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Lovecraft et la philosophie

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Les philosophes créent des images selon une imagination proprement surprenante. La carte de Royce est fascinante autant que les dessins de Bergson quand il dispose un cône entre la matière et la mémoire ou encore Leibniz lorsqu’il conçoit Sextus dans un jardin aux sentiers qui bifurquent, sans parler de Hegel invoquant la figure du Calice pour rendre compte de l’Absolu. Les concepts de la philosophie sont comme les démons au moment où la vie passe une frontière et s’associe à du visuel par-delà la seule intelligence conceptuelle. Un concept "surexiste" ou n'est rien! Il en va comme d'un personnage, par exemple "Don Juan" qui ne se contente pas de vivre sur les pages d'un manuscrit mais lui échappe vers le théâtre, l'opéra et dans des reprises auxquelles il s'impose selon une existence propre qui fait la vie des auteurs eux-mêmes. Se laisser happer par la variation d'un concept consiste en un appel que n'entendent pas les contorsions qui font retour à Platon sans laisser rien revenir, étouffant ce que pouvait être l'Idée, l'accommodant à des sauces peu piquantes. Ce sont là des rhétoriques où c'est un "moi" qui parle, moi qui "tient que" et postille l'une ou l'autre thèse.
Une vie philosophique est une vie aplatie devant le concept qui s'impose à elle et requiert le dénuement capable d'offrir son corps au frayage qu'il provoque, au passage qu'il force. Philosophe est encore celui qui, si peu officiel que Lovecraft, se demande comme payer son chauffage plutôt que de proclamer sa Vérité du haut d'une chaire capitonnée. Le concept ne peut procéder de manière doctorale ou doctrinaire et réclame des activités qui n'ont rien à voir avec sa reconnaissance institutionnelle. Spinoza taille des lentilles, Maine de Biran se morfond dans des tâches subalternes comme Leibniz dans des aventures diplomatiques quand Peirce meurt de faim. Ce n'est pas un nom propre qui fait une philosophie comme on pourrait le penser dans la logique des rubriques nécrologiques payantes, c'est plutôt le concept qui la hante et la porte bien au-delà de sa présence au monde. Hegel ne serait rien sans la "Phénoménologie" qui poursuit son chemin et qui n'a rien à voir avec le « règne animal de l’esprit » déchaîné dans la cour des intrigues médiatiques.
Parlant de l'image des philosophes et de leur sous-sol, je ne puis m'empêcher d'évoquer Lovecraft qui sans être un créateur de concepts en partage cependant la ressource imageante depuis sa vie de taupe, complice des expériences les plus cruelles de la philosophie quoiqu’il ne soit pas reconnu comme penseur. A la manière de ses personnages, cet auteur fera l'objet d'une ignorance crasse. Ce solitaire de Providence a sondé à fond les visages de la peur et de l'épouvante au point de rester longtemps victime d'un oubli absolu, d'un refoulement impardonnable. Ainsi, celui qui hissa le mythe vers sa plus radicale consistance n'eut jamais le moindre de ses ouvrages édité ou commercialisé de son vivant. Il a été évincé de toute visibilité sans être cité dans aucune recension littéraire, les comptes rendus n'évoquant que les "renoms" à la mode au lieu de "noms" burinés de sang (des renommées dont plus personne n'ouvrira jamais aucun livre tant elles n'ont rien à dire qui puisse se perpétuer). On se demandera où Lovecraft a puisé la force de poursuivre la création à chaque page de ce Plurivers inédit et étonnant, aventurier, comme Nietzsche, de l'inconsommable dont je cherchais à faire l'éloge pour les Editions de L'éclat.
Toute philosophie partage avec Lovecraft des formes étranges, celles fantastiques auxquelles elle ouvre des chemins d’accès qui sont étonnants, des cercles et des images qui sont des créations pures. La philosophie n’est pas sans images. Il y a des passages remarquables de philosophie dans La maison de la sorcière, avec une formidable mise en jeu de la répétition. Il s’agit en fait d’un rêve portant le personnage principal vers des contrées dont la géométrie devient non-euclidienne. L’espace et le temps se déforment dans ce voyage onirique de sorte que le rêve apparait comme une porte, une espèce de « trou de ver » imaginé par les astrophysiciens pour raccorder des régions autrement infranchissables.
C’est par une porte de ce genre que dans L’abime du temps composé par Lovecraft, Nathaniel Windgate se décorpore vers un monde vieux de plusieurs millions d’années et dont l’architecture a quelque chose d’assyrien. Dans cette contrée antédiluvienne tout obéit à d’autres lois : une seconde de notre vie, de notre rêve y correspondant à des durées astronomiques lui laissant le temps d’apprendre la langue de cette société si lointaine. Windgate s’installe ainsi dans un immense dédale pendant des durées inexprimables, en connait chaque centimètre, chaque casier pour y rédiger ses mémoires et des notes de recherche redevables à une science mathématique ancestrale. Ce monde immémorial, cet espace-temps énorme correspond à des couches si profondes qu’elles seront oubliées dès que Windgate se réveille à nouveau dans son corps d’homme vivant au vingtième siècle. Bien des années plus tard, il sera poussé par des recherches archéologiques à redécouvrir sous le sable du désert cet immense dédale dont il reconnait spontanément les couleurs et l’architecture. Il y découvre sa cellule, son casier de rangement et sait reconnaître au premier contact de la main le rouleau qu’il avait écrit dans une autre langue depuis longtemps disparue comme « l’empreinte de mes chaussures, derrière moi dans la poussière, intactes depuis des millénaires me faisaient frissonner » (p. 564, Paris, Bouquins, Vol. 1). Retrouvant ses propres mots dans une langue hiéroglyphique, il est saisi d’un vertige en lequel espace et temps ne sont plus que dérision. Cette forme curieuse de répétition Lovecraft la poursuit parfois ailleurs, dans l’enfer des os, notamment par L’affaire Charles Dexter Ward. Charles, en effet, ressuscite un de ses aïeuls qui fit des recherches alchimiques relativement à la formule dont chaque corps est issu. Il réussit à en capter l’empreinte dans sa tombe en suivant un procédé homéopathique. Les os alors se transforment en un ossuaire d’échos, en une promesse de répétition dont chaque être peut retrouver le moyen de réactualiser le chiffre, la résurrection n’étant rien de mieux que la compréhension, la lecture du labyrinthe qui structure chaque os comme Lovecraft semble le tenir d’un certains Borellus dont il met en exergue cet étrange passage : « Les Sels essentiels des Animaux se peuvent préparer et conserver, de telle façon qu'un homme ingénieux puisse posséder toute l'Arche de Noé dans son Cabinet et faire surgir à son plaisir la belle Forme d'un Animal à partir de ses cendres; et par de telles Méthodes, des Sels essentiels de l'humaine Poussière, un Philosophe peut, sans nulle Nécromancie criminelle, susciter la Forme d'un Ancêtre défunt à partir de la Poussière en quoi son Corps a été incinéré » (Ibid. p. 122).

J.-Cl. Martin
Extrait d' Enfer de la philosophie, Ed. Léo Scheer

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