contexte mis en place dans la Théorie du ciel. L’hypothèse extraterrestre résulte de la contemplation du ciel étoilé au-dessus de nous – ciel étoilé qui, en paraphrasant la Critique de la raison pratique dans sa traduction récente, n’est pas quelque chose que nous avons à conjecturer seulement, puisqu’il n’est pas dans une région transcendante, au-delà de notre horizon, mais que nous voyons au-dessus de nous et que nous rattachons immédiatement à la conscience de notre existence.
« [Le ciel étoilé] commence à la place que j’occupe dans le monde sensible extérieur, et étend la connexion dont je fais partie à l’immensité indéfinie, avec des mondes au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps illimités de leur mouvement périodique, au commencement de ceux-ci et à leur durée. […] Le premier spectacle d’une multitude innombrable de mondes anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale qui doit de nouveau rendre à la planète (à un simple point dans l’univers), après avoir été pour un court laps de temps douée de force vitale, la matière dont elle fut formée. […] La contemplation du monde a commencé par le spectacle le plus grandiose que les sens de l’homme puissent jamais offrir et que notre entendement puisse jamais supporter de parcourir dans sa vaste amplitude […][98] »
L’admiration et la vénération qui remplissent notre esprit à la vue du ciel étoilé, et que vient accroître encore l’hypothèse selon laquelle ces étoiles que nous voyons sont habitées, relèvent de l’étonnement que produit ce spectacle tel que le décrivait Kant dans son traité cosmologique. Il convient donc de lire ensemble le texte sublime de la Critique de la raison pratique et la Théorie du ciel qui lui donne toute sa profondeur :
« Si la grandeur d’un univers planétaire, dans lequel la Terre n’est guère plus perceptible qu’un grain de sable, émerveille l’entendement, de quel étonnement est-on ravi lorsqu’on voit la foule infinie de mondes et de systèmes qui emplissent l’étendue de la Voie Lactée ; mais combien cet étonnement s’accroît lorsqu’on s’aperçoit que tous ces ordres immenses d’étoiles forment à leur tour l’unité d’un nombre dont nous ne connaissons pas la limite, unité qui est peut-être tout aussi inconcevablement grande que ces ordres, et est cependant à son tour encore l’unité d’une nouvelle liaison numérique.[99] »
Comme le dit Michael J. Crowe, « le “ciel étoilé” qui remplit Kant de tant d’admiration n’était pas le ciel de l’astronomie traditionnelle, mais plutôt un domaine densément peuplé où des millions de planètes habitées s’amassent en d’infinies hiérarchies de systèmes[100] ». C’est cela sans doute qui permet de saisir toute la portée de la conclusion de la Théorie du ciel : « lorsqu’on a empli l’esprit de telles considérations et celles qui précèdent, la vue d’un ciel étoilé par une nuit sereine procure alors une sorte de plaisir que seules peuvent éprouver les âmes nobles[101] ». Et ce sont ces considérations qui justifient aussi la pirouette du plaisant Fontenelle :
« Il semble que rien ne devrait nous intéresser davantage que de savoir comment est fait ce monde que nous habitons, s’il y a d’autres mondes semblables, et qui soient habités aussi ; mais après tout, s’inquiète de cela qui veut. Ceux qui ont des pensées à perdre, les peuvent perdre sur ces sortes de sujets ; mais tout le monde n’est pas en état de faire cette dépense inutile.[102] »



Antoine Hatzenberger


Dans A. Labib et J. Ferrari (éd.), Kant, les Lumières et nous, Tunis, Maison arabe du livre, 2008, p.259-293



