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Channel: Strass de la philosophie
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La turbulence ou la naissance de la dialectique / G.W.F HEGEL, Juillet 1796

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"Soudain, derrière les quelques toitures, la hauteur de la chute s'exposait à nous de biais: émerveillés nous progressions en sa direction traversant les prairies humides. Sur le massif vert, à ses côtés, un nuage de gouttelettes traçait un cercle autour de nous, déporté par le souffle qu'engendrait la chute. Afin d'appréhender la chute dans son ensemble, il nous fallu redescendre le long de l'herbe glissante jusqu'au bord du gouffre en lequel elle se déversait. De ce lieu, bénéficiant de la vision de la chute aussi loin que possible, un spectacle somptueux vint couronner les efforts de la journée d'abord pénible. Un mince filet d'eau s'échappait d'une fêlure de la roche, retombant verticalement en flots déchaînés; des flots que captait sans discontinuer l’œil du spectateur incapable d'immobiliser le flux pas plus d'ailleurs que de le suivre : son image, sa figure se dissolvent à tout moment. Chaque flux est chassé à tout instant par un nouveau et, à même cette cascade, le spectateur perçoit éternellement la même image -et simultanément il voit qu'elle n'est pas identique. Après que les flux aient chu le long de cette pente, ils atteignirent des roches entre lesquelles ils s'engouffrèrent au sein de trois ou quatre ouvertures puis se jetèrent avec fracas dans un abîme au fond duquel le regard ne put les rattraper, arrêté par les rochers. A une certaine distance, on perçoit une fumée s'échappant du gouffre et l'on réalise qu'il s'agit de l'écume engendrée par la cascade.
Meiners, à juste titre, avait révélé l'intérêt de cette chute mouvementée. Mais une représentation ou une peinture ne sauraient remplacer que fort mal la vision réelle. La description donne à  l'imagination la possibilité de saisir le tout à condition de posséder déjà des schèmes comparables; mais un tableau de dimensions réduites ne produira qu'une faible impression et ne fournira qu'un schéma insuffisant. La pose effective de l'oeuvre ne donne pas à l'imagination l'occasion d'exprimer l'objet pris pour modèle mais ne le saisit que sous sa forme amoindrie (...). Si nous tenons le tableau devant nous ou suspendu au mur, les sens seront forcés de tout rapporter à notre grandeur ou à celle des choses environnantes toujours trop faibles. Le tableau devrait être mis si près des yeux qu'il leur serait impossible d'englober toute la vue, perdant ainsi le sens de la proportion. Le plus intéressant, l'essentiel du spectacle échappera même aux meilleurs croquis : la vie éternelle < la forme immobile> de la chute mais encore la mobilité si puissante qui la rend vivante. Une oeuvre ne peut rendre qu'une portion infime de l'impression totale, elle ne peut donner que des proportions propres à l'image selon certains contours et parties. L'autre aspect de la contemplation, le devenir incessant, éternel, de chaque composante, la dissolution éternelle de chaque flux faisant basculer l’œil à tel point que la vue ne se maintient à aucun moment dans la même direction, tout cela est perdu avec sa force et sa vie."

GWF Hegel (in Rosenkranz, GWF Hegels Leben, Berlin, 1844), trad. J.-Cl. Martin

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