
On peut mettre au défi à peu près n’importe qui : comment suivre ce rythme improbable, à la fois si rigoureux dans sa forme et si exigeant dans son exécution ? À l’écoute, l’attention à la caisse claire qui le ponctue chancèle. On se retient à l’arabesque, à cette volute qui fait songer à une Gitane, cette déesse de la cigarette. Ainsi va ma rêverie érotique et voluptueuse. Rien n’y fait, la mélodie qu’inaugure la flûte devient très vite un Ohrwurm (un ver d’oreille) qui ne laissera plus jamais le désir en paix. C’est qu’il vous porte et en définitive vous image. C’est pourquoi on retient si facilement ce morceau qu’il est pourtant difficile, comme un serpent, de retenir. De surcroît, il faut le relever, alors même qu’il est si figuré (si singulier), on ne peut guère, ou si maladroitement, en exhiber la stricte figure, un peu comme on comprend en toute facilité ce qu’est un chiliogone, sans que pour autant on puisse l’imaginer.
Bien sûr, les chorégraphies qui présentent ce Bolerosont nombreuses. Toutes sont singulières, mais aucune ne sait figurer ce que lui-même figure. Il est originellement une danse et, s’agissant de cet art fondamental, il convient de ne pas oublier que la mimesis avant Platon appartenait au vocabulaire de la danse pour signifier la présentation scénique d’un état affectif. Cette présentation, gestuelle, est la mimesis. Or Bolero est certes cela, cette présentation ou cette Darstellung, tout en figurant la mimesis de soi, la mimesis de la mimesis. On peut entendre cette lourde formule et cette opération si légère en deux sens au moins : d’une part, Bolero s’empare en quelque sorte de l’archétype de la danse, d’autre part, et surtout, il se mime lui-même, il déploie les possibilités de son propre élan ou de son rythme. La musique ne s’arrête jamais, ne laisse aucune place au silence et à sa scansion coutumière, de même le rubato sur lequel la musique, en général, joue, est réduit au minimum de sa possibilité. Une musique en somme de la liberté qui ne laisse quasiment aucune place à la liberté. C’est une musique implacable, une musique de l’implacable. Et encore, une musique droite comme un i saisie par l’ivresse qui la consume.
Le début du Bolero, c’est bien plus qu’une simple impression d’auditeur naïf, est très alerte et plein d’allant. On y perçoit – on sifflote à l’évidence – une légèreté insouciante, presque une forme de sérénité joyeuse, de Heiterkeit dont Mozart avait le secret. Et, insensiblement – Ravel n’a-t-il pas su, comme personne, passer par tous les degrés du sensible ? –, le climat change, on dirait qu’il glisse tout en ne cédant pas rythmiquement (toujours cette droiture de l’ivresse) vers une disposition affectivement plus sombre. Ici, la musique tombe sur elle-même, se creuse, mais ressort de son détour timbré par la première entrée du saxophone afin de pouvoir se relancer. Si bien que l’œuvre entière passe insensiblement d’un affect à l’autre. On dirait, à chaque reprise du thème, un tour de magie dans lequel une face, un gant ou un éventail dévoilent leur côté opposé. La musique, en vérité, est toujours à la limite. D’un côté puis de l’autre elle bascule, mais ne s’effondre pas. Elle tient le rythme, elle tient la forme, elle se maintient telle quelle et se surmonte.
L’intensification est évidente. Pure qualité, la musique se fait course et une frénésie s’empare d’elle jusqu’au vertige (le glissandodes trombones). La répétition est toujours aussi structurante, mais il ressort qu’il n’y a jamais que des différences. L’œuvre, cyclique en son apparence, ne cesse d’éjecter de son cercle de nouvelles lignes tout en reformulant sa forme. La ligne sort du cercle, la mélodie provient du rythme : Eternel Retour, cela est extraordinaire.
Ce qui l’est bien davantage encore, c’est la gestuelle que l’on peut imaginer à l’écoute et au plus profond de soi, bien que la danser soit improbable, c’est ce mouvement de funambule. Le thème mélodique du Bolerodéveloppé depuis son rythme forme le thème de l’existence (ainsi parleraient les Stoïciens), où tous les événements se lovent. La vie elle-même est marquée affectivement, elle connaît ainsi toute la gamme des dispositions et des humeurs comme lorsque nous ne cessons d’être nous-mêmes alors qu’émergent insensiblement une nouvelle couleur ou un timbre, un affect, une intensité ou un cordage.
Précisément, la musique, au moment de l’intervention des cordes, semble accéder à une sorte de plénitude (toute la palette orchestrale a rendu ses effets). La musique ressent qu’elle ne possède pas d’au-delà, qu’elle ne peut jamais produire qu’une ritournelle. Et la vérité de cette dernière est qu’elle s’étreint en s’épuisant, jamais en se dénouant (en se délivrant d’elle-même). La majesté des derniers instants du Boléro semble affronter quelque chose d’inconcevable, qui ne peut-être que sa limite. Et, plutôt que de se nier, en passant à autre chose, ce qui au demeurant ne se peut, elle s’effondre comme un univers sur elle-même et s’engloutit brutalement, comme une vie qui s’arrête, comme une existence arbitrairement interrompue. Ainsi la musique porte-t-elle la main sur soi. Son épuisement vital fut jusqu’au bout son affirmation, celle de ses ressources. Rien de négatif en somme ici, aucun ressentiment, seulement une fierté que le gilet qu’on imagine rouge et doré brandissait avec cœur et ardeur.
André Hirt
Mai 2013 Chronique du 16