[1] Emmanuel Kant, Histoire générale de la nature et théorie du ciel, ou Essai sur la constitution et l’origine mécanique de l’univers dans sa totalité, traité d’après les principes de Newton ; nous renverrons à l’édition établie par P. Kerszberg, A.-M. Roviello et J. Seidengart, Paris, Vrin, 1984.
[2] Michael J. Crowe, The Extraterrestrial Life Debate, 1750-1900 : The Idea of a Plurality of Worlds from Kant to Lowell, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 53 (notre trad.).
[3] Steven J. Dick, Plurality of Worlds : The Origin of the Extraterrestrial Life Debate from Democritus to Kant, Cambridge, Cambridge, Cambridge University Press, 1982 ; trad. M. Rolland, La Pluralité des mondes, Arles, Actes Sud, 1989, p. 238.
[4] Paul Clavier, Kant, les idées cosmologiques, Paris, PUF, 1997, p. 60 ; sur l’Histoiregénérale de la nature et théorie du ciel, voir p. 60-70 (mais les extraterrestres y occupent très peu de place).
[5] Crowe rappelle que Kant n’avait inclus que les cinq premiers chapitres dans l’édition de 1791 ; il rappelle également que la première traduction en anglais de ce texte (Kant’s Cosmogony, Glasgow, 1900) excluait le huitième chapitre de la seconde partie et toute la troisième partie, même si par ailleurs le traducteur, William Hastie, affirmait considérer la Théorie du ciel comme « le produit le plus formidable et le plus durable du génie de Kant ». Cette omission, perpétuée dans les trois éditions anglaises parues entre 1968 et 1970, ne fut réparée qu’en 1981 (Crowe, The Extraterrestrial Life Debate, 1750-1900, p. 568, note 15). Voir aussi Jean Seidengart, « Genèse et structure de la cosmologie kantienne précritique », dans Histoire générale de la nature et théorie du ciel, p. 56.
[6] Crowe, The Extraterrestrial Life Debate, 1750-1900, p. 53.
[7] Arthur O. Lovejoy, The Great Chain of Being : A Study of the History of an Idea [1936] Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1950, p. 194 (notre trad.).
[8] Ernst Bloch, Le Principe Espérance [1959], trad. F. Wuilmart, tome II, partie IV, « Les épures d’un monde meilleur », Paris, Gallimard, 1982 ; § 39, « L’Eldorado, l’Eden, les utopies géographiques », p. 405.
[9] Alexis Philonenko, L’Œuvre de Kant, vol. I, Paris, Vrin, 1989, p. 36.
[10]Philonenko, L’Œuvre de Kant, vol. I, p. 57.
[11]Philonenko, p. 37.
[12] Jean Lefranc, « Kant et les habitants des autres planètes », L’Enseignement philosophique, vol. 41, n° 1, 1990, p. 19-25 (p. 19).
[13]Lefranc, p. 20.
[14]Lefranc, p. 25.
[15]Seidengart rappelle que « dans toute l’histoire de la cosmologie, Kant apparaît comme le premier théoricien qui ait découvert, au moins sur le plan spéculatif, la structure correcte de la galaxie » (p. 33) et qui ait « donné la première description correcte de notre Voie lactée » (p. 36). Crowe souligne que les écrits des deux autres pionniers de l’astronomie moderne que sont Thomas Wright of Durham, auteur de An Original Theory or New Hypothesis of the Universe (1750), dont Kant dit s’être inspiré dans la Théorie du ciel(p. 74, AK I 231), et Johann Heinrich Lambert (Cosmologische Briefe über die Einrichtung des Weltbaues, 1761), étaient également préoccupés par la question de la pluralité des mondes (voir Crowe, p. 41). Citons encore Dick : « Dans l’univers de Kant, de Wright  et de Laplace [Exposition du système du monde, 1796], héritiers de l’univers d’Isaac Newton et procréateurs du nôtre, l’existence d’extraterrestres rationnels était de la plus haute importance » (La Pluralité des mondes, p. 239-240).
[16] Steven J. Dick, Life on Other Worlds : The 20th-Century Extraterrestrial Life Debate, Cambridge University Press, 1998 ; chap. 1, « From the Physical World to the Biological Universe », p. 6 (notre trad.).
[17] Jürgen Habermas, La Paix perpétuelle, le bicentenaire d’une idée kantienne, trad. R. Rochlitz, Paris, Cerf, 1996, p. 8-9.
[18] Voir Crowe, The Extraterrestrial Life Debate, 1750-1900 ; Dick, Life on Other Worlds ; et Dick, The Biological Universe : The Twentieth-Century Extraterrestrial Debate and the Limits of Science, Cambridge University Press, 1996.
[19]Théorie du ciel, p. 96 et p. 97, AK I 255-256.
[20]Théorie du ciel, p. 149, AK I 310.
[21]Théorie du ciel, p. 89, AK I 247.
[22]Théorie du ciel, p. 146, AK I 308.
[23]Théorie du ciel, p. 185, AK I 347.
[24]Théorie du ciel, p. 145, AK I 306.
[25]Théorie du ciel, p. 145, AK I 346.
[26]Théorie du ciel, p. 187-188, AK I 352-353.
[27]Théorie du ciel, p. 196, AK I 360.
[28]Théorie du ciel, p. 194, AK I 358.
[29]Théorie du ciel, p. 194, AK I 359.
[30]Théorie du ciel, p. 201, AK I 365.
[31] Crowe, The Extraterrestrial Debate, 1750-1900, p. 48 (notre trad.).
[32] L’Essayon Man (1733-1738) d’Alexander Pope constitue la référence principale de Kant dans la Théorie du ciel, où les vers de Pope sont cités à plusieurs reprises : p. 85, AK I 281 ; p. 99, AK I 259 ; p. 157, AK I 318, p. 187, AK I 349 ; p. 195, AK I 359 ; p. 200, AK I 365. Pour Arthur O. Lovejoy, « il serait à peine exagéré de dire qu’une grande part de la cosmologie kantienne est une amplification et un développement en prose de la philosophie de la première épître de l’Essay on Man » (The Great Chain of Being, note 24, p. 357, notre trad.).
[33]Théorie du ciel, épigraphe de la troisème partie, p. 187, AK I 349.
[34]« On ne peut  faire autrement qu’approuver la représentation satirique de cet esprit piquant de La Haye qui, après avoir rapporté les nouvelles générales du domaine des sciences, savait présenter dans son côté risible l’image du nécessaire peuplement de tous les corps célestes : “Ces créatures, dit-il, qui habitent les forêts sur la tête d’un mendiant, avaient depuis longtemps déjà considéré leur séjour comme un globe immense, et elles-mêmes comme le chef-d’œuvre de la création lorsque l’une d’entre elles que le ciel avait douée d’une âme plus fine, un petit Fontenelle de sa race, aperçut inopinément la tête d’un noble. Elle convoque aussitôt toutes les têtes pensantes de son quartier et leur dit avec ravissement : nous ne sommes pas les seuls êtres animés de toute la nature ; vous voyez ici un nouveau pays, ici habitent d’avantage de poux.” Si le dénouement de cette conclusion éveille le rire, cela ne tient pas au fait qu’elle s’écarte beaucoup de la manière de juger des hommes, mais parce que cette même erreur qui a pour fondement chez les hommes une cause identique semble chez ceux-ci mériter plus d’excuse. » (p. 189, AK I 353) Jean Seidengart remarque ceci en note : « L’allusion de Kant à “cet esprit piquant de La Haye” semble désigner implicitement Christian Huygens qui est bien natif de La Haye, mais le passage cité par Kant ne se trouve nullement dans le Cosmothéoros » (note 25, p. 284). Ajoutons qu’une anecdote comparable à celle que Kant semble attribuer à Huygens (à tort) se trouve dans la Physique de Voltaire. C’est Camille Flammarion qui la raconte dans La Pluralité des mondes habités, étude où l’on expose les conditions d’habitabilité des terres célestes discutées au point de vue de l’astronomie, de la physiologie et de la philosophie naturelle (Paris, Didier, 1868) : « Notre très spirituel Voltaire doit-il être pris au sérieux ici plutôt qu’ailleurs ? Tandis qu’il proclame la pluralité des mondes en maints endroits de ses œuvres, il tourne ailleurs cette croyance en plaisanterie. Voici, par exemple, ce qu’il dit dans sa Physique : “Nous n’avons sur cela d’autre degré de probabilité que n’en aurait un homme qui a des puces et qui en conclurait que tous ceux qu’il voit passer dans la rue en ont comme lui ; il se peut très bien faire qu’en effet ces passants aient des puces, mais il n’est point du tout prouvé qu’ils en aient réellement.” Voilà ce qui s’appelle un argument à la Voltaire ! » (p. 42).
[35]Théorie du ciel, p. 202, AK I 367. Est-ce pour cela que Kant fera à nouveau référence aux Entretiens sur la pluralité des mondes [1686-1688]dans les Observations sur le sentiment du beau et du sublime ? Voici ce qu’il en dira dans la section III : « Les belles peuvent bien laisser Descartes faire tourner indéfiniment ses tourbillons sans s’en soucier, même si le courtois Fontenelle voulait leur tenir compagnie parmi les planètes » ; « elles n’auront à connaître de l’univers rien de plus que ce qui est nécessaire pour leur rendre émouvant le spectacle du ciel par une belle soirée, si elles ont de quelque façon compris que, là-bas, on peut rencontrer des mondes encore plus nombreux et des créatures encore plus belles. » (trad. M. David-Ménard, GF-Flammarion, 1990 ; p. 123 et p. 125-126). Dans ses Entretiens, Fontenelle voulait encourager les dames, « par l’exemple d’une femme qui, ne sortant jamais des bornes d’une personne qui n’a nulle teinture de science, ne laisse pas d’entendre ce qu’on lui dit, et de ranger dans sa tête sans confusion les tourbillons et les mondes » (Préface, éd. Ch. Martin, Paris, GF-Flammarion, 1998, p.51).
[36]Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, p. 143.
[37]Rêves d’un visionnaire, expliqués par des rêves métaphysiques, trad. F. Courtès, Paris, Vrin, 1989, p. 65 et p. 68.
[38]Compte rendu de l’ouvrage de J. G. Herder, trad. S. Piobetta, Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 93.
[39]Rêves d’un visionnaire, note p. 65.
[40]Compte rendu de l’ouvrage de Herder, p. 103.
[41] Cité par Crowe, p. 12. Cette hypothèse théologico-cosmologique de Campanella selon laquelle les habitants de la Lune ne seraient pas des hommes comme nous est reprise par John Wilkins, dans A Discourse Concerning A New World and Another Planet (1638-1640), pour qui ils sont des intermédiaires entre les hommes et les anges. Kant cite une anecdote à propos des habitants de la Lune dans l’Anthropologiedu point de vue pragmatique : « Selon Helvétius, une dame vit sur la lune, grâce à un télescope, les ombres de deux amants ; le prêtre, qui regarda après elle, lui dit : “Eh ! fi donc, madame, ces deux ombres que vous voyez sont deux clochers de cathédrale.” » (trad. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 120).
[42]Christian Wolff, Elementa matheseos universae (vol. III, 1735). Voir l’article « Planète » de d’Alembert dans l’Encyclopédie(t. XII, 1765) : « Wolf s’appuyant sur des preuves d’une autre espèce, va jusqu’à faire des conjectures sur les habitants des planètes : par exemple, il ne doute point que les habitants de Jupiter ne soient beaucoup plus grands que nous, & de taille gigantesque. La preuve qu’il en donne est si singulière, qu’il ne sera peut-être pas inutile de la rapporter ici : on se souviendra que c’est M. Wolf qui parle. “On enseigne dans l’Optique que la prunelle de l’œil est dilatée par une lumière faible, & retraite par une lumière forte : donc la lumière du Soleil étant beaucoup moins grande pour les habitants de Jupiter que pour nous, parce que Jupiter est le plus éloigné du Soleil, il s’ensuit que les habitants de cette planète ont la prunelle beaucoup plus large & beaucoup plus dilatée que la nôtre. Or on observe que la prunelle a une proportion constante avec le globe de l’œil, & l’œil avec le reste du corps ; de sorte que dans les animaux, plus la prunelle est grande, plus l’œil est gros, & plus aussi le corps est grand. Pour déterminer la grandeur des habitants de Jupiter, on peut remarquer que la distance de Jupiter au Soleil, est à la distance de la Terre au Soleil, comme 26 à 5 ; & que par conséquent la lumière du Soleil, par rapport à Jupiter, est à sa lumière par rapport à la Terre, en raison doublée de 5 à 26 ; or on trouve par l’expérience, que la prunelle se dilate en plus grand rapport, que l’intensité de la lumière ne croît : autrement un corps placé à une grande distance, paraîtrait aussi nettement qu’un autre plus près. Ainsi le diamètre de la prunelle des habitants de Jupiter, est au diamètre de la nôtre, en plus grande raison que celle de 5 à 26. Supposons-le de 10 à 26, ou de 5 à 13 ; comme la hauteur ordinaire des habitants de la Terre, est de cinq pieds quatre pouces environ, (c’est la hauteur que M. Wolf s’est trouvée  à lui-même) on en conclut que la hauteur commune des habitants de Jupiter, doit être de 14 pieds 2/3. Or cette grandeur était à peu près celle de Og, roi de Basan, dont parle Moïse, & dont le lit de fer était long de neuf coudées, & large de quatre.” »
[43]Théorie du ciel, p. 77, AK I 233.
[44]Critique de la raison pure, « Antinomie de la raison pure », trad. A. Renaut, Paris, Aubier, 1997, p. 464 et p. 465.
[45]Rêves d’un visionnaire, p. 118.
[46]Critique de la raison pure, « Canon de la raison pure », section III, « De l’opinion, du savoir et de la croyance », p. 670. Kant aurait-il été jusqu’à parier cent thalers réels ?
[47]Critique de la faculté de juger, § 91, « De la nature de l’assentiment résultant d’une croyance pratique », trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1989, p. 271.
[48]Lucrèce, De la nature, II, 1055-1056 (trad. J. Kany-Turpin, Paris, GF-Flammarion, 1993).
[49] Cité par Crowe, p. 31.
[50]L’Unique argument possible pour une démonstration de l’existence de Dieu, trad. R. Theis, Vrin, 2001, p. 169-170.
[51]Théorie du ciel, p. 154, AK I 315.
[52]Théorie du ciel, p. 79, AK I 235.
[53]Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, trad. S. Piobetta, Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 146.
[54]Théorie du ciel, p. 187, AK I 351 ; p. 200, AK I 365 ; et p. 195, AK I 359.
[55]Théorie du ciel, p. 188, AK I 352.
[56] Pour Lovejoy, il s’agit chez Kant d’une « version temporalisée du principe de plénitude » ; voir The Great Chain of Being, Lecture IX, « The Temporalizing of the Chain of Being », p. 265, notre trad. (sur Kant, p. 265-268).
[57]Théorie du ciel, p. 202, AK I 366 ; et p. 190, AK I 355.
[58]Anthropologie du point de vue pragmatique, deuxième partie, « La caractéristique anthropologique », « De la manière de connaître l’homme intérieur à partir de l’homme extérieur », p. 309.
[59]Théorie du ciel, p. 195, AK I 359.
[60] Dans les Entretiens sur la pluralité des mondes, Fontenelle écrivait : « Mars n’a rien de curieux que je sache, ses jours sont de plus d’une demi-heure plus longs que les nôtres, et ses années valent deux de nos années, à un mois et demi près. […] enfin Mars ne vaut pas trop la peine qu’on s’y arrête » (p. 127-128).
[61]Théorie du ciel, p. 201, AK I 366.
[62]Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, p. 138.
[63]Compte rendu de l’ouvrage de Herder, p. 92 et p. 101.
[64]Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, p. 70.
[65]Seidengart, Introduction, p. 57.
[66]Théorie du ciel, p. 192, AK I 356.
[67]Critique de la raison pure, Seconde préface, p. 78.
[68]Rêves d’un visionnaire, p. 65.
[69]Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, proposition VI, note, p. 78.
[70]Théorie du ciel, p. 192, AK I 356.
[71]Théorie du ciel, p. 202, AK I 367.
[72]Conjecture sur les débuts de l’histoire humaine, p. 146.
[73]Théorie du ciel, p. 203, AK I 367. Comme le dit Bloch, « l’insolite est le premier constituant de l’attrait du cosmos » et « l’autre constituant de cet attrait, qui veut que le ciel continue de passer pour la demeure de créatures transfigurées [c’est] la possibilité d’y habiter » (Le Principe Espérance, t. II, p. 404).
[74] Bloch, Le Principe Espérance, t. II, p. 405.
[75]Critique de la raison pure, p. 655-664.
[76]Rêves d’un visionnaire, p. 76.
[77] Bloch, Le Principe Espérance, t. II, p. 405.
[78]Vers la paix perpétuelle, esquisse philosophique [1795], trad. J.-F. Poirier et F. Proust, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 104.
[79]Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, p. 152.
[80]Fondation de la métaphysique des mœurs[1785], trad. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 133.
[81]Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, p. 80.
[82]Théorie du ciel, p. 147, AK I 308.
[83]Idée d’une histoire universelle, p. 82.
[84]Théorie du ciel, p. 195, AK I 360.
[85]Des différentes races humaines, p. 48.
[86]Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, p. 73 (mes italiques).
[87]Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, p. 83-84. « Perspective consolante sur l’avenir, ajoute Kant,  où l’espèce humaine nous sera représentée dans une ère très lointaine sous l’aspect qu’elle cherche de toutes ses forces à revêtir : s’élevant jusqu’à l’état où tous les germes que la nature a placés en elle pourront être pleinement développés et où sa destinée ici-bas sera pleinement remplie. » (p.88)
[88]Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien [1793], trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1967, p. 55 (mes italiques).
[89] Peter Sloterdijk, Sphères III : Écumes, Sphérologie plurielle [2003], trad. O. Mannoni, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2005, p.294.
[90]Métaphysique des mœurs [1797], II, trad. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 179 et p. 180.
[91]Métaphysique des mœurs, II, p. 182.
[92]Anthropologie du point de vue pragmatique, p. 322-323 (mes italiques).
[93]Anthropologie, p. 324 et p. 325.
[94]Logique [1800], Introduction, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1970, p. 25.
[95] La Théorie du ciel est mentionnée dans La Pluralité des mondes habités de l’astronome Camille Flammarion et dans la « Revue critique des théories humaines sur les habitants des astres » des Mondes imaginaires et les mondes réels : Voyage astronomique pittoresque dans le ciel et revue critique des théories humaines scientifiques et romanesques, anciennes et modernes sur les habitants des astres (Paris, Didier, 1865).
[96] Bloch, Le Principe Espérance, t. II, p. 405 : « la densité décroissante de la matière dans les deux planètes, l’éloignement du soleil semblaient constituer pour le philosophe les fondements d’un monde pour ainsi dire plus pur. Semblable attitude laisse indéniablement transparaître l’idolâtrie du Nord, où Jupiter et Saturne prennent en quelque sorte la place de la Germaniade Tacite. Une variante de l’utopie de Thulé y est reconnaissable aussi dans une certaine mesure : non pas dans le style d’Ossian, mais sous la forme d’une Stoa déplacée dans l’arctique, d’une Stoa superarctique. L’aversion authentiquement kantienne pour la mollesse et le zéphyr, les sens qui fondent, le climat subtropical, l’absence de tout devoir émigre ainsi dans son super-Königsberg planétaire. »
[97] Cf. Sloterdijk, Sphères III : Écumes, Sphérologie plurielle, p. 267-268 : « on pourrait dire que les meilleurs plans d’ensemble sur la “société” seraient fournis par des aphrographies ou des prises de vue sur l’écume à haute altitude. Les images de ce type nous transmettent dès le premier regard l’information selon laquelle le tout ne peut être plus qu’une synthèse momentanée et instable d’une agglomération grouillante. »
[98]Critique de la raison pratique, trad. J.-P. Fussler, Paris, GF-Flammarion, 2003, p. 295. En citant ce passage, je me remémore avec reconnaissance l’enseignement de Jean-Pierre Fussler.
[99]Théorie du ciel, p. 96, AK I 256.
[100]Crowe, The Extraterrestrial Life Debate, 1750-1900, p. 55 (notre trad.).
[101]Théorie du ciel, p. 202, AK I 367.
[102]Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, préface, p. 51.

Les quatre noms du "transcendantal"

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Il s’agit, sous un tel mot, d’une formidable création de concept redevable à Kant qui reprend la notion un peu scolastique selon un usage tout à fait nouveau, inédit, sans doute pour dire une région, une contrée inconnue dont la géographie ne doit rien à ce qui a été pensé au préalable.

L’inexpérimentable :
Le mot transcendantal marque une réponse au scepticisme de Hume qui abandonne toute transcendance au bénéfice de l’expérience. Or l’expérience est finie, locale. D’un cheveu, elle ne me donne jamais l’occasion de déduire l’allure de la personne. Elle nous place bel et bien devant des événements sans répondants, ininférables, relevant de l’inexpérimentable [1]. Elle me ramène chaque fois à la naissance d’un monde dont, au final, je ne sais rien, m’ouvrant à la surprise de l’imprévisible. Il y a des formes de débordements de l’expérience qui ne relèvent pas de ce que nous pouvons assimiler, dont nous ne savons rien et qu’aucune association par ressemblance, analogie ou contiguïté ne sera capable de rendre familières. Le transcendantal est le nom martien de ce débordement de l’expérience (Hume se référait en effet aux habitants d’une autre planète pour dire l’impossibilité d’une connaissance rationnelle). Il y a un réenchaînement partiel, un morcellement réenchainé (une collection dit-il)  qui se nomme empirisme et qui va plus loin que ce que j’observe ou reçois par les sens, laissant place à l’imagination. Tout un dépassement du donné qui ne vise cependant aucune transcendance. Kant sort de son sommeil dogmatique sous la lecture de Hume. Rien en-dehors de l’expérience ne nous garantit une métaphysique qui puisse fonder ce débordement, aucun Dieu, aucun absolu. Transcendantal veut donc dire ce « No man’s land », cet « Erewhon » qui n’appartient à rien de connu, qui ne dérive d’aucune habitude ni habitat et en lequel précisément il devient impossible d’habiter, d’élire domicile. Il faut un mot au moins aussi peu significatif en apparence, bizarre en son genre, pour dire un tel déplacement. "Transcendantal" veut dire que, sans Dieu pour nous sauver, il n’est pas davantage une maison de l’Etre pour nous abriter. C’est précisément ce que Kant nomme critique, double critique, d’une part de la métaphysique, d’autre part de l’empirisme.

La Critique :
Cette critique, n’est pas celle de la tradition qui avait besoin d’un point d’Archimède ou qui réclamait comme Copernic un point de vue extérieur au système solaire pour en montrer les rayons, du haut de la transcendance d’une panoptique divine. La critique de Kant, sa révolution copernicienne ne ressemble en rien à ce piton métaphysique qui montre depuis son capiton un point de vue absolu, décrivant les orbes des planètes autour du soleil selon une focalisation abstraite. La critique Kantienne n’a pas besoin d’un tel sommet. Elle doute profondément d’une idéalité de ce genre alimentant la métaphysique qu’il conteste comme illusoire. D’où advient la critique Kantienne, quel événement en rend compte ? Il faut bien critiquer de quelque part, s’extraire de la doxa, adoptant un point de vue qui la conteste… Si aucun Dieu ne nous donne l’assise à partir de laquelle une critique peut s’établir, l’expérience n’en possède pas pour cela le site qui soit un « point critique ». L’empirisme ne peut produire la nécessité d’aucune de ses propositions. Rien ne nous assure en effet que le soleil se lèvera demain, de sorte que, dans la lignée de Hume, Kant conçoit l’expérience comme une croyance. Une forme de jugement synthétique qui, le plus souvent, ne peut procéder qu’ a posteriori, tout le reste n’étant qu’extrapolation imaginative, évoluant à l’aveugle quand seul le borgne est roi. Or, de toute évidence, nous ne cessons de juger de situations événementielles selon des ressources que l’expérience ne peut fournir et que Kant nomme des « jugements synthétiques a priori ». Mais cela n’a rien à voir encore avec le transcendantal. Est transcendantale la ligne d’erre à partir de laquelle une critique devient possible, une ligne dont le site n’est donné ni dans la factualité intra-mondaine ni dans une transcendance étrangère à toute réalité. La critique de Kant est, dit magistralement Deleuze, une « critique immanente ». Il n’y a plus que l’immanence. Elle réclame une incursion dans un champ qui n’est ni celui que nous connaissons selon les associations déjà conquises, ni celui qui s’autorise d’une théologie quelconque. Au nom du transcendant correspond celui d’illusion. A celui du transcendantal correspond la fiction (ce que Kant nomme un « comme si »).

La Fiction
Il y a en effet une critique qui se tient à la limite du monde habitable, qui borde ce monde sans lui appartenir, un point surnuméraire, événementiel, dont la réalité n’est ni empirique, ni métaphysique mais transcendantale ou borderline. Cette critique, supérieure à ce qu’imposent nos jugements constatifs et déjà consolidés par une longue habitude, cette anticipation de l’expérience est la raison pour laquelle Kant abandonne pour ainsi dire tout intérêt vis-à-vis des jugements analytiques de la mathématique. Parce que la synthèse est le nom d’une création qui n’est donnée dans aucune analyse, poursuivant un fil sur le vide. Chemin extraordinaire, sans filets ni données, purement créatif et qui nous jette au-dessus de l’horizon des ressassements. Une synthèse de ce genre ouvre dans l’expérience comme une pointe inexpérimentée. Ces pointes, conformément à ce que Heidegger reprochera à Kant, seront malheureusement écornées et comme soumises à la morale. Si nous ne pouvons pas tout savoir, si tout n’est pas expérimentable, c’est pour Kant l'occasion de laisser à la morale le soin d’exercer sa liberté et d’imposer des règles d’autorité, injustifiables, histoire de donner à  l’homme un statut à part : nous ne sommes pas des choses, des billes, des trajectoires physiques et déterminées, des machines, mais des êtres accessibles au devoir... Toute l’inventivité Kantienne relativement au transcendantal est absorbée d’un coup par la morale, par les règles d’une conduite inconditionnée qui relèguent au second plan la fiction, l’imagination dont nous avions parlé en l’opposant à l’illusion. Ce pourquoi Nietzsche va entreprendre une nouvelle critique, une quatrième critique, La généalogie de la morale, afin de redonner au transcendantal l’espace critique de la fiction, une région qui n’est pas absorbée par l’Etre, mais se nomme gai savoir, inactuel et intempestif. Rejeter le transcendantal n’aurait alors que peu d’intérêt. Ce serait, pour faire neuf et joli, jeter tout autant avec Kant, Nietzsche, Heidegger, Deleuze et les ressources événementielles de Badiou, elles qui ne sont redevables ni de l’ontologie, ni des certitudes de la mathématique mais d’une nouvelle métaphysique dont, pour le moment, la trouée reste encore peu explorée, Badiou étant reconduit régulièrement vers les conditions de l’Etre bien plus que vers l’incertitude événementielle. Le transcendantal n’est donc rien d’autre que cette région qui survole les ensembles, les partitions et les brigues factuelles. Il est l’excédentaire et l’exceptionnel en tant qu’amour ou poème, fictivement soutenu selon une fidélité paulinienne ou une foi pascalienne.

La Clinique :

 Voilà ce qu’on peut dire du « nom » transcendantal. Un nom qui requiert une expérience de quelque chose d’inconnaissable, d’impraticable et qui nous jette dans une mer tourmentée que Deleuze qualifiera d’ « Empirisme transcendantal ». Ni raison théorique, ni raison  pratique, il s’agit d’un excursus dont les conditions ne peuvent provenir de l’expérience puisque celle-ci au contraire a besoin d’elles pour devenir pensable. Dans l’expérience, il y a des conditions forcément liminaires à l’expérience et dont les faits ne sauraient nous rendre accessible la tourmente infernale sur laquelle nous vivons. Le transcendantal c’est l’insoupçonnable. Nous ne pouvons deviner ni l’enfer ni la cruauté de ce théâtre où rien de ce que nous connaissions serait reconnu ou reconnaissable. Au point que la science-fiction s’impose comme un récit de droit, que l’imagination transcendantale se donne comme registre capable de suivre les singularités de ce rivage toujours recouvert par la doxa, les masques sécuritaires de ce qui est bien connu, par tous, par les confidents de Dieu ou les autorités de la science. Mais comment ce qui conditionne l’expérience pourrait-il être connu par cette même expérience ? Ne faut-il pas supposer des régions torrentielles en lesquelles nous ne pénétrons qu’au travers d’une phénoménologie extraordinaire donnée par la littérature ou la peinture, par la folie et la déraison ? Comme témoignage d’un si grand voyage, la critique, son exercice transcendantal se placera en une si profonde nouveauté qu’elle s’accompagnera nécessairement d’une clinique. C’est là son seul signe de reconnaissance. Je n’en vois pas beaucoup à encourir un tel risque, je n’en vois pour ainsi dire aucun autour de nous. Cela ressemble au « Malin Génie » dont Kant, au début de son opuscule sur Qu'est-ce que s’orienter dans la pensée ?, dira qu’il renverse le ciel dans son miroir. Raison pour laquelle l’imagination conduit à des jugements déterminants là où tout va bien, à des jugements réfléchissants là où aucune règle n’est donnée, à des jugements délirants quand tout va mal et aux abords d’une île battue par les flots. C’est cette dernière direction qui est sans doute la plus intéressante pour la détermination du mot « transcendantal »…


JCM

[1] Pour Hume nous n'avons que l'expérience pour nous conduire mais elle n'est pas fiable, fondée sur une répétition de cas  dont la généralisation n'est jamais assurée. Elle n'est qu'habitude, attende de voir se répéter les conditions initiales. Ce pourquoi, elle en appelle à une enquête souvent déçue et par conséquent fort sceptique.

De l'extermination massive

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« Le système britannique poussait à l’anéantissement des peuplades conquises, à leur effacement des régions où vivaient leurs ancêtres. Cette funeste tendance fut partout marquée, et en Australie plus qu’ailleurs. Aux premiers temps de la colonie, les déportés, les colons eux-mêmes considéraient les Noirs comme des animaux sauvages. Ils les chassèrent et les tuaient à coups de fusil. On les massacrait, on invoquait l’autorité des jurisconsultes pour prouver que l’Australien étant hors la loi naturelle, le meurtre de ces misérables ne constituait pas un crime. Les journaux de Sydney proposèrent même un moyen efficace de se débarrasser des tribus du lac Hunter : c’était de les empoisonner en masse » …

« Ils se conduisirent en Australie comme aux Indes où cinq millions d’Indiens ont disparu ; comme au Cap, où une population d’un million de Hottentots est tombée à cent mille »…

« Les meurtres s’organisèrent sur une vaste échelle, et des tribus entières disparurent. Pour ne citer que l’île de Van Diemen, qui comptait cinq mille indigènes au commencement du siècle, ses habitants, en 1863, étaient réduits à sept ».

Jules Verne.

A propos de l'article de Jean-Pierre Faye publié dans le quotidien "Le Monde"

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L’article de Faye sur le nazisme de Heidegger est indiscutable. Tout ce qu’il énonce dans le quotidien Le Monde, et notamment sur la prise de position politique de certains intellectuels allemands, a été longuement analysé dans l’œuvre de Lacoue Labarthe ainsi que dans maints textes de Lyotard qui sont ici repris sans ne donner lieu pourtant à aucune référence ni citer aucune convergence.

Il y a comme dit chez Heidegger la mise en perspective d’un chantier et d’un conducteur qui mène à l’Etre et qui se nomme Führer, lequel cependant -outre la signification politique- comporte une signification électrique qui n'est pas plus heureuse. Un mot qui n’a rien d’humain dans la direction qu’il impulse en tant que processus technique, processus dont la présence est à la fois extérieure et intérieure à tout ce qui est redevable de la sphère du mondain. Le mondain est politique quand l’ontologie ne saurait l’être, d’aucune façon. Jamais l’ontologie comme telle ne sera politique du point de vue de l’ontologie fondamentale même si un conducteur (comme un berger) semble invoqué. Il faudrait donc interroger ce point de façon précise. Mais ce n’est là qu’un aspect assez secondaire de l’argument. Les difficultés du texte de Faye, trop court, consistent à amalgamer perpétuellement ce qui est exprimé selon des personnalités tout de même très différentes dont les déclarations sont totalement effrayantes mais dont l’amalgame ici est tel qu’on ne sait plus qui parle, Hitler, Goebbels, Schmitt, Junger, Heidegger, Mussolini pourquoi pas… Faye oubliant un peu de localiser les propos. Ce qui affecte du reste le registre de sa propre prose, difficile à distinguer de Lacoue-Labarthe, de Lyotard dans un mugissement océanique qui est celui de la mouette satisfaite de sa prise. La grande affaire, l’invention et la création imaginatives de Faye, tiennent au concept de « Déconstruction ». Alors voyons de plus près.

L'idée serait que nous utiliserions désormais ce mot de Derrida partout, depuis plusieurs décennies tout en ignorant son origine, celle du concept d’Abbauung qui viendrait remplacer chez Heidegger celui d’Ausseinandersetzung marquant, par ce changement de vocable, l’adhésion bien réelle au parti Nazi dont personne en effet ne doute. Or en réalité, ce fait avéré n’a rien à voir avec le concept de déconstruction qui est un concept français avant tout, sans aucune commune étymologie avec Abbauen. Abbauen c’est « découvrir », comme lorsqu’on découvre le toit des nombreuses tuiles qui le composent. C’est encore démolir, défaire, détruire, déblayer, avec toujours l’idée d’un « chantier », d’un maître d’œuvre dont justement Derrida ne cesse de dénoncer la part trop architecturale et comme Egyptienne.  Bauen, c’est bâtir bien plus que construire sachant que l’idée française de construction et de « struction » (Jean-Luc Nancy) concerne la notion de structure et non de bâtiment (Bau).

Pour ce qui est de la naissance de l’idée de déconstruction chez Derrida, elle n’a rien à voir avec Heidegger dans un premier temps. Elle s’origine dans l’explication que Derrida engage avec le structuralisme en France. La déconstruction est un désassemblage des structures qui s’adossent encore à des partages qui ne sont pas structurels et qui, précisément, restent Heideggeriens : notamment l’idée de « fond », de « profondeur » opposée à  la surface. Une profondeur en laquelle le signifiant scelle un sens dont la circulation demeure inscrite dans des apologies du fond, soumises à l’accomplissement herméneutique du dionysiaque au détriment d’Apollon, tout un réseau de sens, une hiérarchie Nietzschéenne que Derrida commence à déconstruire avec Eperons notamment.

Il y a donc dans  la lecture de Faye une tentative forcenée d’inscrire la déconstruction de Derrida dans l’Abbauen de Heidegger sans qu’il n’y ait absolument aucun lien dans l’histoire des deux idées. La déconstruction de Derrida concerne un processus textile, plastique, qui ne dérive pas de la langue Allemande. Au point que Derrida ne cesse de dire que le mot est intraduisible dans d’autres langues que celle du français et qu’il faut inventer pour lui un fil dans l’opération d'une traduction inventive (en d'autres langues). Déconstruire renvoie souvent, dans le vocabulaire de Derrida, à une entreprise de démantèlement. Le dé « mantèle »ment n’est pas une Abbauung, il connote plutôt l’idée de manteau, de doublure, de fils multiples, d’effilochage prolifique et disséminant à partir des essais comme Voiles, Fichusetc. Un lexique de « déstructuration » en lequel s’indiquent des poches, comme pour le manteau de Pascal, avec partout des cartes postales, des papiers en marge que ne connaissent pas les bâtiments, sans réelle doublure, sans possibilité de rendre réversible les murs. On ne les retournerait pas avec la même plasticité que le manteau. Les murs restent pris plutôt dans des "fors" dont Derrida cherche à faire revenir fort justement les spectres emmurés vivants.

Jean-Clet Martin 

L’écran blanc de la littérature et son paysage transcendantal

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Le paysage n’est pas une chose, ni une substance. Il suffirait de se déplacer de quelques mètres pour que les arbres, leur feuillage, se redistribuent sous d’autres ensembles, d’autres regroupements et découpages. Rien de moins physique qu’un paysage comme sait le peintre. Mais il est des paysages qui ne sont pas même de couleurs, de lignes, de tons. Des paysages dont la matière est tissée de mots. Grandeur des planches sérigraphiques de Riou, à cet égard, puisqu’elles accompagnent les mots, en dérivent pour leur conférer l’image. Ce sont des relevés de l’écrit, s'inspirant des mots et non pas des objets. On peut s’en rendre compte notamment dans les textes de Jules Verne, illustrés en pleine page par l’image : un réseau de lignes parallèles, en noir et blanc, plus ou moins serrées, qui donnent aux personnages une consistance vaporeuse, posés en un paysage abstrait, secondaire. Tout y est gravé par Pannemaker obtenant des formes extrêmement irréelles. On dirait l’esprit linéaire des premiers téléviseurs, un balayage que ce procédé devance et annonce de manière fortuite. Mais, par rapport à la gravure, on sent bien que le texte est plus abstrait encore que le maillage géométrique des illustrations. Il n’y a qu’à lire pour s’approcher de cette trame nouvelle :
« Le regard pouvait errer jusqu’aux petites montagnes qui fermaient la vallée. Avec leurs formes étranges, leur profils noyés dans une brume trompeuse, elles ressemblaient à des animaux gigantesques, dignes des temps antédiluviens ».
Cette évocation de Jules Vernes ne saurait contenir aucun saurien. Elle est elle-même trompeuse ou pour le moins fantomatique. Elle n’a de cesse que d’activer une technique très particulière : celle de l’accumulation, de la liste de noms qui peuplent tous ces paysages : noms de minéraux, de faunes, de flores, d’insectes, d’oiseaux ou de poissons qui créent une granulosité, une densité « écranique » pour les figures de la narration. Sans traits, sans couleurs véritables, il ne reste que des empilements, des accumulations formidables dont la suite, la redondance, le remplissage finissent par faire image. Tout une matière où le Latin, le Grec, l’Espagnol, les dialectes Incas autant que Maoris se mêlent au dépaysement de notre langue. On nous rétorquera peut-être que l’exemple de Jule Verne n’est pas heureux quand le fil de l’intrigue reste soumis à des actions peu plausibles, trop farfelues, nous éloignant du réalisme dont la spéculation littéraire est censée ouvrir l’absolu par l’éclat d’une cuillère ou la traversée d’une chambre, mouvements « inframinces » dont la seule aventure s’achèvera devant la fenêtre épaisse qui ne se traverse pas, donne sur le jour incertain, sur l’herbe, le gazon comme autant d’aplats dépeuplés... Et il apparaît sans conteste que la littérature contemporaine est en effet passée dans le grain, dans la granulosité d’un réel peuplé de personnages faibles, de mouvements en poussière redonnant, à l’espace clos d’un drap, l’infini nappage de ses plis. Histoire d’éventails, de boléros, de tapisseries… Nous sommes donc aujourd’hui conviés à des aventures très différentes selon un intérêt que ne connaissait pas « l’époque du grand roman », engoncée dans des mouvements épiques et moralisateurs, détournée par les caractères et le jeu des vertus. Or il nous semble cependant que l’épique n’a rien perdu de son piquant et que l’épopée aussi pourra revenir vers l’enfer, dans le vertige de personnages, de héros dont les mouvements constituent une véritable incursion transcendantale, une expérimentation risquée de ce que les mots offrent en tant que matière de l’action.
Nous l’expérimentons certainement au cinéma quand la science-fiction montre par exemple la dérive du Nostromo dans « Alien », un nom parti du roman de Conrad. Mais les récits de Jules Verne déjà nous font dériver dans les tourbillons de la langue. Les enfants du capitaine Grant nous font voyager le long d’un parchemin, comme si le par/chemin était le chemin... Il s’agit d’un voyage extraordinaire. Non pas par les contrées qu’il traverse, par la géographie physique dont il serait le copiste, mais parce que tout l’itinéraire débute par des mots, cherche à joindre les mots tracés sur trois papiers,  en trois langues différentes, enfermés en une bouteille retrouvée, jetée à la mer par le capitaine Grant. Alors les paysages viennent d’entre les mots. Ils ne sont plus colorisés, de couleur, ni même de noir et blanc… Toute l’épopée n’est plus rien d’autre que l’aventure d’une traduction, celle qui passe d’un feuillet à l’autre contenus en cette bouteille à la mer, la plupart des signes ayant été rongés par l’eau et le sel, laissant ainsi s’isoler quelques rescapés dont les places, sur la version anglaise, n’occupent pas la même occurrence que sur celles en Allemand ou en Français, autrement rongées. Comment traduire ces feuillets, élucider le recouvrement des trois papiers et faire le voyage, remplir les mots qui manquent de sorte qu’en effet tout se ventile selon les aléas de l’interprétation ? Il faut que les personnages eux-mêmes fassent le voyage entre les mots, qu’ils les relient par leurs déplacements : « Ah, précieux document, il faut avouer que tu es tombé entre les mains de gens bien perspicaces ». Les mots ravagés sont ici comme les faces d’un coup de dés. Un coup qui jamais ne joindra les pièces de l’intrigue, le déchiffrement de l’énigme relevant d’un savant fou (Paganel) « envoyé mettons par la Providence » et qui prend place à bord par erreur, par distraction autant que par caprice. On comprendra désormais en quoi tient l’opération extraordinaire de « ce très curieux Jules Verne », suivant l’expression de Mallarmé[1].
Les personnages, leurs actions, se laissent totalement porter par les mots, par les parchemins que superposent les mains de Glenarvan… comme se rencontrent des plaques tectoniques. Et ils vont franchir des continents, traverser les océans avec un bateau ( qui n’est finalement que papier) avec pour unique but de remplir le vide des mots, les blancs mangés par la mer, non sans longer une unique ligne géométrique, abstraite, celle qui est indiquée sur le parchemin par le 37eparallèle, cercle sur lequel est perdu le capitaine Grant. Au fil du voyage, au  fil des déceptions et des rencontres, que la lecture de ces signes a occasionnées, les mots creux se réorganisent et l’interprétation en exhume les fantômes, engendrant des paysages et des mondes. Tout ici sort des mots comme d’un jeu que Paganel compare au labyrinthe. « Ils venaient de ressaisir les fils de ce labyrinthe dans lequel ils se croyaient égarés. Une nouvelle espérance (une nouvelle lecture) s’élevait sur les ruines de leur projets écroulés ». Aussi, de l’absence réelle de formes, de l’absence de figures, on n’obtiendra rien que des listes, des fusions de langues et de particules sonores pour fabriquer l’écran de nos représentations, un procédé qui culminera de manière obsessionnelle dans Vingt mille lieues sous les mersconférant aux nomenclatures de la zoologie et de la minéralogie une fonction quasi-poïétique.
En attendant, il faut le dire, « Paganel dans toute cette succession d’aventures fâcheuses, ne pensait qu’à son document faussement interprété. Il en retournait les mots pour leur arracher un nouveau sens et demeurait plongé dans les abîmes de l’interprétation », réfléchissant aux combinaisons du parchemin tout en écrivant une lettre sous la dictée de Clenarvan avec, à côté de lui, un journal, plié en deux, laissant voir la moitié des titres en majuscules, cachant les deux dernières syllabes : « Aland, Aland, Aland… ». Un chassé-croisé de signes dont les uns proviennent de la bouteille jetée à la mer par le Capitaine Grand, les autres de la dictée de Clenarvan et les derniers d’une manchette d’un quotidien de Zealand… Et toujours l’épopée se prolonge emportée par un destin qui est celui de l’interprétation. « Or, repris Paganel, au moment où j’écrivais, le journal gisait à terre, et plié de telle façon que deux syllabes de son titre apparaissaient seulement. Ces deux syllabes étaient aland. Quelle illumination se fit dans mon esprit ! Alandétait précisément un mot du document anglais, un mot que nous avions traduit jusqu’alors par « à terre » et qui devait être la terminaison du nom propre de Zealand (…). Cette interprétation m’avait échappé, et savez-vous pourquoi ? Parce que mes recherches s’exerçaient naturellement sur le document français, plus complet que les autres, et où manque ce mot important ».
Il faut donc tout reprendre, relancer le voyage entre les mots, par des aventures extraordinaires, fantastiques, qui sont à peine de ce monde puisqu’elles ne figurent que dans l’interstice de la traduction. Depuis cet interstice, les personnages iront tracer de nouvelles lignes, emportés par un nouveau raccord, de moins en moins faible, de plus en plus nécessaire. Mais leur bateau de papier, le Duncan, trouvera-t-il trace du Capitaine Grant quelque part en Nouvelle Zélande ? L’ajustement des mots ne sera-t-il pas pour toujours déporté par le hasard[2] ? « Paganel s’arrêta. Son interprétation était admissible. Mais précisément parce qu’elle paraissait aussi vraisemblable que les précédentes, elle pouvait être tout aussi fausse »…  Nulle vérité, tout est erreur dans les mots et dans les cartes sur lesquelles les îles n’ont pas la même dénomination lorsqu’elles sont relevées sur des mappes anglaises. Alors tout cela, toute cette histoire est écrite, écrite comme le tatouage Maori que Paganel ramène de cette aventure inexistante, tatouage d’un Kiwi lui déchirant le cœur. Etonnant monsieur Jules Verne…

JCM




[1]Mallarmé, La dernière mode, Chroniques de Paris, Pléiades Vol. 2, p. 566.
[2]« Le hasard, le hasard seul les ramenait à ce navire qu’ils ne s’attendaient plus à revoir ».

Alouette

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Imaginez un paysage aux couleurs rappelant « une grande fleur mourante », de celle qu’évoque Proust, imaginez un cireur de chaussures aux pieds de la cathédrale de Split dont la cadence donne progressivement naissance à une valse comme l’eau qui se transforme en nuage, imaginez ensuite que vous vous trouvez dans la maison de Nietzsche à Sils Maria, et parcourez pour finir le spectacle des animaux au bord du lac ou de la forêt ainsi que le spectre de toutes les fleurs qui s’offrent à vous, comme autant d’adresses, en cette saison, tout en écoutant le quatuor « L’Alouette » de Haydn. Alors vous pourrez continuer à lire ce livre très bref, à peine cinquante sept pages, de Gerhard Meier, intitulé Habitante des jardins, dans lequel il ne se passe rien, mais où tout passe, meurt et renaît comme ces innombrables fleurs que l’on contemple et respire en lisant. Et je me récite aussitôt la fin du poème Elévationde Baudelaire qui n’est pourtant pas mentionné dans le livre mais qui rassemble ce qui s’y trouve et qui, j’en fais le pari, en est autant le souvenir que la ressource :
« Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes ! »
(Comme très souvent, un (très) grand écrivain est ignoré en France. Gerhard Meier est suisse, il n’a vraiment commencé à écrire que dans la cinquantaine, il est mort il y a seulement quelques années. Seul Peter Handke l’a reconnu d’emblée à sa juste valeur. On peut lire son œuvre aux éditions Zoê, celles qui nous permettent de lire en français Robert Walser. Grâce leur soit rendue !)

L’Habitante des jardins est encore une autre fleur parmi les fleurs. Elle s’appelle Dorli. Dorli est le nom de l’épouse de Gerhard Meier. Elle s’occupait du jardin, elle aimait les fleurs, elle était active à la paroisse du village et tenait le kiosque à journaux. Ainsi passaient les années, avec bonheur, il faut le supposer, jusqu’au dernier jour. Et puis : « le lendemain matin – c’était le 17 janvier 1997 – j’appelai Dorli par son nom, et – tout resta silencieux ». Si on s’immerge dans cette phrase, si plutôt on est appelé par elle et comme englouti, ce que doit effectuer toute bonne lecture, on demeurera en suspens sur le cours interrompu du temps, sur sa conséquence figée que marque la conjonction et qu’étire le tiret dans le silence. C’est depuis ce silence et le long de ce tiret qu’écrit Gerhard Meier. Pourtant, loin de produire quelque effondrement, cette suspension s’élève en un tourbillon dans lequel les années, les saisons, les impressions et les sensations, en somme les fleurs, depuis le point de mort et de naissance qu’est la neige,  dansent l’Eternel Retour. Par conséquent, le geste du cireur de chaussures devant la cathédrale de Split, Nietzsche à Sils Maria et les Valses et les Mazurkas de Chopin, les Mazurkas dont Gerhard Meier relève qu’ « elles sont  quelque chose comme des petits étés de la Saint-Martin réalisés » et bien d’autres choses encore – la grande comète de 1997, celle de Hale-Bopp, le souvenir du Prince André et  Natacha dans Guerre et Paix, le début du Stechlinde Fontane (« Quelquefois, lorsque j’aspire à me rapprocher d’une prose musicale, je relis le premier et le deuxième paragraphe du roman de Fontane Der Stechlin. Et d’habitude, le timbre d’un violoncelle se fait entendre… »)…

Car il y a la musique, la musique et les fleurs, le monde et le nom de Dorli. Dans la musique, Dorli est là. La musique est Dorli. Depuis la magnifique interlocution : « Dorli, le temps est-il vraiment cette beauté sans âge qui aime la lumière du Nord, la grande lyre, la danse ? Est-ce qu’il porte vraiment des robes couleur d’aurore, de vent du soir, de poussière d’étoile ? » jusqu’à ce moment : « Le soir, je suis allé au cimetière et là, j’ai écouté l’orme au pied duquel est enterré le corps de Dorli » et, entre le deux « il arrive que nous dansions sur des valses de Chopin, toi et moi, les dimanches après-midi, dans le salon d’en bas ; nous effleurons les rideaux de Maman qui touchaient terre, qui étaient blancs et aériens, avec des entrelacs de vrilles et de marguerites. »
Certes, les Valses de Chopin, qui proviennent de la mort plus qu’elles ne s’y dirigent, font songer à la tristesse mécanique qu’on entend lorsqu’on danse avec la poupée Olympia, mais elles se métamorphosent ici en bonheur par leur manière de délier la mécanique et de faire fondre le temps. Dinu Lipatti avait fait entendre à Besançon ces Valses, sauf la dernière, épuisé qu’il était par la maladie, il s’était arrêté à la XIII° sur le tiret qui la sépare de la XIV°. Le bonheur, sans doute, mais humide comme une larme.

Et l’on se surprend à comprendre que la musique n’est d’aucun temps, qu’elle ne connaît que des occasions de sa manifestation, que pour nous, pris un instant dans la musique, lorsque nous savons écouter, tout a déjà eu lieu, non seulement ce qui a été mais ce qui sera. Le monde venu de rien s’adresse à nous comme les fleurs qui éclosent et tombent, et qui se penchent vers nous comme des lèvres amoureuses. Davantage : nous expérimentons que nous sommes sans lieu défini, que nous venons, partons et revenons, que nous ne cessons de passer et que chaque disparu fait signe dans les nuages et les secousses des vents. Et encore que la musique et la littérature qui la recueille proviennent non pas d’un autre monde mais de la seule présence de celui-ci dont la qualité est d’être habité. « Ici aussi il y a des dieux », disait Héraclite. Ici aussi, et il y a bien d’autres choses encore. Et puis Dorli. En outre, il y a ceci, qui pourrait aussi être de Héraclite, mais qui nous vient de Gerhard Meier : « Et nombreux sont ceux qui s’étonnent que tant de mélancolie – apporte tant de beauté ». L’art de la mélancolie qu’est la musique surgit ici à nouveau d’un suspens et d’un tiret, d’une conséquence qui ne se déduit pas mais qui se manifeste au bord de la révélation. La musique est cette délivrance, cette ouverture ou cette fermeture qui s’ouvre. C’est comme l’hiver qui finira par laisser échapper de la volière endormie du monde la première alouette qui, elle aussi, finira par mourir, mais pour renaître une nouvelle fois. La musique est comme la nature, elle « aime à se cacher » (phusis krupesthai philei). La musique est comme cette mélancolie des fleurs et des paupières sur lesquelles l’éphémarité ou le nevermorelaissent ouverte la chance d’un retour. D’où la joie et les larmes.
En levant les yeux vers le ciel et les nuages, nous pouvons voir passer Gerhard et Dorli, en train de danser : « Dorli, quand nous serons de nouveau ensemble et que les merisiers seront en fleur, et si cela ne dérange pas Natacha, le prince André et Lara, nous glisserons dans ta barque d’ombre, toi et moi, de Walden à l’alpage de Walden, en direction de la Lehnfluh, escortés de piérides, de belles-dames, de paons-de-nuit et d’un amiral. »


André Hirt
Chronique du 16 (Août 2013)

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